Un bureau de changes, le 24 août 2015 à Rio de Janeiro ( AFP / VANDERLEI ALMEIDA )
Le Brésil, septième puissance économique mondiale, est entré en récession au deuxième trimestre, à un moment où d’autres grands pays émergents comme la Russie et la Chine connaissent un ralentissement de leur croissance, voire une contraction de leur PIB.
C’est la première fois en six ans, depuis le premier trimestre 2009, que le Brésil se retrouve en « récession technique », qui se caractérise par deux trimestres consécutifs de recul du produit intérieur brut (PIB), a annoncé vendredi l’Institut brésilien de géographie et de statistiques (IBGE, public).
Selon les prédictions des analystes, cette période de reflux devrait durer au moins deux ans.
Le PIB du Brésil, première économie d’Amérique latine, a baissé de 1,9% au deuxième trimestre, une chute supérieure à celle prévue par les analystes des banques étrangères et brésiliennes. Au premier trimestre, le produit intérieur brut avait reculé de 0,7%, a rappelé l’IBGE.
Une « forte récession » marquée par « une inflation et des taux d’intérêt en hausse » sur fond de « nécessité d’un ajustement budgétaire qui n’arrive pas. Cela affecte la confiance des investisseurs, des entrepreneurs et des consommateurs », a déclaré à l’AFP Alex Agostini, économiste chef de l’agence de notation brésilienne Austin Rating.
Le tout, a-t-il souligné, « dans une conjoncture politique assez trouble ».
Conjoncture difficile
La présidente de gauche Dilma Rousseff, 67 ans, pâtit en effet des retombées du scandale de corruption au sein de la compagnie pétrolière publique Petrobras qui éclabousse la coalition de centre gauche au pouvoir.
Elle lutte aussi pour faire passer au Parlement un dur ajustement budgétaire qui lui coûte cher du point de vue politique, même auprès de ses partisans.
Le Brésil a enregistré en juillet un déficit budgétaire primaire de 10 milliards de réais (2,78 milliards de dollars), le plus important depuis qu’il a commencé à être calculé en 2001, a annoncé vendredi la banque centrale. Sur un an, ce déficit (calculé hors service de la dette) représente 0,89% du PIB du pays.
La popularité de Mme Rousseff a dégringolé à 8%, faisant d’elle la dirigeante du Brésil la plus impopulaire en 30 ans, moins de huit mois après sa réélection pour un second mandat de quatre ans. Certains secteurs réclament sa destitution, d’autres, très minoritaires, le retour à la dictature.
Et ce tandis que la conjoncture économique s’annonce de plus en plus difficile, l’inflation frôlant déjà les deux chiffres à 9,56% et le taux directeur de la banque centrale étant à 14,25%, son plus haut niveau en neuf ans.
Le chômage grimpe également et le réal, la monnaie nationale, s’est déprécié de 25% depuis le début de l’année.
« Au moins, nous allons mal pour une bonne cause », se console André Perfeito, du consultant Gradual Investimentos à Sao Paulo, avant d’expliquer : « Le Brésil fait un ajustement très fort pour freiner l’inflation, un ajustement à caractère récessif, qui freine la demande ».
Le Brésil n’est pas le seul
Après une hausse spectaculaire de 7,5% du PIB en 2010 qui avait fait du Brésil un des chouchous des investisseurs au sein des pays émergents, son économie a rapidement commencé à ralentir, enregistrant une croissance de 2,7% en 2011, 1% en 2012, 2,5% en 2013 et de 0,1% seulement en 2014.
Mais le Brésil n’est pas le seul Etat membre du groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) à être en difficulté.
La Russie traverse ainsi une profonde récession en raison des sanctions liées à la crise ukrainienne et de la chute des cours du pétrole, qui ont provoqué un effondrement du rouble fin 2014, pénalisant pouvoir d’achat et consommation. La chute du PIB pourrait atteindre 4% cette année, a récemment déclaré le conseiller économique du Kremlin, Andreï Belooussov.
Le ralentissement en Chine pèse par ailleurs particulièrement sur le Brésil. Ce géant asiatique est en effet son premier partenaire commercial dont il importe surtout des matières premières, comme le minerai de fer.
Une relance à court terme de l’économie brésilienne est d’ores et déjà écartée. Le marché prévoit une récession tout le long de cette année, avec une chute du PIB de 2,06%, et celle-ci se prolongerait en 2016, avec une baisse de 0,26%.
« Si cela se confirmait, ce serait le pire résultat de l’économie brésilienne au cours des 85 dernières années puisque la dernière fois que cela est arrivé, c’était en 1930-31 », note l’expert Alex Agostini.
La Banque mondiale parie sur l’Inde et sur sa capacité à retrouver une croissance forte après des années 2012 et 2013 décevantes. Dans ses perspectives économiques globales, présentées le 13 janvier, l’institution de Washington prévoit que le produit intérieur brut (PIB) indien progressera de 6,4 % en 2015 (soit 0,8 point de plus qu’en 2014) puis de 7 % à partir de 2016. Dans le même temps, le ralentissement chinois, orchestré par Pékin et lié au passage à un modèle de croissance davantage tiré par la consommation intérieure, ramènerait la progression du PIB chinois de 7,4 % en 2014 à 7,1 % en 2015, 7 % en 2016 et 6,9 % en 2017. A cette date, le dynamisme de l’économie indienne l’emporterait sur celui de la Chine continentale.
De telles prévisions méritent qu’on s’y attarde. L’Inde, en effet, est connue pour être, comme le Brésil, un des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) qui souffre de l’insuffisance et de la mauvaise qualité de ses infrastructures. Les coupures d’électricité y rendent la vie des entreprises quotidiennement difficiles. Le climat des affaires y a longtemps été médiocre, notamment du fait des difficultés rencontrées par les entreprises étrangères lorsqu’elles veulent investir et s’implanter.
Amélioration du moral des entrepreneurs
Les experts de la Banque mondiale n’ignorent rien de ces freins, de ces goulets d’étranglement qui n’ont pas disparu comme par magie depuis les élections générales de 2014 et l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi. Mais ils semblent considérer que les efforts conduits depuis plus d’un an par la Banque centrale indienne pour réduire l’inflation, relancer la croissance et s’attaquer au déficit courant, ont porté leurs fruits et que la nomination de M. Modi, très pro-business, au poste de premier ministre devrait durablement contribuer à l’amélioration du moral des entrepreneurs.
A l’évidence, en tout cas, l’incertitude politique qui prévalait en 2013 et début 2014 pendant la campagne électorale a disparu. Une situation que la Banque mondiale juge favorable à la reprise de l’investissement. Or il représente 30 % du PIB de la plus grande démocratie du monde. Les exportations indiennes bénéficieraient aussi de la reprise aux Etats-Unis, un partenaire commercial clé du sous-continent. Consciente de la part de risques associés à ces prévisions, l’organisation internationale prévient toutefois que « le moindre relâchement dans le rythme des réformes se traduirait par une croissance plus modérée ».
Reprise fragile
Pour le reste, la Banque mondiale continue de juger la reprise fragile et inégale, ce qui ressort de ses statistiques : + 2,6 % de croissance pour le PIB mondial en 2014 (en hausse de 0,1 point par rapport à 2013), + 3 % en 2015, + 3,3 % en 2016 et + 3,2 % en 2017. Rien à voir avec ce que l’on a connu dans les années 2000. La croissance des pays en développement, qui dépasserait en moyenne les 5 % en 2016, resterait plus de deux fois supérieure à celle des pays dits avancés (autour de 2,2 % à 2,4 %). Ces derniers sont pénalisés par la stagnation de la zone euro (+ 0,8 % en 2014 et 1,1 % en 2015) et les difficultés persistantes du Japon (+ 0,2 % et + 1,2 %).
Dans les pays en développement, l’amélioration de 2015 serait en partie due aux faibles prix du pétrole (une bénédiction pour les pays importateurs), à la reprise de l’économie américaine, aux bas taux d’intérêt mondiaux et à l’apaisement des turbulences ayant secoué plusieurs grands marchés émergents. Les champions du dynamisme économique resteraient l’Asie de l’Est et du Pacifique, toutefois talonnés par l’Asie du Sud. A noter que les Philippines, la Malaisie et l’Indonésie ont retrouvé des rythmes de croissance égaux ou supérieurs à ceux qu’ils avaient connus entre 2001 et 2012.
Fiest’A Sète. Le festival de musiques du monde s’achève ce soir avec deux invités d’exception : Trilok Gurtu et Susheela Raman.
Dernière soirée de concerts Fiest’A Sète ce soir au Théâtre de la Mer sous le signe de l’Inde et de l’ouverture qu’incarnent les deux artistes invités. A commencer par le maître des percussions Trilok Gurtu dont les tablas ont épicé et illuminé les performances de quelques-uns des plus grands noms du jazz des quatre dernières décennies. Se référer à la discographie du personnage et à ses multiples collaborations à de quoi faire tourner la tête. Ce génie oeuvre pour la rencontre des genres en se situant au croisement entre musique classique indienne, jazz, funk, pop, et électro.
En 1973, Trilok Gurtu, rejoint par le trompettiste Don Cherry quitte son pays natal. Il n’a cessé depuis de travailler à rapprocher les sources de la musique indienne aux autres continents, Europe, Amérique Afrique. Ses propres disques révèlent une science sidérante de la composition et des arrangements, doublée d’une rare ouverture musicale. Entre deux tournées, Trilok retourne chaque année parfaire son enseignement auprès de son maître indien, signe d’une humilité et d’une passion hors du commun.
Libre Susheela Raman
La chanteuse anglaise d’origine indienne Susheela Raman nous revient avec son nouvel album Queen Between qui poursuit le pont que son œuvre construit entre le rock occidental et la musique indienne. Après avoir approché les chants extatiques tamouls sur son dernier disque, elle se rapproche des traditions soufies en jouant avec des musiciens qawwal (1), rajasthani. Dans une démarche libre et ouverte qui ne cède ni aux contraintes rituelles de la tradition ni au référentiel religieux que prennent parfois les orientations musicales culturellement métissées, à partir d’un système islamiquement normé défini par le religieux.
Pas plus d’ailleurs qu’aux contraintes politiques qui résultent de la partition du sous continent indien en 1947 (2). Les musiciens pakistanais qawwals et ceux du Rajasthan que Susheela a réunis pour son disque ne travaillent plus trop ensemble alors qu’ils partagent des références culturelles et musicales communes. Le partage est aussi social entre musiciens classiques et ceux issus de la musique populaire. Susheela priorise l’énergie et la musique pour abolir les distances et faire tomber les préjugés.
A l’écoute, quelque chose de nouveau prend forme qui apaise l’âme et invite à voyager dans un autre univers. La voix époustouflante de profondeur et de variation de Susheela évoque la plénitude et la beauté.
JMDH
(1) Le qawwali, chant musulman sacré du XIIème siècle.
(2) Ce bouleversement politique s’est accompagné de gigantesques transferts de populations (6 M de musulmans quittent l’Inde que rejoignent 4 M d’hindous).
Plaza Francia sur le territoire passionnel
La soirée Tango de Fiest’A Sète a eu lieu à guichets fermés. La faute aux dieux du bandonéon.
Une ouverture en douceur sur les ballades folk de la jeune argentine Natalia Doco qui apparaît sur le devant de la scène avec son premier album Freezing. La fraîcheur de cette chanteuse née à Bunos Aires et vivant à Paris rompt avec l’image quelque peu trempée qu’ont laissée ses compatriotes fuyant la dictature. Un souffle nouveau comme aime à les propulser le festival. Malgré le charme déployé et les couleurs acidulées musicalement goûteuses, le bonbon ne fond pas encore dans la bouche. Devant un Théâtre de la Mer plein à craquer, il était évidemment difficile de rivaliser avec l’Art raffiné de Plaza Francia.
Nouvelle formation certes mais déjà très expérimentée. Le groupe est issu d’un projet dont l’origine revient à l’Argentin Eduardo Makaroff et au Suisse Christoph Müller, deux des fondateurs du Gotan Project, qui ont demandé à Catherine Ringer de venir à la rescousse bâtir avec eux un album de tango*. Voyez la coupure… Dès les premières notes, superbement servies par la création lumière, l’alliance des styles singuliers fait son effet. Avec une passionnelle sobriété Catherine Ringer, qui célébrait déjà l’Amérique latine en rendant hommage à la chorégraphe argentine Marcia Moretto sur son célèbre Marcia Baila, campe la scène avec une élégance et une présence pleine et entière.
A ses côtés, Mu?ller et Makaroff, en quête d’aventures s’offrent une virée libre qui allie pop, tango et musique électronique. Simplicité, feeling et expression dramatique de la violence et de la douleur sont au rendez-vous. Plaza Francia s’affranchit des codes et des genres pour en inventer un nouveau. Le concert intègre des morceaux de Gotan Project et des Ritas Mitsouko et porte le public aux anges.
Les dieux du tango devaient s’ennuyer, ils ont favorisé cette rencontre qui innove autant qu’elle coule de source.
Thomas Piketty animera la séance inaugurale ce soir au rectorat. Photo DR
Festival de Radio France. L’hypothèse joyeuse combat le discours de la déploration aux 29e Rencontres de Pétrarque qui débutent ce soir au Rectorat et se poursuivront jusqu’au 18 juillet.
Dans le cadre du festival Radio France, les 29e Rencontres de Pétrarque* débutent aujourd’hui à Montpellier. Elles se tiendront jusqu’au 18 juillet sur le thème « De beaux Lendemains ? Ensemble, repensons le progrès ».
Lundi, Thomas Piketty ouvrira le bal des neurones au rectorat avec une attendue leçon inaugurale. L’économiste est cette année le lauréat du Prix Pétrarque de l’Essai France Culture Le Monde pour son livre Le Capital au XXIème siècle paru au Seuil. Un ouvrage qui porte sur le retour en force des inégalités dans lequel Thomas Piketty émet l’idée que supprimer la catégorie des rentiers, peu active économiquement, mais dominant pourtant la hiérarchie, permettrait de dynamiser la croissance économique.
Ces rencontres interrogeront la notion de progrès sous l’angle du politique. La soirée du mardi 15 juillet a pour thème « La politique peut-elle se passer de l’idée de progrès » ou en d’autres termes l’idée répandue d’un peuple de gauche progressiste dans l’âme et d’un peuple de droite conservateur par nature ayant vécu, comment mobiliser l’imaginaire collectif ?
Elle réunira Cécile Duflot et la philosophe Blandine Kriegel, ex députée communiste devenue conseillère de Jacques Chirac et ex membre du Comité consultatif national d’éthique. Les lumières du physicien Etienne Klein spécialiste de la physique quantique seront peut être utiles à ce débat.
Mercredi les Rencontres se proposent de répondre à la question
« La révolution technologique nous promet-elle un monde meilleur ? »
Jeudi, il s’agira du déclin de l’occident et de la ré-émergence du progrès en provenance d’autres latitudes, l’Inde, la Chine, l’Afrique. Mais il sera vraisemblablement difficile de contourner l’ethnocentrisme vu que trois des quatre invités sont des intellectuels français reconnus.
Retour à la finance vendredi 18 avec un débat sur le thème : « Peut-on remettre l’économie au service du progrès ? » où l’on guettera l’intervention de l’économiste Gérard Dumenil, auteur de La Grande bifurcation (La Découverte) dans lequel il défend l’idée d’une structure de classes tripolaire comprenant capitalistes, cadres et classes populaires, et conçoit la réouverture des voies du progrès dans de nouvelles coalitions.
Jean-Marie Dinh
* Du 14 au 18 juillet de 17h30 à 19h30 Rectorat, rue de l’université à Montpellier.
Entretien avec Sandrine Treiner, directrice adjointe de France Culture en charge de l’éditorial.
Sandrine Treiner. Photo France Culture
« De beaux Lendemains ? » « Ensemble, repensons le progrès ». Comment décrypter cette thématique à tiroir ?
Depuis plusieurs années nous nous étions positionnés sur des thématiques un peu pessimistes comme La crise démocratique ou Guerre et Paix l’année dernière, quand nous avions été rattrapés par l’actu. En préparant cette édition, nous nous sommes dit que nous nous laissions un peu porter par l’état d’esprit de la France et qu’il serait temps de proposer à nos invités de faire l’effort d’envisager l’avenir de manière positive et dynamique.
La notion de progrès porte interrogation. Elle nous renvoie une dimension idéologique qui est aujourd’hui totalement bouleversée…
Le terme progrès est en effet porteur d’une idéologie qui semble en panne. Sur ce point la question se pose à droite comme à gauche. Nous allons tenter de travailler ce que veut dire l’idée de progrès aujourd’hui en déclinant notre sujet à partir de grands thèmes qui remettent en cause l’idée de l’avenir comme la révolution technologique, le déclin de l’occident, l’orientation des politiques économiques…
Comment se porte France Culture ?
Très bien, je pense que les gens sont de plus en plus demandeurs de sens et que nous répondons à notre mission qui est à la fois de réinventer et d’éclairer le monde sur une base d’ouverture et de connaissances. En quatre ans notre audience a évolué de 22% passant de 1,6 à 2,1%. Nous avons passé la barre d’un million d’auditeurs/jour. En conservant notre public d’aficionados et en élargissant notre audience à des personnes qui ne pensaient pas que France Culture pouvait s’adresser à elles.
Quelle seront les innovations de la grille de rentrée ?
La grille sera assez stable dans l’ensemble. Il n’y aura pas de grand changement dans les fondamentaux, parce que ça marche bien et que nous avons déjà opéré beaucoup de modifications depuis quatre ans. Denis Podalydès, sera une nouvelle voix quotidienne pour la littérature.
Le changement le plus important n’est pas forcément visible. Il a consisté à rendre la grille lisible. Nous avions beaucoup d’émissions thématiques éparpillées. Nous avons reclassé un peu comme on reclasse sa bibliothèque. Nous avons aussi rajeuni et féminisé l’équipe. Enfin on a réchauffé l’actu en proposant beaucoup plus de directs.
Craignez-vous des réductions budgétaires ?
Nous en avons déjà connu l’an dernier et sommes parvenus à faire des économies en évitant d’impacter les productions. Pour cette année notre budget ne sera pas en augmentation mais rien ne dit qu’il sera une nouvelle fois revu à la baisse.
Parfois, les courants sous-marins sont plus puissants que les vagues de surface », observe Mme Medha Patkar, énergique militante écologiste de 59 ans. C’est sa façon de relativiser la « vague Modi » annoncée par les médias indiens, alors que la campagne électorale bat son plein pour le renouvellement des cinq cent quarante-trois députés de la Chambre basse du Parlement (Lok Sabha). Favori du scrutin, M. Narendra Modi, candidat du Bharatiya Janata Party (BJP), la formation ultranationaliste hindoue, met en avant son bilan à la tête de l’Etat du Gujarat (lire « Affairisme et racisme au pays de Gandhi »).
De quoi inquiéter le Parti du Congrès (Indian National Congress, INC), en chute libre dans les sondages. Ses dix ans de pouvoir ont été marqués par une baisse de la croissance (4,4 % en 2013, contre près de 10 % il y a cinq ans) et par de gigantesques scandales de corruption : attribution frauduleuse de licences de téléphonie, allocation illégale de permis pour exploiter des mines de charbon… Sans charisme, son candidat au poste suprême, M. Rahul Gandhi, arrière-petit-fils de Jawaharlal Nehru, peine à convaincre.
Au-delà de ces deux mastodontes, existe-t-il d’autres options ? Mme Patkar le croit. Pour ses premiers pas en politique, elle a choisi les couleurs d’un nouveau-né sur la scène nationale : le Parti de l’homme ordinaire (Aam Aadmi Party, AAP). Avec pas moins de quatre cents candidats dans toute l’Inde, l’AAP, populaire et ambitieux, a fait du chemin depuis le printemps de ses origines, en 2011.
A l’époque, alors que les affaires politico-financières mettent en cause des ministres, un grand mouvement anticorruption voit le jour sous l’égide d’un septuagénaire, ancien chauffeur dans l’armée : M. Anna Hazare. Mobilisant la symbolique gandhienne avec son topi — le calot blanc de Mohandas Karamchand Gandhi —, il enchaîne les grèves de la faim médiatiques au cœur de la capitale, New Delhi. Il reçoit un soutien impressionnant, y compris au sein des couches moyennes urbaines, habituellement indolentes.
Lassés de leurs dirigeants affairistes et des pots-de-vin à verser aux fonctionnaires pour la moindre démarche, des flots d’Indiens se rallient au vieil homme. Ses positions réactionnaires sur la peine de mort, qu’il réclame pour certains coupables de corruption, ne les refroidissent guère. La mobilisation mène finalement à l’élaboration conjointe, par des membres du gouvernement et des citoyens, d’un projet de loi anticorruption qui prévoit d’établir une autorité de surveillance, le Lokpal (« médiateur de la République »). Près de trois ans plus tard, la loi, promise par le Parti du Congrès, n’a toujours pas été votée.
En novembre 2012, l’un des lieutenants de M. Hazare, M. Arvind Kejriwal, reprend le flambeau : il fonde l’AAP. Avec sa moustache et ses petites lunettes, cet ingénieur et ancien cadre de l’administration des impôts, âgé de 45 ans, a le profil parfait de « l’homme de la rue ». Il conserve comme attribut le calot blanc gandhien et choisit ingénieusement comme symbole électoral le jhaddu, le balai des valmiki, membres de la caste des dalit (intouchables) chargés de nettoyer les rues. Balayer la corruption et garantir l’accès de tous aux infrastructures publiques : l’essentiel d’un programme qui séduit autant les pauvres que la classe moyenne. Un an plus tard, en décembre 2013, l’AAP fait une entrée fracassante dans l’hémicycle du territoire de Delhi : il remporte vingt-huit sièges sur les soixante-dix que compte le Parlement régional (1).
M. Kejriwal devient ministre en chef du territoire, et renforce encore son image d’homme intègre en refusant d’emménager dans le pavillon réservé à sa nouvelle fonction. Il met en place une politique sociale et instaure notamment la gratuité de l’eau jusqu’à un certain seuil de consommation. Mais, le 14 février dernier, après quarante-neuf jours de pouvoir, il démissionne à grand fracas, en dénonçant le blocage par les autres partis du projet de loi anticorruption. L’AAP a besoin de conserver son prestige pour la campagne des élections générales.
« Nous ne sommes pas comme les autres. Nous entrons en politique dans le seul but de nettoyer le système », répètent ses militants aux profils sociaux très divers. La révélation régulière de scandales impliquant des membres de l’élite politique et industrielle alimente leur critique acerbe des grands partis. L’AAP met au jour le trucage des prix du gaz fomenté par le Parti du Congrès et l’entreprise Reliance. Il pointe aussi du doigt la responsabilité de M. Modi dans la vente de terres du Gujarat à des prix inférieurs à ceux du marché au bénéfice d’un autre fleuron du capitalisme familial indien, l’Adani Group.
Le Parti de l’homme ordinaire promet de se battre contre les trois « C » : corruption, communautarisme (communalism, tensions interreligieuses entre hindous et musulmans) et capitalisme de connivence (crony capitalism). Il ambitionne d’instaurer le swaraj : ce mot issu du vocabulaire de Gandhi renvoie simultanément à l’autonomie politique et à la décentralisation. D’où l’élaboration de programmes politiques à l’échelle de chaque circonscription. Objectif affiché : donner le pouvoir aux gouvernés afin qu’ils prennent en main collectivement la politique à l’échelon local.
A Bombay, la candidature de Mme Patkar illustre cette tentative (2). Début 2014, elle a choisi l’AAP pour relayer la lutte contre la destruction massive de maisons dans les bidonvilles et l’expulsion de leurs habitants pauvres ; un combat mené au sein du mouvement Ghar Bachao Ghar Banao (« Sauvons nos maisons, construisons nos maisons »). En 1985, déjà, elle avait pris la tête du mouvement anti-industriel le plus important de l’Inde indépendante, le Narmada Bachao Andolan, contre les barrages sur le fleuve Narmada. Elle a fondé en 1995 l’Alliance nationale des mouvements du peuple (National Alliance of People’s Movements, NAPM), constituée d’environ deux cent cinquante organisations.
« Elle ne se présente pas d’elle-même, c’est nous qui la présentons. Et si nous le faisons, c’est pour qu’elle serve notre cause ! », prévient, le jour de l’investiture, M. Santosh Thorat. Ce militant actif de Ghar Bachao Ghar Banao est dalit. Il s’est politisé grâce aux mouvements d’émancipation lancés par les héritiers du leader intouchable Bhimrao Ramji Ambedkar (1891-1956). Il y a un an encore, il jurait qu’il n’inscrirait jamais sa lutte politique dans le cadre d’un parti. Et pourtant, il vient de passer une alliance stratégique, improbable et fragile, alors même que l’AAP ne fait pas de l’égalité ou de l’oppression de caste une question centrale.
Ces rapprochements étonnants ne peuvent faire oublier les zones d’ombre de ce nouveau parti. Le 14 mars 2014, dans le quartier populaire de Rafiq Nagar 2, à Bombay, avant que le cortège ne s’élance, un poète du quartier entonne Inki Soorat ko Pehchano Bhai (« Mon frère, regarde donc leurs visages »). Ce chant révolutionnaire brocarde autant le système des castes que la corruption et ridiculise toutes les figures politiques, jusqu’à celle de Gandhi. Plus tard, un membre de l’AAP lance « Bharat Mata Ki Jai » (« Vive la mère patrie »), un slogan nationaliste très prisé de l’extrême droite hindoue. Ces frictions entre le registre de l’émancipation radicale et celui du patriotisme exacerbé reflètent les contradictions idéologiques de l’AAP.
Des tendances xénophobes et nationalistes ont éclaté au grand jour dans la nuit du 15 au 16 janvier 2014, lorsque le ministre de la justice du territoire de Delhi, membre de l’AAP, a ordonné à la police de ratisser un quartier de la capitale peuplé de migrants africains. Dans sa croisade contre la petite criminalité, il déclarait alors : « Les Noirs, qui ne sont pas comme vous et moi, enfreignent les lois. » Le parti l’a couvert. « Pour nombre de sympathisants progressistes, ce fut la première grosse déception et la prise de conscience de l’importance des forces rétrogrades au sein de l’AAP », commente la politologue Stéphanie Tawa Lama-Rewal.
A la même période, alors qu’une touriste danoise vient d’être violée à New Delhi, M. Kejriwal explique les viols par « la prostitution et la drogue ». Il se montre incapable d’analyser les causes structurelles et sociales des violences sexuelles et conjugales (3). De même, il accorde une grande confiance aux assemblées de village, les panchayat, porteuses, selon lui, de démocratie locale. Des instances pourtant autoritaires, masculines et contrôlées par les castes dominantes, soulignent certains intellectuels de gauche (4).
En outre, bien qu’il critique la corruption des industriels, le parti promeut une vision libérale de l’économie. Plusieurs membres de la commission chargée de réfléchir à sa politique industrielle sont des chefs d’entreprise qui militent pour une intervention a minima de l’Etat. Dans la circonscription de Bombay-Sud, Mme Meera Sanyal, ancienne présidente-directrice générale de la branche indienne de la Royal Bank of Scotland et membre du think tank LiberalsIndia, porte fièrement les couleurs de l’AAP. Pas question non plus de critiquer l’influence des Etats-Unis sur les politiques néolibérales de développement mises en place en Inde, comme le déplore l’écrivaine Arundhati Roy (5). Préférant la « bonne gouvernance » à l’anticapitalisme et à l’anti-impérialisme, l’AAP ne défend l’émancipation du travailleur que si elle s’en tient aux formes légales de mobilisation, qui sont très limitées.
Sa force n’a finalement d’égale que la faiblesse des formations marxistes, qui peinent à constituer un « troisième front » ou un « front de gauche » solide. La coalition qu’ils forment aujourd’hui avec des partis régionaux ne porte pas de vision alternative homogène pour contrer le BJP ou le Congrès. Au risque de se couper d’une grande partie de la population, le Parti communiste indien (CPI) ou le Parti communiste indien (marxiste, CPI-M), constitués en majorité de militants des castes supérieures, ne se sont ralliés qu’à reculons à la critique de la société de castes, lui préférant une vision classiste.Enfin, ces partis peinent à saisir le potentiel subversif et émancipateur des luttes actuelles : dans les villes, pour l’accès au logement ou à l’eau ; dans les campagnes, contre l’accaparement des terres par les industriels ou les projets nucléaires.
Rhétorique non violente, absence de vocabulaire marxiste, légalisme : c’est justement ce mélange qui semble avoir conquis une bonne partie de l’élite intellectuelle et militante, des écologistes anti-industriels aux professeurs de gauche en passant par les militants des droits civiques. Ils espèrent pouvoir contrer les tendances conservatrices et rétrogrades au sein du parti. « Le programme est beaucoup plus progressiste qu’on n’aurait pu le penser, estime Tawa Lama-Rewal. Entre autres promesses figure la mise en place d’une couverture santé universelle et d’un système d’éducation pour tous. Alors que, jusqu’ici, il restait vague sur la question des quotas réservés aux castes inférieures et aux femmes, le parti prend position en leur faveur. Il a affirmé qu’il défendrait la décriminalisation de l’homosexualité. »
La place accordée dans le programme à la réappropriation des ressources naturelles témoigne également de l’influence des militants écologistes. On y insiste sur le droit des communautés locales et minoritaires à décider de ce qu’elles font de leur terre et de ses ressources. Le parti propose des solutions décentralisées en termes d’énergies renouvelables, se démarquant ainsi du programme centralisé d’énergies solaire et éolienne développé par le Congrès. Alors que l’Etat indien, au nom de la croissance industrielle et des besoins de la population, compte faire passer sa part d’énergie nucléaire de 3 à 25 % d’ici 2050, M. Kejriwal s’est positionné contre le recours à cette énergie. Quel que soit le nombre de ses élus, l’AAP a déjà réussi à bousculer le paysage politique.
Naïké Desquesnes
Journaliste. Avec la collaboration de Javed Iqbal à Bombay.
(1) Le BJP en a obtenu trente et un ; le Parti du Congrès, huit ; le parti sikh Shiromani Akali Dal, un ; le Janata Dal, un ; un « parti indépendant », un.