Camille Tolédo « Faire face à l’angle mort de l’histoire »

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Camille Tolédo : « Le massacre d’Utoya révèle un état politique réactionnaire en Europe ». Photo dr

L’auteur Camille Tolédo évoque son drame contemporain « Sur une île » donné au Théâtre de la Vignette. Une pièce inspirée de la tragédie d’Utoya en Norvège où le raid d’Anders Bechring Breivik s’est soldé par la mort de 69 jeunes et une dizaine de blessés

Sur une île fait suite à votre texte « L’inquiétude d’être au monde » paru chez Verdier, comment s’est opéré ce passage au théâtre ?

J’avais écrit ce texte suite au carnage d’Utoya où ce gamin, qui s’est mis à tirer sur des enfants comme dans un jeu vidéo, m’est apparu comme le marqueur d’un cycle historique qui se réveille  en Europe  sous le fantasme de la pureté des origines, comme un besoin de revenir aux fondamentaux identitaires et religieux réducteurs. Cela révèle un état politique réactionnaire en Europe. Une vague très lourde, qui m’a inspiré un chant pour prendre à rebours et inverser ce cycle de mort. Le metteur en scène Chistophe Bergon avec le Théâtre Garonne de Toulouse et le TNT qui produisent la pièce, m’ont demandé d’écrire une adaptation.

Cette adaptation, que l’on vient de découvrir à Montpellier, nous donne une nouvelle perception de cet événement plus intime et prégnante que celle véhiculée par les médias.  Est-ce à vos yeux le rôle politique et social du théâtre ?

J’aurais du mal à assigner une fonction au théâtre. Chacun s’en saisit à sa manière. Le théâtre dans sa forme classique, qui met des gens dans une assemblée, recoupe la fonction politique. Aujourd’hui on le voit avec ses formes stéréotypées de discours, l’arène politique est ruinée. J’observe dans l’art contemporain et dans la littérature une reprise de l’activité politique. L’expression artistique propose des scénarii. Pour cette pièce, je voulais aller sur ce terrain. Je souhaitais que l’assemblée réunie au théâtre se retrouve face à ces grands cortèges souverainistes  extrémistes qui défilent massivement en Europe.  Dans la pièce, on fait face à l’angle mort de l’histoire, face à une Europe putréfiée qui fait histoire.

Vous faites remonter la conscience d’un temps historique et générationnel, ce sont les premiers enfants du siècle qui sont morts à Utoya écrivez-vous. Pensez-vous que la perception de votre pièce par les jeunes diffère de celle de leurs aînés sans doute moins aptes à agir ?


Quelque chose chez moi fait appel à nos enfances. Après le virage néo-libéral, il est juste de dire que le discours dominant depuis une vingtaine d’année, s’est accommodé de ce monde sans perspective. La génération des trente glorieuses et celle qui lui succède n’ont pas les capteurs sensoriels  aiguisés. Ils n’ont pas vu venir la violence et cette violence s’est installée.  Là, on retombe sur deux enfances captées par le désir des petits soldats radicaux qui tuent pour exister, celle des Breivik et celle des islamiques et puis il y a la jeunesse  d’Utoya, la jeunesse sociale démocrate. Celle qui se réveille le lendemain du Bataclan soudainement face au loup, à la verticalité de l’Histoire et à la mort.

Sur une ïle. Production Théâtre Garonne, TNT, programmé au Théâtre La Vignette

Sur une ïle. Production Théâtre Garonne, TNT, programmé au Théâtre La Vignette

Vous pointez la soumission, l’obéissance à un monde révolu. Dans la pièce, Jonas le bon enfant de Norvège, finit par tuer Breivik devenu un décideur européen. Assumez-vous ce rapport à la violence ?

Je la mets très clairement dans la bouche de Jonas, mais son acte individuel doit questionner nos impuissances. La séquence ouverte par François Furet, qui a enterré la Révolution française dans les année 80, s’ouvre à nouveau aujourd’hui. Nous sommes dans un moment où nous devons prendre en charge la question du politique. Face à la résurgence du KKK sous sa forme trumpiste ou à l’ordre nihiliste de type islamiste, il est temps de sortir de la vision : la violence c’est mal. Je crois qu’une violence peut être plus légitime qu’une autre.

On sait qu’un ordre politique naît souvent du meurtre. Ce savoir tragique a été complètement oublié. Le pouvoir tyrannique qui règle la question de nos peurs fonde les dérives de la démocratie avec toujours plus de sécurité et d’Etat d’urgence. L’Etat reste en suspension mais la question demeure. Quel meurtre dois-je commettre pour fonder un autre monde ?

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source La Marseillaise 03/02/2017

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Les chimères de la vidéosurveillance

video-surveillance-ecran-controle« Je suis à peu près convaincu que si Paris avait été équipée du même réseau [de caméra de vidéosurveillance] que le nôtre, les frères Kouachi n’auraient pas passé 3 carrefours sans être neutralisés et interpellés », avait déclaré le maire de Nice Christian Estrosi quelques jours après l’attentat à Charlie Hebdo.

Le dispositif niçois est, il est vrai, impressionnant : 1257 caméras sont installées dans la ville soit une caméra pour 273 habitants (contre 1 pour 1500 habitants à Paris). Malheureusement, cela n’a pas empêché un camion de 19 tonnes de tuer 86 personnes sur la Promenade des Anglais, le soir du 14 juillet…

Une « priorité absolue »… jamais évaluée

Malgré tout, comme le rappelle le sociologue Laurent Mucchielli, la vidéosurveillance a le vent en poupe dans le monde politique, où elle est souvent présentée comme une arme infaillible contre l’insécurité. Erigée en « outil majeur de prévention, de dissuasion, et d’élucidation des faits » sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, elle avait été déclarée « priorité absolue » en matière de lutte contre la délinquance. Elle a donné lieu entre 2007 et 2013 à 150 millions d’euros de dépenses de l’Etat, au titre de l’aide à l’installation des réseaux de caméras. Résultat : on comptait environ 40 000 caméras surveillant l’espace public dans  2000 communes. Pourtant, souligne le chercheur, aucune évaluation scientifique de l’efficacité de ces dispositifs n’a jusqu’à présent été menée en France, comme l’avait déjà souligné en 2011 un cinglant rapport de la Cour des Comptes.

L’ennui derrière les écrans

A quoi sert donc concrètement la vidéosurveillance ? Pour le savoir, Laurent Mucchielli est allé observer son fonctionnement dans une ville moyenne de 19 000 habitants, qu’il a surnommée St-Jean-La-Rivière. Il a notamment observé le travail quotidien des 4 agents du Centre de Supervision Urbaine (CSU) chargés de surveiller six jours sur sept, de 6 h 30 à 20 h, les images parvenant des 18 caméras implantées dans la commune (presque une pour 1000 habitants, ce qui en fait une des communes les mieux équipées), pour un coût annuel d’environ 300 000 euros.

Or ce travail est d’abord marqué par… l’ennui. Les moments où les agents (travaillant le plus souvent dans la solitude) sont interpellés par ce qu’ils voient ou sollicités par d’autres agents ne représentent en A Saint-Jean-La-Rivière, chaque opérateur de télésurveillance a eu en moyenne à traiter 0,7 fait par jour effet, selon les comptages du chercheur, qu’un quart de leur temps de travail. Un autre calcul montre que, sur l’année 2011, chaque agent a eu en moyenne à traiter 0,7 fait par jour. « C’est difficile pour les agents, les journées sont très longues quand il n’y a pas d’affaires, souvent ils regardent l’heure et je les comprends », avoue le chef de service.

C’est d’autant plus compréhensible que l’activité a décliné au cours des années, le nombre d’incidents à traiter passant de plus de 2000 en 2004 à 811 en 2011. Une baisse qui semble dûe au déplacement de la délinquance, les emplacements des caméras ayant été assez vite repérés. Un « jeu du chat et de la souris » a même été lancé par certains jeunes qui, devant les caméras, miment un deal de drogue ou adressent diverses insultes et gestes obscènes aux opérateurs. « Eux aussi ils tuent le temps », reconnaît cependant l’un de ces derniers.

La délinquance, préoccupation mineure

Capture cadreLes agents ne sont cependant pas totalement inactifs : en 2011, 581 faits ont été détectés par les caméras (le reste des incidents traités relevant de requêtes extérieures). Mais l’analyse de leur répartition montre que « les opérateurs de vidéosurveillance ne s’occupent de problèmes de délinquance que de façon très marginale », 80 % de leurs interventions relevant de problèmes matériels sur la voie publique (stationnement illégal, dysfonctionnement de la signalisation…).

Restent les cas où des services extérieurs (le commissariat le plus souvent) demandent à consulter les images. Mais même dans ces cas la vidéosurveillance se montre rarement décisive : sur les 138 requêtes reçues en 2011, seules 43 ont mené à une réquisition des images. Sur deux ans et demi d’activité, le nombre de réquisitions d’images « visant à visualiser la commission d’une infraction au moment crucial » s’élève à deux par mois en moyenne…

Un très faible impact

A cette aune, la difficile mise en évidence d’un quelconque impact de la vidéosurveillance sur le niveau de la délinquance à Saint-Jean-La-Rivière n’est guère étonnante, le nombre de crime et délits constatés par la police fluctuant avant et après la mise en place du dispositif en 2004. Au final, selon Laurent Mucchielli, « le dispositif de vidéosurveillance, même dans les conditions quasiment optimales dans lesquelles il fonctionne à Saint-Jean-la-Rivière, joue un rôle relativement marginal et uniquement répressif dans la lutte contre la délinquance ». Un constat conforme identique à la plupart des études menées sur le sujet, dans d’autres communes françaises ou à l’étranger, ainsi qu’aux constatations de la Cour des Comptes.

Une ressource politique

Vantée par les pouvoirs politiques, fortement poussée par le lobby du secteur de la sécurité dans un contexte où l’insécurité fait la Une des journaux, la vidéosurveillance reste pourtant prisée des élus locaux.Elle reste en effet, selon le sociologue, un moyen simple d’afficher une action volontariste face à la demande de sécurité émanant de certaines fractions de la population. Ce d’autant qu’elle reste politiquement difficile à remettre en cause. Ses adversaires courent vite le risque d’être accusés de laxisme.

Elle peut également permettre aux maires de s’affirmer au sein des politiques locales de sécurité ou, malgré le rôle pivot qu’ils sont censés incarner aux yeux de la loi, ils peinent à exister face aux représentants de l’Etat et aux services départementaux. Malgré sa faible efficacité, la vidéosurveillance reste une ressource de choix pour «s’affirmer et exister politiquement ».

Xavier Molénat
Source Altereco+ 26/08/2016

Giorgio Agamben : « De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité »

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L’état d’urgence n’est pas un bouclier qui protège la démocratie. Au contraire il  a toujours accompagné les dictatures et a même fourni le cadre légal aux exactions de l’Allemagne nazie. La France doit résister à cette politique de la peur.



On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.

Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.

Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.

On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France? : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.


Entretenir la peur

Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’Etat ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’Etat de sécurité ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.

Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.

Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienter dans une direction qu’on estimait profitable.


Aucun sens juridique

De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.

Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité : si l’Etat a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.

Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’Etat doit assurer la protection et la croissance.

Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).


Incertitude et terreur

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.

Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.

Alors qu’il est entendu dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’Etat de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.

C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.


Dépolitisation des citoyens

La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.

Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.

Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’Etat de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.


Giorgio Agamben


Giorgio Agamben est né en 1942 à Rome (Italie). Philosophe italien, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et d’Aby Warburg, il est l’auteur d’une œuvre théorique reconnue et traduite dans le monde entier, il vient de publier La Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasi, traduit par Joël Gayraud (Points, 96 pages, 6,50 euros) et L’Usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, traduit par Joël Gayraud (Seuil, 396 pages, 26 euros).

Source : Le Monde | 23.12.2015

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La liberté est le plus difficile des devoirs

Par Amandine

Le 13 novembre, j’étais à un concert avec une amie quand des hommes armés sont entrés dans la salle et ont tiré dans le public. Nous sommes toutes les deux sorties vivantes. Elle a pu s’échapper au bout de vingt minutes, à la faveur d’un chargeur vide. Moi, au bout d’une heure trente durant laquelle je me suis cachée. Je suis allée à un concert et j’en suis sortie en ayant vécu une scène de guerre.

Depuis, j’écris beaucoup. J’ai écrit pour mes proches, pour leur dire ce que j’avais vécu. J’écris pour moi, pour tenter de m’apaiser en mettant des mots sur cette parenthèse barbare qui balafre désormais ma vie. Pour ne jamais oublier toutes les émotions par lesquelles je passe : choc et sensation d’irréalité face à cette violence inouïe et soudaine, joie d’être en vie, tristesse immense en pensant aux personnes blessées et tuées. Mais aussi colère et solitude. Colère contre la classe politique, solitude vis à vis de mes concitoyens qui plébiscitent dans leur grande majorité l’état d’urgence prolongé.

Aujourd’hui, j’écris pour dire pourquoi je ne me sens pas représentée en tant que victime, mais aussi en tant que citoyenne. Car je me sens insultée par les décisions sécuritaires et liberticides qui sont prises, en mon nom, depuis le 13 novembre, sous le coup de l’émotion. Le temps politique n’est pas le même que le temps émotionnel ou que le temps médiatique. Je ne jette pas la pierre à ces millions de Français sidérés, comme moi, par cette violence. Par contre, j’accuse nos responsables politiques d’avoir abusé de l’état de choc de la population pour faire voter précipitamment un ensemble de mesures inadaptées et dangereuses pour notre démocratie.

Tout d’abord, les frappes en Syrie. En quoi une réponse guerrière, des poses viriles, pourraient nous protéger ? Posture infantile et dangereuse, qui ne fait qu’ajouter de la confusion et du danger au lourd bilan des morts. Comment pourrais-je me sentir en sécurité tant que nous serons « en guerre » ? Frappes en Syrie et fermetures des frontières européennes aux réfugiés : un bel exemple de décisions dictées par l’émotion… Comme celles prises en septembre dernier, quand la photo d’un enfant mort sur une plage avait suscité une vague d’émotion en Europe. Hollande et Merkel avaient alors appelé à « la responsabilité de chaque État membre et à la solidarité de tous »., Trois mois après, il y a toujours autant de bambins qui meurent noyés en Méditerranée, toujours autant de Syriens qui fuient la guerre. Mais depuis le 13 novembre, ces réfugiés sont passés du statut de victimes à accueillir à celui de terroristes potentiels. Exit les engagements de septembre, on cadenasse l’Europe et on bombarde la Syrie.

Ensuite, l’état d’urgence prolongé : Une réponse totalitaire et liberticide à l’attaque d’un groupe terroriste, totalitaire et liberticide. En quoi l’interdiction de manifester et la restriction des libertés individuelles et collectives m’apporteraient t plus de sécurité ? En quoi l’autorisation de porter une arme hors service à des policiers exténués depuis janvier pourrait me rassurer ? Comment la déchéance de nationalité permettrait de dissuader des individus qui n’ont pas peur de perdre leur vie ? Nous pouvons déjà tirer un bilan de l’inclusion du « comportement », et non plus seulement des « activités », qui autorise des mesures privatives de liberté sur simple suspicion : intrusions violentes, hors de tout contrôle judiciaire, chez des particuliers aux activités politiques ou religieuses (quand la police ne se trompe pas tout simplement de porte) ; surveillances et assignations à résidence de militants écologistes sans rapport avec le djihad et les armes à feu ; bavures policières… Nous avons désormais le droit de nous rassembler dans un centre commercial, dans un stade, dans un marathon, mais pas de manifester.

Les attentats du 13 novembre se sont déroulés dans un contexte déjà hautement sécuritaire suite aux attentats du 7 janvier. La loi sur le renseignement, votée en mars dernier, copie du Patriot Act, semblait déjà aller beaucoup trop loin. Cet événement dont j’ai été victime pose pourtant la question de l’efficacité des renseignements généraux (RG), de leur incapacité à changer de paradigme depuis les années 1980 (extrême gauche = terroriste). Doit-on rire jaune du pathétique de perquisitionner chez des maraîchers bios, ou au contraire se demander si ce type d’action ne se fait pas au détriment de la lutte contre le djihadisme ? Que dire aux victimes du Bataclan et à leurs proches en apprenant qu’un des tireurs, Ismaël Mostefaï, dans les radars des RG depuis 2009, disparu en 2012, avait été signalé en 2014 par les autorités turques comme djihadiste potentiel ? De retour en France, il ne fera l’objet d’aucune surveillance jusqu’au 13 novembre.

La question de la sortie de l’état d’urgence doit également se poser. Évidemment, la « guerre » conte l’organisation Etat islamique ne sera pas gagnée en trois mois. Alors sur quel motif, François Hollande compte-t-il mettre fin à l’état d’urgence le 26 février prochain ? A moins qu’il ne décide de maintenir une situation d’exception jusqu’à la fin de son mandat, au mépris de nos libertés ? C’est le sens de l’avant-projet de loi constitutionnelle « de la protection de la nation », qui sera examiné en conseil des ministres le 23 décembre.

Je vois dans les choix de ces dernières semaines un président acculé, qui préfère s’octroyer les pleins pouvoirs et faire entrer l’état d’urgence dans la Constitution, plutôt que de faire son examen critique. J’y vois une gauche affaiblie, qui utilise les événements pour braconner sur les terres de la droite et de l’extrême droite. Stratégie électoraliste, indigne des victimes, qui s’est révélée pour le moins peu payante. J’y vois la mise en péril des valeurs fondatrices de notre république (liberté, égalité, fraternité), la fragilisation des solidarités et du collectif, l’appel à l’individualisme, voire à la délation. J’y vois la copie des erreurs américaines du début de ce siècle – fichage global de la population, baisse des libertés et envoi de forces armées à l’étranger – qui ont pourtant participé à la déstabilisation du monde. Cette réponse court-termiste ne prend pas la mesure des causes et des enjeux.

« A terme, le véritable enjeu est la mise en place d’un modèle de développement social et équitable, là-bas et ici », dit Thomas Piketty. On en est loin. En ayant validé, à six élus près, ces choix guerriers, liberticides et simplistes, la classe politique, dans son ensemble, n’est pas à la hauteur et n’assume pas ses responsabilités. Car il me semble que ce 13 novembre pose un certain nombre de questions : quid du financement du terrorisme, des paradis fiscaux ? Quid des relations économiques avec des régimes dictatoriaux ? Quid d’un modèle économique ultralibéral qui laisse trop de monde sur le bord du chemin ? Quid des équilibres mondiaux dictés par les énergies fossiles ?. A un problème multifactoriel et complexe, la classe politique propose une réponse simpliste. Au Bataclan, ce sont de jeunes Français qui sont venus tirer sur d’autres jeunes Français. Nos représentants politiques ne devraient-ils pas considérer ceci comme un constat d’échec ? J’attends d’eux d’avantage de réserve et d’analyse.

Le 13 novembre, des hommes armés nous ont tirés dessus. Aujourd’hui mes convictions sont inchangées, voire renforcées. Je suis convaincue qu’affaiblir la démocratie et les libertés fondamentales est une dangereuse erreur. Il s’agit de l’attentat le plus meurtrier depuis la seconde guerre mondiale. Forcément, je pense à la majorité silencieuse de cette sombre période. Aujourd’hui, dans l’état d’urgence, le simple fait de descendre dans la rue pour exprimer son mécontentement est répréhensible pénalement. Donc devenu un acte de résistance.

Amandine, 34 ans, rescapée du Bataclan

Source Le Monde Idée 21/12/2015

Voir aussi : Actualité France Rubrique SociétéVertus et vices de la comédie sécuritaire,  Citoyenneté, rubrique Politique, Etat d’urgence dans la Constitution : « Une opération d’enfumageTunisie : pas de lutte contre le terrorisme aux dépens des libertés, Rubrique Economie, Du pacte budgétaire au pacte sécuritaire,

Loi Renseignement : la boîte à outils pour apprendre à protéger votre vie privée, en chiffrant vos données et communications

concept of computer securityPratique : Maintenant que la Loi Renseignement est votée, et en attendant la suite du processus législatif, apprenons à résister à la surveillance de masse avec quelques outils cryptographiques plus ou moins simples, mais efficaces et légaux.

Nous sommes le soir du mardi 5 mai, et c’est un jour funeste pour la démocratie. La France s’était autoproclamée « pays des Lumières » parce qu’il y a 250 ans notre pays  éclairait l’Europe et le monde grâce aux travaux philosophiques et politiques de Montesquieu, qui prônait la séparation des pouvoirs, et de Voltaire et Rousseau.

À dater d’aujourd’hui, jour du vote en première lecture du projet de loi sur le renseignement, à cause d’une classe politicienne d’une grande médiocrité, s’enclenche un processus au terme duquel le peuple français va probablement devoir subir une loi dangereuse, qui pourrait s’avérer extrêmement liberticide si elle tombait entre de mauvaises mains, par exemple celles de l’extrême droite.

Même si la loi doit encore passer devant le Sénat puis peut-être revenir en seconde lecture à l’Assemblée Nationale, même si une saisine du Conseil Constitutionnel va être déposée par une soixantaine de courageux députés en complément de celle déjà annoncée par François Hollande, mieux vaut se préparer au pire, en imaginant que cette loi sera un jour promulguée. En faisant un peu de mauvais esprit, j’ai imaginé un nom pour le dispositif qui sera chargé de collecter nos données personnelles afin de détecter les comportements suspects : « Surveillance Totalement Automatisée via des Systèmes Informatiques » et bizarrement l’acronyme est STASI !

Dès lors, à titre préventif et sans préjuger de l’avenir, il me semble important d’apprendre à protéger sa vie privée. Ceci passe par le chiffrement de ses communications, qu’il s’agisse d’échanges sur Internet ou via SMS, et cela peut se faire au moyen de différents outils à la fois efficaces et légaux.

Bien évidemment, les « vrais méchants » que sont les terroristes, djihadistes, gangsters et autres trafiquants connaissent et utilisent déjà ces outils : vous vous doutez bien qu’ils n’ont pas attendu ce billet de blog pour les découvrir….

Une boîte à outils pour protéger votre vie privée

Anonymat sur Internet

Pour protéger votre identité sur Internet et notamment sur le web, vous pouvez combiner l’utilisation d’un réseau privé virtuel, ou VPN, et de TOR, un système d’anonymisation qui nécessite l’installation d’un logiciel spécifique, TOR Browser. Je ne vous donne pas de référence particulière en matière de VPN, car l’offre est pléthorique. Pour faire votre choix, je vous engage à consulter les sites spécialisés UnderNews et VPNblog qui vous donneront une vision exhaustive de ce qui est disponible.

MAJ : un lecteur m’a indiqué l’existence de La Brique Internet, un simple boîtier VPN couplé à un serveur. Pour que la Brique fonctionne, il faut lui configurer un accès VPN, qui lui permettra de créer un tunnel jusqu’à un autre ordinateur sur Internet. Une extension fournira bientôt aussi en plus un accès clé-en-main via TOR en utilisant la clé wifi du boîtier pour diffuser deux réseaux wifi : l’un pour un accès transparent via VPN et l’autre pour un accès transparent via TOR.

Chiffrement des données

Pour chiffrer le contenu de vos données, stockées sur les disques durs de vos ordinateurs ou dans les mémoires permanentes de vos smartphones, vous pouvez mettre en œuvre des outils tels que LUKS pour les systèmes Linux ou TrueCrypt  pour les OS les plus répandus : même si TrueCrypt a connu une histoire compliquée, son efficacité ne semble pas remise en cause par le dernier audit de code effectué par des experts.

Je vous signale aussi que l’ANSSI – Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information –  signale d’autres outils alternatifs comme Cryhod, Zed !, ZoneCentral, Security Box et StormShield. Même si l’ANSSI est un service gouvernemental il n’y a pas de raison de ne pas leur faire confiance sur ce point .

Chiffrement des e-mails et authentification des correspondants

GPG, acronyme de GNU Privacy Guard, est l’implémentation GNU du standard OpenPGP. Cet outil permet de transmettre des messages signés et/ou chiffrés ce qui vous  garantit à la fois l’authenticité et la confidentialité de vos échanges. Des modules complémentaires en facilitent l’utilisation sous Linux, Windows, MacOS X et Android.

MAJ : un lecteur m’a signalé PEPS, une solution de sécurisation française et Open Source, issue d’un projet mené par la DGA – Direction générale de l’armement – à partir duquel a été créée la société MLState.

Messagerie instantanée sécurisée

OTR, Off The Record, est un plugin à greffer à un client de messagerie instantanée. Le logiciel de messagerie instantanée Jitsi, qui repose sur le protocole SIP de la voix sur IP, intègre l’outil de chiffrement ZRTP.

Protection des communications mobiles

A défaut de protéger les métadonnées de vos communications mobiles, qu’il s’agisse de voix ou de SMS, vous pouvez au moins chiffrer les données en elles-mêmes, à savoir le contenu de vos échanges :

RedPhon est une application de chiffrement des communications vocales sous Android capable de communiquer avec Signal qui est une application du même fournisseur destinée aux iPhone sous iOS.

TextSecure est une application dédiée pour l’échange sécurisé de SMS, disponible pour Android et compatible avec la dernière version de l’application Signal. Plus d’information à ce sujet sur le blog de Stéphane Bortzmeyer.

MAJ : un lecteur m’a indiqué l’application APG pour Android qui permet d’utiliser ses clés GPG pour chiffrer ses SMS.

Allez vous former dans les « cafés Vie Privée »

Si vous n’êtes pas geek et ne vous sentez pas capable de maîtriser ces outils sans un minimum d’accompagnement, alors le concept des « cafés Vie Privée » est pour vous : il s’agit tout simplement de se réunir pour apprendre, de la bouche de ceux qui savent le faire, comment mettre en œuvre les outils dont je vous ai parlé plus haut afin de protéger sa vie privée de toute intrusion, gouvernementale ou non.

Tout simplement, il s’agit de passer un après-midi à échanger et à pratiquer la cryptographie. Pour cela sont proposés des ateliers d’une durée minimum de 1 heure, axés autour de la sécurité informatique et de la protection de la vie privée.

Et comme le disent avec humour les organisateurs, « les ateliers sont accessibles à tout type de public, geek et non-geek, chatons, poneys, loutres ou licornes. ». Bref, le « café Vie Privée » est à la protection de la vie privée ce que la réunion Tupperware était à la cuisine.

@PierreCol

PS : l’image « 1984 was not a manual » a été créée par Arnaud Velten aka @Bizcom.

Pierre Col a 25 ans d’expérience dans les réseaux et Internet (Infogrames, CosmosBay, Jet Multimédia…). Il est aujourd’hui directeur marketing d’Antidot, éditeur de logiciels spécialisé dans les moteurs de recherche et solutions d’accès à l’information

Source : Réseau International 08/05/2015

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