Pour Snowden, le mot « terrorisme » paralyse les journalistes

Edward Snowden en téléconférence en mars 2014

Edward Snowden en téléconférence en mars 2014

Des journalistes nécessaires mais souvent pas assez méfiants envers les pouvoirs publics, une concurrence qui amène les médias à ne pas traiter une info : comment Edward Snowden voit la presse et ses acteurs.

Un lanceur d’alerte a par nature des relations avec la presse et des journalistes – le procès Luxleaks sur l’évasion fiscale au Luxembourg l’illustre encore ces jours-ci.

Comment le premier voit-il les seconds, le rôle de la presse et de ceux qui la font ?

C’est ce qu’a demandé à Edward Snowden la journaliste Emily Bell, en décembre 2015, pour un livre à paraître cette année, «  Journalism After Snowden  : The Future of the Free Press in the Surveillance State  ».

La Columbia Journalism Review vient d’en publier une partie, dont voici des points forts.

 

Concurrence toxique entre médias

Edward Snowden constate que quand le Guardian a révélé l’affaire de la NSA, la concurrence a eu un effet négatif  : lorsqu’il y a un bénéfice pour un média concurrent, même si ce serait également à l’avantage du public, «  les institutions [médias, ndlr] deviennent moins désireuses de servir le public à leur détriment  ».

«  Il y a des choses que nous avons besoin de savoir, des choses importantes pour nous, mais nous ne sommes pas autorisés à les connaître, parce que le Telegraph ou le Times ou n’importe quel autre journal à Londres décide que, parce que c’est l’exclusivité de quelqu’un d’autre, on ne va pas le rapporter.

A la place, nous ferons de la “ contre-narration ”. Nous irons tout simplement demander au gouvernement un commentaire et nous le publierons sans nous poser de question, parce que c’est notre contenu exclusif.  »

 

 

Réseaux sociaux : toucher le public

Des outils comme Twitter permettent de toucher directement un public, note l’ancien sous-traitant de la NSA, dont le compte ouvert en septembre 2015 a maintenant 2,05 millions d’abonnés.

My first long form essay, On Resistance : https://t.co/lMdMFVyjuI pic.twitter.com/o4iTzKxicC

— Edward Snowden (@Snowden) 3 mai 2016

Le rôle de filtre des médias peut ainsi être parfois contourné, mais pas toujours à bon escient – Snowden cite Donald Trump comme «  acteur malveillant  » qui tourne à son avantage cet accès direct au public.

Mais la presse garde son utilité, estime Snowden, y compris dans son emploi et ses vérifications via Twitter. Si le directeur du FBI fait un commentaire inexact, «  je peux faire du fact-checking et dire que c’est faux. Mais à moins qu’une entité avec une plus grande audience, par exemple une institution de presse établie, le voit elle-même, la valeur de ces remarques reste minimale ».

 

 

Le terrorisme, mot magique

Depuis le 11 Septembre, déplore Snowden, la presse répugne à montrer le moindre scepticisme envers les affirmations gouvernementales, en particulier dès qu’on parle de terrorisme.

«  Si le mot “ terrorisme ” apparaît, les choses ne seront pas mises en question.  »

Et la presse avale trop souvent sans sourciller ce qu’on lui dit, ou est d’une prudence excessive.

Edward Snowden cite un article du New York Times sur les écoutes sans contrôle judiciaire lancées par George Bush, publié seulement fin 2005 alors qu’il était prêt dès octobre 2014, avant la réélection de Bush. Cette élection s’était jouée avec une faible marge, souligne Snowden, et si l’article était sorti avant, cela aurait peut-être changé son résultat.

 

 

Rien de neuf  ?

Il y a eu une réaction blasée du journalisme tech et de la presse sur la sécurité nationale, se souvient le lanceur d’alerte, lors de ses révélations de 2013 sur l’énorme collecte de données réalisée par les services américains. La réaction a souvent été « ça n’a rien de nouveau  ». Pour Snowden, c’était une forme d’orgueil de ces journalistes, une façon de dire «  nous sommes des experts, on savait que ça se produisait ».

«  Dans beaucoup de cas, ils ne le savaient en fait pas. Ils savaient que les capacités de le faire existaient, ce qui est différent.  »

En 2006, des articles sont sortis sur la collecte massive de données sur Internet et de métadonnées. Pourquoi n’ont-ils pas eu le même impact que les révélations de Snowden trois ans plus tard  ? «  Parce qu’il y a une différence fondamentale quant à l’impact d’une information entre connaître une possibilité, savoir qu’elle pourrait être utilisée, et le fait qu’elle l’est. En 2013, ce qui s’est passé c’est que nous avons déplacé le débat public d’allégations à des faits.  »

 

 

Capter l’attention

Il y a de plus en plus de publications qui se battent pour capter l’attention limitée du public. «  C’est pourquoi nous avons une hausse de publications hybrides, comme un BuzzFeed, qui produit juste un énorme tas de déchets  », avec des contenus «  fabriqués spécifiquement pour obtenir plus d’attention, même s’ils n’ont aucune valeur pour le public.  »

Snowden concède que ces publications commencent à produire aussi des actualités et de l’information journalistique à côté des listes de « dix photos de chatons adorables  ».

«  Ce n’est pas une critique d’un modèle particulier, mais l’idée ici est que le premier clic, le premier lien, occupe l’attention. Plus nous lisons sur quelque chose, plus cela remodèle réellement notre cerveau. Tout ce avec quoi nous interagissons a un impact sur nous, une influence, cela laisse des souvenirs, des idées, des sortes d’expressions mémétiques que nous emportons, et qui forment ce que nous attendons du futur.  »

 

 

Indépendance et méfiance

Interrogé sur tout le travail qu’il a mené (que l’on voit en partie dans le documentaire «  Citizen Four  » de Laura Poitras) avec des journalistes, Snowden salue d’abord, chez Glenn Greenwald, son indépendance et sa méfiance envers les allégations.

«  Plus une institution est puissante, plus on doit être sceptique. Un journaliste, I.F. Stone, l’a dit autrefois  : “ Tous les gouvernements sont dirigés par des menteurs et on ne devrait rien croire de ce qu’ils disent. ”  »

Snowden mentionne ensuite la prudence envers ses sources  : des détails ont ainsi été publiés dans la presse sur ses méthodes de communication, qui jusqu’alors étaient secrètes. «  Mais les journalistes ne m’ont même pas prévenu, et d’un coup j’ai dû changer toutes mes méthodes à la volée. Ce qui s’est bien passé parce que j’avais la capacité de le faire, mais c’était dangereux.  »

Thierry Noisette

Source Rue 89  11/05/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Société Justice, rubrique Politique, Affaires, Monsieur Hollande, de quel côté êtes-vous ?, rubrique UE, Luxembourg, rubrique Médias,

 

Loi travail : échec de la motion de censure de gauche

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Les députés socialistes « frondeurs » n’ont pas réussi, mercredi 11 mai, à rassembler assez de signatures pour déposer une motion de censure de gauche contre le gouvernement : seuls 56 députés, sur les 58 nécessaires, se sont ralliés à ce projet.

Vingt-huit députés socialistes ou apparentés ont signé le document, dont les anciens ministres Benoît Hamon, Aurélie Filippetti et Thomas Thévenoud. La motion, lancée par le Front de gauche, a également été signée par dix écologistes de la sensibilité de Cécile Duflot, ainsi que par deux élus MRC et le député centriste Jean Lassalle. Ils y dénonçaient un projet de loi qui « comporte un risque grave d’atteintes aux droits des salariés et à notre modèle social » et accusaient le gouvernement de « bafouer » les droits du Parlement

Une seule motion de censure sera donc discutée jeudi après-midi à l’Assemblée, celle déposée dès mardi par Les Républicains et l’UDI.

Risque d’exclusion du Parti socialiste

« Il s’est passé quelque chose de grave, ce n’est pas anodin. L’intention de censurer le gouvernement n’est pas une intention banale », a réagi le chef de file des députés PS, Bruno Le Roux, interrogé sur l’échec, à deux voix près, de la motion de gauche. M. Le Roux n’a cependant rien voulu dire sur d’éventuelles sanctions contre les socialistes qui ont signé le texte. Plus tôt, il avait averti les frondeurs que « c’est une ligne rouge que de déposer ou voter une censure contre le gouvernement » et qu’un tel comportement entraînerait une exclusion du groupe et du Parti socialiste.

« C’est [aux frondeurs] de sortir [du PS] » et « ils ne le font pas, c’est un manque de courage patent et de responsabilité », a dénoncé de son côté un porte-parole du groupe PS, Hugues Fourage, proche du premier ministre. Invité mercredi de l’émission Questions d’info sur LCP en partenariat avec Le Monde, France info et l’AFP, le secrétaire d’État aux relations avec le Parlement, Jean-Marie Le Guen, a pour sa part fustigé l’état d’esprit « assez nihiliste » des frondeurs, dénonçant un jeu « un peu délétère qui affaiblit la gauche qui n’a pas besoin de ça en ce moment. »

Les frondeurs ont exclu de voter la motion de la droite, tout comme les écologistes, qui n’a guère de chance d’être adoptée. Les députés du Front de gauche ont en revanche fait savoir qu’ils apporteraient leur voix au texte de droite, comme ils l’avaient déjà fait en 2015 au moment de la loi Macron. Pour être adoptée, une motion de censure doit réunir la majorité absolue des suffrages des députés, soit 288 voix sur 574 (trois sièges sont actuellement vacants).

Dans ce contexte, de nouvelles manifestations sont prévues aujourd’hui à l’appel des sept syndicats opposés à la réforme du Code du Travail tandis que deux nouvelles journées de grève et de manifestations sont annoncées pour les 17 et 19 mai.

Source : Le Monde AFP, Reuter: 11/05/2016

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Politique, La liste des signataires, rubrique Document, On line, Loi travail : la motion de censure a-t-elle des chances de passer ?

Loi du travail. La motion de censure de gauche et la liste des signataires

Les députés« frondeurs » n’ont pas réussi,  à rassembler assez de signatures pour déposer une motion de censure de gauche contre le gouvernement : seuls 56 députés, sur les 58 nécessaires, se sont ralliés à ce projet.

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2-2d57167c0cVoir aussi : Actualité France, Rubrique Politique, rubrique Document,

Félix Guattari . Pour une refondation des pratiques sociales

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Quelques semaines avant son soudain décès, le 29 août 1992, Félix Guattari nous avait adressé le texte qu’on lira ci-dessous. Avec le poids que lui donne la tragique disparition de son auteur, cette réflexion ambitieuse et totalisante prend en quelque sorte un caractère de testament philosophique. L’auteur y décrit le grand malaise de notre civilisation et propose de nouvelles pistes pour refonder les pratiques sociales. Avec un souffle non dépourvu de poésie, il imagine une « nouvelle renaissance » , un « grand réveil » qui arracherait nos sociétés à leur passivité actuelle.

Les routines de la vie quotidienne, la banalité du monde représenté par les médias, nous enrobent d’une atmosphère rassurante où rien n’a plus vraiment de conséquence. On se voile les yeux; on s’interdit de penser la fuite tourbillonnaire de notre temps, qui projette en arrière, très loin, très vite, notre passé le plus familier, qui efface des façons d’être et de vivre encore fraîches à notre mémoire et qui plaque notre futur sur un horizon opaque, chargé de nuées et de miasmes. On tient d’autant plus à se rassurer que plus rien n’est assuré.

Les deux « Grands » d’hier, longtemps arc-boutés l’un à l’autre, sont déstabilisés par l’effondrement de l’un d’entre eux. Les pays de l’ex-URSS et ceux de l’Est européen s’enlisent dans des drames sans issue apparente. Les EtatsUnis, pour leur part, ne sont pas à l’abri de violentes secousses de civilisation, comme on a pu le voir à Los Angeles. Les pays du tiers-monde ne sortent pas du marasme; l’Afrique, en particulier, s’enfonce dans une impasse atroce. Les désastres écologiques, la famine, le chômage, la montée du racisme, de la xénophobie, hantent, comme autant de menaces, la fin de ce millénaire.

D’un autre côté, les sciences et les technologies évoluent à une vitesse extrême, livrant virtuellement à l’homme toutes les clefs nécessaires pour résoudre ses problèmes matériels. Mais l’humanité ne parvient pas à s’en saisir; elle reste hébétée, impuissante devant les défis auxquels elle est confrontée. Elle assiste passivement au développement de la pollution de l’eau, de l’air, à la destruction des forêts, à la perturbation des climats, à la disparition d’une multitude d’espèces vivantes, à l’appauvrissement du capital génétique de la biosphère, à la dégradation des paysages naturels, à l’étouffement de ses villes et à l’abandon progressif de valeurs culturelles et de références morales relatives à la solidarité et à la fraternité humaines…

L’humanité semble perdre la tête, ou, plus exactement, sa tête ne fonctionne plus avec son corps. Comment pourrait-elle retrouver une boussole pour s’orienter au sein d’une modernité dont la complexité la dépasse de toute part? Penser la complexité, renoncer, en particulier, à l’abord réducteur du scientisme quand il s’agit de remettre en question ses préjugés et ses intérêts à court terme: telle est la perspective d’une entrée dans une ère que j’ai qualifiée de postmédias, car tous les grands bouleversements contemporains, qu’ils soient de portée positive ou négative, sont actuellement jugés à l’aune d’informations tamisées par l’industrie massmédiatique, qui ne retient que le petit côté événementiel des choses et qui ne problématise jamais les enjeux en présence dans leur véritable amplitude. Il est vrai qu’il est difficile d’amener les individus à sortir d’eux-mêmes, à se dégager de leurs préoccupations immédiates et à réfléchir sur le présent et le futur du monde. Ils manquent, pour y parvenir, d’incitations collectives. Or la plupart des anciennes instances de communication, de réflexion et de concertation se sont dissoutes au profit d’un individualisme et d’une solitude souvent synonymes d’angoisse et de névrose.

C’est en ce sens que je préconise – sous l’égide d’un type d’articulation inédit entre écologie environnementale, écologie sociale et écologie mentale – l’invention de nouveaux agencements collectifs d’énonciation, concernant le couple, la famille, l’école, le voisinage, etc.

Le fonctionnement des mass media actuels, en particulier de la télévision, va à l’encontre d’une telle perspective. Le téléspectateur reste passif devant son écran, prisonnier d’un rapport quasi hypnotique, coupé de l’autre, déresponsabilisé. Cette situation n’est cependant pas faite pour durer indéfiniment. L’évolution des technologies introduira de nouvelles possibilités d’inter-action entre le média et son utilisateur, et entre les utilisateurs eux-mêmes. La jonction entre l’écran audiovisuel, l’écran télématique et l’écran informatique pourrait conduire à une véritable réactivation de la sensibilité et de l’intelligence collectives. L’équation actuelle (média = passivité) disparaîtra peut-être beaucoup plus vite qu’on ne l’imagine. Evidemment, on ne peut pas attendre de miracle de ces technologies: tout dépendra, en fin de compte, de la capacité des groupes humains à s’en emparer et à leur conférer des finalités convenables. La constitution de grands marchés économiques et d’espaces politiques homogènes, comme tend à le devenir l’Europe de l’Ouest, aura également des incidences sur notre vision du monde. Mais celles-ci vont dans des sens contraires, de sorte que leur résultante dépendra de l’évolution de rapports de force entre des ensembles sociaux dont il faut reconnaître par ailleurs que le contour demeure encore flou.

Les antagonismes industriels et économiques entre les Etats-Unis, le Japon et l’Europe s’accentuant, la diminution des coûts de production, le développement de la productivité, la conquête des « parts de marché », deviendront des enjeux de plus en plus tenaillants, accroissant le chômage structurel et conduisant à une « dualisation » sociale toujours plus marquée au sein des citadelles capitalistes. Sans parler de leur coupure avec le tiers-monde, qui prendra une tournure de plus en plus conflictuelle et dramatique du fait de l’inflation démographique.

D’un autre côté, le renforcement de ces grands pôles de puissance va sans doute contribuer à l’instauration d’une régulation – sinon d’un « ordre planétaire » – de nature géopolitique et écologique.

En favorisant d’importantes concentrations de moyens sur des objectifs de recherche ou sur des programmes écologiques et humanitaires, l’existence de ces pôles pourrait jouer un rôle déterminant sur l’avenir de l’humanité. Mais il serait à la fois immoral et irréaliste d’accepter que la dualité actuelle, quasi manichéenne, entre les riches et les pauvres, les forts et les faibles, s’accentue indéfiniment. Malheureusement, c’est dans cette perspective que se sont inscrits, sans doute malgré eux, les signataires de l’appel dit de Heidelberg, présenté à la conférence de Rio, en suggérant que les choix fondamentaux de l’humanité dans le domaine de l’écologie soient laissés à l’initiative des élites scientifiques (voir, dans le Monde diplomatique , l’éditorial d’Ignacio Ramonet, juillet 1992, et l’article de Jean-Marc Lévy-Leblond, août 1992). Cela procède d’une myopie scientiste assez incroyable. Comment ne pas voir, en effet, qu’une part essentielle des enjeux écologiques de la planète relève de cette coupure de la subjectivité collective entre riches et pauvres?

Les scientifiques ont à trouver leur insertion au sein d’une nouvelle démocratie internationale, qu’ils doivent eux-mêmes contribuer à promouvoir. Et ce n’est pas d’entretenir le mythe de leur omnipotence qui les avancera dans cette voie!

Comment recoller le corps avec la tête, comment articuler les sciences et les techniques avec les valeurs humaines? Comment s’accorder sur des projets communs tout en respectant la singularité des positions de chacun? Par quel moyen déclencher, dans le climat de passivité actuel, un grand réveil, une nouvelle renaissance? La peur de la catastrophe sera-t-elle un moteur suffisant dans ce domaine?

Des accidents écologiques, tel Tchernobyl, ont certes conduit à un réveil de l’opinion. Mais il ne s’agit pas seulement d’agiter des menaces, il faut passer aux réalisations pratiques. Il convient aussi de se rappeler que le danger peut exercer un véritable pouvoir de fascination. Le pressentiment de la catastrophe peut déclencher un désir inconscient de catastrophe, une aspiration vers le néant, une pulsion d’abolition. C’est ainsi que les masses allemandes, à l’époque du nazisme, ont vécu sous l’empire d’un fantasme de fin du monde associé à une mythique rédemption de l’humanité. Il convient de mettre l’accent, avant tout, sur la recomposition d’une concertation collective capable de déboucher sur des pratiques novatrices. Sans changement des mentalités, sans entrée dans une ère post-médiatique, il n’y aura pas de prise durable sur l’environnement. Mais, sans modification de l’environnement matériel et social, il n’y aura pas de changement des mentalités.

On se trouve ici en présence d’un cercle qui m’amène à postuler la nécessité de fonder une « écosophie » articulant l’écologie environnementale à l’écologie sociale et à l’écologie mentale.

Qui gère le chaos capitaliste?

Avec cette perspective écosophique, il ne s’agit aucunement de reconstituer une idéologie hégémonique comme l’ont été les grandes religions ou le marxisme. Il est absurde, par exemple, de la part du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale de préconiser la généralisation d’un modèle unique de croissance dans le tiers-monde. L’Afrique, l;Amérique latine, l’Asie, devraient pouvoir s’engager dans des voies de développement social et culturel spécifiques. Le marché mondial n’a pas à piloter la production de chaque groupement humain au nom d’un concept de croissance universel. La croissance capitalistique demeure purement quantitative, alors qu’un développement complexe concerne essentiellement le qualitatif. Ce n’est ni la prééminence de l’Etat (à la façon du socialisme bureaucratique) ni celle du marché mondial (sous l’égide des idéologies néolibérales) qui ont à régenter l’avenir des activités humaines et leurs finalités essentielles.

Il faudrait donc mettre en place une concertation planétaire et promouvoir une nouvelle éthique de la différence substituant aux pouvoirs du capitalisme actuel une politique des désirs des peuples.

Mais une telle perspective ne risque-t-elle pas de conduire au chaos ?

A cela je répondrai que la transcendance du pouvoir conduit de toute façon au chaos, comme la crise actuelle le démontre. Mais le chaos démocratique, à tout prendre, vaut mieux que le chaos qui résulte de l’autoritarisme! L’individu et le groupe ne peuvent faire l’économie d’une certaine plongée existentielle dans le chaos. C’est déjà ce que nous faisons chaque nuit en nous abandonnant à l’univers du rêve. Toute la question est de savoir ce que nous retirons de cette plongée: un sentiment de désastre ou la révélation de nouvelles lignes de possible? Qui gère aujourd’hui le chaos capitaliste? Les Bourses de valeurs, les multinationales et (de moins en moins) les pouvoirs d’Etat! En fin de compte, pour l’essentiel, des organismes décérébrés. L’existence d’un marché mondial est certainement indispensable à la structuration des relations économiques internationales. Mais on ne peut pas attendre de ce marché qu’il régule comme par miracle les échanges humains de la planète.

Le marché de l’immobilier contribue au désordre de nos mégapoles. Le marché de l’art pervertit la création esthétique. Il est donc primordial qu’à côté du marché capitaliste se manifestent des marchés territorialisés, s’appuyant sur des formations sociales consistantes, affirmant leurs modes de valorisation.

Du chaos capitaliste doivent sortir ce que j’appellerai des « attracteurs » de valeurs: valeurs diverses, hétérogènes, dissensuelles. Un microfascisme prolifère dans nos sociétés.

Les marxistes faisaient reposer le mouvement de l’histoire sur une nécessaire progression dialectique de la lutte des classes. Les économistes libéraux font aveuglément confiance au libre jeu du marché pour résoudre les tensions, les disparités, et pour accoucher du meilleur des mondes.

Or les événements confirment, si cela était nécessaire, que le progrès n’est pas lié mécaniquement ni dialectiquement aux luttes de classes, au développement des sciences et des techniques, à la croissance économique, au libre jeu du marché… La croissance n’est pas synonyme de progrès, comme le révèle cruellement la renaissance de la barbarie des affrontements sociaux et urbains, des conflits interethniques, des tensions économiques planétaires.

Le progrès social et moral est inséparable des pratiques collectives et individuelles qui en assument la promotion. Le nazisme et le fascisme n’ont pas été des maladies transitoires, des « accidents de l’histoire » désormais dépassés. Ils constituent des potentialités toujours présentes; ils continuent d’habiter nos univers de virtualité; le stalinisme du Goulag, le despotisme maoïste, peuvent renaître, demain, dans de nouveaux contextes. Sous des formes variées, un microfascisme prolifère dans les pores de nos sociétés, se manifestant à travers le racisme, la xénophobie, la remontée des fondamentalismes religieux, du militarisme, de l’oppression des femmes. L’histoire ne garantit aucun franchissement irréversible de « seuils progressistes ». Seules les pratiques humaines, un volontarisme collectif peuvent nous prémunir de retomber dans les pires barbaries. A cet égard, il serait tout à fait illusoire de s’en remettre aux impératifs formels de la défense des « droits de l’homme » ou du « droit des peuples ». Les droits ne sont pas garantis par une autorité divine; ils reposent sur la vitalité des institutions et des formations de pouvoir qui en soutiennent l’existence.

Une condition primordiale pour aboutir à la promotion d’une nouvelle conscience planétaire résidera donc dans notre capacité collective à faire réémerger des systèmes de valeurs échappant au laminage moral, psychologique et social auquel procède la valorisation capitaliste uniquement axée sur le profit économique.

La joie de vivre, la solidarité, la compassion à l’égard d’autrui doivent être considérées comme des sentiments en voie de disparition et qu’il convient de protéger, de vivifier, de réimpulser dans de nouvelles voies. Les valeurs éthiques et esthétiques ne relèvent pas d’impératifs et de codes transcendants. Elles appellent une participation existentielle à partir d’une immanence sans cesse à reconquérir.

Comment forger, donner de l’expansion à de tels univers de valeurs?

Certes pas en dispensant des leçons de morale. La puissance de suggestion de la théorie de l’information a contribué à masquer l’importance des dimensions énonciatrices de la communication. Elle a souvent conduit à oublier que c’est seulement s’il est reçu qu’un message prend son sens, et non simplement parce qu’il est transmis. L’information ne peut être réduite à ses manifestations objectives; elle est, essentiellement, production de subjectivité, prise de consistance d’univers incorporels. Et ces derniers aspects ne peuvent être réduits à une analyse en termes d’improbabilité et calculés sur la base de choix binaires.

La vérité de l’information renvoie toujours à un événement existentiel chez ceux qui la reçoivent. Son registre n’est pas celui de l’exactitude des faits, mais celui de la pertinence d’un problème, de la consistance d’un univers de valeurs. La crise actuelle des médias et la ligne d’ouverture vers une ère postmédias constituent les symptômes d’une crise beaucoup plus profonde. Ce sur quoi j’entends mettre l’accent, c’est sur le caractère foncièrement pluraliste, multicentré, hétérogène, de la subjectivité contemporaine, malgré l’homogénéisation dont elle est l’objet du fait de sa mass-médiatisation.

A cet égard, un individu est déjà un « collectif » de composantes hétérogènes. Un fait subjectif renvoie à des territoires personnels – le corps, le moi, – mais, en même temps, à des territoires collectifs – la famille, le groupe, l’ethnie. Et à cela s’ajoutent toutes les procédures de subjectivation qui s’incarnent dans la parole, l’écriture, l’informatique, les machines technologiques. Dans les sociétés antérieures au capitalisme, l’initiation aux choses de la vie et aux mystères du monde passait par le canal de rapports familiaux, de rapports de classes d’âge, de rapports de clan, de corporation, de rituels, etc. Ce type d’échange direct entre individus tend à se raréfier. C’est à travers de multiples médiations que se forge la subjectivité, tandis que les rapports individuels entre les générations, les sexes, les groupes de proximité se distendent. Par exemple, très souvent, la fonction des grandsparents comme support d’une mémoire intergénérationnelle pour les enfants disparaît. L’enfant se développe dans un contexte hanté par la télévision, les jeux informatiques, les communications télématiques, les bandes dessinées…

Une nouvelle solitude machinique est née, qui n’est certes pas sans qualité, mais qui mériterait d’être retravaillée en permanence de façon qu’elle puisse s’accorder avec des formes renouvelées de socialité. Plutôt que des rapports d’opposition, il s’agit de forger des enlacements polyphoniques entre l’individu et le social. Toute une musique subjective reste ainsi à inventer. La nouvelle conscience planétaire devra repenser le machinisme. Il est fréquent que l’on continue d’opposer la machine à l’âme humaine.Certaines philosophies estiment que la technique moderne nous a voilé l’accès à nos fondements ontologiques, à l’Etre primordial. Et si, au contraire, un renouveau de l’âme et des valeurs humaines pouvait être attendu d’une nouvelle alliance avec la machine?

Les biologistes associent actuellement la vie à une nouvelle approche du machinisme à propos de la cellule, des organes et du corps vivant. Ce sont encore des linguistes, des mathématiciens, des sociologues, qui explorent d’autres modalités de machinisme. En élargissant ainsi le concept de machine, ils nous conduisent à mettre l’accent sur certains de ses aspects insuffisamment explorés à ce jour. Les machines ne sont pas des totalités refermées sur elles-mêmes. Elles entretiennent des rapports déterminés avec une extériorité spatio-temporelle, ainsi qu’avec des univers de signes et des champs de virtualités.

Le rapport entre le dedans et le dehors d’un système machinique n’est pas seulement le fait d’une consommation d’énergie, d’une production d’objet: il s’incarne également à travers des phylums génétiques. Une machine affleure au présent comme terme d’une lignée passée et elle est le point de relance, ou le point de rupture, à partir duquel se déploiera, dans le futur, une lignée évolutive. L’émergence de ces généalogies et de ces champs d’altérité est complexe. Elle est travaillée en permanence par toutes les forces créatrices des sciences, des arts, des innovations sociales, qui s’enchevêtrent et constituent une mécanosphère enveloppant notre biosphère. Et cela non comme un carcan contraignant ou une cuirasse extérieure, mais comme une efflorescence machinique abstraite, explorant le devenir humain.

La vie humaine est engagée, par exemple, dans une course de vitesse avec le rétrovirus du sida. Les sciences biologiques et les techniques médicales gagneront la lutte contre cette maladie ou, à terme, l’espèce humaine sera éliminée. De même, l’intelligence et la sensibilité sont l’objet d’une véritable mutation du fait des nouvelles machines informatiques qui s’insinuent de plus en plus dans les ressorts de la sensibilité, du geste et de l’intelligence. On assiste actuellement à une mutation de la subjectivité qui est peut-être encore plus importante que ne le furent celles de l’invention de l’écriture ou de l’imprimerie.

L’humanité devra contracter un mariage de raison et de sentiments avec les multiples rameaux du machinisme, sinon elle risque de sombrer dans le chaos. Un renouveau de la démocratie pourrait avoir pour objectif une gestion pluraliste de l’ensemble de ses composantes machiniques.

Le juridique et le législatif seront ainsi amenés à nouer des liens imprévus avec le monde de la technologie et de la recherche (c’est déjà le cas avec les commissions d’éthique relatives aux problèmes de la biologie et de la médecine contemporaines; mais il faudrait aussi concevoir rapidement des commissions d’éthique des médias, d’éthique de l’urbanisme, d’éthique de l’éducation). Il s’agit, en somme, de redécouper les véritables entités existentielles de notre époque, qui ne correspondent plus à celles d’il y a encore quelques décennies.

L’individu, le social, le machinique, se chevauchent; le juridique, l’éthique, l’esthétique et le politique également. Une grande dérive des finalités est en train de s’opérer: les valeurs de resingularisation de l’existence, de responsabilité écologique, de créativité machinique, sont appelées à s’instaurer comme foyer d’une nouvelle polarité progressiste au lieu et place de l’ancienne dichotomie droite-gauche.

Valoriser l’écologie, préserver l’environnement

Les machines de production qui sont à la base de l’économie mondiale sont axées uniquement sur les industries dites de pointe. Elles ne contribuent pas à prendre en considération des secteurs laissés pour compte parce qu’ils ne sont pas générateurs de profits capitalistes.

La démocratie machinique devra opérer un rééquilibrage des systèmes de valorisation actuels. Aménager une ville propre, vivable, gaie, riche en interactions sociales; développer une médecine humaine et efficace, une éducation enrichissante, sont des objectifs tout aussi valables que la production en série d’automobiles ou d’équipements électroniques performants. Les actuelles machines, techniques, scientifiques et sociales sont potentiellement capables de nourrir, d’habiller, de transporter, d’éduquer tous les humains: les moyens sont là, à portée de main, pour faire vivre dix milliards d’habitants sur cette planète. Ce sont les systèmes de motivation pour produire les biens et pour les répartir convenablement qui ne sont pas adéquats.

S’employer à développer le bien-être matériel et moral, l’écologie sociale et mentale, devrait être tout aussi valorisé que travailler dans des secteurs de pointe ou dans la spéculation financière. C’est le travail lui-même qui a changé de nature, du fait de la prévalence toujours plus grande, dans sa composition, des aspects immatériels de connaissance, de désir, de goût esthétique, de préoccupations écologiques. L’activité physique et mentale de l’homme s’y trouve de plus en plus adjacente aux dispositifs techniques, informatiques et communicationnels. De ce fait, les vieilles conceptions fordistes ou tayloristes de l’organisation des sites industriels et de l’ergonomie sont dépassées.

A l’avenir, il devra être fait de plus en plus fréquemment appel à l’initiative individuelle et collective, à toutes les étapes de la production et de la distribution (et même de la consommation).

La constitution d’un nouveau paysage d’agencements collectifs de travail – en raison, en particulier, du rôle prépondérant qu’y joueront la télématique, l’informatique et la robotique – remettra profondément en cause les anciennes structures hiérarchiques, avec, en corollaire, une révision des normes salariales qui ont actuellement cours.

Considérons la crise de l’agriculture dans les pays développés. Il est légitime que les marchés agricoles s’ouvrent aux pays du tiers-monde, dont les conditions climatiques et de rentabilité sont souvent beaucoup plus favorables à la production que celles des pays situés plus au nord. Cela signifie-t-il que les paysans européens, américains et japonais devront déserter les campagnes et migrer vers les villes? Il s’agit, au contraire, de redéfinir l’agriculture et l’élevage dans ces pays, de façon à valoriser convenablement leurs aspects écologiques et à préserver l’environnement. Les forêts, les montagnes, les fleuves, les bords de mer, constituent un capital non capitaliste, un « placement » qualitatif, qu’il convient de faire fructifier, de revaloriser en permanence, ce qui implique, en particulier, de repenser de façon audacieuse la condition d’agriculteur, d’éleveur et de pêcheur.

Il en va de même avec le travail domestique: il deviendra nécessaire que les femmes et les hommes qui ont à charge d’élever des enfants – tâche dont la complexité ne cesse de s’accroître – soient convenablement rémunérés. D’une façon générale, nombre d’activités « privées » sont ainsi appelées à trouver leur place dans un nouveau système de valorisation économique qui prenne en compte la diversité, l’hétérogénéité des activités humaines socialement, ou esthétiquement, ou éthiquement utiles.

Du temps libre pour quoi faire?

Pour permettre un élargissement du salariat à la multitude d’activités sociales qui méritent d’être valorisées, les économistes auront peut-être à imaginer un renouvellement des systèmes monétaires et des systèmes salariaux actuels.

La coexistence, par exemple, de monnaies fortes, ouvertes sur le grand large de la compétition économique mondiale, avec des monnaies protégées, non convertibles, territorialisées sur un espace social donné, permettrait de pallier la misère la plus criante, en distribuant des biens qui ne relèvent que du marché intérieur et en faisant proliférer tout un champ d’activités sociales qui perdraient, du même coup, leur caractère de marginalité apparente. Une telle révision de la division et de la valorisation du travail n’implique pas nécessairement que la durée hebdomadaire de celui-ci doive diminuer indéfiniment, que l’âge de la retraite doive être avancé.

Certes, le machinisme tendra à libérer de plus en plus de « temps libre ». Mais libre pour quoi faire? Pour s’adonner à des loisirs préfabriqués? Pour rester le nez collé sur la télé? Combien de retraités sombrent, après quelques mois de leur nouvelle situation, dans le désespoir et la dépression du fait de leur oisiveté.

Paradoxalement, une redéfinition écosophique du travail pourrait aller de pair avec un élargissement de la durée du salariat. Cela impliquerait une savante ventilation entre le temps de travail affecté à l’économie de marché et le temps de travail relatif à l’économie des valeurs sociales et mentales. On pourrait imaginer, par exemple, des retraites modulées permettant aux travailleurs, aux employés, aux cadres qui le désirent, de ne pas être coupés des activités de leur entreprise, surtout de celles qui ont des implications sociales et culturelles. N’est-il pas absurde, en effet, que ce soit au moment où ils ont la meilleure connaissance de leur secteur d’activité, où ils pourraient rendre le plus de services dans les domaines de la formation et de la recherche, qu’ils soient brutalement rejetés? La perspective d’une telle recomposition sociale et culturelle du travail conduirait tout naturellement à promouvoir une nouvelle transversalité entre les agencements productifs et le reste de la cité.

Certaines expériences syndicales vont déjà dans ce sens. Il existe par exemple au Chili de nouvelles formes de pratique syndicale s’articulant de façon organique à leur environnement social. Les militants du « syndicalisme territorial » ne se préoccupent plus seulement de la défense des travailleurs syndiqués, mais également des difficultés rencontrées par les chômeurs, les femmes, les enfants du quartier dans lequel est insérée leur entreprise. Ils participent à l’organisation de programmes éducatifs et culturels, s’impliquent dans des problèmes de santé, d’hygiène, d’écologie, d’urbanisme. (Un tel élargissement du champ de compétence de l’action ouvrière est loin d’être vu d’un bon oeil par les instances hiérarchiques de l’appareil syndical.) Dans ce pays, des groupes d’ »écologie du troisième âge » se consacrent à l’organisation relationnelle et culturelle des personnes âgées.

Il est difficile, mais cependant indispensable, de tourner la page des anciens systèmes de référence fondés sur une opposition tranchée gauche-droite, socialisme-capitalisme, économie de marché-planification étatique

Il ne s’agit pas de forger un pôle de référence « centriste », équidistant des deux autres, mais de se dégager de ce type de système fondé sur une adhésion totale, sur une base prétendument scientifique, ou sur des données juridiques et éthiques transcendantes. Les opinions publiques, avant les classes politiques, sont devenues allergiques aux discours programmatiques, aux dogmes intolérants à l’égard de la diversité des points de vue. Mais, tant que le débat public et les moyens de concertation n’auront pas acquis des formes renouvelées d’expression, le risque est grand qu’elles ne se détournent de plus en plus de l’exercice de la démocratie, pour s’en remettre soit à la passivité de l’abstention, soit à l’activisme de factions réactionnaires. Ce qui importera, dans une campagne politique, c’est moins de conquérir l’adhésion massive du public à une idée que de voir cette opinion publique se structurer en multiples segments sociaux vivants.

La réalité n’est plus une et indivisible. Elle est multiple, travaillée par des lignes de possible que les praxis humaines peuvent attraper au vol. A côté de l’énergie, de l’information et des nouveaux matériaux, la volonté de choisir et d’assumer un risque s’instaure au coeur des nouvelles aventures machiniques, qu’elles soient technologiques, sociales, théoriques ou esthétiques.

Les « cartographies écosophiques », qu’il faudrait instituer, auront ceci de particulier qu’elles n’assumeront pas uniquement les dimensions du présent, mais aussi celles du futur. Elles se préoccuperont autant de ce que sera la vie humaine sur Terre dans trente ans que de ce que seront les transports urbains dans trois ans. Elles impliquent un choix de responsabilité pour les générations à venir, ce que le philosophe Hans Jonas appelle une « éthique de la responsabilité ». Il est inévitable que des choix à long terme heurtent des choix d’intérêts à court terme. Les groupes sociaux concernés par de tels enjeux doivent être amenés à en délibérer, à modifier leurs habitudes et leurs coordonnées mentales, à adopter de nouveaux univers de valeurs et à postuler un sens humain aux futures transformations technologiques. En un mot, à arbitrer le présent au nom de l’avenir. Il n’est pas pour autant question de retomber dans des visions totalitaires et autoritaires de l’histoire, des messianismes qui, au nom des « cités futures » ou de l’équilibre écologique, prétendraient régenter la vie de tout un chacun.

Chaque « cartographie » représente une vision particulière du monde, qui, même lorsqu’elle est adoptée par un grand nombre d’individus, recèle toujours en son coeur un noyau d’incertitude. C’est, en vérité, son capital le plus précieux. C’est à partir de lui que peut se constituer une authentique écoute de l’autre. L’écoute de la disparité, de la singularité, de la marginalité, voire de la folie, ne relève pas seulement d’un impératif de tolérance et de fraternité. Elle constitue une propédeutique essentielle, un rappel permanent à cet ordre de l’incertitude, une remise à nu des puissances de chaos qui hantent toujours les structures dominantes, imbues d’elles-mêmes, autosuffisantes. Ces structures, elle peut les renverser ou leur redonner sens, en les rechargeant de potentialités, en déployant à partir d’elles de nouvelles lignes de fuite créatives.

Au sein de tout état de chose, un point d’échappée de sens est à repérer, à travers l’impatience de ce que l’autre n’adopte pas mon point de vue, à travers la mauvaise volonté de la réalité à se plier à mes désirs. Cette adversité, j’ai non seulement à l’accepter, mais à l’aimer pour elle-même; j’ai à la rechercher, à dialoguer avec elle, à la creuser, à l’approfondir. C’est elle qui me fera sortir de mon narcissisme, de mon aveuglement bureaucratique, qui me restituera un sens de la finitude, que toute la subjectivité mass-médiatique infantilisante s’emploie à voiler. La démocratie écosophique ne s’abandonnera pas à la facilité de l’accord consensuel: elle s’investira dans la métamodélisation dissensuelle. Avec elle, la responsabilité sort du soi pour passer à l’autre.

Faute de la promotion d’une telle subjectivité de la différence, de l’atypie, de l’utopie, notre époque pourrait basculer dans les conflits atroces de l’identité, comme ceux que subissent les peuples de l’ex-Yougoslavie. Il restera vain d’en appeler à la morale et au respect des droits. La subjectivité s’enlise dans le vide des enjeux de profit et de pouvoir. Le refus du statut des médias actuels, associé à la recherche de nouvelles interactivités sociales, d’une créativité institutionnelle et d’un enrichissement des univers de valeurs, constituerait déjà une étape importante sur la voie d’une refondation des pratiques sociales.

Félix Guattari – 1992

 

1 Le Monde diplomatique, Octobre 1992, page 26;27

2 Félix Guattari est né le 30 avril 1930 à Colombes. Fondateur, avec Jean Oury, de la clinique psychiatrique de La Borde (Loir-et-Cher), il est l’auteur de cinq livres écrits avec le philosophe Gilles Deleuze et publiés aux Editions de minuit: l’Anti-OEdipe (1972), Kafka, pour une littérature mineure (1975), Rhizome (1976), Mille-Plateaux (1979) et Qu’est-ce que la philosophie? (1991). En outre, il a notamment écrit la Révolution moléculaire (1977) et l’Inconscient machinique (Recherches, Paris, 1979), et les Trois Écologies (Galilée, Paris, 1989).

Voir aussi : Rubrique Philosophie, rubrique Politique, G Agamben : De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité rubrique Science, Science politique,

Les journalistes égyptiens se confrontent au pouvoir

journalisteegypte-592x296-1436186380Après une descente de police au siège du syndicat des journalistes, ceux-ci se mobilisent contre les violences policières.

La contestation contre le pouvoir monte au sein de la société égyptienne.

Le syndicat des journalistes égyptiens, au centre-ville du Caire, a des allures de forteresse assiégée. Toutes les rues qui y mènent sont bloquées par un impressionnant cordon de policiers.

Devant eux, quelques dizaines de partisans du régime amenés en bus brandissent des portraits du président Sissi et insultent les journalistes. Ces derniers répondent au cri de « Liberté! Liberté! ».

Deux journalistes arrêtés pour « complot »

Mercredi, à l’intérieur du bâtiment, des centaines, des milliers peut être, de journalistes se sont réunis en assemblée générale. Une réunion historique en réponse à l’arrestation dans ses locaux, le 1er mai, des deux journalistes Amr Badr et Mahmoud El Sakka, accusés de « complot » contre l’État. Des accusations fantaisistes, selon leurs proches. Une première dans l’histoire du syndicat, dernier lieu de la capitale où la contestation du régime est encore possible.

« Notre dignité a été blessée par cet événement », assure le journaliste Karem Yehia, qui collabore avec le grand journal gouvernemental Al-Ahram. Les journalistes demandent la démission du ministre de l’intérieur, Magdy ­Abdel Ghaffar, les excuses du président Sissi et la libération des journalistes emprisonnés – 29, selon le syndicat.

Le président Sissi déstabilisé

En s’adressant directement à l’homme fort du pays, les journalistes démontrent qu’il n’est plus intouchable. L’ex-maréchal, élu lors d’un scrutin contesté en mai 2014, a longtemps joui d’une forte popularité.

Mais la répression tous azimuts et les ratés de l’économie font monter le mécontentement. L’accord intervenu le mois dernier entre Riyad et Le Caire, par lequel le président Sissi a donné deux îles égyptiennes du Sinaï à l’Arabie saoudite – qui les revendiquent – a provoqué des critiques sans précédent.

Le 15 avril, des milliers de manifestants se sont réunis autour du syndicat des journalistes pour réclamer le retour des îles dans le giron égyptien. Des slogans anti-régime sont réapparus. Les activistes espéraient rééditer l’exploit le 25 avril, mais la police les en a empêchés. Selon l’ONG Human Rights Watch, au moins 382 personnes ont été arrêtées, dont plusieurs dizaines de journalistes.

D’autres syndicats ont apporté leur soutien aux journalistes. « Notre combat se situe au cœur du processus de démocratisation, pour toute la société égyptienne », estime Hamdine Sabbahi, leader politique nassérien qui s’était présenté face à Abdel Fattah Al Sissi, lors de la dernière élection.

D’éventuelles actions des journalistes à suivre

« Pendant la révolution de 2011, les Égyptiens réclamaient le pain, la liberté et la dignité. Aucune de ces revendications n’ont abouti. Les luttes, comme celle des journalistes, vont se multiplier. Mais à court terme, je ne suis pas optimiste?: le pouvoir ne répondra pas aux demandes des journalistes. Ce n’est pas dans la nature du président Sissi de s’excuser… », s’inquiète ­Mavie Maher, une réalisatrice égyptienne présente au syndicat.

Alors que le président inaugurait mercredi 4 mai un projet agricole dans le désert, il n’a pas évoqué une seule fois la crise pendant son discours.

Les journalistes annonceront mardi 10 leurs actions prochaines, si leurs demandes ne sont pas acceptées. « Ce sera très dur pour cette dictature de renvoyer son ministre de l’intérieur, estime Karem Yehia. Mais nous devons maintenir la pression. Nous espérons tous que ce n’est qu’un début. »

 Rémy Pigaglio
Source La Croix 06/05/2016