Marine
lle se présente sans parti et sans nom. Sur sa dernière affiche comme sur les tracts de campagne, elle n’est plus que « Marine ». Les symboles de la marque Le Pen, flamme et patronyme, avaient déjà disparu en 2016 quand, pour rassurer des catégories d’électeurs encore réticents (personnes âgées, CSP+), la présidente du Front national s’était contentée d’afficher son visage sur fond de paysage bucolique avec un unique slogan, « La France apaisée ». L’affiche marquait ainsi, dans une année de précampagne, le stade ultime d’une dédiabolisation érigée par Marine Le Pen en étendard de sa stratégie de conquête du pouvoir.
À l’approche de la présidentielle, toutefois, le matériel de campagne est moins apaisé. Sur l’affiche de ce début 2017, signée de son seul prénom, les traits et l’éclairage doux du portrait contrastent avec le message martial : « Remettre la France en ordre, en 5 ans ». La dédiabolisation aurait-elle atteint ses limites ?
Depuis six ans qu’elle a pris les rênes du Front national, Marine Le Pen est parvenue à modifier passablement l’image du parti d’extrême droite dans l’opinion. L’exclusion des éléments radicaux les plus visibles, la primauté accordée à de jeunes candidats au détriment de figures anciennes, la promotion de militants issus des grandes écoles ou de la haute fonction publique, l’adoption d’un discours d’apparence antilibérale avec des accents sociaux, ou la rupture avec le père consécutive à la répétition de ses déclarations sur la Shoah et la Seconde Guerre mondiale, tous ces faits ont été amplement rapportés et commentés dans les médias, où ils ont été interprétés comme autant de signes, sinon de preuves, de l’apparition d’un « nouveau FN ».
Cette « construction médiatique », bien analysée par Alexandre Dézé, maître de conférences en sciences politiques à Montpellier [1], avait commencé dès les premières apparitions télévisées de Marine Le Pen en 2002. Régulièrement invitée sur les plateaux, elle devient vite « connue comme l’avocate de la “dédiabolisation” du FN », racontent les journalistes Dominique Albertini et David Doucet [2]. Le FN, plaide-t-elle, doit « faire peau neuve » et pour cela « se débarrasser de la tunique de Belzébuth dont on [l’]a affublé ».
Un projet qu’elle ne pourra mettre en œuvre qu’une fois devenue présidente du mouvement. De nouveaux cadres font leur entrée au bureau politique, dont un certain Florian Philippot. Arrivé dans son entourage en 2010 – il a 29 ans –, ce diplômé de HEC et de l’ENA, féru de Jacques Sapir et d’Emmanuel Todd, privilégie l’économie et le social, ce qui n’est pas pour déplaire à Marine Le Pen dans sa quête de désenclavement. Pratiquement, celui-ci prend très vite la forme du « Rassemblement Bleu Marine », structure informelle qui permet d’accueillir de nouvelles recrues qui, tel Gilbert Collard, n’auraient pas rejoint Le Pen père. C’est aussi l’étiquette sous laquelle se présentent les nouveaux ralliés comme les anciens frontistes aux élections.
Cette opération de requalification témoigne « d’une stratégie explicite de dissimulation des référents identitaires originels du FN dans le but de le présenter sous un autre visage », analysait Alexandre Dézé [3]. Elle n’est pas sans précédents. En 1986, le FN avait ainsi conduit ses campagnes législatives et régionales sous l’étiquette « Rassemblement national », autant pour mettre en avant la respectabilité des candidats non frontistes attirés par une « politique d’ouverture » que pour atténuer le stigmate identitaire frontiste.
L’« ouverture » de Marine Le Pen se double d’un ripolinage à la fois thématique et sémantique. Le combat contre le « mondialisme » supplante l’immigration comme cause unique de tous les problèmes ; avec l’avantage d’être un thème plus rassembleur. La « préférence nationale », formule euphémisée du slogan lepéniste « Les Français d’abord », lui-même hérité du cri de l’antisémite Édouard Drumont, « La France aux Français ! », est reformulée en « priorité nationale », parfois en « solidarité nationale ». La formule marque le glissement d’un nationalisme peu populaire à un souverainisme intégral (politique, économique, culturel) plus électoralement porteur.
L’importance de la sémantique dans le combat politique du FN avait déjà été théorisée au début des années 1990 par Bruno Mégret. « Il est essentiel, lorsque l’on s’exprime en public, d’éviter les propos outranciers et vulgaires, avertissait une circulaire non datée citée par l’historienne Valérie Igounet [4]. On peut affirmer la même chose avec autant de vigueur dans un langage posé et accepté par le grand public. De façon certes caricaturale, au lieu de dire “les bougnoules à la mer”, disons qu’il faut “organiser le retour chez eux des immigrés du tiers-monde”. » Il s’agissait également de contourner la législation antiraciste au moyen d’un discours euphémisé que les frontistes n’ont pas cessé de perfectionner.
Ainsi en est-il de l’invocation de la République et de la laïcité. Marine Le Pen en a une conception singulière : sa « République » est autoritaire et sécuritaire, mais surtout, à bien l’écouter, son caractère « indivisible » s’entend au moins autant comme une homogénéité culturelle et communautaire à défendre que comme un territoire à conserver. Quant à la devise républicaine, « liberté, égalité, fraternité », elle « procède, soutient-elle, d’une sécularisation de principes issus de notre héritage chrétien » ; « des valeurs chrétiennes dévoyées par la Révolution française », a-t-elle précisé, et qu’il s’agirait de retrouver.
« Le discours de Marine Le Pen sur la laïcité peut de prime abord apparaître hétérodoxe », notait en 2012 Alexandre Dézé [5]. De fait, dans sa conquête de la présidence du FN, cette nouvelle référence avait heurté les partisans de Bruno Gollnisch. Or, poursuit le chercheur, ce discours « ne constitue rien d’autre qu’une variante du travail d’euphémisation […]. Il s’agit bien, en changeant de registre lexical et en jouant sur les évocations positives du terme, de déguiser un discours qui reste exclusionnaire ». Face aux « poussées des revendications politico-religieuses musulmanes », expliquait ainsi Marine Le Pen en décembre 2010 aux journalistes du quotidien maurrasso-pétainiste Présent, « il faut s’appuyer sur la laïcité, principe de la République française admis et aimé par les Français, y compris les croyants. […] C’est le seul moyen de refuser la suppression du porc dans les cantines. » Quelques jours plus tard, en clôture du congrès de Tours, la nouvelle présidente du FN invoquait encore la loi de 1905 pour sanctionner « la participation directe ou indirecte à la construction de mosquées » ou « interdire l’aménagement d’horaires particuliers dans les piscines pour les femmes musulmanes ».
La dédiabolisation a des limites que Louis Aliot, vice-président du FN et compagnon de Marine Le Pen, expose sans détours [6] : « Celle-ci ne concerne que notre présomption d’antisémitisme, rien d’autre. Pas l’immigration, ni l’islam, sur lesquels, à la limite, il n’est pas mauvais d’être diabolisés. » La dédiabolisation n’est donc « pas tant un aggiornamento idéologique que stratégique », note Joël Gombin. Constituée de « pros de la politique sans autonomie financière », la nouvelle génération frontiste « vise des postes d’élus et est obligée pour cela de se plier à de plus en plus de règles non écrites du champ politique », poursuit ce doctorant en science politique, non sans souligner que « ce sont ces règles non écrites qui calibrent la dédiabolisation ». Une dédiabolisation avant tout fonctionnelle, donc. Plus subie que voulue. Comme le dit le Dr Berthier à Stanko, dans le film de Lucas Belvaux, il faut « accepter de porter le costume ».
Le « style neuf ne dessine pas d’inflexion idéologique », affirme également Cécile Alduy, professeure de littérature et de civilisation française à Stanford [7]. « Les modulations de timbre et même de thème n’altèrent pas la forme non démocratique des solutions politiques envisagées et la vision du monde non dialectique, mythologisante, d’une France éternelle assaillie par diverses invasions démographiques, économiques ou politiques. » En atteste le discours prononcé par Marine Le Pen en clôture de ses assises présidentielles à Lyon, le 5 février. La candidate s’y est engagée à défendre non seulement le « patrimoine matériel des Français » mais aussi « leur capital immatériel », afin que « nos enfants et les enfants de nos enfants » continuent à vivre « selon nos références culturelles, nos valeurs de civilisation, notre art de vivre » et parlent « encore notre langue ». Moyennant quoi, elle a promis d’inscrire la « priorité nationale » dans la Constitution et s’est engagée à rendre impossible la régularisation des clandestins et leur naturalisation, à expulser les délinquants étrangers, à reconduire à la frontière les étrangers fichés S, à déchoir de leur nationalité les binationaux fichés S avant de les expulser… Son programme comprend également la suppression du droit du sol et de la double nationalité extra-européenne, le rétablissement des frontières nationales et la réduction de l’immigration légale à un solde annuel de 10?000…
Comme son parti hier, elle « aspire à une nation idéale et exclusive, une entité “pure” d’où seraient éliminés les corps jugés incompatibles avec elle [8] ». À plusieurs reprises, ses propositions visant les étrangers ont été saluées debout par ses partisans scandant « On est chez nous ! »
[1] Les Faux-Semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, sous la direction de Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer, Les Presses de Sciences Po (2015).
[2] Histoire du Front national, Dominique Albertini et David Doucet, Tallandier (2013).
[3] Le Front national à la conquête du pouvoir ?, Alexandre Dézé, Armand Colin (2012)
[4] Les Français d’abord. Slogans et viralité du discours Front national (1972-2017), Inculte.
[5] Cf. note 3. [6] Cf. note 2. [7] Cf. note 1. [8] Cf. note 4.
Michel Soudais
Source Politis 15/02/2017