Inde. Les enfants sont voués à mourir

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La mort atroce de 85 enfants à l’hôpital universitaire Baba Raghav Das, à Gorakhpur dans le nord-ouest du pays], reflète avec justesse ce que nous sommes devenus : une nation dépourvue de tout pragmatisme, de toute décence et de toute compassion. Car il faut cumuler plusieurs manquements politiques et administratifs pour que des enfants meurent privés d’oxygène. Il faudra trouver les personnes responsables. Mais ce drame est aussi le procès de notre indépendance, de ce que nous en avons fait, du genre de population que nous sommes devenus et de l’échelle des valeurs sur laquelle nous nous plaçons.

Cet épisode nous plonge dans l’abattement, car il nous rappelle que les enfants pauvres de notre république sont en partie voués à mourir à cause de nos choix. Les enfants sont voués à mourir, car dans cette république nos priorités ne sont pas les bonnes.

La crise du système de santé indien n’est un secret pour personne. Et malgré tout, elle ne suscite aucune colère dans l’opinion publique, ne mobilise pas notre intelligence collective et n’émeut pas nos consciences. Les enfants sont voués à mourir, car, même face au tragique, nous trouvons toujours une excuse pour ressasser de fausses querelles. Le deuil n’a pas sa place en Inde, où la récrimination est reine. Personne ne s’attarde sur ce qui a été perdu. Personne ne consacre un seul instant au vide béant que laissent ces disparitions.

Au contraire, ce vide sera immédiatement comblé par le cocktail habituel – revendications, clivages, distractions – qui a précisément mené à la tragédie.Les enfants sont voués à mourir en Inde, car régler des comptes ancestraux et entretenir les rancœurs épuise nos ressources sociales, politiques et affectives.

La véritable individualité de nos citoyens, les enfants qui ont un avenir, les parents pleins d’espoir, tout cela est éclipsé par des batailles plus abstraites et meurtrières qui opposent divers groupes et clans. Le poids mort d’une vie politique prise au piège du passé voile les souffrances du présent.

Les enfants sont voués à mourir, car les structures incarnant la réalité sont anéanties. Au lieu de nous permettre de comprendre pleinement notre contexte, elles dissimulent tématiquement la réalité. Elles assouvissent notre appétit pour les faux combats qui mêlent le bruit et la fureur, mais dont l’unique effet est d’isoler les citoyens les uns des autres.

Les enfants sont voués à mourir, car, en Inde, le mal reste structurel. Ce mal sournois est profondément ancré dans la structure des privilèges, il marginalise les pauvres et les rend invisibles, au point que nous pouvons pour suivre notre vie confortablement, en toute innocence. La réalité brutale de la violence économique tourne en dérision nos platitudes constitutionnelles sur la liberté et l’égalité.

Les enfants sont voués à mourir, car l’Inde excelle dès qu’il s’agit de manifester et d’intervenir épisodiquement. Pour une mission ponctuelle, si c’est une exception, rien n’est trop ambitieux pour ce pays. Mais l’Inde est incapable d’institutionnaliser des mécanismes quotidiens au sein de l’État. Elle est incapable de mettre en œuvre de petits actes de coopération. Il y a aussi en Inde une banalité du mal. Le mal est tenace, car il est le résultat de petits dysfonctionnements accumulés.

Les enfants sont voués à mourir, car la force du symbolisme et du prestige prend encore le pas sur le factuel et le scientifique. Pour éradiquer tous les cas d’encéphalite [qui est la maladie la plus répandue dans la région] à Gorakhpur, un énième institut de recherche dysfonctionnel sera créé, au lieu de mobiliser les connaissances existantes.

Les enfants sont voués à mourir, car la population n’est pas soudée, il n’y a qu’un long défilé de prestataires, de bureaucrates et de techniciens qui tentent d’intervenir dans des contextes où il n’existe pas de communauté locale : Gorakhpur n’est pas un espace partagé et ne désigne pas un groupe maîtrisant plus ou moins son destin. En un sens, l’indépendance nous a condamnés non à la liberté, mais à une fatalité d’autant plus accablante, d’autant plus insidieuse qu’elle porte le vernis de la légitimité démocratique.

Sur notre échelle des valeurs, le savoir s’incline devant le déni, la connaissance de soi capitule devant la piété et l’arrogance négligentes, le détachement laisse place au péché véniel, la liberté d’esprit est remplacée par la conformité et, surtout, la compassion plie face au mépris. Si nous nous regardons dans le miroir de Gorakhpur pour déterminer qui nous sommes devenus, le reflet n’est pas beau à voir. Mais même si nous laissons le passé dans le passé et que nous nous tournons vers l’avenir, la réponse n’est pas plus réconfortante. Il est très probable qu’au cours des prochains mois, les préparatifs politiques et judiciaires liés à la construction d’un temple en l’honneur du dieu Rama s’intensifieront.

Il est improbable que ce soit un monument dédié à la karuna – la compassion. Ce sera plutôt un monument consacré à notre narcissisme collectif, à notre envie de batailler et de diviser. C’est un fol espoir, mais il serait réellement extraordinaire, après la tragédie de Gorakhpur, qu’un hôpital et non un temple soit construit à Ayodhya (une revendication des nationalistes hindous proches du Premier ministre, Narendra Modi). C’est un fol espoir que ce site parvienne à symboliser notre capacité à surmonter tout ce qui nous freine : la distraction, les divisions et la dissimulation qui entravent la dignité.

L’Inde a 70 ans. C’est une jeune nation. Mais chaque minute compte, car elle vieillit rapide ment. Peut-être sera-t-il bientôt “trop tard”. Martin Luther King a écrit : “Nous devons admettre que demain est aujourd’hui. Nous sommes confrontés à l’urgence implacable du présent. Face à l’énigme perpétuelle que sont la vie et l’histoire, on peut arriver ‘trop tard’ sur les os blanchis et les vestiges amoncelés de nombreuses civilisations, on trouve souvent ces mots pathétiques : ‘trop tard’. ” Après le drame de Gorakhpur, une question se pose : à 70 ans, est-il trop tard pour que l’Inde retrouve non pas une gloire artificielle, mais simplement son humanité ?

Pratap Bhanu Mehta

Source The Indian Express Bombay  15/08/2017<
traduction Courrier International 24 août 2017.

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