Guérilla contre l’avortement aux Etats-Unis

Les Etats fédérés votent des lois toujours plus restrictives

avortementAvec le triomphe des républicains aux élections législatives de 2010, les militants antiavortement américains ont repris du poil de la bête. Leur tactique consiste à faire passer des lois restreignant le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) au niveau de chaque Etat, le rendant parfois quasi impossible à exercer. Dernier rempart : la Cour suprême du pays. Mais pour combien de temps ?

par Jessica Gourdon,

Tous les jours, brandissant leurs pancartes, une poignée de militants « pro-life » alpaguent les femmes qui entrent ou sortent de la Jackson Women’s Health Organization, seul établissement pratiquant l’avortement dans l’Etat du Mississippi. Au point qu’en janvier 2013 la directrice, Mme Diane Derzis, a dû mettre en place un système d’escortes afin d’accompagner les femmes entre leur voiture et la porte d’entrée. « Le climat s’est vraiment durci ces derniers mois, depuis que la clinique est menacée de fermeture, regrette-t-elle. Les manifestants se galvanisent mutuellement. »

Le Mississippi deviendra-t-il le premier Etat américain à ne plus pratiquer l’avortement ? Le symbole serait fort, alors que ce territoire de trois millions d’âmes, vaste comme l’Angleterre, est aussi le plus pauvre des Etats-Unis. La clinique de Jackson se trouve en effet en infraction vis-à-vis d’une loi votée au niveau de l’Etat en 2012, qui requiert que les médecins pratiquant l’interruption volontaire de grossesse (IVG) soient conventionnés avec un hôpital proche qui s’engage à prendre en charge leurs patientes en cas de problème. Les trois gynécologues de l’établissement se sont tous vu refuser ces conventions. « Aucun hôpital n’a accepté. Pour des raisons idéologiques, par peur, ou parce que certains de nos médecins ne sont pas résidents du Mississippi, explique Mme Derzis. Ces conventions n’ont rien à voir avec la sécurité de la procédure : de toute façon, les hôpitaux ne peuvent pas refuser nos patientes si une hospitalisation se justifie. Les législateurs savaient parfaitement que cela nous mettrait en péril. »

Le gouverneur républicain Phil Bryant n’a pas masqué son intention de faire du Mississippi le premier abortion free state (Etat où l’avortement ne se pratique plus) du pays. En attendant, la clinique de Jackson, où ont lieu deux mille IVG par an, ne doit la poursuite de ses activités qu’à une décision suspensive d’un juge fédéral. Un procès se tiendra au printemps 2014.

Cette situation n’est pas unique aux Etats-Unis. Des bras de fer similaires ont actuellement lieu dans le Dakota du Nord, en Virginie, dans l’Indiana ou dans l’Alabama. Au total, cinquante-quatre cliniques ou services d’avortement ont fermé depuis trois ans, d’après une enquête menée par le Huffington Post auprès des services de santé (1). Trois Etats, les Dakotas du Nord et du Sud et le Mississippi, ne disposent plus que d’un établissement proposant cet acte.

Le droit à l’avortement aux Etats-Unis repose pourtant sur un socle juridique solide au niveau fédéral. En 1973, l’arrêt « Roe vs Wade » de la Cour suprême a unifié les pratiques divergentes des Etats et établi que toute femme était libre d’avorter jusqu’à la viabilité de son fœtus hors de l’utérus, soit autour de vingt-deux à vingt-quatre semaines. Un délai bien plus long que celui qui prévaut en France, où l’IVG est autorisée jusqu’à douze semaines (l’interruption médicale de grossesse, en revanche, n’est pas soumise à un délai). Un autre arrêt de 1992 (« Planned Parenthood vs Casey ») a complété la jurisprudence en permettant aux Etats d’encadrer le droit à l’avortement, à condition que cet encadrement ne constitue pas un « fardeau excessif » pour les femmes souhaitant avorter. Pour les militants anti-IVG, le combat se joue donc au niveau de chaque Etat.

Un acte encore considéré comme honteux

Durant la seule année 2011, quatre-vingtdouze mesures ont été votées dans les Etats fédérés, selon les calculs du Guttmacher Institute (2). En 2012, leur nombre se montait à quarante-trois, et pour l’année 2013 le compteur affichait déjà soixante-huit au 1er octobre. Une inflation sans précédent. L’organisation Americans United for Life publie même un guide proposant des modèles de lois restreignant le droit à l’avortement.

Vingt et un Etats requièrent désormais des autorisations parentales pour les mineures — parfois des deux parents, comme dans le Mississippi et le Dakota du Nord. Une dizaine ont rendu les échographies obligatoires. Dans le Wisconsin et en Louisiane, le praticien est même tenu de présenter l’image à la patiente et de la décrire. Dans cinq Etats, on a instauré une « séance d’information » qui évoque le lien entre l’avortement et un risque accru de cancer du sein — lien démenti par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) — ou mentionne la douleur fœtale. Huit Etats interdisent aux compagnies d’assurances de leurs territoires, pourtant privées, de rembourser l’IVG.

Mais la véritable nouveauté tient à la multiplication des mesures visant les cliniques, souvent gérées par le planning familial ou par d’autres associations (aux Etats-Unis, peu d’avortements ont lieu à l’hôpital). Au nom de la sécurité des patientes, de nouvelles lois leur demandent de réaliser de lourds travaux afin de les aligner sur les standards des hôpitaux pratiquant la médecine ambulatoire : équipements, mais aussi taille des salles, des couloirs, du parking, etc. Selon les recommandations de l’OMS, de tels aménagements n’ont pourtant aucun caractère de nécessité pour les cliniques pratiquant l’avortement au cours du premier trimestre de grossesse. Ces lois « découragent les cliniques, ou font peser sur elles une charge qu’elles ne peuvent supporter », dénonce ainsi la National Abortion Federation (3).

« L’avortement compte au nombre des actes médicaux les plus sûrs. Le risque de complication est minimal, avec moins de 0,5 % de complications majeures », affirme l’American Congress of Obstetricians and Gynecologists dans un communiqué de juillet 2013, en réaction à une nouvelle loi votée au Texas qui exige des cliniques qu’elles s’équipent à la manière des hôpitaux, et des médecins qu’ils disposent de conventions. Elue au Sénat de l’Etat, Mme Wendy Davis s’est élevée contre cette mesure. Attirant l’attention des médias, elle a discouru pendant onze heures, debout devant son pupitre, sans parvenir à empêcher l’adoption du texte. Du fait de cette loi, le Dallas Morning News rapportait que quatre cliniques rurales pratiquant l’IVG étaient sur le point de fermer et que trois autres étaient menacées (4). Si ces fermetures se confirment, un quart des cliniques du Texas auront disparu en 2013.

A ces difficultés s’ajoute parfois le blocage des villes. Le Washington Post relate que la clinique de Fairfax, l’une des plus fréquentées de Virginie, a fermé durant l’été 2013 à la suite d’une bataille avec le conseil municipal : celui-ci lui refusait l’emménagement dans de nouveaux locaux, nécessaire pour se mettre en conformité avec une loi votée par l’Etat en 2011 (5).

Ce durcissement réglementaire s’explique en premier lieu par la vague républicaine de 2010, qui a permis aux conservateurs de contrôler la majorité des chambres des Etats (vingt-sept sur cinquante) et des postes de gouverneur (trente sur cinquante). Elle a également mis sur le devant de la scène de nouvelles figures du Tea Party disposant d’un programme particulièrement réactionnaire sur le thème des droits reproductifs. Alors que dans la plupart des pays d’Europe l’IVG est majoritairement considérée comme un droit acquis, les Américains restent divisés sur le sujet. Dans les Etats du centre et du Sud, actuellement dominés par les républicains (Alabama, Arkansas, Louisiane, Mississippi, etc.), qui comptent parmi les plus pauvres des Etats-Unis (6), 52 % des personnes interrogées par le Pew Research Center estiment que l’avortement devrait être illégal « dans la plupart des cas ». Elles étaient 45 % en 1995. A l’inverse, dans certains Etats de la Côte est (Connecticut, Vermont, New Hampshire, Maine), de tradition démocrate, cette proportion tombe à 20 % (7).

« Avec les armes à feu, l’avortement est l’un des grands clivages culturels qui traversent les Etats-Unis, et qui nous opposent à l’Europe. C’est étonnant, car sur d’autres sujets comme le mariage gay, l’opinion américaine évolue dans un sens progressiste. Et, simultanément, au nom de la morale ou de la religion, l’avortement reste un acte considéré comme honteux. Dans les enquêtes sociologiques, la moitié des femmes qui ont avorté ne le déclarent pas, même face à un ordinateur : les chiffres sont deux fois moins élevés que ceux des statistiques de santé publique », relève Theodore Joyce, professeur en santé publique à la City University de New York. Ces dernières années, en effet, le mariage homosexuel a effectué des progrès considérables aux Etats-Unis. Il est désormais autorisé dans quatorze Etats, dont certains, comme l’Iowa ou le New Jersey, sont gouvernés par des républicains, et l’adoption de ces mesures n’a pas déclenché les manifestations observées en France.

Dans ce climat de division, le maintien du droit à l’avortement dans les Etats les plus conservateurs tient beaucoup à l’action des juges, qui, au nom de l’arrêt « Roe vs Wade », ont à plusieurs reprises fait annuler des législations votées par les chambres. Début 2013, un juge a ainsi retoqué une loi entérinée par les chambres du Dakota du Nord qui affirmait que la viabilité du fœtus était effective dès la perception d’un battement de cœur à l’échographie (soit six semaines) et interdisait l’avortement au-delà de ce terme.

En mai 2013, un autre juge a bloqué une loi qui venait d’être votée par l’Arkansas et qui aurait proscrit l’avortement après douze semaines. « Il était évident que ces lois allaient à l’encontre de “Roe vs Wade” et qu’elles seraient rejetées, remarque le professeur de droit David Garrow. Ce genre d’investissement irrationnel est une tactique politique pour relancer en permanence le débat et occuper le terrain médiatique. » Pour Elizabeth Nash, chercheuse au Guttmacher Institute, « il s’est instauré une forme de concurrence entre Etats : c’est à qui votera la loi la plus stricte ».

Si la Cour suprême basculait…

Alors que les procès et les procédures d’appel se multiplient, certains cas remontent jusqu’à la Cour suprême du pays, qui rend des avis divers et dont la position sur le sujet n’est jamais à l’abri d’un revirement. « Le maintien de “Roe vs Wade” ne tient qu’à une voix. Si un nouveau juge nommé par un président républicain modifie l’équilibre, la Cour peut basculer », s’inquiète Garrow. Plusieurs Etats attendent ce jour avec impatience. Les deux Dakotas, le Mississippi et la Louisiane ont déjà fait voter des lois « provisionnelles » qui rétabliraient immédiatement l’interdiction de l’avortement en cas de renversement de l’arrêt de 1973. Douze autres, comme le Wisconsin, l’Alabama, la Virginie-Occidentale ou l’Oklahoma, n’ont même jamais annulé leurs anciennes lois prohibitionnistes, qui seraient automatiquement réactivées en cas de revirement de la jurisprudence.

Pour l’heure, peu d’études sociologiques mesurent l’impact de ces nouvelles lois sur les patientes. Le taux d’avortements aux Etats-Unis est stable depuis dix ans : autour de 19 pour 1 000 femmes en âge de procréer. Il est moins élevé dans les Etats qui disposent des mesures les plus restrictives, mais la tendance n’a pas évolué au cours des dernières années.

Dans un article publié en 2011 dans le Journal of Policy Analysis and Management, Theodore Joyce a observé que, lorsque le Texas a mis en place, en 2004, une loi demandant aux cliniques pratiquant l’avortement au deuxième trimestre de grossesse de s’équiper à la manière des hôpitaux, « le nombre d’avortements après seize semaines a baissé de 88 % » en un an, tandis que le nombre de femmes se déplaçant dans un autre Etat pour avorter a quadruplé. Les échographies obligatoires, en revanche, ne sembleraient pas avoir d’effet sur les patientes : « Elles sont surtout un moyen de stigmatiser les femmes, les médecins et l’acte, mais, d’après les enquêtes, cela ne les fait pas changer d’avis. »

D’autres travaux sont en cours à l’université de Californie à San Francisco. « Notre sentiment est que ces mesures ont un impact avant tout sur les femmes les plus pauvres. Faute de clinique proche, elles doivent se déplacer toujours plus loin, et payer le voyage. Ce qui peut les amener à reconsidérer leur décision », estime Sarah Roberts, professeure à la faculté de médecine. Son centre de recherche, l’Advancing New Standards in Reproductive Health (Ansirh), mène une vaste étude : elle compare, sur cinq ans, la situation de femmes aux revenus modestes qui ont avorté et d’autres qui ont cherché à le faire mais n’ont pas réussi (8). Les résultats montrent que ces dernières sont beaucoup plus nombreuses à se retrouver au-dessous du seuil de pauvreté et à dépendre d’aides publiques. Pour les Américains, qui voient souvent ces aides d’un mauvais œil, ces résultats apportent un nouvel éclairage sur le coût des politiques antiavortement pour la société.

Jessica Gourdon

Journaliste, New York.
source : Le monde diplomatique Decembre 2013
Voir aussi : Rubrique Etats-Unis, Religion, Droit des Femmes,

Un accord qui ouvre le champ des possibles en Iran

par Shervin Ahmadi, mai 2015

Avant tout, la conclusion d’un accord sur le programme nucléaire iranien représente une victoire pour Téhéran. Certes, le régime a dû reculer sur certains points auparavant présentés comme non négociables : le nombre de centrifugeuses et le taux d’enrichissement de l’uranium. Mais il obtient en échange le statut d’interlocuteur reconnu de l’Occident, en particulier des Etats-Unis. La République islamique voit ainsi se dessiner la perspective de nouvelles coopérations avec ses détracteurs d’hier, d’abord sur le plan économique puis, peut-être, à plus long terme, dans les domaines militaire et politique. Et cela même si rien n’est encore joué et si des divergences majeures subsistent quant à l’interprétation de l’accord de Lausanne, notamment en ce qui concerne le rythme auquel les sanctions seront levées.

Contrairement à ce que l’on pouvait attendre, l’accord transitoire n’a pas suscité une grande euphorie chez les dirigeants iraniens : ils ont fait preuve de retenue sans pour autant cacher leur satisfaction. Du commandant des gardiens de la révolution au chef d’état-major en passant par le président du Parlement, M. Ali Larijani, les hauts responsables de l’Etat ont tous rendu un hommage appuyé aux négociateurs. Le Guide suprême Ali Khamenei a pris position assez tardivement en estimant que « le texte de Lausanne ne garantit pas forcément un accord définitif » et que les Iraniens « n’ont pas à s’emporter ou à se féliciter ». Ses propos sonnent comme une mise en garde pour la suite. Mais ils ne doivent pas faire oublier qu’il a lui-même facilité cette issue en permettant aux négociateurs iraniens de faire des concessions. Au final, seules les factions les plus dures du régime, proches de l’ancien président Mahmoud Ahmadinejad et réunies autour d’un mouvement dit des « inquiets » (Delvapassan), ont exprimé leur opposition, reprochant à l’accord de ne pas défendre suffisamment l’intérêt national.

Au cours de ces derniers mois, le président Hassan Rohani et son gouvernement ont essayé de créer, avec plus ou moins de succès, un sentiment d’union nationale autour des négociations. En novembre 2014, six cinéastes, parmi lesquels Abbas Kiarostami, Asghar Farhadi et Rakhshan Bani-Etemad, ont lancé une campagne sur le thème « Il n’y a pas plus mauvais accord que l’absence d’accord ». Pour la première fois depuis plus de trente ans, des intellectuels s’engageaient ainsi de manière affirmée et positive dans les affaires de la République islamique. En même temps, les manœuvres de l’Arabie saoudite et d’Israël pour faire capoter les discussions de Lausanne ont elles aussi contribué à raviver le sentiment national, pour ne pas dire nationaliste.

Inutile de se leurrer, toutefois : la conclusion d’un accord n’apaisera pas le sentiment d’impatience qui règne dans le pays. L’opinion iranienne a d’ailleurs accueilli la conclusion des négociations de Lausanne sans enthousiasme ni optimisme, voire avec un certain fatalisme. La situation économique reste très difficile, et même si le gouvernement annonce avoir maîtrisé l’inflation, les Iraniens sont accablés par la flambée quotidienne des prix. Le mécontentement grandit et les grèves se multiplient, notamment dans l’industrie automobile et dans l’éducation.

Décalage entre le pouvoir et la société

Par ailleurs, le rapprochement avec l’Occident crée un nouvel enjeu géopolitique pour l’Iran. Les négociations ont démontré la sagacité de ce pays en matière de politique étrangère. Contrairement à nombre de ses voisins, il a développé une vision stratégique régionale et internationale cohérente avec la création d’une zone d’influence qui s’étend du voisinage de la Chine au nord de l’Afghanistan et jusqu’à la Méditerranée (1). Mais comment continuer à gérer ce pré carré sans provoquer de frictions avec ses interlocuteurs occidentaux ? Qu’il s’agisse du Liban, de l’Irak, de la Syrie ou du Yémen, Téhéran ne va pas modifier l’essentiel de sa politique étrangère, sans pour autant mettre en danger l’accord de Lausanne puisque ses diplomates ont veillé à séparer le dossier du nucléaire d’autres questions épineuses, comme la reconnaissance d’Israël.

Reste aussi à savoir si cette avancée contribuera à faire évoluer le régime de l’intérieur. La mauvaise gestion dont souffre le pays est étroitement liée à l’histoire et à la nature même du pouvoir iranien, caractérisé par la coexistence de différents courants dont aucun n’est parvenu à évincer les autres (2). Ce qui fut sans doute un atout durant les premières années de la République islamique constitue désormais un facteur d’immobilisme, dans la mesure où tout changement exige un large consensus dans les sphères dirigeantes. Les mutations profondes des trente dernières années ont abouti à une tension permanente avec la population sur les questions de société. Le régime a de plus en plus de mal à gérer la contradiction entre une forme de pouvoir d’apparence islamique et le développement d’une société moderne, fortement urbanisée (3).

Bien qu’il ait remporté dès le premier tour l’élection présidentielle de juin 2013, M. Rohani ne cherche pas à remettre en question l’ordre établi. Outre la restauration d’un appareil d’Etat gravement fragilisé par les huit années de présidence de M. Ahmadinejad, la normalisation des relations avec l’Occident et la fin de l’isolement de son pays constituent sa principale tâche. A supposer que les dirigeants iraniens, rassurés par la perspective de ne plus être en confrontation directe avec les Etats-Unis et l’Europe, optent pour le changement, il leur faudra définir un modèle à suivre. Le projet d’ouverture politique « à la Gorbatchev » des réformateurs ayant échoué, c’est le modèle chinois, politiquement fermé et économiquement libéral, qui semble avoir leurs faveurs. Mais l’émergence d’un capitalisme industriel en Iran reste très aléatoire, car l’économie, peu diversifiée, dépend largement des revenus pétroliers. De plus, l’ouverture annoncée du marché iranien ne renforcera pas l’industrie et risque de produire la même situation que dans nombre de pays producteurs de pétrole : un capitalisme rentier jouant le rôle d’antenne locale des grandes sociétés transnationales. A bien des égards, la route du changement en Iran sera encore longue.

Shervin Ahmadi

Responsable de l’édition en farsi du Monde diplomatique.

L’amoralité menaçante de Jake Hinkson

Photo Lilian Bathelot

Rencontre. L’écrivain traumatisé Jake Hinkson présente l’enfer de church street à la librairie Sauramps.

Geoffrey Webb est en train de se faire braquer sur un parking par une petite frappe. Et cette situation lui convient bien, il en redemanderait même. Après avoir repris le contrôle de la situation, il lui offre les trois mille dollars qui se trouvent dans son portefeuille, en échange de cinq heures de voiture jusqu’à Little Rock.

Les premières pages de L’enfer de Church street, seul roman de Jake Hinkson traduit dans la toute nouvelle collection Néonoir chez Gallmeister, embarqueront à coup sûr les sombres amateurs du pessimisme. C’est le genre de bouquin qu’on se fait en deux paires d’heures et une plaquette de cachetons pour la cirrhose de l’âme. L’auteur que l’on découvre en vrai dans le cadre des excellents K-fé-Krime proposés par la librairie Sauramps ne déçoit en rien. Il nous explique très sérieusement qu’il a grandi dans une fa- mille très religieuse et qu’il lisait en cachette des romans noirs. Et que son livre est en quelque sorte une synthèse de ces deux univers.

Voilà qui inspire tout suite la confiance. Pourtant, avec sa barbe d’évangéliste Jake Hinkson n’apparait pas fondamentalement machiavélique. Si on passait en noir et blanc, ce serait le genre de type capable de vous faire jaillir la cervelle à coups de batte de baseball et de sortir un mouchoir blanc bien plié de sa poche pour essuyer le sang que vous avez laissé sur ses lunettes.

Mais tout va bien. On est toujours en couleur et on l’écoute parler de cette première scène. « Peut-être à cause des personnages qui fument dans la bagnole, je me disais que c’était comme une sorte de chambre à gaz sur roues… Pourquoi Geoffrey kidnappe son kidnapper… Je crois qu’il fait cela parce qu’à ce moment c’est le grand vide. Il veut se purger de son histoire. Et il n’a plus personne d’autre autour de lui pour le faire – faut dire qu’il a flingué pas mal et trahi tous les gens qu’il avait séduits… mais bon. –

Donc, une fois dans la chambre à gaz, on découvre l’histoire de Geoffrey qui arrive dans un trou perdu et se fait embaucher par un pasteur évangéliste comme diacre pour s’occuper de la jeunesse. On peut pas dire qu’il ait vraiment la vocation. Pour lui, la religion est un moyen de prendre du pouvoir rapidement et de se faire de l’argent facilement. Le truc, c’est qu’il se fera aussi la fille mineure du pasteur, ce qui précipitera sa fuite en avant dans le noir mais ça, on vous laisse le plaisir amoral de le découvrir.

« En allant à l’église j’ai rencontré des gens merveilleux, j’ai des prêcheurs et des pasteurs dans ma famille, mais j’ai aussi vu des gens sans coeur ni moralité; confie Hinkson, avec ce livre j’ai pris plaisir à m’en amuser mais j’avais aussi de la colère à exprimer.» Un peu comme son alter égo romanesque…

Jean-Marie Dinh

Source : L’Hérault du Jour 28/03/2015

Voir aussi : Rubrique Livre, Roman noir, rubrique Société, Religion

L’autruche vient de se faire enculer

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Par Virginie Lou-Nony *

Que chacun d’entre nous ait vécu les attentats du 7 janvier comme un coup de poing dans la gueule, c’est une évidence pour tous, lecteurs de Charlie ou pas, ou comme moi ex-lecteurs gourmands et assidus devenus abstinents à la fin des années 90 pour des raisons qu’Olivier Cyran explique parfaitement ici. Que la société entière manifeste son rejet viscéral de la violence armée contre l’imprescriptible liberté de pensée, rien de plus rassurant.

Ce qui est moins compréhensible, c’est qu’on soit surpris par un événement de cette nature.

On a diagnostiqué depuis quarante ans le « problème des banlieues ». Depuis quarante ans on sait que se combinent, dans ces lieux de relégation à l’intérieur du territoire, des problèmes d’urbanisme, de transport, d’aménagement, des phénomènes de ghettoïsation et un chômage massif. Des sociologues, des journalistes ont enquêté, écrit des bouquins, des rapports sur l’exil intérieur, le sentiment d’exclusion des enfants de ces immigrés qu’on est allé chercher au fond de leurs campagnes algériennes pour les mettre à la chaîne et les laisser sur le carreau quand le capitalisme financier a démantelé la production industrielle en Europe. On a écrit des rapports sur les problèmes de langue, d’apprentissage et par conséquent de repères dans la vie collective générés par ces conditions de vie.

Quelles réponses ont apportées les fiers cerveaux qui nous gouvernent à tant de précautionneuses analyses ? Ils ont renforcé l’exclusion – on ne parle des banlieues que quand on y brûle des bagnoles, et aussitôt on remet le couvercle sur la question –, et laissé à l’extrême droite le discours sur ces difficultés, discours évidemment réducteur, ethnique, raciste, et beaucoup plus apte à pénétrer une cervelle formatée par TF1 qu’une analyse sociologique, surtout si, en plus de la brutalité sans nuance du propos, on se pare des plumes de « la lutte contre la pensée unique ».

Depuis le milieu des années quatre-vingt, je vais régulièrement dans les banlieues pour faire écrire en atelier des jeunes gens de 15 à 20 ans. Je passe sur la somme de souffrance endurée par ces êtres qui, malgré leur jeunesse, n’ont pas l’avenir devant eux, sur la honte qu’ils portent – honte d’être le basané de service qui va se faire contrôler 4 fois par jour, qui habite là, dans cette banlieue éloignée de tout, mal entretenue, décrépite – « Les immeubles de ma ville sont malades » écrivait joliment une jeune trappiste. Je passe aussi sur la difficulté de vivre entre deux langues – même si la plupart des jeunes se débrouillent avec maestria du problème.

On ne peut pas en dire autant de la question – cruciale pour tout être humain – de l’identité. Ils sont français pour la plupart, nés en France. Mais aux yeux des autorités, représentées pour eux par la police, ils sont « de type maghrébin », « immigrés de la deuxième génération » (en dépit de son imbécillité, la formule fait florès) – sans parler de l’insulte « racaille », servie par un nanti né avec une cuillère en argent dans la bouche, qui au sommet de l’État s’est employé à siphonner les fonds publics mais court toujours, libre lui, tandis que les petits vendeurs de shit qui n’ont que cette activité pour donner de l’argent à la famille se font coffrer par un tribunal poussant en choeur des hurlements d’orfraie.

En conclusion, il est clair pour eux qu’ils sont Français mais en réalité ne sont pas Français. Ils ne sont pas Algériens non plus, ni Marocains ni Comoriens – la plupart n’ont jamais vu la terre de leurs parents, et ils n’en parlent qu’avec difficulté la langue.

Ni de là-bas, ni d’ici, qui sont-ils ?

On leur souffle : musulman.

Musulman ? Ça, c’est chouette ! Plus de problème de frontière ! Non seulement il y a des musulmans dans tous les pays du monde mais cette identité-là leur ôte du pied l’épine qui les empêche de marcher depuis leurs premiers pas. Une identité transfrontalière, planétaire, comment refuser cette aubaine ? Il suffit d’un foulard, d’une prière hebdomadaire à la mosquée, et hop ! le tour est joué.

Sauf que l’autruche se change en aigle et pousse des hurlements comme les dignités offensées des tribunaux, Comment ! Le voile ! Signe de soumission de la femme ! Interdit ! Des mosquées ? Hors de question ! Laïcité !

Bon, d’accord, il y a des croix sur toutes les collines, sur toutes les places de village, et pour moi qui ne suis pas de culture chrétienne mais athée, d’une tradition bien plus ancienne que la chrétienté et pas moins européenne, cette exhibition constante de la morbidité catho me donne des boutons, passons. La croix, d’accord, le foulard, pas d’accord. Les femmes françaises ne portent pas de foulard, elles sont les égales des hommes, la preuve il n’y a jamais eu en deux siècles et demi de République une présidente à la tête de l’État, le milieu politique est le plus atrocement sexiste qui soit, 10% de femmes sont ou ont été victimes de violences conjugales, sans parler du harcèlement sexuel au boulot, etc., passons, passons pudiquement, la femme française est l’égale de l’homme et tu vas me faire le plaisir de retirer ce torchon de tes cheveux.

Pendant ce temps, à la mosquée qu’on a refusé de construire et qui se planque dans un garage, d’autres qui ne sont pas des enfants de chœur ouvrent à ces jeunes sans avenir un avenir glorieux : mourir.

Mourir pour le Prophète ! Ça c’est une idée.

Le Midi Libre, haut lieu de la pensée contemporaine, se demandait récemment pourquoi, de Lunel, six jeunes gens sont partis faire le djihad en Syrie et y ont trouvé la mort. Lunel, bourgade de 25 000 habitants dans l’Hérault, maire classé « divers droite ». Rien à signaler, semble-t-il. Sauf qu’on ne peut pas s’empêcher de se demander pourquoi ces jeunes Français, au lieu de rêver aux filles ou aux garçons comme les garçons de leur âge, et à une vie tranquille au soleil de l’Hérault, ont préféré courir là-bas à une mort certaine. Cette question mériterait une enquête, et pas seulement une enquête de police évidemment. Le Figaro préfère à l’enquête l’émotion : « Lunel, traumatisée par le djihad ».

On s’étrangle.

La thèse implicite ? Lunel les aimait bien, ces enfants un peu basanés et assez malpolis. Seulement voilà, un méchant barbu à la mosquée les a abusés et envoyés à la mort. On fait l’impasse au passage sur tout le reste ci-dessus évoqué, sur l’interminable conflit israélo-palestinien jamais réglé pour cause de complaisance à l’extrême droite israélienne (leurs barbus à eux sont supportables, on ne sait pas pourquoi), sur la guerre en Irak et ses conséquences, l’implication contestable et contestée de la France « un pays de liberté, pluraliste, laïc », dixit Le Monde, dans cette non moins interminable guerre initiée par Bush et la droite américaine.

Je ne compte pas sur les aigles qui nous gouvernent pour apporter des réponses un peu moins sottes à la complexe question des banlieues, d’autant qu’après avoir laissé le champ libre à l’extrême droite elle a raflé la mise. Ils sont de toute façon trop préoccupés par la conservation de leurs prébendes pour oser une politique audacieuse (il faut voir avec quel aplomb ce Valls, hier pourfendeur des Roms pour vice originel, appelle aujourd’hui à l’unité nationale ! Comment ce Hollande droit dans ses bottes malgré sa trahison et l’échec magistral de sa politique tire les marrons du feu, « Paris, capitale du monde » !).

Je rêve qu’un peu de compréhension supplante l’amalgame, qu’un vrai désir de savoir prenne le relai de l’émotion, nous aide à faire notre deuil de ces grandes figures de notre culture disparues, à faire notre deuil aussi des morts anonymes, inconnus, des êtres humains qui ont eu la malchance de se trouver sur le passage de brutes fanatisées.

Je rêve en somme que cette politique qu’on prête à l’autruche – une légende, d’ailleurs – de se mettre la tête dans le sable en découvrant ses arrières, cesse d’être une norme gouvernementale : car le problème des banlieues n’est qu’une facette de cet autisme. Piketty en dit autant des choix économiques qui ne concernent pas, eux, 5 millions d’habitants des « quartiers » mais 65 millions de Français et 742,5 millions d’Européens. Et les millions de citoyens qui s’insurgeaient contre le ralliement des gouvernants de leur pays aux choix stratégiques de l’OTAN et n’ont pas plus été entendus ne se réjouissent évidemment pas d’avoir eu raison : quand la République fait l’autruche, c’est le sang des citoyens qui coule.

* Virginie Lou-Nony est Ecrivain, initiatrice d’ateliers d’écriture, présidente de l’association L’Ermitage à Bédarieux

Source :  Blog Médiapart 11 janvier 2015

Voir aussi : Rubrique Société ,Le pouls de La Paillade, rubrique Médias, Médias banlieue et représentations rubrique Politique, L’enjeu politique des quartiers populaires, ,Politique de l’Immigration,

Cynthia Fleury: «Il y a du Narcisse blessé dans le pessimisme français»

Cynthia FleuryPhoto Dr

Cynthia FleuryPhoto Dr

Pour la philosophe Cynthia Fleury, le manque de collectif empêche le raffermissement de la confiance.

Pour Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, les Français redécouvrent aujourd’hui la nécessité d’un récit collectif.

Critiques à l’extrême, pessimistes en diable, les Français donnent le sentiment de ne plus s’aimer. Une forme de dépression collective ?

La France déprime, c’est certain. Déprime-t-elle parce qu’elle ne s’aime pas ou parce qu’elle s’aime trop ? Je pense qu’il y a du Narcisse blessé dans ce pessimisme, donc plutôt la preuve d’une passion pour soi-même qui ne s’assume pas, et surtout qui n’a plus les moyens de s’assumer comme telle. Et puis l’autodénigrement chez les Français, c’est presqu’une affaire de style.

Que voulez-vous dire ?

Ceux qu’Antoine Compagnon a appelés les «antimodernes» ont gagné la bataille du style. Ce qui s’est démocratisé dans la doxa française, après le XIXe siècle, c’est le spleen, le désenchantement, la mélancolie intelligente. En fait, on pourrait même considérer que cela remonte à plus tôt. Nous sommes certes les enfants des Lumières et du XVIIIe siècle mais nous demeurons étrangement ceux du XVIIe et du jansénisme (incarné par La Rochefoucauld) qui porte un regard âpre sur le genre humain. Hugo était l’héritier des Lumières. Qui aujourd’hui est l’héritier de Hugo ? Regardez les XXe et XXIe siècles : Céline et Houellebecq, ce n’est pas vraiment la générosité solaire d’un Hugo. Et puis le jansénisme s’est parodié, cette haine de soi est d’une telle complaisance qu’elle en devient suspecte.

N’oubliez-vous pas l’aspiration universaliste matérialisée par la Révolution ?

Sur ce sujet, l’historien Timothy Tackett a émis une hypothèse intéressante : considérer que l’événement majeur de la Révolution, c’est Varennes et la trahison du roi. Autrement dit, la Révolution s’inaugure sur un traumatisme indépassable, la trahison de celui qui représente la nation, non pas seulement la trahison de l’extérieur mais aussi celle de l’intérieur. Résultat, la paranoïa est sans doute devenue dans l’inconscient collectif le meilleur rempart contre les menaces. Qui sait si le sentiment actuel de trahison des élites n’est pas une énième réminiscence de cette trahison originelle ? Phénomène aggravant, la trahison est, chaque jour, étayée par les chiffres, rendue transparente, hypervisible.

La mondialisation n’a-t-elle pas aussi contribué au sentiment de relégation ?

Le tropisme des Français pour le statut (professionnel et social) résiste mal aux déstabilisations provoquées par la mondialisation. Déchus dans leur statut, ils ont le sentiment d’être déclassés, menacés dans leur mode de vie. La précarisation sociale, bien réelle, n’arrange rien. Pour l’heure, comme personne ne sait ni de quoi est fait le nouveau charisme français ni comment l’exprimer, l’impression dominante c’est la déperdition de soi.

Cela explique selon vous la poussée des partis antisystème ?

Nous sommes dans la queue de comète de la défiance, dans la mesure où sa verbalisation a commencé il y a quinze ans. Il n’est pas rare d’entendre maintenant une forme d’autorisation nouvelle chez les citoyens : l’alternance traditionnelle n’a plus le monopole du changement, voire est identifiée au non-changement. Partant, certains qualifient le FN de «vote utile». Au sens où lui seul serait susceptible de «casser» quelque chose.

Est-il possible de reconstruire un récit collectif ?

Nous sommes à un moment inédit de l’histoire : jamais les individus n’ont, à juste titre, autant revendiqué l’autonomisation de leurs désirs. Et, en même temps, ils redécouvrent enfin la nécessité des récits collectifs. Je crois qu’il y a, dans le geste constituant, la matrice d’une restauration de la confiance que l’on a tort de laisser en friches. Le traumatisme du référendum de 2005 est encore très présent. Une nouvelle république, construite avec les citoyens, permettrait aux Français de renouer avec leur tradition universaliste et pionnière. Le «made in France», ce n’est pas la tradition ou le vintage, c’est la vertu pionnière. Le fait que la France soit le premier territoire européen en termes de Fab Labs (et donc d’open innovation) me dit que, peut-être, les Français vont se ressaisir de ce talent.

Renouer avec l’optimisme est-il envisageable dans un avenir proche ?

Le désenchantement est souvent corollaire du sentiment d’isolement. Or, il est possible aujourd’hui de repérer des individus et des réseaux avec lesquels s’associer et inventer les modes socio-économiques de demain. Le dénigrement systématique de l’existant, c’est bon pour ceux qui s’intéressent à la conquête du pouvoir. Mais pour les autres, qui ont déconstruit la notion de pouvoir, ils savent que la politique et le pouvoir ne se recoupent pas, que la première est bien plus vaste et moins illusoire que le second. Résultat, ils n’attendent plus les politiques pour transformer le monde.

 Recueilli par Nathalie RAULIN

Source Libération 23/12/2014

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