L’Unicef dénonce l’exploitation des migrants mineurs dans les « jungles » françaises

 Dans la « jungle » de Calais, les 6 et 7 avril. Sarah AlcalayL pour Le Monde

Dans la « jungle » de Calais, les 6 et 7 avril. Sarah AlcalayL pour Le Monde

Violés, contraints de se prostituer, de voler, d’accomplir des corvées quotidiennes dans les camps ou d’aider à faire monter des migrants dans les camions… Les mineurs non accompagnés qui campent à Calais (Pas-de-Calais), Grande-Synthe (Nord) et dans cinq petites jungles voisines sont la proie des passeurs. Signataire de la Convention internationale des droits de l’enfant, la France leur doit pourtant assistance et protection.

Trois sociologues ont passé quatre mois sur le littoral de la Manche et dans le Calaisis, explorant les campements jusqu’à Cherbourg (Manche). Ils y ont réalisé des entretiens approfondis avec 61 jeunes venus seuls d’Afghanistan, d’Afrique subsaharienne, d’Egypte, de Syrie ou du Kurdistan.

Commandé par le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), leur travail permet de comprendre qui sont ces quelque 500 enfants et adolescents (dont douze ont moins de 14 ans et même trois moins de 12 ans), comment ils sont arrivés et dans quelles conditions ils survivent.

Cinq euros la passe

Sur le littoral du nord de la France, la situation est extrêmement difficile. « Pour trouver une place à Norrent-Fontes [Pas-de-Calais] ou Stenvoorde dans le département du Nord [deux des petits campements plus « humains » que Calais], le droit d’entrée est de 500 euros », dit Alexandre Le Clève, un des auteurs de l’enquête. A Calais, certains jeunes Afghans paieraient aussi 100 euros comme droit d’entrée pour obtenir une place et la protection d’un passeur.

Les chercheurs ont mis à jour le système qui permet aux mineurs désargentés de s’installer malgré tout dans un campement et de passer au Royaume-Uni. « Les entretiens avec les jeunes filles éthiopiennes, érythréennes ou kurdes ont permis d’identifier un échange de services sexuels contre la promesse d’un passage outre-Manche ou en vue d’accéder à certains terrains », rapporte Olivier Peyroux, coauteur de l’enquête.

« A Norrent-Fontes ou à Steenvoorde, des hommes et quelques filles ont abordé le sujet », insiste le sociologue. C’est le cas de Yohanna, citée comme une « jeune de 16 ans qui cache son âge » parce qu’elle craint de se retrouver placée dans un foyer pour mineurs loin de la côte. « On est trente sous les tentes, a-t-elle expliqué. Quand on n’a plus d’argent, on s’arrange. »

Le travail des sociologues révèle que des femmes sont conduites des jungles des Hauts-de-France à Paris pour se prostituer avant d’être ramenées vers la côte et remplacées par d’autres la semaine suivante. Une vingtaine d’entre elles se prostitueraient aussi dans les bars de la jungle pour cinq euros la passe.

Travailler pour rembourser

Pour les garçons, ultra-majoritaires, la situation n’est pas plus enviable. Dans les jungles où l’on manque de tout, les corvées qui leur échoient sont nombreuses. Aller chercher l’eau, attendre aux douches pour le compte d’une tierce personne, faire la lessive, jouer le guetteur sur les aires contrôlées par les passeurs, faire monter les migrants dans les camions vers le Royaume-Uni… Les auteurs de l’enquête ont listé au fil de leurs entretiens toutes ces tâches auxquels certains sont contraints pour espérer un passage à leur tour.

Les chercheurs notent que d’autres empruntent de l’argent pour payer leur passage, « ce qui fait craindre une exploitation économique une fois qu’ils sont passés outre-Manche », rappelle Olivier Peyroux, qui a souvent entendu ces adolescents expliquer qu’ils travailleront pour rembourser.

C’est le cas d’Akar, un jeune Kurde irakien qui doit 9 000 euros à son frère coiffeur, qui vit au Royaume-Uni, ou de Zoran, kurde lui aussi, qui a une dette de 5 000 euros envers son père, resté en Iran.

Commanditaire de cette étude, le directeur de l’Unicef France, Sébastien Lyon, s’alarme de cette situation et demande en urgence « la création de lieux de protection spécifique pour mineurs, où ils seraient accueillis de manière inconditionnelle. Parce qu’il est grave que ces adolescents n’aient aucune idée de leurs droits en France », insiste-t-il.

Les foyers ne répondent pas aux besoins des adolescents

Ces lieux de « protection » ne peuvent selon lui qu’être installés sur place, sécurisés et réellement dédiés aux mineurs non accompagnés du Pas-de-Calais, du Nord, de la Manche et même au sein du futur campement humanitaire envisagé à Paris.

Les efforts faits par France Terre d’Asile, dont les maraudes ont permis de mettre à l’abri 1 403 jeunes en 2015, se sont soldés dans 84 % des cas par des fugues. Trop éloignés de la jungle de Calais, les foyers ne répondent pas aux besoins des adolescents. Et, dans les autres départements étudiés par les deux chercheurs, qui sont allés jusqu’à Cherbourg, l’offre est encore moindre.

La France ne respecte donc pas la Convention des droits de l’enfant. Pas plus qu’elle n’a réellement donné suite au jugement du Conseil d’Etat du 23 novembre 2015, qui l’enjoignait « de procéder au recensement des mineurs isolés en situation de détresse et de se rapprocher du département du Pas-de-Calais en vue de leur placement ».

Pas plus qu’elle n’a entendu le dernier avis du Défenseur des droits, le 20 avril, demandant une mise à l’abri des mineurs sur le site. Autant de prises de paroles qui rappellent que la simple présence d’un enfant dans la « jungle » justifie sa protection et sa mise à l’abri.

Mercredi 15 juin, les dix associations les plus présentes sur les jungles ont signé un communiqué commun s’inquiétant que « l’Etat et le Conseil départemental du Pas-de-Calais ne semblent pas du tout avoir pris la mesure de la gravité et de l’urgence de la situation et ne peuvent abandonner ces enfants qui ont fui la guerre et l’horreur ». Eux aussi demandent la mise en place de structures adaptées en urgence.

Assurer un revenu à la famille

L’Etat a préféré mettre l’accent sur la procédure de regroupement familial, autorisant quelques dizaines de mineurs dont la famille très proche vit outre-Manche à gagner légalement le Royaume-Uni. Plusieurs dizaines de dossiers sont ouverts, quelques jeunes ont rejoint leur famille, mais le processus est très lent et les sociologues sont convaincus que ces cas portés par la France ne feront pas avancer la cause de la majorité de jeunes échoués là.

Ils évaluent leur nombre à 500 au moment où ils ont enquêté. Compte tenu des passages outre-Manche, plus d’un millier d’adolescents séjournent dans le nord de la France au cours d’une année.

Conçu comme un outil pour les pouvoirs publics, qui méconnaissent ces jeunes migrants, le travail de l’Unicef s’intéresse aussi à leur histoire. « Si je prends l’exemple des jeunes Afghans, les plus nombreux sur les sites, puisqu’ils seraient entre 100 et 200 à Calais, ils sont souvent envoyés par le père pour rejoindre, au Royaume-Uni, un oncle qu’ils connaissent à peine. Il s’agit de les mettre à l’abri de l’enrôlement et d’assurer un revenu à la famille restée au pays », rappelle Olivier Peyroux.

Les deux universitaires ont observé que beaucoup d’entre eux n’arrivent pas à sortir de cette mission qui leur est confiée. Aussi, ils vivent les violences de Calais, après celles qu’ils ont souvent déjà connues sur la route, comme une sorte de fatalité.

L’enquête permet aussi de comprendre que Paris fonctionne comme une base arrière où ces migrants mineurs reviennent, soit pour repartir vers un autre port transmanche, soit pour aller vers le nord de l’Europe via l’Allemagne et le Danemark, soit simplement pour gagner de l’argent. Autant d’informations que Sébastien Lyon livre aujourd’hui aux autorités en espérant qu’elles contribuent à améliorer la prise en charge des mineurs isolés par la France.

Maryline Baumard

Source : Le Monde 16/06/2016

Voir aussi : Actualité France Rubrique Politique, Politique de l’immigration, Perdre la raison face aux barbelés, rubrique Société, Justice,

Le publireportage menace l’info à Canal +/I télé

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Communiqué Du SNJ-CGT
Le publireportage menace l’info à Canal +/I télé

Le 1er juin 2016, dans un entretien avec Olivier Ravanello, président de la Société des journalistes de Canal +/I Télé, Serge Nedjar, (déjà directeur général de Direct Matin et président de la régie publicitaire du groupe !) récemment nommé directeur d’I-télé par Vincent Bolloré, déclarait envisager de ne pas renouveler une cinquantaine de CDD, soit prés du tiers des effectifs d’I-Télé, et vouloir maximiser les recettes de la chaîne en « faisant rentrer des programmes pour les sponsors », en faisant du « partenariat », en « vendant de la pub », et en « faisant des patrons en interview ».

Le président de la SDJ lui ayant rappelé que les journalistes d’I-Télé ne pouvaient déontologiquement s’associer à des publireportages, Serge Nedjar a répliqué en substance qu’ils n’auraient pas le choix, qu’ils allaient devoir s’adapter et qu’en presse écrite, les journalistes qui résistaient se retrouvaient au chômage. Or selon une des chartes de déontologie des journalistes professionnels, tout journaliste digne de ce nom « refuse et combat, comme contraire à son éthique professionnelle, toute confusion entre journalisme et communication ».

Le 1er juin dernier, questionné par la commission culture de l’Assemblée Nationale sur la censure d’un documentaire sur le Crédit Mutuel en mai 2015 dans l’émission Spécial investigation, Maxime Saada, directeur général du groupe Canal + avait affirmé : « Il n’y a jamais eu aucune censure, aucune instruction d’où qu’elle vienne (…) En réalite? il n’y a aucun fait précis, concret, sur la censure, qui ait été démontré ».

En mai 2015, l’enquête sur le Crédit Mutuel, banque partenaire de Vincent Bolloré, avait bien été déprogrammée par la direction de Canal +. L’enquête n’a jamais été reprogrammée.

Le 16 septembre 2015, devant les délégués du personnel, Elodie Bouvet Lustman, directrice des affaires sociales chez Canal + élargissait officiellement la censure, annonçant que toute mise en cause de « partenaires actuels ou futurs » du groupe serait désormais proscrite : « La direction tient avant tout à défendre les intérêts du Groupe CANAL+ et estime qu’il est donc préférable d’éviter certaines attaques frontales ou polémiques à l’encontre de partenaires contractuels actuels ou futurs ».

Plus généralement, depuis l’arrivée de Vincent Bolloré à la tête de Canal +, les choix imposés par la direction concernant l’information posent de nombreuses questions quant au respect de l’indépendance des rédactions des différentes chaînes du groupe. Une situation sans précédent, depuis la création de la chaîne cryptée en 1984.

Les journalistes de I-Télé ou Canal + continueront à respecter les chartes de déontologie qui régissent leur profession. Le SNJ-CGT apporte tout son soutien aux salariés du groupe Canal+ et se tient à leurs côtés pour résister aux ingérences de leur direction.

Montreuil, le 07/06/2016

 

Syndicat national des journalistes CGT 263, rue de Paris – Case 570 – 93514 Montreuil CedexTe?l.: 01 55 82 87 42 – Te?le?copie : 01 55 82 87 45 – Courrier e?lectronique : snj@cgt.fr – site Internet : www.snjcgt.fr

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Médias, La presse à l’heure des purges et des publireportages, rubrique Politique, rubrique Société, emploi,

La France promeut l’arbitrage privé du Tafta au sein même de l’Europe

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La France, hérault de la lutte pour un Tafta plus équitable et contre des tribunaux privés au service des multinationales ? Cette image que le gouvernement tente de renvoyer depuis quelques semaines risque d’être mise à mal par un document confidentiel consulté par Le Monde, dans lequel un groupe de cinq pays européens, dont la France, propose l’instauration d’une juridiction d’exception européenne au service des entreprises souhaitant attaquer les décisions des Etats.

Ce document de travail rédigé par la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Finlande et les Pays-Bas, obtenu par le réseau militant Seattle to Brussels, a été transmis le 7 avril au Conseil des ministres européens. Il répond à l’offensive lancée à l’été 2015 par la Commission européenne pour abroger les quelque 200 traités d’investissement bilatéraux toujours en vigueur entre les « anciens » et les « nouveaux » Etats-membres de l’Union européenne, issus des élargissements récents.

L’institution bruxelloise juge ces accords non seulement inutiles – car le marché unique a déjà uniformisé les règles d’investissement entre les Vingt-Huit –, mais surtout incompatibles avec le droit européen – car générateurs de discriminations entre eux.

Menacés plus ou moins directement de sanctions par la Commission pour avoir conservé ces traités obsolètes, conclus dans les années 1990, ces cinq pays se disent prêts à les abroger, à condition qu’un nouveau régime harmonisé de protection des investissements leur succède.

« Ni utile ni nécessaire », disait la France

Et c’est là que le bât blesse. Car le quintet ne se contente pas de réclamer un cadre législatif clarifié. Il souhaite sauver le mécanisme de règlement des différends investisseurs-Etats, une juridiction arbitrale privée vers laquelle les entreprises peuvent se tourner en lieu et place des tribunaux nationaux. Plus connu sous son acronyme anglais ISDS (investor-state dispute settlement), ce système est l’un des volets les plus controversés du traité transatlantique Tafta/TTIP, en négociation entre l’UE et les Etats-Unis.

Pourquoi conserver un tel système arbitral hors-sol, dont les sentences jugées contraires au droit européen se sont multipliées au cours des dernières années ? Pourquoi ne pas profiter de cette remise à plat pour se débarrasser de ce mécanisme que la France avait qualifié l’an passé de « ni utile ni nécessaire » dans le cadre des négociations transatlantiques ?

L’argumentaire déployé ressemble à celui adressé par le lobby européen de l’industrie Business Europe à la Commission européenne en février, comme le souligne Seattle to Brussels. Le maintien de l’ISDS serait justifié par le fait que « les systèmes judiciaires nationaux peuvent susciter des préoccupations en termes de lenteur des procédures, de qualité du système judiciaire et de perception de l’indépendance judiciaire », de même que les « administrations publiques » et les « environnements d’affaires » de certains Etats-membres. Les nouveaux entrants d’Europe centrale et orientale, indirectement pointés du doigt, apprécieront.

Autre argument déployé dans le document : si les Européens renonçaient à de tels mécanismes en interne, « il serait d’autant plus difficile de plaider en [leur] faveur » dans les négociations commerciales en cours avec leurs partenaires extérieurs, tant avec les pays en développement qu’avec les Etats-Unis. Pire : cela pourrait créer « un avantage compétitif pour les investisseurs étrangers », qui bénéficieraient d’une meilleure protection sur le sol européen que leurs homologues européens.

Un arbitrage vraiment amélioré ?

Au niveau institutionnel, la France et ses partenaires veulent officiellement saisir l’occasion pour mettre en oeuvre l’« investment court system » (ICS), un ISDS nouvelle version élaboré fin 2015, que l’Europe essaie d’imposer aux Etats-Unis dans les négociations transatlantiques. Celui vise à muscler les garde-fous contre les dérives du système arbitral, qui menace parfois les politiques publiques sanitaires ou environnementales des gouvernements au nom de la « protection des investissements ».

Problème : plutôt que de créer une nouvelle cour permanente ex nihilo où ils auraient les mains libres, le groupe des cinq privilégie la rapidité en suggérant d’adosser le futur mécanisme à la Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye. Or, d’après Florian Grisel, chercheur spécialiste de l’arbitrage international à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, aucun des grands principes de l’ICS ne saurait trouver sa place dans cette institution au cadre très contraint : impossible de substituer aux arbitres ad hoc des juges permanents réputés plus impartiaux, de leur interdire d’exercer en parallèle des activités d’avocat, de renforcer leurs règles d’éthique pour limiter les conflits d’intérêts, et encore moins d’instaurer un mécanisme d’appel des décisions. « Il est donc possible que cela ne change absolument rien au système actuel d’ISDS », souligne l’universitaire.

« Peut-être que cette voie sera trop compliquée », reconnaît-on timidement au Quai d’Orsay, sans pour autant s’avouer vaincu. Pour la France, il est de toute façon « trop tôt » pour savoir si ces exigences seront techniquement applicables, et politiquement acceptables pour les Vingt-Huit.

Maxime Vaudano

Source : Le Monde (Les décodeurs) 19/05/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Politique, Affaires, rubrique Société, Citoyenneté, Justice, rubrique UE, Commission la finance aux manettes, rubrique Economie, rubrique Rencontre, Susan George : « La ratification du Tafta serait un coup d’État, ON Line, les sociaux démocrates valident, en douce, les tribunaux d’arbitrage,

« La doctrine de maintien de l’ordre a changé. L’objectif est maintenant de frapper les corps »

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Le « maintien de l’ordre à la française » connaît une nouvelle phase dans son évolution depuis 1995 avec la généralisation de l’usage des lanceurs de balle de défense et la multiplication des mutilations. Rarement condamnés, les policiers responsables des tirs évoluent dans une relative impunité, allant de pair avec la dureté de la répression des mouvements contestataires.

Pierre Douillard-Lefèvre a été mutilé par un tir de lanceur de balle de défense (LBD) en 2007 quand il était lycéen. Aujourd’hui étudiant en sciences sociales, il vient de publier un essai édifiant sur l’armement répressif du maintien de l’ordre : L’Arme à l’œil, aux éditions Le Bord de l’eau. Il a été « interdit de séjour » le 17 mai à Nantes.

 

Pierre Douillard-Lefèvre

Pierre Douillard-Lefèvre

Reporterre — À Rennes, le 28 avril dernier, un étudiant de 20 ans a perdu l’usage de l’œil gauche, atteint par le tir d’un lanceur de balle de défense (LBD) [1]. La presse parle de « nouvelle arme ». Pourtant ce fusil à balles de plastique dur n’a rien de nouveau.

Pierre Douillard-Lefèvre — J’ai moi même perdu un œil suite à un tir de cette arme dans une manifestation lycéenne, en 2007. Il y a presque dix ans… Il y a des journalistes mal informés, mais il y a aussi une stratégie d’enfumage savamment orchestrée par la police. Dans un premier temps, comme dans d’autres affaires de blessures par LBD, les autorités utilisent le conditionnel, disent qu’on n’est pas sûr, que la blessure pourrait provenir d’une pierre lancée par les manifestants eux-mêmes… Lors de la manifestation contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes à Nantes le 22 février 2014, trois personnes ont été visées à l’œil et éborgnées. La justice a classé sans suite leurs plaintes, avançant que les faits n’étaient pas clairement établis, ajoutant : « la nature exacte du projectile n’a pu être déterminée, ou nous n’avons pas d’auteur identifié »

Il y a aussi un paramètre de classe sociale : ces balles en caoutchouc existent depuis plus de vingt ans dans l’armement de la police mais n’ont d’abord servi que dans les quartiers populaires, ne s’attaquant aux manifestants qu’à partir de 2007. Dès 1998, un père de famille de Villiers-sur-Marne, Alexis Ali, perd un œil, touché par un tir de Flash-Ball, la première génération de ces armes, moins précise et moins puissante que le LBD. Mais on entretient la confusion, on parle toujours de Flash-Ball alors que la version améliorée, le Flash-Ball « Super Pro », n’est plus utilisée. Le déficit d’information est organisé.
Avec l’usage massif de gaz lacrymogènes contre le mouvement opposé à la loi travail, les tirs de LBD, les grenades de désencerclement lançant des nuées de petits projectiles, assiste-t-on à un tournant de l’armement du maintien de l’ordre, ou est-ce une continuité ?

Le « maintien de l’ordre à la française » s’inscrit dans une séquence qui suit le traumatisme de Mai-68 et de la mort de Malik Oussekine, en 1986. Jusqu’alors, la doctrine était de refouler la foule, de la maintenir à distance. Le tournant a été pris par Claude Guéant, alors directeur général de la Police nationale, qui a équipé en 1995 les policiers de Flash-Ball. Le nouvel objectif est de frapper les corps. Cela a redonné aux policiers l’habitude de tirer, d’ouvrir le feu. On retrouve la logique à l’œuvre pour la répression de Fourmies, en 1891, où la troupe avait tué huit ouvriers par balles, ou contre la grèves des mineurs en 1948 quand le ministre socialiste Jules Moch a donné l’ordre aux Compagnies républicaines de sécurité (CRS), récemment créées, de tirer sur les ouvriers, faisant deux morts dans la Loire, un dans le Gard.

Aujourd’hui, il ne s’agit plus de balles réelles contre la foule, mais après les attentats du 13 novembre dernier, l’État a réarmé une unité aussi peu fiable que la BAC (Brigade anti-criminalité) avec des armes à feu létales superpuissantes [le fusil-mitrailleur HKG36, utilisé par les militaires en Afghanistan]. On voit aussi des policiers sortir leur arme de service et mettre en joue pour de simples contrôles. Un « geste décomplexé » impensable il y a quelques années.

Policiers en civil lors de la manifestation contre la loi travail le 9 avril, à Nantes.

Policiers en civil lors de la manifestation contre la loi travail le 9 avril, à Nantes.

 

La manifestation nantaise du 22 février 2014, où trois jeunes gens ont perdu un œil suite à des tirs de LBD, constitue-t-elle un tournant ?

Trois mutilés par la police en une seule après-midi, c’est du jamais vu. Les grenades lacrymogènes ont été envoyées par milliers dans une logique de saturation. On en avait rarement vu autant, mais il faudrait comparer avec les mouvements antinucléaires des années 1970, qui ont été largement réprimés à Chooz, Creys-Malville, Golfech ou Plogoff. La manifestation du 22 février 2014 à Nantes s’inscrit dans une suite de l’opération César à Notre-Dame-des-Landes et de manifs qui ont suivi à Nantes. Ces luttes sont clairement des laboratoires du maintien de l’ordre. Les hélicoptères en vol stationnaire au dessus de la ZAD ou des rues de Nantes, de Rennes, de Grenoble, de Paris lors du mouvement contre la loi travail… observent le sol comme une bataille. Chaque manifestation donne lieu à des « retours d’expérience » du « savoir-faire français », comme l’explique un lieutenant-colonel de gendarmerie auditionné le 5 mars 2015 par la commission parlementaire sur le maintien de l’ordre après la mort de Rémi Fraisse à Sivens.
À Rennes, l’étudiant éborgné a porté plainte pour « violences aggravées ayant entraîné une infirmité permanente ». Pourtant, les condamnations des auteurs de ces mutilations sont rarissimes. Comment expliquer l’impunité des policiers après toutes les blessures et décès dont vous faites un inventaire effrayant dans votre étude ?

Michel Foucault expliquait déjà en 1977 que la justice est au service de la police. L’équilibre entre les pouvoirs de police et de justice est rompu depuis longtemps. Mais depuis trente ans, la primauté de la police s’accentue. Sarkozy, Valls, sont d’anciens ministres de l’Intérieur. C’est le poste important, celui qui permet d’accéder au pouvoir. Bien plus que garde des Sceaux. L’hégémonie policière en a fait un corps sanctifié, que célèbrent abondamment les émissions de télévision et les politiques.
Comment analyser la manifestation de policiers « contre la haine antiflics » de ce mercredi 18 mai ?

Dans des moments où ils se trouvent mis en cause dans leurs pratiques, les policiers reprennent l’initiative. En ce moment, leurs actions sont contestées. Mais on retrouve une situation similaire en 2013, quand Manuel Valls a porté plainte, sous la pression des syndicats policiers, contre Amal Bentounsi, dont le frère avait été tué d’une balle dans le dos par un policier, sous prétexte qu’elle avait mis en ligne une vidéo parodique dénonçant l’impunité policière. Un an plus tôt, juste après ce drame et en pleine campagne présidentielle, les policiers avaient défilé sur les Champs-Élysées sirènes hurlantes pour réclamer la « présomption de légitime défense ». Dans ces cas-là, les policiers font bloc.

En parallèle à l’escalade de l’armement, il y a une guerre des mots qui masque les potentiels de violence…

Lors de la guerre d’Algérie, et plus généralement lors des guerres coloniales, on parlait de « pacification ». Pour le maintien de l’ordre, une grenade devient un « dispositif manuel de protection ». La police parle de « cibles », d’« objectifs à neutraliser », un terme qui, en jargon militaire, signifie donner la mort. Ce lexique illustre la disparition de la différence entre opérations de guerre extérieure et maintien de l’ordre intérieur.
Cette « guerre sociale » semble avoir ciblé au moins trois types de populations, les jeunes des quartiers populaires, les militants dans les manifs et les supporters de football, dont on parle peu. Y en a t-il d’autres ?

On constate déjà la généralisation : un cégétiste perd un œil à Paris en juin 2015, un pompier à Grenoble, en janvier 2014… Mais, généralement, ce ne sont pas les manifestants ou les militants qui sont visés en tant que tels, mais plutôt les mouvements incontrôlables, dont font partie les ZAD ou le mouvement contre la loi travail. Le récit médiatique utilise la formule « en marge de la manifestation », mais c’est faux, le mouvement est jeune, en avant du cortège, pas forcément pour être violent, mais pour être là, pour tenir la rue. Et ça, ça dérange profondément.
L’armement policier procède-t-il par expérimentations, s’étendant ensuite à toutes les situations ?

C’est un peu comme le fichage ADN, au départ annoncé comme dédié uniquement aux violeurs récidivistes. En moins de 10 ans, il est devenu appliqué à tout le monde. Le Flash-Ball équipe au départ les troupes de choc contre le banditisme. Désormais, toutes les voitures de la BAC en ont un à bord. Des unités comme le Raid ou le GIPN (Groupe d’intervention de la police nationale) interviennent contre des squats avant la COP21. L’arsenal extra-judiciaire offert par l’État d’urgence – assignations à résidence, interdiction de manifestation – est utilisé pour une répression qui n’a rien à voir avec l’anti-terrorisme.
Outre l’armement accru de la police, son anonymisation se généralise…

C’est une curiosité esthétique. Les policiers du maintien de l’ordre se cagoulent de plus en plus et pas seulement la BAC. Quasiment tous les policiers du maintien de l’ordre ont un foulard noir sous leur casque. À mesure qu’on veut décagouler les manifestants, on protège par un mouvement inverse l’anonymat des policiers qui sont de plus en plus surarmés…

En civil ou en uniforme, des policiers masqués (Nantes, novembre 2014)

En civil ou en uniforme, des policiers masqués (Nantes, novembre 2014)

 Vous reprenez l’expression d’armement « rhéostatique ». Qu’est-ce que ça veut dire ?

C’est un concept anglo-saxon qui dépasse l’opposition binaire entre létal et non létal. Un rhéostat, c’est ce qui permet de moduler le courant électrique, de la même manière, une arme peut désormais blesser plus ou moins lourdement, offrant un gradation de la douleur à la blessure, et de la blessure à la mort. Selon la distance, la partie du corps qui est ciblée, le policier peut blesser légèrement, mutiler ou tuer. C’est ça, le maintien de l’ordre du XXIe siècle. Dans les rues de Nantes, depuis le début du mouvement contre la loi travail, il y a énormément de blessures aux jambes. Quand la police veut faire mal, elle vise la tête. Les grenades lacrymogènes ont aussi cette modulation possible, dosage plus ou moins concentré et agressif, de la gêne à la suffocation. Le lanceur de grenades lacrymogènes, le Cougar, est doté d’une crosse courbée qui est conçue pour empêcher les tirs tendus. Les policiers l’utilisent en retournant l’arme, crosse vers le haut, pour pouvoir justement réaliser des tirs tendus…

Est-ce que vous ne pensez pas que la lecture de cet ouvrage pourrait paraître démoralisante, jusqu’à décourager d’aller manifester…

Justement, j’ai essayé d’éviter le fatalisme en montrant qu’il y a des pistes pour résister. Bloquer les usines d’armement, comme ça s’est fait à Pont-de-Buis, en novembre 2015. Les rencontres entre blessés par la police donnent de la force. Même s’il est très réprimé, le mouvement actuel montre que les jeunes n’ont pas peur. Le LBD, c’est fait pour faire peur, atomiser. On voit que ça ne marche pas du tout.

Propos recueillis par Nicolas de La Casinière


Source Reporterre 18/05/2016

L’arme à L’oeil. Violences D’Etat Et Militarisation De La Police
Pierre Douillard-Lefevre

484.ac6a6d50Automne 2014, un manifestant est tué par une grenade lancée par un gendarme à Sivens. L’armement de la police fait, pour la première fois, la une de l’actualité. Loin de susciter de réactions à la hauteur, ce drame est l’occasion pour le pouvoir de renforcer ses stratégies de maintien de l’ordre en faisant interdire et réprimer implacablement les mobilisations qui suivent. La mort de Rémi Fraisse n’est ni une « bavure », ni un accident. Elle est le produit d’une logique structurelle, qui s’inscrit dans un processus d’impunité généralisée et de militarisation de la police en germe depuis deux décennies.

Sur fond d’hégémonie culturelle des idées sécuritaires, la police française se dote de nouvelles armes  sous l’impulsion des gouvernements successifs : taser, grenades, flashballs, LBD. On tire à nouveau sur la foule. D’abord expérimentées dans les quartiers périphériques, puis contre les mobilisations incontrôlables, les armes de la police s’imposent aujourd’hui potentiellement contre tous. « En blesser un pour en terroriser mille », telle est la doctrine des armes de la police.

Cet essai passe en revue l’armement de la police pour comprendre ce que les armes disent de notre temps, quelles sont les logiques politiques qu’elles suggèrent, au-delà des spécificités françaises d’un maintien de l’ordre présenté comme irréprochable.

Editions Le Bord de l’eau 8,80 €

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Livre, Essais, rubrique Politique, Affaires, rubrique Société, Citoyenneté, « Quelque chose de – vraiment – pourri dans le royaume de France »,

La Quadrature du Net sort de l’état d’urgence

Paris, le 17 mai 2016 — « Face à un mur, il faut savoir faire autre chose que se taper la tête contre. Après des années de violence légale, de défaites et de recul des libertés fondamentales, face à une représentation politique dont la seule logique est sécuritaire, La Quadrature du Net refuse de perdre davantage de temps à tenter d’influencer rationnellement ceux qui ne veulent rien entendre et choisit de réorienter ses actions. » (suite du communiqué)

Fatiguée des fausses consultations, des lobbies et des lois « liberticides », l’association change de stratégie. Explications d’Adrienne Charmet, la coordinatrice des campagnes de la Quadrature.

L’association de défense des droits et des libertés sur Internet, La Quadrature du Net – connue notamment pour sa lutte contre l’état d’urgence ou la loi renseignement – change son fusil d’épaule.

Elle l’annonce dans un texte intitulé « La Quadrature sort de l’état d’urgence ». L’association « refuse de perdre d’avantage de temps à tenter d’influencer rationnellement » les politiciens. Pour en savoir plus, on a posé trois questions à la coordinatrice de ses campagnes, Adrienne Charmet.

Adrienne Charmet lors d’une manifestation contre le projet de loi renseignement, le 13 avril 2015 - Ash Crow/WikimediaCommons/CC

Adrienne Charmet lors d’une manifestation contre le projet de loi renseignement, le 13 avril 2015 – Ash Crow/WikimediaCommons/CC

En fait vous jetez l’éponge ?

« Notre texte est assez cash, on a pesé chaque mot. On a constaté qu’on avait un problème avec le gouvernement et les parlementaires. Ces deux dernières années il y a eu une inflation de lois sécuritaires, la loi renseignement, l’état d’urgence.

Il y a une pression infernale du risque terroriste, au point que la défense des droits fondamentaux est reçue comme une quasi-complicité de terrorisme.

On est une petite équipe avec sept permanents, et on s’est rendu compte qu’on n’avait plus un impact suffisant dans l’élaboration des lois.

On s’épuisait à changer un quart de phrase dans un amendement et à réagir aux annonces farfelues des politiques. »

Vous aviez l’impression d’être instrumentalisés ?

« L’impression de pédaler dans le vide plutôt. On a en général une classe politique qui comprend ce qu’on dit en privé mais qui est incapable de l’assumer politiquement. Et ça, c’est fatiguant.

Là, avec les élections présidentielles, les partis sont en ordre de bataille. On nous aurait demandé, comme ça nous est arrivé, de faire le programme numérique d’untel ou untel, mais sans que rien ne soit appliqué à la fin. Après, si des politiques veulent venir utiliser nos idées parce qu’ils y croient, ils sont les bienvenus.

Autre exemple : la loi numérique. Le processus a duré deux ans. On a fait un rapport détaillé avec le Conseil national du numérique, mais très peu de choses ont ensuite été reprises dans le projet de loi.

Rebelote avec la consultation des internautes, on a été force de proposition. Mais finalement ce sont les lobbies traditionnels qui ont gagné, les télécoms et les ayant-droits. On a fait le job mais la vieille politique continue de faire ce qu’elle fait de pire.

La vie politique et parlementaire part complètement en vrille, avant même de parler de la loi travail. Je pense que ça ne concerne pas que nous, c’est la même histoire dans d’autres domaines, le social ou l’environnement par exemple. »

Et maintenant, qu’allez-vous faire pour changer les choses ?

« On n’est pas un lobby traditionnel, uniquement centré sur le législatif. Donc on va se concentrer sur la réflexion qui était un peu en souffrance par manque de temps, sur la question du droit au chiffrement, du big data, des plateformes…

On va continuer à faire des recours juridiques au niveau européen, où on a une jurisprudence favorable, contre les lois qui portent atteintes aux droits, la loi renseignement notamment.

Surtout, on va continuer à sensibiliser, former, organiser des ateliers. On veut donner des compétences au plus de monde possible pour produire de l’empowerment.

On préfère faire monter ces sujets dans la société civile, et se dire que les politiques de demain auront été sensibilisés en tant que citoyens, plutôt que de former les politiciens.

Au moins, on fera quelque chose d’utile. »

Recueilli par Alice Maruani

Source Rue 89 17/05/2016

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