Après le vote sur le Brexit et la victoire électorale de Donald Trump, tous les regards sont rivés sur Geert Wilders et son parti xénophobe PVV avant les législatives du 15 mars aux Pays-Bas. Si le leader d’extrême droite a caracolé en tête des sondages pendant plusieurs mois, le parti libéral de droite du Premier ministre Mark Rutte reprend l’avantage. Quel choix feront les électeurs dans ce scrutin – le premier de plusieurs votes décisifs pour l’Europe ?
Aux Pays-Bas, tous les partis ont imputé à l’UE la responsabilité des problèmes du pays, ce qui a pavé la voie à Wilders, lit-on dans El Mundo :
«Cette attitude a détruit le soutien à l’Union ce qui, conjugué à la lassitude généralisée à l’endroit des partis traditionnels, fait le lit des formations eurosceptiques et populistes. Wilders brandit cet étendard et canalise par ailleurs une grande partie de l’insatisfaction de la population en présentant les étrangers, et spécialement les musulmans, en boucs émissaires. Cela lui suffit. Car en réalité, il n’a aucun véritable programme. Personne ne sait ce qu’il ferait s’il arrivait au pouvoir. C’est la victoire de la vacuité du populisme.»
Source : El Mundo
Un scrutin déterminant pour l’Europe
En cette année d’élections cruciales dans de nombreux Etats de l’UE, le scrutin du 15 mars sera un jalon déterminant, analyse Hürriyet Daily News :
«Les élections aux Pays-Bas seront un indicateur précoce de la capacité de l’extrême droite à poursuivre son essor en Europe. Le PVV de Geert Wilders étant en tête dans les sondages, c’est lui qui façonne le débat politique. … On observe la même chose en France, où la candidate d’extrême droite marine Le Pen est en tête des sondages pour les présidentielles, du moins pour le premier tour. … La décision électorale que prendront les citoyens de différents Etats de l’UE déterminera la forme future de l’UE, mais aussi le rôle de l’Europe dans le monde. Le résultat aura indubitablement des répercussions sur l’avenir de la planète – car les deux guerres mondiales étaient toutes deux, au départ, des guerres européennes.»
Dans son rapport annuel, l’ONG dénonce une rhétorique « toxique » « diabolisant » certains groupes et en premier lieu les réfugiés.
Des dirigeants du monde entier, comme Donald Trump aux Etats-Unis ou Rodrigo Duterte aux Philippines, propagent des discours de haine « diabolisant » certains groupes, une rhétorique « toxique » qui rend le monde plus dangereux, s’alarme Amnesty international dans son rapport annuel présenté mercredi 22 février.
« Les discours clivants de Donald Trump, Viktor Orban [Hongrie], Recep Tayyip Erdogan [Turquie], Rodrigo Duterte [Philippines] (…) s’acharnent sur des groupes entiers de population, les désignent comme boucs émissaires et propagent l’idée selon laquelle certaines personnes sont moins “humaines” que d’autres », les premiers visés étant les réfugiés, dénonce Amnesty international.
Au total, l’organisation non gouvernementale (ONG) a dénombré 36 pays ayant « violé le droit international en renvoyant illégalement des réfugiés dans des pays où leurs droits étaient menacés ».
L’ONG fustige les discours « déshumanisants »
Ces discours de rejet et de haine ont des effets directs sur les droits et les libertés, dénonce Amnesty : « Des gouvernements ont fait voter des lois qui restreignent le droit d’asile, la liberté d’expression, qui légitiment la surveillance de masse ou donnent aux forces de l’ordre des pouvoirs illimités. »
Loin d’être l’apanage de leaders extrémistes, ces paroles stigmatisantes ont été adoptées « parfois de façon voilée, parfois de façon plus ouverte » par « des partis dits centristes », souligne John Dalhuisen, directeur d’Amnesty International pour l’Europe.
« Les discours déshumanisants, c’est quand le premier ministre hongrois qualifie les migrants de “poison”, c’est quand Geert Wilders [député néerlandais d’extrême droite] parle de la “racaille marocaine”, c’est aussi quand le premier ministre néerlandais écrit une lettre ouverte invitant les migrants à se comporter de façon “normale” ou de rentrer chez eux. »
Les étrangers et les musulmans, « cibles principales de la démagogie européenne » sont « présentés comme une menace à la sécurité, à l’identité nationale, des voleurs d’emplois et des abuseurs du système de sécurité sociale », insiste-t-il.
Les effets pervers de l’état d’urgence en France
En France, où l’ONG sise à Londres a exceptionnellement présenté son rapport annuel, Amnesty dénonce la restriction des droits fondamentaux dans le cadre des mesures prises pour lutter contre le terrorisme, en particulier l’état d’urgence, prolongé depuis les attentats du 13 novembre 2015.
Selon son recensement, de la fin de 2015 à la fin de 2016, « seuls 0,3 % des mesures liées à l’état d’urgence ont débouché sur une enquête judiciaire pour faits de terrorisme ». En revanche, « les assignations à résidence ont entraîné des pertes d’emploi ou la marginalisation des personnes [concernées] », déplore Camille Blanc, présidente d’Amnesty International France.
L’ONG considère par ailleurs qu’en matière d’accueil des réfugiés, « la France n’a pas pris ses responsabilités au niveau international » et ne protège pas suffisamment les réfugiés et les migrants présents sur son sol.
« Dans le cadre des élections présidentielle et législatives qui vont avoir lieu en 2017, la France est à la croisée des chemins concernant les droits humains, qui font écho à une tendance mondiale, et les citoyens ne doivent pas tomber dans le piège de ces discours qui entraînent la haine, la peur ou le repli de soi. »
Face aux renoncements des grandes puissances à se battre pour le respect des droits et des libertés, et la passivité des Etats face aux atrocités et crises vécues en Syrie, au Yémen, ou encore au Soudan du Sud, Amnesty International appelle chacun à se mobiliser et agir. « 2017 sera une année de résistance, a dit à l’Agence France-Presse le président d’Amnesty, Salil Shetty. Nos espoirs reposent sur le peuple. »
Marine Le Pen a érigé la dédiabolisation de son parti en stratégie de conquête du pouvoir. Mais sous ses habits neufs perce le Front national de toujours.
lle se présente sans parti et sans nom. Sur sa dernière affiche comme sur les tracts de campagne, elle n’est plus que « Marine ». Les symboles de la marque Le Pen, flamme et patronyme, avaient déjà disparu en 2016 quand, pour rassurer des catégories d’électeurs encore réticents (personnes âgées, CSP+), la présidente du Front national s’était contentée d’afficher son visage sur fond de paysage bucolique avec un unique slogan, « La France apaisée ». L’affiche marquait ainsi, dans une année de précampagne, le stade ultime d’une dédiabolisation érigée par Marine Le Pen en étendard de sa stratégie de conquête du pouvoir.
À l’approche de la présidentielle, toutefois, le matériel de campagne est moins apaisé. Sur l’affiche de ce début 2017, signée de son seul prénom, les traits et l’éclairage doux du portrait contrastent avec le message martial : « Remettre la France en ordre, en 5 ans ». La dédiabolisation aurait-elle atteint ses limites ?
Depuis six ans qu’elle a pris les rênes du Front national, Marine Le Pen est parvenue à modifier passablement l’image du parti d’extrême droite dans l’opinion. L’exclusion des éléments radicaux les plus visibles, la primauté accordée à de jeunes candidats au détriment de figures anciennes, la promotion de militants issus des grandes écoles ou de la haute fonction publique, l’adoption d’un discours d’apparence antilibérale avec des accents sociaux, ou la rupture avec le père consécutive à la répétition de ses déclarations sur la Shoah et la Seconde Guerre mondiale, tous ces faits ont été amplement rapportés et commentés dans les médias, où ils ont été interprétés comme autant de signes, sinon de preuves, de l’apparition d’un « nouveau FN ».
Cette « construction médiatique », bien analysée par Alexandre Dézé, maître de conférences en sciences politiques à Montpellier [1], avait commencé dès les premières apparitions télévisées de Marine Le Pen en 2002. Régulièrement invitée sur les plateaux, elle devient vite « connue comme l’avocate de la “dédiabolisation” du FN », racontent les journalistes Dominique Albertini et David Doucet [2]. Le FN, plaide-t-elle, doit « faire peau neuve » et pour cela « se débarrasser de la tunique de Belzébuth dont on [l’]a affublé ».
Un projet qu’elle ne pourra mettre en œuvre qu’une fois devenue présidente du mouvement. De nouveaux cadres font leur entrée au bureau politique, dont un certain Florian Philippot. Arrivé dans son entourage en 2010 – il a 29 ans –, ce diplômé de HEC et de l’ENA, féru de Jacques Sapir et d’Emmanuel Todd, privilégie l’économie et le social, ce qui n’est pas pour déplaire à Marine Le Pen dans sa quête de désenclavement. Pratiquement, celui-ci prend très vite la forme du « Rassemblement Bleu Marine », structure informelle qui permet d’accueillir de nouvelles recrues qui, tel Gilbert Collard, n’auraient pas rejoint Le Pen père. C’est aussi l’étiquette sous laquelle se présentent les nouveaux ralliés comme les anciens frontistes aux élections.
Cette opération de requalification témoigne « d’une stratégie explicite de dissimulation des référents identitaires originels du FN dans le but de le présenter sous un autre visage », analysait Alexandre Dézé [3]. Elle n’est pas sans précédents. En 1986, le FN avait ainsi conduit ses campagnes législatives et régionales sous l’étiquette « Rassemblement national », autant pour mettre en avant la respectabilité des candidats non frontistes attirés par une « politique d’ouverture » que pour atténuer le stigmate identitaire frontiste.
L’« ouverture » de Marine Le Pen se double d’un ripolinage à la fois thématique et sémantique. Le combat contre le « mondialisme » supplante l’immigration comme cause unique de tous les problèmes ; avec l’avantage d’être un thème plus rassembleur. La « préférence nationale », formule euphémisée du slogan lepéniste « Les Français d’abord », lui-même hérité du cri de l’antisémite Édouard Drumont, « La France aux Français ! », est reformulée en « priorité nationale », parfois en « solidarité nationale ». La formule marque le glissement d’un nationalisme peu populaire à un souverainisme intégral (politique, économique, culturel) plus électoralement porteur.
L’importance de la sémantique dans le combat politique du FN avait déjà été théorisée au début des années 1990 par Bruno Mégret. « Il est essentiel, lorsque l’on s’exprime en public, d’éviter les propos outranciers et vulgaires, avertissait une circulaire non datée citée par l’historienne Valérie Igounet [4]. On peut affirmer la même chose avec autant de vigueur dans un langage posé et accepté par le grand public. De façon certes caricaturale, au lieu de dire “les bougnoules à la mer”, disons qu’il faut “organiser le retour chez eux des immigrés du tiers-monde”. » Il s’agissait également de contourner la législation antiraciste au moyen d’un discours euphémisé que les frontistes n’ont pas cessé de perfectionner.
Ainsi en est-il de l’invocation de la République et de la laïcité. Marine Le Pen en a une conception singulière : sa « République » est autoritaire et sécuritaire, mais surtout, à bien l’écouter, son caractère « indivisible » s’entend au moins autant comme une homogénéité culturelle et communautaire à défendre que comme un territoire à conserver. Quant à la devise républicaine, « liberté, égalité, fraternité », elle « procède, soutient-elle, d’une sécularisation de principes issus de notre héritage chrétien » ; « des valeurs chrétiennes dévoyées par la Révolution française », a-t-elle précisé, et qu’il s’agirait de retrouver.
« Le discours de Marine Le Pen sur la laïcité peut de prime abord apparaître hétérodoxe », notait en 2012 Alexandre Dézé [5]. De fait, dans sa conquête de la présidence du FN, cette nouvelle référence avait heurté les partisans de Bruno Gollnisch. Or, poursuit le chercheur, ce discours « ne constitue rien d’autre qu’une variante du travail d’euphémisation […]. Il s’agit bien, en changeant de registre lexical et en jouant sur les évocations positives du terme, de déguiser un discours qui reste exclusionnaire ». Face aux « poussées des revendications politico-religieuses musulmanes », expliquait ainsi Marine Le Pen en décembre 2010 aux journalistes du quotidien maurrasso-pétainiste Présent, « il faut s’appuyer sur la laïcité, principe de la République française admis et aimé par les Français, y compris les croyants. […] C’est le seul moyen de refuser la suppression du porc dans les cantines. » Quelques jours plus tard, en clôture du congrès de Tours, la nouvelle présidente du FN invoquait encore la loi de 1905 pour sanctionner « la participation directe ou indirecte à la construction de mosquées » ou « interdire l’aménagement d’horaires particuliers dans les piscines pour les femmes musulmanes ».
La dédiabolisation a des limites que Louis Aliot, vice-président du FN et compagnon de Marine Le Pen, expose sans détours [6] : « Celle-ci ne concerne que notre présomption d’antisémitisme, rien d’autre. Pas l’immigration, ni l’islam, sur lesquels, à la limite, il n’est pas mauvais d’être diabolisés. » La dédiabolisation n’est donc « pas tant un aggiornamento idéologique que stratégique », note Joël Gombin. Constituée de « pros de la politique sans autonomie financière », la nouvelle génération frontiste « vise des postes d’élus et est obligée pour cela de se plier à de plus en plus de règles non écrites du champ politique », poursuit ce doctorant en science politique, non sans souligner que « ce sont ces règles non écrites qui calibrent la dédiabolisation ». Une dédiabolisation avant tout fonctionnelle, donc. Plus subie que voulue. Comme le dit le Dr Berthier à Stanko, dans le film de Lucas Belvaux, il faut « accepter de porter le costume ».
Le « style neuf ne dessine pas d’inflexion idéologique », affirme également Cécile Alduy, professeure de littérature et de civilisation française à Stanford [7]. « Les modulations de timbre et même de thème n’altèrent pas la forme non démocratique des solutions politiques envisagées et la vision du monde non dialectique, mythologisante, d’une France éternelle assaillie par diverses invasions démographiques, économiques ou politiques. » En atteste le discours prononcé par Marine Le Pen en clôture de ses assises présidentielles à Lyon, le 5 février. La candidate s’y est engagée à défendre non seulement le « patrimoine matériel des Français » mais aussi « leur capital immatériel », afin que « nos enfants et les enfants de nos enfants » continuent à vivre « selon nos références culturelles, nos valeurs de civilisation, notre art de vivre » et parlent « encore notre langue ». Moyennant quoi, elle a promis d’inscrire la « priorité nationale » dans la Constitution et s’est engagée à rendre impossible la régularisation des clandestins et leur naturalisation, à expulser les délinquants étrangers, à reconduire à la frontière les étrangers fichés S, à déchoir de leur nationalité les binationaux fichés S avant de les expulser… Son programme comprend également la suppression du droit du sol et de la double nationalité extra-européenne, le rétablissement des frontières nationales et la réduction de l’immigration légale à un solde annuel de 10?000…
Comme son parti hier, elle « aspire à une nation idéale et exclusive, une entité “pure” d’où seraient éliminés les corps jugés incompatibles avec elle [8] ». À plusieurs reprises, ses propositions visant les étrangers ont été saluées debout par ses partisans scandant « On est chez nous ! »
[1] Les Faux-Semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, sous la direction de Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer, Les Presses de Sciences Po (2015).
[2] Histoire du Front national, Dominique Albertini et David Doucet, Tallandier (2013).
[3] Le Front national à la conquête du pouvoir ?, Alexandre Dézé, Armand Colin (2012)
[4] Les Français d’abord. Slogans et viralité du discours Front national (1972-2017), Inculte.
Manifestation contre le CETA devant le parlement européen de Strasbourg mercredi 15 février. FREDERICK FLORIN / AFP
Les députés européens ont approuvé mercredi l’accord commercial entre l’Union européenne et le Canada. Au tour des Etats membres de se prononcer, mais des dispositions entreront en vigueur en avril.
Après avoir franchi l’obstacle wallon à l’automne 2016, l’accord commercial CETA a passé un test décisif, mercredi 15 février au Parlement européen. La majorité des eurodéputés a ratifié ce traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada. Il ne fait guère de doute que le vote définitif du Parlement canadien, prévu dans les prochaines semaines, sera positif.
Le CETA en vigueur dès avril
Pour être pleinement validé, le CETA devra encore recevoir le feu vert des trente-huit parlements nationaux et régionaux de l’Union européenne (dont l’Assemblée et le Sénat en France), car certaines dispositions de l’accord empiètent sur les compétences des Etats européens.
Mais comme le processus risque d’être très long, l’Union européenne a la possibilité de commencer à appliquer, en attendant, toutes les dispositions de l’accord qui relèvent uniquement de sa compétence – c’est-à-dire 95 % du CETA.
En vertu de l’article 30.7, cette entrée en vigueur provisoire peut intervenir dès le mois suivant la ratification par le Parlement européen et le Parlement canadien – c’est-à-dire au mois d’avril.
Ce s’appliquera dès avril
Voici quelques exemples des dispositions applicables immédiatement :
plusieurs dispositions pour stimuler les investissements mutuels dans les services financiers, encourager la concurrence et libéraliser les échanges financiers,
Un certain nombre de chapitres du CETA ne pourront s’appliquer qu’au terme de sa ratification définitive par les trente-huit Parlements européens :
le très décrié mécanisme d’arbitrage ICS, issu d’une réforme des tribunaux privés ISDS, dont les détracteurs pensent qu’il pourrait permettre aux multinationales d’attaquer les législations sanitaires et environnementales des Etats,
Certaines dispositions liées aux services financiers et à la fiscalité,
Une disposition sur les sanctions pénales contre les personnes qui enregistrent des films au cinéma (déjà en place dans la plupart des pays européens),
Une disposition sur la transparence des procédures administratives.
Et la suite ?
A tout moment du processus de ratification, le vote négatif d’un seul Parlement national ou régional pourra :
mettre un terme immédiat à l’application provisoire (et à toutes les dispositions déjà entrées en vigueur),
saborder l’ensemble de la procédure et empêcher l’entrée en vigueur définitive du CETA.
Or, il est fort probable que les électeurs néerlandais exigent un référendum sur la question (il leur suffit de réunir 300 000 signatures sur une pétition), de même que les Autrichiens (qui ont déjà réuni près de 600 000 signatures).
La Cour de justice de l’Union européenne doit également se prononcer d’ici quelques mois (au plus tôt fin 2017) sur la compatibilité du mécanisme ICS avec les traités européens. Une décision négative pourrait empêcher l’application de ce chapitre crucial du CETA, voire, dans le cas le plus extrême, conduire à la réouverture des négociations du traité.
Camille Tolédo : « Le massacre d’Utoya révèle un état politique réactionnaire en Europe ». Photo dr
L’auteur Camille Tolédo évoque son drame contemporain « Sur une île » donné au Théâtre de la Vignette. Une pièce inspirée de la tragédie d’Utoya en Norvège où le raid d’Anders Bechring Breivik s’est soldé par la mort de 69 jeunes et une dizaine de blessés
Sur une île fait suite à votre texte « L’inquiétude d’être au monde » paru chez Verdier, comment s’est opéré ce passage au théâtre ?
J’avais écrit ce texte suite au carnage d’Utoya où ce gamin, qui s’est mis à tirer sur des enfants comme dans un jeu vidéo, m’est apparu comme le marqueur d’un cycle historique qui se réveille en Europe sous le fantasme de la pureté des origines, comme un besoin de revenir aux fondamentaux identitaires et religieux réducteurs. Cela révèle un état politique réactionnaire en Europe. Une vague très lourde, qui m’a inspiré un chant pour prendre à rebours et inverser ce cycle de mort. Le metteur en scène Chistophe Bergon avec le Théâtre Garonne de Toulouse et le TNT qui produisent la pièce, m’ont demandé d’écrire une adaptation.
Cette adaptation, que l’on vient de découvrir à Montpellier, nous donne une nouvelle perception de cet événement plus intime et prégnante que celle véhiculée par les médias. Est-ce à vos yeux le rôle politique et social du théâtre ?
J’aurais du mal à assigner une fonction au théâtre. Chacun s’en saisit à sa manière. Le théâtre dans sa forme classique, qui met des gens dans une assemblée, recoupe la fonction politique. Aujourd’hui on le voit avec ses formes stéréotypées de discours, l’arène politique est ruinée. J’observe dans l’art contemporain et dans la littérature une reprise de l’activité politique. L’expression artistique propose des scénarii. Pour cette pièce, je voulais aller sur ce terrain. Je souhaitais que l’assemblée réunie au théâtre se retrouve face à ces grands cortèges souverainistes extrémistes qui défilent massivement en Europe. Dans la pièce, on fait face à l’angle mort de l’histoire, face à une Europe putréfiée qui fait histoire.
Vous faites remonter la conscience d’un temps historique et générationnel, ce sont les premiers enfants du siècle qui sont morts à Utoya écrivez-vous. Pensez-vous que la perception de votre pièce par les jeunes diffère de celle de leurs aînés sans doute moins aptes à agir ?
Quelque chose chez moi fait appel à nos enfances. Après le virage néo-libéral, il est juste de dire que le discours dominant depuis une vingtaine d’année, s’est accommodé de ce monde sans perspective. La génération des trente glorieuses et celle qui lui succède n’ont pas les capteurs sensoriels aiguisés. Ils n’ont pas vu venir la violence et cette violence s’est installée. Là, on retombe sur deux enfances captées par le désir des petits soldats radicaux qui tuent pour exister, celle des Breivik et celle des islamiques et puis il y a la jeunesse d’Utoya, la jeunesse sociale démocrate. Celle qui se réveille le lendemain du Bataclan soudainement face au loup, à la verticalité de l’Histoire et à la mort.
Sur une ïle. Production Théâtre Garonne, TNT, programmé au Théâtre La Vignette
Vous pointez la soumission, l’obéissance à un monde révolu. Dans la pièce, Jonas le bon enfant de Norvège, finit par tuer Breivik devenu un décideur européen. Assumez-vous ce rapport à la violence ?
Je la mets très clairement dans la bouche de Jonas, mais son acte individuel doit questionner nos impuissances. La séquence ouverte par François Furet, qui a enterré la Révolution française dans les année 80, s’ouvre à nouveau aujourd’hui. Nous sommes dans un moment où nous devons prendre en charge la question du politique. Face à la résurgence du KKK sous sa forme trumpiste ou à l’ordre nihiliste de type islamiste, il est temps de sortir de la vision : la violence c’est mal. Je crois qu’une violence peut être plus légitime qu’une autre.
On sait qu’un ordre politique naît souvent du meurtre. Ce savoir tragique a été complètement oublié. Le pouvoir tyrannique qui règle la question de nos peurs fonde les dérives de la démocratie avec toujours plus de sécurité et d’Etat d’urgence. L’Etat reste en suspension mais la question demeure. Quel meurtre dois-je commettre pour fonder un autre monde ?