Le drame de la pauvreté des enfants

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La solidarité n’est pas un vain mot pour la grande majorité des Français : chaque année la collecte des banques alimentaires est favorablement accueillie, et les Restos du cœur font partie des causes favorites de nos concitoyens. Mais, en même temps, la proportion de ceux d’entre eux qui émettent des réserves à l’égard du revenu de solidarité active (RSA) tend à augmenter. Parce qu’ils estiment que l’aide sociale incite les personnes en situation de pauvreté à tendre la main plutôt qu’à la mettre à la pâte. Derrière la dénonciation de « l’assistanat », il y a l’idée que, si les pauvres sont pauvres, c’est un peu – voire beaucoup – de leur faute.

Les enfants pauvres, des victimes désignées

Supposons un instant que ce soit le cas. Cette accusation ne peut viser que les parents, pas les enfants. Ceux-ci n’ont pas choisi leurs parents, et quand ils viennent au monde, puis grandissent, ils ne portent aucune responsabilité dans la pauvreté qui est celle de leur foyer. La plupart du temps, naître dans une famille pauvre implique par la suite de grandir dans une famille pauvre, car sortir de la pauvreté est relativement assez peu fréquent (en 2015, selon Eurostat, plus des deux tiers des personnes en situation de pauvreté de France l’ont été au moins trois ans durant les quatre années précédentes).

Un peu comme pour l’alcoolisme, lorsque les parents sont pauvres, les enfants trinquent

Les 2,8 millions de jeunes mineurs ou d’enfants vivant dans des familles pauvres se trouvent majoritairement (51 %) dans des familles où au moins un adulte travaille. Mais le plus souvent pas assez (temps partiel), temporairement (intérim, CDD, contrat aidé) ou avec un revenu d’activité trop faible pour assurer aux membres de la famille un niveau de vie supérieur au seuil de pauvreté. Le problème est que la pauvreté, dès lors, risque fort de se transmettre en quelque sorte par héritage culturel. Un peu comme pour l’alcoolisme, lorsque les parents sont pauvres, les enfants trinquent. Car grandir dans une famille pauvre multiplie sensiblement la probabilité d’échec scolaire : dans un quart des cas, les jeunes issus d’une famille dont les parents sont sans diplôme sortent eux-mêmes de l’école en situation d’échec1. Les raisons en sont multiples : logement, faiblesse des revenus, faiblesse du niveau scolaire de la famille, absence d’information sur l’orientation, etc.

L’échec scolaire, facteur de chômage et d’exclusion

Cette absence de diplôme est de plus en plus un obstacle pour trouver un emploi durable, parce que les emplois accessibles sans diplôme soit se raréfient (un million d’entre eux a disparu entre 2008 et 2015 alors que les emplois accessibles aux seuls diplômés – cadres, professions intellectuelles ou professions intermédiaires – progressaient dans le même temps de 800 000), soit sont de mauvaise qualité (emplois temporaires ou à temps partiel contraint).

Comme une destinée, la pauvreté se transmet largement des parents aux enfants devenus adultes, par le lien de l’échec scolaire puis du marché du travail

Selon le bilan emploi-formation de l’Insee, en 2015, pour les jeunes sortis de l’école sans diplôme depuis 5 à 10 ans – un laps de temps qui permet de s’intéresser aux évolutions longues, et non pas aux situations conjoncturelles –, 47 % sont en emploi (dont 16 % à temps partiel subi), 23 % au chômage2, et 30 % inactifs, alors que, dans l’ensemble de la population des 25-49 ans qui disposent d’un diplôme, ces proportions sont respectivement de 84 % (emploi), 8 % (chômage) et 8 % (inactivité). Les jeunes non-diplômés qui ne trouvent pas d’emploi glissent peu à peu dans l’inactivité en prenant de l’âge, vivant alors de l’aide sociale ou de la « débrouille ». Bref, comme une destinée, la pauvreté se transmet largement des parents aux enfants devenus adultes, par le lien de l’échec scolaire puis du marché du travail.

L’égalité des chances mise à mal

En d’autres termes, pour les enfants ou jeunes mineurs vivant dans une famille pauvre, la pauvreté risque fort de devenir un héritage. La Déclaration des droits de l’homme proclame que nous naissons libres et égaux. Mais elle n’ajoute pas que, très vite, les nuages s’amoncellent sur ceux des enfants qui naissent dans une famille pauvre et qui deviennent de ce fait de moins en moins égaux aux autres.

En France, 16 % des jeunes de 15 à 34 ans ne sont ni à l’école, ni en emploi, ni en formation, contre 8 % en Suède

Puisque l’égalité des chances est mise à mal, le devoir de la société est de tout faire pour réduire cette inégalité qui risque d’aller en s’accroissant : logement décent, crèche accessible, soutien scolaire, participation des parents, orientation… La France est le pays qui dépense le plus dans le monde pour sa protection sociale (33 % du produit intérieur brut, qui mesure la richesse produite par les travailleurs). Elle devrait donc être celui dans lequel la lutte contre la pauvreté est la plus efficace. Ce n’est pas le cas : 16 % des jeunes de 15 à 34 ans ne sont ni à l’école, ni en emploi, ni en formation3, contre 8 % en Suède. Sur ce terrain, nous occupons la seizième place sur 28 au sein de l’Union européenne. Au Danemark, où la fréquence des familles monoparentales est à peu près de même importance qu’en France, le taux de pauvreté de ces familles est de 19 % contre 35 % en France. En Finlande, pays dont les habitants ont un niveau de vie moyen inférieur au nôtre, l’école permet quasiment à tous de réussir, alors qu’en France 15 % des jeunes en sortent sans rien.

Petite éclaircie en vue

Le nouveau gouvernement a fortement réduit le nombre d’enfants par classe dans les écoles primaires des zones d’éducation prioritaire et mit l’accent sur le soutien scolaire aux élèves en difficulté. C’est un pas en avant bienvenu. En outre, un nouveau délégué interministériel, Olivier Noblecourt, vient d’être nommé, avec comme objectif de veiller à la stratégie de lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes. Un deuxième pas en avant important, car ce nouveau délégué a fait ses preuves dans ce domaine à Grenoble. Mais, sur le plan budgétaire, l’effort principal du gouvernement consiste à gâter les riches à la fois pour qu’ils investissent et pour que leur réussite incite d’autres à se lancer dans l’innovation et la croissance. Ce faisant, il met les pauvres et leurs enfants à l’arrière-plan, alors qu’ils sont pourtant, eux aussi, sources de richesse potentielle… à la condition qu’ils disposent des atouts nécessaires.

Ne pas mettre en œuvre tout ce qui est possible pour que les enfants pauvres sortent par le haut de la nasse dans laquelle ils se trouvent, ne serait ni juste, ni intelligent. Emile Durkheim, le fondateur de la sociologie moderne, nous donne la clé de ces choix implicites. En 1893, il écrivait : « (…) Pour que les hommes se reconnaissent et se garantissent mutuellement des droits, il faut d’abord (…) que, pour une raison quelconque, ils tiennent les uns aux autres et à une même société dont ils fassent partie4. » Au fond, l’explication de ce peu d’intérêt porté jusqu’ici aux enfants pauvres s’explique sans doute parce qu’une partie de notre société ne tient pas aux pauvres, perçus comme des profiteurs et des fainéants. Olivier Noblecourt pourra-t-il changer cette donne ? On le souhaite de tout cœur, mais il aura vraiment fort à faire…

  • 1. Voir la récente publication de l’Insee, France, Portrait social, https://www.insee.fr/fr/statistiques/3197289. Le lien entre niveau de formation et pauvreté est fort : moitié des plus de 15 ans en situation de pauvreté sont dépourvus de tout diplôme (excepté le brevet des Collèges).
  • 2. Ce qui représente donc un taux de chômage de 33 % puisque ce dernier se calcule en rapportant les chômeurs aux seuls actifs (chômeurs + en emploi), soit ici : 0,23/(0,47+0,23).
  • 3. Ce qu’on appelle les « NEET » d’après les termes anglais (not in education,, employment and trading).
  • 4. Dans De la division du travail social, PUF, 1991, page 90.

Denis Clerc Fondateur d’Alternatives Economiques

Source Alter Eco 01/12/2017

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Histoire Le long combat pour la représentation du personnel

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Donner une voix aux salariés au sein de l’entreprise fut un combat permanent tout au long du XXe siècle. Les récentes réformes fragilisent plutôt les acquis de ces luttes.

En France, la démocratie peine à franchir les portes des entreprises. Il a fallu tout d’abord attendre 1884 pour que les syndicats soient autorisés. A l’époque, seuls quelques patrons chrétiens sociaux ou, plus rares encore, d’inspiration socialiste (comme Jean-Baptiste Godin, à Guise), soucieux de s’attacher un noyau d’ouvriers, organisent une représentation du personnel, pour instaurer ce qu’on appelle aujourd’hui un « dialogue social ». Jusqu’en 1936 néanmoins, des canaux d’expression des travailleurs sont peu à peu élaborés au niveau national. Patronat et gouvernement cherchent en effet alors à éteindre et prévenir les nombreux conflits sociaux qui émaillent la période.

Une élaboration laborieuse

Tout commence dans les mines, et plus spécifiquement dans le domaine de l’hygiène et de la sécurité au travail. La loi du 8 juillet 1890 y institue des délégués de sécurité « dans le but exclusif [d’]examiner les conditions de sécurité pour le personnel (…) et, d’autre part, en cas d’accident, les conditions dans lesquelles cet accident se sera produit ». Le secteur connaît en effet de graves accidents à répétition, souvent mortels. Par ailleurs, la dépression économique alors à l’oeuvre fait prendre conscience de l’importance de la « question sociale ». Dans les syndicats, les modérés sont souvent dépassés par des militants plus radicaux.

Il faudra cependant attendre 1917 pour qu’apparaissent les premiers délégués du personnel élus par atelier dans 350 établissements, travaillant dans leur grande majorité pour la défense nationale. Le but est d’éviter les conflits dans des activités stratégiques, à un moment où le pays connaît de nombreuses grèves et une montée du refus de la guerre. Après-guerre, ces délégués ne subsisteront cependant que dans une minorité d’entreprises.

C’est, enfin, à la suite du grand mouvement de grèves de mai-juin 1936 et des accords dits de Matignon qu’une loi institue des délégués du personnel dans les entreprises de plus de dix salariés. Ces derniers « ont qualité pour présenter à la direction les réclamations individuelles qui n’auraient pas été directement satisfaites, visant l’application des lois, décrets, règlements du code du travail, des tarifs de salaires et des mesures d’hygiène et de sécurité« . Les travailleurs vont s’emparer de cette opportunité en élisant massivement des délégués contestataires, qui animeront les luttes pour réévaluer les bas salaires et peser sur les conventions collectives alors en discussion. Le statut de ces délégués sera modifié par plusieurs décrets en 1938-1939 pour amoindrir le poids d’une CGT exécrée par le patronat.

Mais sous le régime de Vichy, pendant la Seconde Guerre mondiale, les syndicats et les délégués sont supprimés. La Charte du travail (1941) institue à la place des « comités sociaux » rassemblant des représentants de toutes les catégories de salariés (élus ou désignés, selon le choix du patron), animés par des cadres qui trouvent là un nouveau rôle social. Ce fut un succès, lié à leur réelle utilité : baptisés souvent « comités patates », ils centrèrent en effet le plus souvent leur activité sur le ravitaillement (cantine, groupement d’achats, jardins ouvriers), question cruciale en ces temps de pénurie aiguë.

Du consensus productiviste à la crise

A la Libération, syndicats et délégués du personnel sont rétablis dans leurs droits. Des comités d’entreprise sont créés dans les établissements de plus de 50 salariés (loi de 1946). Inspirés en partie des « comités sociaux » vichystes en ce qui concerne la gestion des « oeuvres sociales » de l’entreprise (cantine, colonies de vacances, etc.) en y ajoutant quelques avancées démocratiques. Les élus le sont sur des listes syndicales et doivent être informés des réalités économiques de l’entreprise. Le but étant, certes, de modérer leurs revendications, dans une période où un large accord règne alors entre le patronat, l’Etat et les syndicats (y compris la CGT) pour reconstruire le pays.

Un consensus productiviste qui se prolonge pendant toutes la période dite des Trente Glorieuses : une partie des gains de productivité se traduit par des hausses de salaires et des primes. En 1947, des comités d’hygiène et de sécurité (CHS), émanation du comité d’entreprise (CE), sont aussi créés, pour veiller à l’application de la loi et des consignes en ces domaines.

Les années 1970-90 voient éclater ce consensus. Les conditions de travail dans les usines taylorisées, où opère une majorité d’ouvriers spécialisés (OS), se sont aggravées. Le mécontentement grandit. Il explose en mai-juin 1968 et se prolonge dans les années 1970 avec de nombreuses grèves d’OS. L’Etat cherche alors à mieux intégrer les syndicats en reconnaissant la section syndicale d’entreprise et des délégués syndicaux dans les entreprises de plus de 50 salariés (loi de décembre 1968), qui peuvent signer des accords d’entreprise.

En 1982, les CHS deviennent comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), intégrant ainsi la problématique des conditions de travail. La même année, les lois Auroux renforcent la protection des délégués et soutiennent l’expression des salariés dans l’entreprise. En rendant obligatoires des négociations salariales annuelles dans les entreprises, elles promeuvent un dialogue reçu avec méfiance tant par le patronat (« une profonde et longue perturbation de la vie de l’entreprise », selon Yvon Chotard, le vice-président du CNPF, le Medef de l’époque) que par des fédérations syndicales de salariés. Ces dernières craignent que cela ouvre la voie, à terme, à la prééminence des accords d’entreprise sur les garanties protectrices des accords de branche, ce que l’on appelle aujourd’hui « l’inversion des normes ».

Depuis les années 1970, la priorité des politiques publiques est d’aider les entreprises dans la compétition internationale. De plus en plus souvent, les accords d’entreprise visent à faire admettre des reculs sociaux au nom de la compétitivité. Une loi de 2008 facilite la validation de tels accords pourvu qu’ils soient signés par des organisations syndicales représentatives1 ayant recueilli au moins 30 % des suffrages lors des dernières élections professionnelles. La loi travail de 2016 favorise le référendum d’entreprise tout comme les récentes ordonnances Macron, au nom d’une démocratie directe supposée plus proche des réalités de l’entreprise.

Par ailleurs, les employeurs présentent les institutions de représentation du personnel comme un poids ; ils cherchent donc à l’alléger. Leur tâche est facilitée par la division et la faiblesse syndicales (11 % de salariés syndiqués, 20 % dans le public, 9 % dans le privé) ainsi que par la difficulté à trouver des délégués dans les PME. Une succession de lois va instaurer la délégation unique du personnel (DUP), concentrant de plus en plus les compétences : délégation du personnel et délégation au comité d’entreprise dans les entreprises de moins de 200 salariés en 1993, puis une DUP incluant le CHSCT dans les entreprises entre 50 et 300 salariés après accord (loi Rebsamen de 2015). Les ordonnances Macron rendent, elles, obligatoires dans les entreprises de plus de dix salariés la fusion à l’horizon 2020 des trois délégations dans un comité social et économique. Elles facilitent également la négociation d’accords sans passer par des délégués syndicaux dans les entreprises de moins de 50 salariés. De quoi affaiblir encore les syndicats et, par là, une démocratie sociale qui reste à advenir.

Gérard Vindt

  • 1. La loi du 20 août 2008 change les règles : est « représentative » une organisation syndicale qui, entre autres conditions, est indépendante de l’employeur et a recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés aux élections professionnelles dans l’entreprise. Il ne suffit plus et il n’est plus nécessaire d’être affilié à l’une des cinq confédérations représentatives au niveau national (CGT, CFDT, FO, CFTC, CGC).

Source : Alternative Eco 29/11/2017

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L’Etat au régime Macron

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Source Le Canard Enchaîné 22/11/2017

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Harcèlement sexuel : « Dire “ tu aurais dû porter plainte ”, c’est encore mettre la faute sur les femmes »

A force de harcèlement verbal, Judith L. perd l’appétit, découvre « la boule au ventre permanente », les crises d’angoisse du dimanche soir avant de débuter une nouvelle semaine. JACQUES DEMARTHON / AFP

A force de harcèlement verbal, Judith L. perd l’appétit, découvre « la boule au ventre permanente », les crises d’angoisse du dimanche soir avant de débuter une nouvelle semaine. JACQUES DEMARTHON / AFP

A 26 ans, Judith L. a porté plainte pour harcèlement sexuel contre son supérieur hiérarchique. Sa plainte a été classée sans suite.

La lettre est restée posée sur la table quelques heures. Ce n’est qu’après deux cafés, un coup de fil à une amie proche, et « une bonne grosse crise d’angoisse » que Judith L. a pu l’ouvrir. « J’ai l’honneur de vous faire connaître que nous n’avons pas donné suite à votre plainte », disait la première ligne du courrier. La feuille est restée depuis dans le vide-poches à l’entrée de son appartement nantais. « Cela fait deux ans, déjà », soupire la jeune femme.

A 26 ans, Judith L. avait décidé de « franchir le pas », après trois années dans l’entreprise, et « quatre mois dans l’œil du cyclone », résume-t-elle. Tout avait pourtant bien commencé pour cette employée de banque : à la sortie de son master banque et assurance, la jeune femme décroche un premier contrat dans une prestigieuse enseigne française, rapidement transformé en CDI. L’ambiance de l’équipe est « bonne », se souvient-elle, « amicale sans trop l’être ». « Le scénario idéal », en quelque sorte.

« Au début, c’était “vous êtes très en beauté” »

Comme souvent dans les agences bancaires, il y a des rotations dans l’équipe. Deux ans après la prise de poste de Judith L., un nouveau supérieur hiérarchique est nommé. « Les premiers mois, il était plutôt discret, même si sa manière de regarder les femmes de l’équipe était déjà très appuyée », raconte la salariée. Les « petites réflexions » ne commencent qu’au bout de six mois. « Au début, c’était “vous êtes très en beauté”, ou “joli, ce rouge à lèvres”, et “vous avez fait quelque chose à vos cheveux” », raconte Judith L.. Puis les « j’aimerais avoir une jolie plante comme vous pour décorer mon intérieur », ou encore « avec une bouche comme la vôtre, pas étonnant que les clients soient captivés ».

Leur nombre et leur fréquence augmentent au fil des semaines. « Il s’arrangeait toujours pour les faire quand on se croisait dans un couloir, sans témoin », explique la jeune femme, qui dit avoir « ressenti de la gêne, mais aussi le sentiment d’être un peu parano ». Après tout, autour d’elle, personne ne se plaint.

Elle sent pourtant progressivement qu’elle est devenue « la cible ». Un matin, devant la machine à café, elle ose lui répondre : « Si on pouvait parler plus de travail que de mon physique, tout le monde s’en porterait mieux. » Il la « fusille du regard », se penche pour attraper son gobelet de café, et « effleure [son] bras » au passage. « Vous croyez quand même pas que vous allez vous débarrasser de moi aussi facilement », rétorque-t-il.

« Un prédateur »

Judith L. perd l’appétit, découvre « la boule au ventre permanente », les crises d’angoisse du dimanche soir avant de débuter une nouvelle semaine. La jeune femme en parle à quelques amis qui lui trouvent « une petite mine ». Certains lui disent que ça va passer, qu’il faut « se faire discrète, dans un coin ». Deux amies lui disent d’aller au commissariat. Judith L. y songe, mais « la trouille de perdre [son] boulot est trop forte ». D’après les associations qui aident les victimes de harcèlement sexuel au travail, 95 % des femmes qui dénoncent les faits perdent leur emploi ? soit en partant d’elles-mêmes, soit en étant poussées vers la sortie par leur hiérarchie.

Il aura fallu « le déclic ». Un matin où Judith L. arrive tôt au travail, il est déjà là, seul dans les locaux. Il sort de son bureau pour la saluer. « Instantanément, j’ai senti mon sang se figer, j’avais la certitude d’être enfermée avec un prédateur », explique Judith L. « Si tu es aussi consciencieuse dans ton travail qu’à sucer des bites, on a bien fait de t’embaucher », lui dit-il d’une voix douce. La jeune femme part en courant s’enfermer aux toilettes. L’après-midi, son médecin traitant la met en arrêt maladie.

Un mois plus tard, Judith L. envoie une lettre de démission. « Je m’en veux aujourd’hui d’avoir craqué, mais l’idée de remettre un jour les pieds dans ce bureau me rendait malade », se rappelle la jeune femme. Ce n’est que quelques semaines plus tard qu’elle ira faire un dépôt de plainte pour harcèlement sexuel, elle qui se retrouve « sans ressource du jour au lendemain ». Le policier est « plutôt compatissant », grogne à plusieurs reprises « quel gros con ». Elle a le sentiment d’être « prise au sérieux ».

« On aurait dû faire différemment »

Pas assez de preuves pourtant. Jamais l’homme n’a été accusé par d’autres femmes. Jamais il n’y a eu de témoins de leurs échanges. Jamais elle n’a dénoncé son attitude à d’autres personnes de la hiérarchie. « C’est sa parole contre la vôtre, ce n’est pas assez », lui explique l’avocat qu’elle a contacté pour l’aider dans sa démarche. « En gros, on nous dit toujours qu’on aurait dû faire différemment », résume la jeune femme.

Alors, « il a fallu renoncer ». Et surtout « tenter de se reconstruire en sachant que lui ne serait pas condamné pour ce à quoi il m’a condamnée : la peur, la solitude, la perte de confiance », reprend Judith L..

Depuis quelques jours, la Nantaise regarde régulièrement les réseaux sociaux. Dans la lignée de l’affaire Weinstein, d’un reportage sur le harcèlement sexuel au travail diffusé par France 2, la parole des femmes s’y est libérée, sous plusieurs hashtags comme #balancetonporc ou #moiaussi. Les commentaires en réaction, eux, sont souvent virulents. « Pour résumer, quand on ne dénonce pas et qu’on se tait, on est des connes, quand on l’ouvre sur Twitter, on est connes, voire mythomanes », résume Judith L., qui a préféré « ne pas écrire pour ne pas risquer d’être jugée ».

« Pas bien, pas assez, pas ce qu’il faut »

Mais « le pire » pour la jeune femme reste ceux qui accusent les femmes d’« accepter leur sort en n’allant pas porter plainte ». « A ceux qui disent d’aller porter plainte, avez-vous déjà essayé de le faire ? », demande Judith L. Car « dire “tu aurais dû porter plainte”, c’est encore mettre la faute sur les femmes », c’est dire qu’elles « ne font pas bien, pas assez, pas ce qu’il faut ».

Judith L. dit comprendre toutes celles qui n’engagent pas de poursuites. « Quand on est déjà mal, se lancer là-dedans est une épreuve immense, se rappelle la jeune femme. Surtout quand le harcèlement sexuel est aussi difficile à faire reconnaître. » Si le nombre de plaintes est stable – environ un millier par an –, les condamnations restent rares, moins d’une centaine chaque année.

A 28 ans, Judith L. a changé de carrière, travaille désormais avec des enfants. Elle se sent « chanceuse » d’avoir retrouvé un « travail où le climat est apaisé ». Si c’était à refaire, elle « redéposerait plainte, parce qu’il ne faut surtout pas baisser les bras, et que c’est à force de plaintes sans suite qu’on montre aussi le problème ». « Qu’on en fasse un combat de société », ose-t-elle. Mais « avant d’arriver à cela, il faut déjà commencer par respecter tous les témoignages », dit celle qui a le sentiment qu’« on en est loin ».

Charlotte Chabas

Siurce ; Le Monde 17/10/2017

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Le chômage tue plus que les accidents de la route en France

Une étude de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) estime qu’entre 10000 et 14000 décès par an sont imputables au chômage. Un chiffre alarmant, véritable enjeu de santé publique, qu’il convient d’analyser.

« C’est un problème de santé publique » déclarait en Mai 2016, Pierre Meneton, chercheur à l’Inserm, dans le journal Libération. Une cause de mortalité majeure dont le chiffre nous fait osciller entre la nausée et le vertige : 10000 à 14000 décès par an. À titre de comparaison, les accidents de la route emportent 3500 personnes chaque année. On aurait presque tendance à l’oublier, tant elle est analysée et commentée, mais derrière la courbe du chômage se cache une réalité, celle de millions de personnes en détresse.

Des maladies cardiovasculaires.

Les raisons de ce taux de mortalité élevé sont multifactorielles et concernent autant la santé mentale que la santé physique. En effet, le rapport souligne que le non-emploi accentue certaines habitudes de vie et de consommation : depuis le tabagisme à l’alcool, une mauvaise alimentation (par manque de moyens), la sédentarité, le tout accroissant le risque de contraction de maladies cardiovasculaires. Les chercheurs ont également constaté un risque important de rechute de cancer en situation de chômage et invitent les médecins généralistes à considérer les patients en situation de non-emploi comme une population à risque. « Pour les personnes en situation de chômage, le risque d’accident vasculaire cérébral et d’infarctus est augmenté de 80% au regard des actifs, pour les hommes comme pour les femmes » déclare les chercheurs d’une étude du CESE (Conseil économique social et environnementale).

Le suicide et le chômage, un rapport de cause à effet méconnu

Longtemps perçu, sous le prisme du romantisme, comme l’acte individuel par excellence, le suicide entre dans le champ du fait social à la suite de l’étude sociologique d’Emile Durkheim, en 1897. Au terme de ses recherches, Durkheim constate en effet que : « Le taux de suicide varie en raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu ».

Un siècle plus tard, la crise économique de 2008 entraîne un grand nombre de licenciements, dans un même temps, on constate également une augmentation du taux de suicide. Une autre étude de l’Inserm est, à ce propos, très parlante et permet de se faire une idée précise de cette triste corrélation. Dans le bulletin épidémiologique hebdomadaire du 6 janvier 2015, les chercheurs en arrivent à cette conclusion : quand le taux de chômage grimpe de 10 %, celui du suicide, lui, augmente de 1,5 %. L’Inserm estime donc que la hausse du chômage, relative à la crise qui a frappé la France de 2008 à 2010, a entraîné au moins 500 suicides. L’institut de recherche explique que : « Par ailleurs, le contexte plus global de crise économique, caractérisé entre autre par une morosité et des perspectives à la baisse sur le marché du travail peut aussi être à l’origine de craintes de pertes d’emploi et donc de crises psychiques à l’origine de suicides ».

La stigmatisation, au cœur de ce fléau

C’est un leitmotiv aussi récurrent que délétère, « le chômeur serait un assisté qui profite de la providence de la France », cet État candidement magnanime. Résultat de cette désinformation politique, le chômeur est montré du doigt, considéré comme seul responsable de sa situation en dépit d’un chômage avant tout structurel. Pour Gilles de Labarre, président de Solidarités nouvelles, cette stigmatisation des chômeurs est « une double peine » infligée à ces personnes souffrant déjà d’une situation économique difficile, mais qui, non content de devoir compter leurs sous au centime près, se voient juger sans concessions sur la place publique.

Ginette Herman, psychologue spécialisée dans la psychologie sociale, analyse dans son ouvrage Travail, chômage et stigmatisation, les conséquences de ce procès d’intention. Elle y affirme que le non-emploi entraîne de l’anxiété, une baisse de l’estime de soi et de la satisfaction. Elle met également en lien ces troubles psychiques avec le regard d’autrui. La psychologue belge estime ainsi que la stigmatisation du groupe sur l’individu se répercute sur l’image que l’individu se constitue de lui-même, faisant naître alors un sentiment d’auto-stigmatisation. De plus, l’accès à un travail confère un certain statut social à l’individu. Un statut donc est privé le demandeur d’emploi.

Un effet pervers

On reproche régulièrement aux personnes sans emploi de ne pas faire les efforts nécessaires pour améliorer leurs situations, mais le problème réside justement dans cette situation de non-emploi. Avec tous les troubles psychologiques qu’elle entraîne, la situation de non-emploi prolongée diminue les possibilités pour l’individu de retrouver un travail. En effet, différentes études soulignent que le chômage, en longue durée, ébranle la motivation et l’envie d’entreprendre. Le chercheur d’emploi rencontrera de plus en plus des difficultés à adopter l’attitude adéquate face à un employeur. En résumé, plus une personne est au chômage, plus elle souffre psychologiquement (consciemment ou non) et plus cette souffrance psychologique est vive, plus les chances de retrouver un emploi s’amoindrissent. Pour certains d’entre eux, au bout de ce labyrinthe sans issue, il y a le suicide.

A la lumière de ces éléments, il sera important de suivre avec attention la future réforme du chômage prévu par le gouvernement pour le mois de septembre. Le chômage n’est pas qu’un sujet de plus visant à alimenter les débats de coin de table, il est un fait de société causant souffrance, divorces, destruction familiale, précarité et parfois la mort. Espérons que cette réalité, aussi sordide soit-elle, vienne influencer les technocrates du gouvernement lorsque l’heure viendra pour eux d’apposer leurs seings au bas d’une loi qui déterminera le sors de six millions de personnes car nous pouvons l’affirmer sans trembler des jambes : là où il passe, le chômage tue.

T.B.

Source Mr Mondialisation 07/09/2017