« On veut nous faire croire que l’identité est ce qui résiste à l’autre. » Photo Jérôme Bonnet
L’historien Patrick Boucheron inaugure ce soir le cycle de conférences gratuites des Chapiteaux.
Professeur à l’université Panthéon-Sorbonne, Patrick Boucheron est entré au collège de France en 2015. Ce médiéviste se préoccupe de rendre audible sa discipline à travers la société d’aujourd’hui. Il aime bouleverser l’ordonnancement des disciplines, recourir à de nouveaux découpages intellectuels pour mieux percevoir le présent, quitte à déranger les traditions épistémologiques les mieux établies.
Vous ouvrez ce soir le cycle de conférences sur le thème « De l’histoire comme art de résister ». L’histoire serait un art ?
Je suis médiéviste, au Moyen-âge on entendait l’art comme une modeste technique, juste un savoir-faire qui renvoyait à un groupe social qui se reconnaissait lui-même dans ce groupe et dans ce savoir-faire. J’aime cette définition, comme l’idée de l’atelier de l’historien qui se rêve artiste. Notre matière première c’est un passé qui ne nous attend pas. Un passé à construire, qui peut inspirer un autre rapport à la vie. Un des historiens qui m’a inspiré, Georges Duby, se présentait comme un travailleur dans l’atelier.
Selon vous, qu’est-ce que résister veut dire ?
Cela n’a rien de martial, de véhément. C’est une manière modeste et obstinée d’opposer une résistance à l’air du temps, à l’arrogance du présent. On ne peut affirmer n’importe quoi si l’histoire résiste comme on pourrait le dire d’un matériau. Après bien-sûr, je ne méconnais pas ce qu’est historiquement l’histoire. Elle est née de la nécessité de célébrer le pouvoir, c’est un discours d’escorte. C’est pourquoi, ce que j’énonce reste une vision minoritaire.
Comment s’est opérée votre rencontre avec l’histoire ?
Très simplement, ce sont des enseignants qui avaient une certaine manière de dire l’histoire. Cette voix m’a entraîné et je l’ai suivi. Les livres, je les ai lus après. Je trouvais ces profs libres. Ils pratiquaient l’art de l’émancipation.
L’histoire comme libération… Comment divulguer ce message aux jeunes pour qui elle renvoie plutôt au passé ?
Tout dépend du rapport que l’on entretient avec le présent et avec la possibilité collective d’imaginer le futur. Si celui-ci nous paraît prometteur et source de progrès, de réalisation, le passé peut être une ressource de consolation. On peut avoir de l’histoire un usage nostalgique, ce qui entraîne souvent la fonction de conservation de l’histoire. On peut aussi, ce qui est assez fréquent chez les jeunes, avoir le sentiment qu’il faut faire évoluer les choses parce que le futur qui nous est promis n’est pas satisfaisant. Moi je pense qu’à chaque révolte, ce qui encourage à se révolter est un exemple. Le passé rappelle que l’on a pu sortir de certaines conditions. Nous avons actuellement des exemples d’emprunts au passé. Les jeunes pensent aujourd’hui à l’espérance communale. Faire commune, c’est faire résonner une histoire ancienne.
Dans ce rapport au temps, on touche à votre terrain de prédilection, celui de déjouer l’ordre des chronologies pour produire une intelligibilité du présent…
Oui, déjouer les chronologies et les généalogies, désarmer la question des origines qui est une notion démobilisatrice. Cette question des origines est un point d’arrêt. C’est l’endroit où commence la généalogie de l’autorité, mais aussi de la contestation qui ne vaut guère mieux. User de l’histoire pour répéter le roman de la commune ne vaut pas mieux que de répéter le roman des rois. Il n’y a pas de vérité en soi, pas de vérité absolue. Il n’y a que des vérités que l’historien doit construire pour mieux savoir les défendre, quitte à les défendre contre ses propres enthousiasmes?: il faut accepter que l’on va décevoir.
Où situez-vous les ponts entre histoire et littérature ?
Pour moi, la littérature et l’histoire sont toutes deux des sciences sociales et partagent à ce titre l’art de la description du réel. Dans le choix que j’ai fait pour le Moyen-âge, il y avait cet attrait pour les médiévistes qui sautaient les barrières avec la capacité d’être sociologues, politistes, anthropologues…
Dans votre livre « Léonard de Vinci et Machiavel »*, vous usez de cette double source, historique et littéraire…
Avec ce livre, j’ai voulu tester la frontière entre histoire et littérature. C’est un essai où j’ai tenté quelque chose qui n’a rien à voir avec le fait de bien écrire. J’avais le souci du récit et lorsque se pose la question de qui ordonnera le récit, cela devient politique. Ce livre se situe au-delà de la frontière de la confrontation, puisque l’histoire et la littérature ont été rivales pour comprendre le monde. D’une certaine manière, Balzac est un historien et Michelet est un écrivain. Cependant, éprouver les frontières ne signifie pas vouloir les abolir. Je n’écris pas pour déstabiliser. Ma génération a défendu l’histoire. Il a fallu réarmer la notion de réel pour lutter contre les négationnistes.
Ce combat semble aujourd’hui devoir se poursuivre sous de nouvelles formes...
Effectivement, quand on est enseignant, c’est important parce que cela relève de notre responsabilité. Il n’est pas simple de lutter contre la vision complotiste en argumentant et en poussant la réflexion sans jeter le bébé avec l’eau du bain, car certains complots existent.
Dans votre leçon inaugurale au Collège de France vous évoquez à propos de la théorie du pouvoir, donc au-delà de la religion, le christianisme comme une structure anthropologique englobante qui semble particulièrement d’actualité dans le monde contemporain…
Les structures englobantes sont beaucoup plus robustes qu’on ne se l’imagine et on est beaucoup plus gouvernés qu’on ne le pense. Nous avons construit certaines idées fausses sur le Moyen-âge. On dit des hommes de cette époque qu’ils étaient crédules et obéissants et qu’aujourd’hui nous sommes libres. Mais quand on va chercher des ressources dans le passé pour comprendre le présent, on les trouve plus libres et on se trouve plus dépendants.
La théologisation politique du monde occidental s’oppose-t-elle, comme le prétendent les grands leaders politiques, au fondamentalisme ?
Sur ce point, il ne faut pas tergiverser parce que l’heure est grave. L’idéologie de la séparation se répand partout. On veut nous faire croire que l’identité est ce qui résiste à l’autre. Ce qui veut se confirmer à elle-même. Etre fidèle à son identité serait être soumis à ses intolérances. Je ne veux pas polémiquer mais lorsque j’entends Wauquiez appeler à « résister » contre le prétendu afflux des réfugiés, je trouve ces propos effrayants. L’histoire nous aide à résister contre la progression des idéologies de la séparation et à dire calmement que nous sommes plus nombreux à ne pas nous sentir menacés par la différence.
Le ministre des Affaires étrangères britannique Boris Johnson, lors d’un Conseil de sécurité de l’ONU consacré à la Syrie, à New York (Etats-Unis), le 21 septembre 2016. (TIMOTHY A. CLARY / AFP)
Le ministre britannique des Affaires étrangères Boris Johnson estime que le Royaume-Uni n’aura pas « nécessairement besoin de deux années » pour quitter l’Union européenne.
Le gouvernement britannique compte activer l’article 50, qui enclenchera formellement le divorce avec l’Union européenne, au début 2017. « Nous discutons avec nos amis et partenaires européens dans l’objectif d’envoyer la lettre de l’article 50 au début de l’année prochaine », a déclaré le ministre britannique des Affaires étrangères Boris Johnson, le 22 septembre 2015, à la chaîne Sky News(en anglais) depuis New York, où il assistait à l’assemblée générale de l’Onu.
La Première ministre britannique Theresa May avait déclaré jusqu’ici que son pays ne déclencherait pas l’article 50 avant la fin de l’année. Le déclenchement de cet article est un préalable au démarrage des discussions entre Londres et l’UE sur les conditions de sortie du Royaume-Uni de l’UE et sa future relation avec les 27 Etats restants, censées durer deux ans.
L’UE pousse le Royaume-Uni vers la porte
Mais Boris Johnson, qui a été l’un des hérauts du Brexit, estime que deux années ne seront pas forcément nécessaires. « Dans notre lettre, nous exposerons certains paramètres sur la manière dont nous voulons avancer », a-t-il dit, ajoutant : « Je ne pense pas que nous aurons nécessairement besoin de deux année pleines, mais attendons de voir comme cela se passe ».
A Londres, la Première ministre britannique a reçu en fin d’après-midi le président du parlement européen Martin Schulz qui l’appelée à enclencher cet article le plus rapidement possible. « Cette période de préparation est précieuse pour toutes les parties concernées et si nous allons quitter l’Union européenne, nous ne quittons pas l’Europe », a déclaré Theresa May en accueillant Martin Schulz à Downing Street.
De son côté Martin Schulz a également souligné « que les quatre liberté du marché unique (européen) – biens, capitaux, services et personnes – sont d’égale importance ». Mais Boris Johnson a rejeté l’idée que le Royaume-Uni devra continuer à respecter la liberté de circulation des travailleurs européens s’il veut continuer à avoir accès au marché unique. « Ce sont des bobards », a-t-il affirmé. « Les deux choses n’ont rien à voir. Nous devons obtenir un accord de libre échange tout en reprenant le contrôle de notre politique d’immigration », a-t-il ajouté.
Du Forum économique de Davos à la Silicon Valley en passant par les assemblées du mouvement Nuit debout en France, le revenu de base est sur toutes les lèvres depuis quelques mois. La Finlande affirme vouloir l’instaurer ; les Suisses ont voté sur le sujet en juin. Mais, entre l’utopie émancipatrice que portent certains et la réforme limitée que veulent les autres, il y a un monde…
Parler d’instaurer un revenu garanti sans préciser ce que l’on entend par là revient à discuter de l’adoption d’un félin sans dire si on pense à un chaton ou à un tigre », remarque M. Olli Kangas, directeur de recherche de Kela, l’institut finlandais de protection sociale (1). Or, depuis quelques mois, l’idée rencontre de plus en plus d’écho en Europe et au-delà ; et ses partisans de la première heure ne peuvent se défendre de l’impression de voir des chatons, des tigres et diverses créatures hybrides bondir en tous sens devant leurs yeux ahuris.
Certes, sur une définition minimale du revenu de base, tout le monde s’entend. Chaque individu recevrait de la collectivité, de sa naissance à sa mort, sans condition ni contrepartie, une somme régulière, cumulable avec ses autres revenus, dont ceux tirés d’un travail. Dans les versions de gauche, on imagine un montant proche du salaire minimum (2), assez élevé pour couvrir les besoins de base (autour de 1 000 euros), ce qui permettrait de refuser un emploi jugé inintéressant, nuisible et/ou mal payé (3). Il s’agit de reconnaître les diverses formes que peut prendre la contribution de chacun à la société : travail rémunéré ou non, formation — avant l’entrée dans la vie active ou pour une reconversion —, aide à ses proches, investissement associatif, création, etc. L’un des défenseurs actuels de cette version en France (4), Baptiste Mylondo, l’associe à des mesures drastiques de réduction des inégalités : impôt sur le revenu fortement progressif, taxe sur le patrimoine, instauration d’un revenu maximum (avec une échelle de un à quatre) (5).
Alliances transpartisanes
À l’autre extrémité du spectre, dans la version libérale — théorisée par l’économiste américain Milton Friedman (1912-2006) (6) —, le montant est trop faible pour que l’on puisse se passer d’emploi. Au lieu de renforcer le pouvoir de négociation des salariés, le revenu de base fonctionnerait alors comme une subvention aux employeurs, qui seraient tentés de baisser les salaires. Et il ferait office de « solde de tout compte » en se substituant aux prestations sociales existantes (assurance-maladie, chômage, famille, vieillesse). En somme, l’outil peut être mis au service de visions du monde et de projets de société aux antipodes les uns des autres. « On nous traite tantôt de libéraux, tantôt de communistes », soupirent Mme Nicole Teke et M. Yué Yin, membres du Mouvement français pour un revenu de base (MFRB), fondé en 2013 et fort de quelque neuf cents adhérents.
Vers lequel de ces pôles le débat penche-t-il aujourd’hui ? Curieusement, les analyses divergent : certains ne voient que des chats, et d’autres, que des tigres. À droite, l’ingénieur Marc de Basquiat, l’un des principaux théoriciens de l’idée en France, observe : « Deux sondages réalisés à un an d’intervalle parmi les militants des partis politiques montrent que l’idée est de plus en plus connotée “de gauche”. C’est très ennuyeux, car si elle est perçue comme une lubie de gauchistes, il sera encore plus difficile de la faire progresser. » Les assemblées de Nuit debout, qui ont abondamment débattu du revenu de base et de ses mérites comparés avec le salaire à vie théorisé par Bernard Friot (7), n’ont pas arrangé ses affaires…
Même contrariété, mais pour des raisons opposées, chez Mme Corinne Morel Darleux, membre du secrétariat national du Parti de gauche (PG). Elle a découvert le revenu garanti il y a environ huit ans, avec Mylondo, au sein du Mouvement Utopia (transversal aux Verts et au PG) : « Pour moi, cela reste l’idée la plus subversive du champ politique. Sauf qu’aujourd’hui, je la vois reprise partout sous une forme qui la vide de son sens. » De fait, les expérimentations très médiatisées mises en chantier aux Pays-Bas et en Finlande, par exemple, n’ont rien de révolutionnaire. Dans la vingtaine de villes néerlandaises qui l’envisagent, il s’agit plutôt de « réformes de l’aide sociale inspirées par certains principes du revenu de base », indique l’économiste Sjir Hoeijmakers.
À Helsinki, le Parti du centre, au pouvoir depuis avril 2015, a fait campagne en faveur du revenu de base. Il y voit un moyen d’améliorer l’efficacité de la protection sociale dans un contexte d’austérité et de relancer l’activité en poussant les bénéficiaires de l’aide sociale vers le marché du travail. Cumulable avec un emploi, le revenu de base permettrait de supprimer les trappes à inactivité, c’est-à-dire le risque que la reprise d’un travail rémunéré aboutisse à une baisse de revenus en faisant perdre des prestations sociales. Le principe est largement soutenu par la population, ainsi que par les Verts et l’Alliance de gauche. Un rapport définitif doit permettre de lancer début 2017 une expérimentation de deux ans, mais les premiers éléments rendus publics montrent que l’ambition a été revue à la baisse. Le projet-pilote ne prévoit qu’un revenu de 550 euros, cumulable avec l’aide au logement et versé à dix mille personnes. « L’esprit est très différent de celui du référendum suisse [lire « En Suisse, un débat sans précédent »] », insiste l’économiste Otto Lehto, membre de la section finlandaise du Basic Income Earth Network (Réseau mondial pour le revenu de base, BIEN). « Il n’est question ni de lutter contre la pauvreté ni d’instaurer un droit au revenu, et encore moins de se libérer de l’emploi. »
Encore peu nombreux et souvent isolés au sein de leurs milieux ou de leurs formations politiques, les partisans français du revenu de base travaillent ensemble, tout en restant lucides sur ce qui les sépare. « J’aime beaucoup Baptiste [Mylondo], mais c’est un idéaliste, déclare de Basquiat. Et puis, vouloir limiter les écarts de revenus à une échelle de un à quatre, c’est tout de même un grand coup porté aux libertés ! » Ancien proche de M. Nicolas Sarkozy, le député Frédéric Lefebvre (Les Républicains), candidat à la primaire de son parti pour la présidentielle de 2017, raconte comment M. Julien Bayou, porte-parole d’Europe Écologie – Les Verts (EELV), l’a emmené discuter du revenu de base avec un sans-abri hébergé dans un squat de l’association Jeudi noir. En janvier 2016, à l’Assemblée nationale, il a également défendu avec sa collègue socialiste Delphine Batho, dans le cadre de l’examen de la loi pour une République numérique, des amendements demandant au gouvernement de présenter au Parlement un rapport sur la faisabilité d’un revenu de base. « J’assume totalement l’aspect transpartisan de cette démarche, commente Mme Batho. Les partis ne produisent plus une seule idée nouvelle. L’essentiel se passe en dehors d’eux. Et ce sujet clive autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Nous ne sommes pas d’accord sur tout, mais nous devons travailler à créer des majorités d’idées. »
Parmi nos interlocuteurs, aucun ne prône ouvertement un démantèlement de la protection sociale actuelle. Pas même M. Lefebvre ni Gaspard Koenig, fondateur du think tank libéral Génération libre. S’il se veut « ni de droite ni de gauche », le MFRB précise dans sa charte qu’un revenu de base « ne doit pas remettre en cause les systèmes publics d’assurances sociales, mais compléter et améliorer la protection sociale existante ». Il pourrait remplacer certaines prestations du régime de solidarité financé par l’impôt, comme le revenu de solidarité active (RSA), mais personne ne prétend toucher au régime assurantiel financé par la cotisation (retraites, chômage, assurance-maladie). Seules les allocations familiales seraient remplacées par un revenu de base versé à chaque enfant, d’un montant moindre que celui des adultes.
Une exception : dans un rapport publié en mai (8), la Fondation Jean-Jaurès, proche du Parti socialiste (PS), propose trois scénarios de financement qui, inspirés par le souci de « ne pas générer d’endettement supplémentaire », impliquent tous d’éviscérer sans complexes la Sécurité sociale. Le premier prévoit de distribuer à tous les adultes 500 euros par mois, en échange du démantèlement de l’assurance-maladie et de l’assurance-chômage ; le deuxième — jugé le plus crédible par les auteurs —, avec 750 euros, « recycle » aussi les prestations retraite. Le troisième, avec un montant de 1 000 euros, fait de même, mais prévoit des prélèvements supplémentaires. Atterré, Jean-Éric Hyafil, membre du MFRB qui prépare une thèse en économie sur le revenu universel, a dénoncé les « grosses bêtises » contenues dans ce rapport lors d’un débat avec Jérôme Héricourt, coordinateur du groupe de travail de la fondation, dans un café parisien, le 26 mai 2016. « Un revenu de base est parfaitement compatible avec une protection sociale et une dépense publique fortes ! », a-t-il martelé. Embarrassé, Héricourt a répondu que les auteurs du rapport ne voyaient pas dans le revenu de base « la bonne solution aux problèmes du xxie siècle », mais qu’ils n’avaient pas voulu le préciser dans le document, rédigé « dans un esprit de neutralité ». De sorte que leurs scénarios élaborés sans conviction ont été repris dans la presse comme des préconisations…
Une même somme pour chacun, quelle que soit sa situation : tous les partisans du revenu de base s’entendent pour mettre fin à l’intrusion dans la vie privée qu’implique le régime de solidarité actuel, dont les prestations sont soumises à condition (de revenus, de situation familiale…). « Que l’on paie des gens pour aller compter les brosses à dents dans la salle de bains des bénéficiaires du RSA afin de s’assurer qu’ils ne vivent pas en concubinage (9), alors qu’ils veulent juste manger à leur faim, c’est insupportable », estime de Basquiat. Même discours chez Koenig : « Il faut lutter contre la pauvreté de manière plus efficace et moins paternaliste, en donnant aux gens le minimum dont ils ont besoin sans s’immiscer dans leur vie privée ou vérifier leur attachement à la valeur travail. » Les économies que permettrait le passage à l’inconditionnalité contribueraient en outre au financement d’un revenu de base : M. Lefebvre souligne le coût que représentent actuellement « la production des normes, l’accompagnement du public, la vérification, la sanction ». Mais aussi le « cercle vertueux » d’économies qu’engendrerait la mesure : « Moins de délinquance, moins de dépenses de santé, un meilleur niveau d’instruction… » Contrairement aux autres personnalités de droite qui s’en sont emparées, il prône un montant situé dans une fourchette haute, « entre 800 et 1 000 euros », dit-il.
Un mélange d’audace et de frilosité
On doit au philosophe belge Philippe Van Parijs la réactivation du concept en Europe, sous le nom d’« allocation universelle », au début des années 1980. Lui-même ancien adhérent dans son pays du parti Écolo, il estime que la possibilité laissée à chacun d’organiser sa vie et son travail bouscule les habitudes de pensée à la fois de la droite et de la gauche. « Lors d’une intervention devant le Parti libéral flamand, raconte-t-il, j’ai demandé : “Qui pense que la liberté est une valeur centrale ?” Tout le monde a levé la main. J’ai ajouté : “Maintenant, qui pense qu’elle devrait être réservée aux riches ?” Inversement, une rencontre avec des militants grecs, espagnols et italiens de Syriza, Podemos et Rifondazione Comunista à Bari, dans les Pouilles, a été l’occasion de se demander si la gauche n’avait pas tort de se cantonner à la défense de l’État et de l’égalité, et d’abandonner la liberté à la droite. »
Évidemment, des différences fondamentales demeurent : Koenig et de Basquiat, qui ont élaboré un projet commun, cherchent à lutter contre la pauvreté, mais pas contre les inégalités (10). Ils prônent un impôt négatif (allocation) de 450 euros par adulte et 225 euros par enfant, financé par un impôt à taux unique de 23 % sur tous les revenus (11). Pour limiter l’effet antiredistributif de ce type d’impôt, ils envisagent un renforcement des prélèvements sur le patrimoine, la fin des exonérations sur les revenus fonciers et financiers… « Cela ne changerait quasiment pas l’équilibre actuel de la redistribution en France, explique de Basquiat. Les riches toucheraient un tout petit peu moins et les pauvres, un tout petit peu plus. Mais on rationaliserait le système ; on mettrait fin à la stigmatisation et au paternalisme ; on supprimerait les effets de seuil et de trappe ; et on lutterait efficacement contre la grande pauvreté. » Ils se fondent sur une définition « absolue » et non « relative » de la pauvreté, laquelle, estime Koenig, serait une définition « jalouse » : « Cela ne devrait pas vous importer que d’autres deviennent très riches, tant que vous avez le sentiment de bien vivre. »
Quels autres arguments justifieraient l’instauration d’un revenu de base ? Tous nos interlocuteurs invoquent le nombre d’emplois appelés à disparaître du fait de l’automatisation et de la numérisation. En Suisse, les auteurs de l’initiative « Pour un revenu de base inconditionnel » ont défilé dans les rues déguisés en robots clamant leur désir de travailler à la place des humains. Un récent rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) tempère toutefois les conclusions d’études antérieures qui prédisaient un « chômage technologique » massif : il estime que seuls 9 % des emplois « présentent un risque élevé d’automatisation », tout en prévenant que « les travailleurs moins instruits » sont les plus exposés (12).
« Neuf pour cent, ce serait déjà énorme, commente Hyafil. Surtout ajouté à notre niveau de chômage actuel ! Pour autant, je ne crois pas aux discours sur la “fin du travail”. La transition écologique, par exemple, crée beaucoup d’emplois. Comme le dit l’économiste Jean Gadrey, viser moins de croissance n’implique pas forcément moins d’emplois, au contraire ! Mais il faut pouvoir se soucier de leur qualité, et non de leur quantité. Et, même avec le plein-emploi, il nous faudrait un revenu de base pour que chacun puisse choisir son travail et non le subir. » Le pamphlet de l’anthropologue américain David Graeber, figure du mouvement Occupy Wall Street, contre les bullshit jobs (les « boulots à la con », sans intérêt ni utilité sociale), a connu un retentissement significatif (13). Autre partisan du revenu de base, l’ancien ministre des finances grec Yanis Varoufakis juge la possibilité de refuser un travail « essentielle à la fois pour une société civilisée et pour un marché de l’emploi qui fonctionne bien (14) ».
Il s’agit aussi de sécuriser les parcours de vie à l’heure de la précarité généralisée. Avec le risque d’entériner le déséquilibre de la répartition des richesses entre salaires et profits. C’est flagrant quand M. Lefebvre cite en exemple l’Earned Income Tax Credit, par lequel, aux États-Unis, l’État complète les revenus de certains travailleurs pauvres. Autre écueil : que le revenu de base laisse libre cours au démantèlement du droit du travail et des conquêtes salariales entamé par des entreprises comme Uber (15). « Il faut construire un nouveau compromis social, plus adapté à notre époque que celui hérité de la Libération, sans pour autant que le revenu de base devienne la béquille de l’uberisation », résume Mme Batho. Mais comment s’en assurer ?
Tout dépend du pouvoir de négociation que donnerait aux travailleurs le montant de leur revenu garanti, ainsi que des prélèvements et de la redistribution des richesses opérés par ailleurs. Or, sur ces sujets, la frilosité de nombreux partisans du revenu de base contraste avec l’audace de l’idée qu’ils portent. Van Parijs plaide pour une instauration progressive, en commençant par un montant faible ; mais, objecte Mylondo, « rien ne garantit qu’un montant bas serait augmenté par la suite ». Le MFRB vante les mérites émancipateurs de la mesure, le « changement de paradigme » qu’elle permettrait, mais se félicite de tous les projets, y compris ceux qui préconisent un montant faible — autour du RSA actuel. L’association a même travaillé avec la très conservatrice Christine Boutin, présidente du Parti chrétien-démocrate, lorsqu’elle proposait un revenu de base de 400 euros. Un positionnement cohérent avec l’apolitisme revendiqué du mouvement, mais rédhibitoire pour Mylondo, qui n’y a jamais adhéré. Plutôt « rien du tout qu’un revenu de base au rabais » : « Je ne suis pas un inconditionnel du revenu inconditionnel », dit-il. Mme Morel Darleux, elle aussi, se défend de tout « fétichisme ».
S’agissant du financement, l’argument du « réalisme » et du « pragmatisme » traduit un certain fatalisme face à l’état du rapport de forces social et politique. Le MFRB participe à la campagne « Quantitative Easing (“assouplissement quantitatif”) pour le peuple », qui milite pour que la Banque centrale européenne (BCE) mette son initiative de création monétaire directement au service des citoyens plutôt qu’à celui des banques privées. Il y voit l’occasion de jeter les bases d’un revenu universel européen. La BCE n’écarte d’ailleurs pas un tel recours à la « monnaie hélicoptère », déversée sur tous pour relancer la consommation. Mais le MFRB se montre beaucoup plus prudent sur le front des inégalités. Hyafil juge inutile de « taper sur les plus riches », sous peine d’accroître encore l’évasion fiscale, et revendique une approche « consensuelle », « centriste », dans le souci de rassembler. « À la Libération, les patrons faisaient profil bas parce qu’ils avaient collaboré ; ce n’est plus le cas ! », remarque Mme Martine Alcorta, vice-présidente EELV du conseil régional d’Aquitaine, qui prépare une expérimentation du revenu de base. De Basquiat estime qu’avant de pouvoir rassembler une majorité autour d’un revenu garanti de gauche il faudra « une guerre ou deux »… L’hypothèse d’une lutte enfin efficace contre la fraude fiscale (16), souhaitée par beaucoup de partisans de la mesure, le fait sourire : « S’il existait une volonté réelle d’y mettre fin, on y serait parvenu depuis longtemps ! »
Comme tout projet progressiste, le revenu garanti dans sa version de gauche se heurte à l’absence d’un pouvoir en position de le mettre en œuvre. S’y ajoute, au fur et à mesure que le principe se popularise, un risque croissant de dénaturation. Même si l’hypothèse d’un revenu de base suscite encore, pour l’essentiel, l’indifférence ou la réprobation, elle semble apparaître à certains comme une planche de salut commode à la veille des échéances — législatives et présidentielle — de 2017, dans un contexte de pénurie d’idées nouvelles et de discrédit de l’action politique. Ce printemps, en pleine bataille autour de la « loi travail », M. Guillaume Mathelier, maire socialiste d’Ambilly (Haute-Savoie) et auteur d’une thèse sur le revenu universel, indiquait que le premier secrétaire du PS, M. Jean-Christophe Cambadélis, bien que lui-même sceptique, l’avait chargé de « faire monter le sujet » au sein du parti. Quant au premier ministre Manuel Valls, il a déclaré sur Facebook, le 19 avril, vouloir « ouvrir le chantier du revenu universel », avant d’ajouter aussitôt qu’il ne s’agirait pas d’une allocation « versée à tous », car « cela serait coûteux et n’aurait aucun sens ». Autrement dit : le revenu universel, pourquoi pas, mais à condition qu’il ne soit pas… universel.
Quoi qu’il en soit, comment espérer asseoir la légitimité d’un droit au revenu dans une société étranglée par l’austérité, matraquée de discours bilieux sur l’« assistanat », et où la vision du travail reste dominée, comme le dit M. Mathelier, « par le mythe du péché originel » ? Mme Morel Darleux invite à se défier de toute précipitation : « S’il s’agit de réclamer des mesures urgentes, je préfère insister sur la revalorisation du smic ou sur la titularisation des précaires de la fonction publique. Sur ces sujets, on est dans la reconquête, alors que le revenu de base, c’est de la conquête. Les débats qu’il suscite me paraissent d’ailleurs aussi intéressants que sa mise en œuvre. Le voyage compte autant que la destination ! Il suffit d’évoquer l’idée pour lancer des discussions passionnées sur ce que nous voulons faire de nos vies, sur l’organisation de la société… » Prendre le temps de mener la bataille culturelle et politique : peut-être le meilleur moyen de s’assurer qu’une fois introduit dans le salon le chaton ne se transformera pas en tigre prêt à dévorer ses propriétaires.
Mona Chollet
1) Débat à l’ambassade de Finlande à Paris, 3 mars 2016.
(2) Le smic français s’élevait en juin 2016 à 1 141 euros net.
A près de huit mois du premier tour de la présidentielle, le couple médias-politique n’a jamais été aussi infernal. Entre journalistes avides de spectacle et politiciens obsédés par leur image, l’espace est saturé
Nicolas Sarkozy a gagné. Depuis lundi, sa candidature présidentielle est en pole position dans les médias. Oubliée presque, la persistante avance dans les sondages d’Alain Juppé. Négligés, les 75% de Français qui refusent le retour de Sarko à l’Elysée en mai 2017 et, pire, rejettent un remake de son duel de 2012 avec François Hollande.
Burkini, identité, fermeté de l’Etat… l’ancien président sature l’espace médiatique à force de déclarations tonitruantes comme jeudi soir à Châteaurenard (Bouches-du-Rhône), où il a affirmé vouloir «rétablir l’autorité de l’Etat sur chaque centimètre carré du territoire»!
«La déferlante ne fait que commencer, pronostique un influent conseiller en communication. On est dans la course de petits chevaux. A chaque déclaration, les candidats avancent d’une case. Et les journalistes sont complices, car ils tendent les micros.»
Cascade de rentrées politiques
Cette surenchère est patente. Interviews politiques à la chaîne. Livres politiques en cascade. Documentaires politiques sur la vie à l’Elysée, à Matignon (dont un réalisé par la propre fille de l’ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault). Rentrées politiques successives: après Sarkozy, Juppé samedi, Fillon dimanche… Une frénésie largement engendrée par la primaire, ce premier acte de la présidentielle des 23?avril et 6?mai 2017.
Treize candidats déclarés pour la primaire de la droite les 20 et 27 novembre. Sept déjà possibles pour celle de la gauche fin janvier. «Or que recherchent la plupart de ces candidats, sans aucune chance d’être élus? Un moment de notoriété. La présidentialite est d’abord une maladie médiatique», explique l’essayiste Christian Salmon, auteur de «Storytelling» (Ed. La Découverte). Même constat pour Alain Bergougnoux, l’un des experts électoraux du PS: «A droite, tout va se jouer sur les personnalités, donc sur le style, la capacité à créer de l’empathie, l’incarnation de la rupture après le quinquennat Hollande.»
Addiction mutuelle
Or les médias français sont friands de cette compétition. Notamment les chaînes d’information continue (quatre au total, donc la dernière née du secteur public, France Info): «Le théâtre politique est une constante française, raconte un éditeur. Politiques et médias sont mutuellement accros.» D’autant que le casting actuel est plutôt bon.
A droite: Sarkozy le fonceur revanchard, Juppé le sage introverti, Fillon le provincial trop terroir, Le Maire l’ambitieux forcené. A gauche: Montebourg l’étatiste éloquent tout droit sorti d’un roman de Balzac, Macron le social-libéral qui sait parler aux jeunes, Valls le socialiste autoritaire arc-bouté sur la laïcité et Hollande, ce président trop «normal». Plus la guest star Marine Le Pen, la présidente du Front national donnée déjà qualifiée pour le second tour.
Ce qui compte, c’est la posture. Faire chef de guerre. Faire président. Faire réformateur. Le risque populiste est dès lors maximal.
Le locataire de l’Elysée – qui dira en décembre s’il se représente ou non et qu’un premier sondage donnait hier battu par Arnaud Montebourg aux primaires de la gauche – joue, lui, une partition originale dans ce théâtre du pouvoir: celle du confident, ravi de laisser les journalistes s’asseoir sur les canapés de La Lanterne, sa résidence de week-end près du château de Versailles. Ou pénétrer dans son bureau après un échange décisif sur la Syrie avec Barack Obama. Un livre tiré de ces «confessions» vient de sortir. Quatre autres sont annoncés.
Même objectif que Sarkozy: occuper le terrain, accréditer son image de président à la fois ferme et transparent, accessible. Mais méthode inverse. Complicité plutôt que confrontation. Addiction médiatique savamment entretenue. «On est dans le concours de beauté permanent, déplore le sociologue de la communication Dominique Wolton, auteur d’Avis à la pub (Ed. Cherche Midi). La substance? Ce n’est plus le sujet. Ce qui compte, c’est la posture. Faire chef de guerre. Faire président. Faire réformateur. Le risque populiste est dès lors maximal.»
Difficile de renoncer à la surexposition
Cas type: Emmanuel Macron. Le jeune ministre de l’Economie incarne une offre politique nouvelle. Problème: à part les médias et les sondages, où sont ses soutiens? Et pourquoi entretenir un vrai-faux suspense sur sa candidature en 2017? «Il ferait mieux de dire clairement qu’il ne se présentera jamais contre François Hollande», s’énerve ces jours-ci l’essayiste Alain Minc, un de ses plus fervents soutiens, dans un entretien aux Echos.
Sauf que dire cela, ce serait décrocher, cesser d’alimenter l’usine à buzz. Dangereux sevrage. «Nous avons fait le choix de rester en retrait, confiait au «Temps» un proche d’Alain Juppé après l’annonce de la candidature de Nicolas Sarkozy. Nous parions sur le fait que les Français veulent autre chose que du théâtre et qu’un comédien de plus à l’Elysée.» Pari risqué.
« Je suis à peu près convaincu que si Paris avait été équipée du même réseau [de caméra de vidéosurveillance] que le nôtre, les frères Kouachi n’auraient pas passé 3 carrefours sans être neutralisés et interpellés », avait déclaré le maire de Nice Christian Estrosi quelques jours après l’attentat à Charlie Hebdo.
Le dispositif niçois est, il est vrai, impressionnant : 1257 caméras sont installées dans la ville soit une caméra pour 273 habitants (contre 1 pour 1500 habitants à Paris). Malheureusement, cela n’a pas empêché un camion de 19 tonnes de tuer 86 personnes sur la Promenade des Anglais, le soir du 14 juillet…
Une « priorité absolue »… jamais évaluée
Malgré tout, comme le rappelle le sociologue Laurent Mucchielli, la vidéosurveillance a le vent en poupe dans le monde politique, où elle est souvent présentée comme une arme infaillible contre l’insécurité. Erigée en « outil majeur de prévention, de dissuasion, et d’élucidation des faits » sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, elle avait été déclarée « priorité absolue » en matière de lutte contre la délinquance. Elle a donné lieu entre 2007 et 2013 à 150 millions d’euros de dépenses de l’Etat, au titre de l’aide à l’installation des réseaux de caméras. Résultat : on comptait environ 40 000 caméras surveillant l’espace public dans 2000 communes. Pourtant, souligne le chercheur, aucune évaluation scientifique de l’efficacité de ces dispositifs n’a jusqu’à présent été menée en France, comme l’avait déjà souligné en 2011 un cinglant rapport de la Cour des Comptes.
L’ennui derrière les écrans
A quoi sert donc concrètement la vidéosurveillance ? Pour le savoir, Laurent Mucchielli est allé observer son fonctionnement dans une ville moyenne de 19 000 habitants, qu’il a surnommée St-Jean-La-Rivière. Il a notamment observé le travail quotidien des 4 agents du Centre de Supervision Urbaine (CSU) chargés de surveiller six jours sur sept, de 6 h 30 à 20 h, les images parvenant des 18 caméras implantées dans la commune (presque une pour 1000 habitants, ce qui en fait une des communes les mieux équipées), pour un coût annuel d’environ 300 000 euros.
Or ce travail est d’abord marqué par… l’ennui. Les moments où les agents (travaillant le plus souvent dans la solitude) sont interpellés par ce qu’ils voient ou sollicités par d’autres agents ne représentent en A Saint-Jean-La-Rivière, chaque opérateur de télésurveillance a eu en moyenne à traiter 0,7 fait par jour effet, selon les comptages du chercheur, qu’un quart de leur temps de travail. Un autre calcul montre que, sur l’année 2011, chaque agent a eu en moyenne à traiter 0,7 fait par jour. « C’est difficile pour les agents, les journées sont très longues quand il n’y a pas d’affaires, souvent ils regardent l’heure et je les comprends », avoue le chef de service.
C’est d’autant plus compréhensible que l’activité a décliné au cours des années, le nombre d’incidents à traiter passant de plus de 2000 en 2004 à 811 en 2011. Une baisse qui semble dûe au déplacement de la délinquance, les emplacements des caméras ayant été assez vite repérés. Un « jeu du chat et de la souris » a même été lancé par certains jeunes qui, devant les caméras, miment un deal de drogue ou adressent diverses insultes et gestes obscènes aux opérateurs. « Eux aussi ils tuent le temps », reconnaît cependant l’un de ces derniers.
La délinquance, préoccupation mineure
Les agents ne sont cependant pas totalement inactifs : en 2011, 581 faits ont été détectés par les caméras (le reste des incidents traités relevant de requêtes extérieures). Mais l’analyse de leur répartition montre que « les opérateurs de vidéosurveillance ne s’occupent de problèmes de délinquance que de façon très marginale », 80 % de leurs interventions relevant de problèmes matériels sur la voie publique (stationnement illégal, dysfonctionnement de la signalisation…).
Restent les cas où des services extérieurs (le commissariat le plus souvent) demandent à consulter les images. Mais même dans ces cas la vidéosurveillance se montre rarement décisive : sur les 138 requêtes reçues en 2011, seules 43 ont mené à une réquisition des images. Sur deux ans et demi d’activité, le nombre de réquisitions d’images « visant à visualiser la commission d’une infraction au moment crucial » s’élève à deux par mois en moyenne…
Un très faible impact
A cette aune, la difficile mise en évidence d’un quelconque impact de la vidéosurveillance sur le niveau de la délinquance à Saint-Jean-La-Rivière n’est guère étonnante, le nombre de crime et délits constatés par la police fluctuant avant et après la mise en place du dispositif en 2004. Au final, selon Laurent Mucchielli, « le dispositif de vidéosurveillance, même dans les conditions quasiment optimales dans lesquelles il fonctionne à Saint-Jean-la-Rivière, joue un rôle relativement marginal et uniquement répressif dans la lutte contre la délinquance ». Un constat conforme identique à la plupart des études menées sur le sujet, dans d’autres communes françaises ou à l’étranger, ainsi qu’aux constatations de la Cour des Comptes.
Une ressource politique
Vantée par les pouvoirs politiques, fortement poussée par le lobby du secteur de la sécurité dans un contexte où l’insécurité fait la Une des journaux, la vidéosurveillance reste pourtant prisée des élus locaux.Elle reste en effet, selon le sociologue, un moyen simple d’afficher une action volontariste face à la demande de sécurité émanant de certaines fractions de la population. Ce d’autant qu’elle reste politiquement difficile à remettre en cause. Ses adversaires courent vite le risque d’être accusés de laxisme.
Elle peut également permettre aux maires de s’affirmer au sein des politiques locales de sécurité ou, malgré le rôle pivot qu’ils sont censés incarner aux yeux de la loi, ils peinent à exister face aux représentants de l’Etat et aux services départementaux. Malgré sa faible efficacité, la vidéosurveillance reste une ressource de choix pour «s’affirmer et exister politiquement ».