Le Kenya a besoin «d’hommes d’Etat» et «d’institutions fortes»

Manifestation de l’opposition à Kisumu (Ouest), le 11 octobre.  © Yasuyoshi Chiba/AFP

Manifestation de l’opposition à Kisumu (Ouest), le 11 octobre. © Yasuyoshi Chiba/AFP

Par Christian Thibon

«Les élections kenyanes font l’objet de séquences imprévues, ou du moins singulières, au regard des élections en Afrique», explique Christian Thibon, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Pau et des pays de l’Adour.

On note, de mai à juillet 2017, un enregistrement volontariste du corps électoral, une première campagne électorale concurrentielle sinon démocratique, un déroulement pacifique d’une journée électorale particulièrement chargée (soit six scrutins) le 6 août dans un climat sensible qui témoignerait d’une « civilisation électorale » en marche. Et, enfin, la décision de la Cour Suprême du 1er septembre 2017 d’invalider les élections présidentielles au regard des irrégularités et illégalités de la Commission indépendante électorale (IEBC).

Pourtant, cette vision optimiste autorisée par l’arrêt de la Cour suprême, d’une « institution forte » qui dévoile un Kenya innovant dans le domaine politique se heurte à un scénario pessimiste. Ainsi, le cours des événements témoigne de travers courants en Afrique : les carences des institutions indépendantes en charge des élections et une épreuve de force bipolarisée entre tenants et outsiders, entre les deux principaux candidats et leurs alliances politiques ; un bipartisme de facto déjà présent lors des précédentes élections de 2013, avec un ticket « sortant » U. Kenyatta et W. Ruto de l’alliance dirigée par le parti Jubilee d’une part, le ticket R. Odinga et M. Kalonzo de l’alliance NASA d’autre part.

Une radicalisation politico-sociale
Au lendemain du 1er septembre et loin des espérances mises dans le ressort moral de la Cour suprême, la campagne électorale ne suit pas un nouveau mode « moralisé », un nouveau cycle un peu à l’image du repentir religieux ritualisé de la campagne électorale de 2013 (l’alliance de U.Kenyatta et W. Ruto, et de leurs ethnies respectives, Kikuyus et Kalenjins, qui s’étaient opposées en 2007-2008 avait pris des formes religieuses). Bien au contraire, les « hommes forts » ont repris l’initiative, en recourant à la violence et aux ressentiments ethniques, aux manipulations et aux pressions institutionnelles, aussi bien de l’administration nationale que régionales à leur service.

Cette radicalisation politico-sociale, cette politisation fortement médiatisée sont moins tempérées, comme lors des précédentes élections, par des moments télévisés consensuels à l’exemple des débats présidentiels désertés par les candidats, ou par la médiation, l’ombre apaisante d’une société civile, des Églises, moins présentes que par le passé. Cette deuxième campagne électorale voit alors se multiplier, des deux côtés, les coups d’éclat, les renversements d’alliances et les ralliements, et les calculs politiciens visant à pousser leurs concurrents à la faute, à les déstabiliser, à les discréditer : la volonté de Jubilee, de mener, coûte que coûte, la réforme de la loi électorale, puis la décision de R. Odinga de ne pas participer aux élections prévues le 26 octobre, sans une réforme de l’IEBC, puis de se retirer s’inscrivent dans ces nouvelles règles politiques et calculs politiciens à risques pour eux-mêmes et plus encore pour la société, l’économie kenyane.

Le sentiment dangereux du « perdant sans honneur »
Aussi tous les scénarios avancés deviennent problématiques d’autant qu’ils rappellent ceux déjà vécus dans le passé (en 1992, en 1997 et plus encore en 2007-2008), craints et intériorisés dans les mémoires et imaginaires : en particulier, la peur de voir la nouvelle séquence électorale s’enliser dans une épreuve de force qui, en se radicalisant, ouvrirait un cycle de violence, de manifestations et de répression policière, d’affrontements interethniques.

Avec, au final, deux échéances probables. D’abord une crise constitutionnelle, l’infaisabilité des élections en raison d’un boycott d’une partie de l’électorat dans certains bastions. Ensuite, au soir des élections du 26 octobre prochain, et quel que soit le « vainqueur sans gloire », le sentiment du « perdant sans honneur » d’avoir été volé d’une victoire dans un pays divisé en deux selon des lignes géographiques politico-ethniques.

De plus, le contexte social et géopolitique guère favorable peut se prêter à une montée aux extrêmes : les pénuries alimentaires, les protestations professionnelles, les difficultés financières de l’État, les frustrations sociales composent un cocktail explosif. Sans compter les perturbations régionales des Chebabs.

Des partis politiques dédouanés
Pour comprendre les dynamiques d’un tel piège en cours, il faut prendre la mesure de l’événement, la nature de la décision de la Cour suprême et son contexte, ensuite intégrer une moyenne durée, les crises (et leur gestion) pré-, post-électorales du passé présent (de la démocratisation des années 1990 à celle de 2007-8) qui restent la matrice de la culture politique en œuvre.

L’arrêt de la Cour suprême a éclipsé deux aspects importants, souvent occultés, qui pèsent sur la séquence politique en cours. D’une part, bien qu’assurément symbolique, en remettant à zéro le chronomètre électoral, la décision est restée politiquement mesurée, volontairement ou involontairement. À défaut d’avoir eu accès au serveur central de l’IEBC, une demande formulée deux fois sans succès, la Cour a mesuré toute l’étendue des fraudes, des manipulations, des intrusions, des défauts dans les formulaires et PV, mais elle n’a pas donné une définition systémique et intentionnelle de la fraude, ni mesuré ses dimensions pouvant affecter le résultat final. C’est donc l’IEBC, sa direction et ses relais technologiques qui, eux seuls, sont visés.

Dans ces conditions, les partis ont été dédouanés de toute responsabilité dans ce raté électoral. Ne restent alors que des suspicions, la dénonciation médiatique et politicienne soit d’un complot systémique, soit d’un « coup civil » une sorte de « coup d’État de la société civile », des thèses avancées par les deux camps. Certes, le parti vaincu, NASA, « victime » de la fraude a bénéficié sur le moment de cette nouvelle donne : une majorité de l’opinion publique est alors favorable à un retour aux urnes mais semble se détourner des mobilisations de force. Quant au parti gagnant, Jubilee « bénéficiaire » de la fraude, bien que suspect, il n’est pas délégitimé d’autant qu’il bénéficie d’un leadership national acquis dans les autres scrutins.

D’autre part, la décision de la Cour suprême n’a pas remis en cause les autres scrutins, les élections des gouverneurs, des députés, des sénateurs, des représentants des femmes et des conseils de comtés : ces élus déjà installés offrent une forte majorité pour le parti Jubilee d’U. Kenyatta, les totaux des votes en faveur de ses candidats sont bien supérieurs à son score national. Certes, les recours et pétitions suivent une voie normale : 288 pétitions (187 en 2013), portant sur près de la moitié des comtés (gouverneur) sur un tiers des circonscriptions parlementaires, mais ces contentieux concernent des territoires plutôt acquis à l’opposition NASA. Au demeurant le scrutin le moins contesté est celui des Conseils de Comté (9 %) pour lequel les critères de leadership et de notoriété locale semblent s’imposer.

Un alignement ethnique renforcé
Aussi la décision de la Cour, qui sans conteste participe à la construction de la démocratie sur la longue durée, a des effets complexes, sinon contreproductifs, et de nature conflictuelle dans le présent. Ainsi le deuxième tour électoral-juridique a certes invalidé les élections, mais il n’a pas disqualifié les candidats. Les supporters des deux partis-alliances ont, tour à tour, fêté leur victoire et expérimenté un sentiment d’humiliation, ce qui ne fait que renforcer l’alignement ethnique préexistant, les identifications politiques et ethniques-tribales confondues.

De plus, la campagne politique qui a repris pour le parti Jubilee dès l’annonce de l’invalidation et qui ne s’est jamais arrêtée pour le parti NASA, n’a guère changé les consciences, elle les a plutôt figées.

Les stratégies politiques en miroir passent toujours par la consolidation des bastions électoraux et la mobilisation ethnique, par la conquête d’un électorat indécis dans des comtés en balance ou villes cosmopolites, par l’affaiblissement de l’adversaire au moyen de cooptations, de renversements de fidélités, par une présence médiatique enfin par le marché de la mobilisation qui suppose des moyens financiers, apparemment inégaux à la faveur de Jubilee.

La généralisation des discours de haine
Sur le fond, les lignes idéologiques et les pratiques n’ont guère changé, plutôt inspirées par les années 1990. D’un côté, U. Kenyatta et W. Ruto poursuivent une campagne de présidentiable jouant sur leur capacité de redistribution, assurée cette fois-ci du relais de leurs élus, selon un registre inspiré des campagnes des Présidents sortants ; d’un autre côté, R. Odinga continue sa campagne de pression, relancé au lendemain de l’annonce des résultats selon un registre inspiré par les mobilisations des droits de l’homme des années 1990.

Cette bipolarisation laisse libre cours à une radicalisation, à des dérapages des leaders, à des discours incendiaires de la part d’électrons libres mais proches des partis, à une montée en puissance des jeunes militants. D’une façon insidieuse, les discours de haine se généralisent sur les réseaux sociaux, même s’ils sont bridés officiellement ou dénoncés par les médias, la société civile, les églises… Cette violence réelle, bien qu’isolée mais médiatisée et théâtralisée, pose la question de la sécurité publique alors que les cadres de sécurité publique semblent défaillants, et que circulent les rumeurs de retour des milices. Celles-ci ont pris part aux violences de 2007-2008, en situation de crise, et leur retour en politique ou leur instrumentalisation sont régulièrement annoncés, en particulier pour les Mungikis.

Quelle sortie de crise ?
Au-delà de ses dynamiques piégeuses, se joue et se rejoue donc au Kenya un épisode entre la survie-affirmation d’institutions fortes et la reproduction des hommes forts, d’une certaine culture politique. Le discours de B. Obama – « l’Afrique a besoin d’institutions fortes » – et ses critiques sur les dérives du pouvoir personnel trouvent en cette occasion une nouvelle illustration. Pourtant, dans une période qui reste de facto une transition politique, le Kenya a tout à gagner à marier, à ménager une telle rigueur constitutionnelle sinon morale et l’engagement politique voire personnel de ses leaders et partis politiques. Cet équilibre instable, et par nature souvent conflictuel dans toute démocratie, repose sur des acteurs, tant sur les autorités morales judiciaires que sur les leaders et la classe politique dont les choix peuvent peser sur la situation et qui sont aussi responsables des dérives craintes.

L’interprétation de cet horizon incertain, des violences inquiétantes bien que d’intensité basse mais à forte tension émotionnelle, une bipolarisation radicalisée avec à terme une crise constitutionnelle, reste ouverte. Cette instabilité résulte-t-elle d’un concours de tendances non contrôlées, dans la suite logique de la campagne et du raté électoral ou/et découle-t-elle d’une stratégie de tensions contrôlée visant à perturber les résultats des élections, la participation électorale, à bloquer les élections… ? Ou précède-t-elle une « négociation démocratique », un pacte entre leaders ? L’histoire des années 1990 et 2007-2008 révèle que de tels scénarios ont été vécus mais aussi pratiqués sinon pensés.

Quel est le poids des garde-fous ?
Ces inconnues dans les dynamiques actuelles soulèvent la question des garde-fous, qui depuis la Constitution de 2010 ont été mis en place et jouent ou pourraient jouer l’apaisement. Les acteurs élus et bénéficiaires d’un renouvellement politique à l’échelle locale, régionale n’ont pas intérêt d’un approfondissement d’une crise, il en est de même des intérêts économiques ou des classes moyennes qui s’inquiètent de l’impact de la crise, alors que la société civile et certains acteurs politiques transversaux (voir l’Appel des Vétérans politiques à l’initiative de F. Atwoli (Cosetu) du 12 octobre) commencent à dénoncer les violences des deux camps et que la population garde en mémoire les violences de masse de 2007-2008.

The ConversationDe tels facteurs modérateurs qui agissent en profondeur, sont-ils opérants quand les acteurs du moment, les passions, la peur et les crispations identitaires s’imposent, quand l’événement prend le dessus ? Assurément et en ces circonstances, le pays a besoin autant « d’hommes forts », « d’hommes d’État » que « d’institutions fortes ». Mais, en la matière, les définitions comme les attentes diffèrent.

Christian Thibon

Source Géopolis 18/10/2017

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Afrique, Kenya,

 

Tunisie: le mariage des femmes avec des non-musulmans n’est plus interdit

 Un mariage collectif célébré à Tunis en septembre 2012. © Zoubeir Suissi / Reuters


Un mariage collectif célébré à Tunis en septembre 2012. © Zoubeir Suissi / Reuters

Les Tunisiennes de confession musulmane pourront désormais se marier dans leur pays avec des non-musulmans. Une circulaire ministérielle datant de 1973 empêchait cette union. Elle vient d’être abolie.

Le président Béji Caïd Essebsi l’avait demandé. Le gouvernement l’a fait. La circulaire de 1973 interdisant le mariage des Tunisiennes musulmanes avec des non-musulmans a été abolie.

Une campagne sur la question avait été menée depuis plusieurs mois par des organisations de la société civile, et une plainte a été déposée auprès du Tribunal administratif pour faire annuler le texte.
De nombreuses associations œuvrent depuis plusieurs années pour en finir avec les textes discriminatoires jugés «contraires à la Constitution» qui stipule l’égalité entre hommes et femmes.

Union sans conversion
Les Tunisiennes peuvent désormais choisir en toute liberté leur conjoint sans avoir à se livrer à une bataille juridique pour faire reconnaître leur mariage ou le contraindre à changer de religiion.
Les femmes épousant des non-musulmans devaient jusqu’ici fournir le certificat de conversion à l’islam de leur futur mari.

Et l’héritage ?
Dans un discours prononcé le jour de la «Fête de la femme» le 13 août, le chef de l’Etat Béji Caïd Essebsi avait lancé le débat sur le sujet délicat de l’égalité entre femmes et hommes en matière d’héritage, jugeant que la Tunisie se dirigeait inexorablement vers l’égalité «dans tous les domaines».

La Tunisie, considérée comme pionnière dans le monde arabe en matière de droits des femmes, applique la loi islamique concernant l’héritage. La femme hérite de la moitié de ce qui revient aux hommes.

Eléonore Abou Ez (avec AFP)

Source Géopolis 14/09/2017

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Méditerranée, Tunisie, Pas de lutte contre le terrorisme aux dépens des libertés, rubrique Politique, Société civile, rubrique Société, Citoyenneté, Droit des femmes,

« Le terrorisme au Sahel, conséquence de la prévarication érigée en mode de gouvernance »

d211bef_32320-nfhcba.f2gyjmunmi
Laurent Bigot (chroniqueur Le Monde Afrique) souligne la prédation des élites ouest-africaines et l’aveuglement – voire l’approbation – de la communauté internationale.

Lorsque les médias parlent du Sahel, c’est pour évoquer la menace terroriste sous toutes ses formes – une menace bien réelle, comme l’ont récemment montré l’attentat à Ouagadougou, le 13 août, ou les attaques contre les Nations unies au Mali, le lendemain. C’est également le cas pour les autorités françaises, qui communiquent abondamment sur le sujet afin de vanter et de justifier le déploiement de l’opération militaire « Barkhane » dans la bande sahélo-saharienne (BSS en langage militaire). Or le sujet central du Sahel n’est pas celui-là.

 

Le terrorisme, ou plutôt la montée en puissance des groupes armés dans le Sahel, est la conséquence d’une grave crise de gouvernance qui touche toute l’Afrique de l’Ouest. Cette crise de gouvernance se caractérise par une disparition de l’Etat au service des populations, car l’Etat moderne est privatisé par les élites politiques à leur profit. Cette privatisation – Jean-François Bayart parle de patrimonialisation – s’est accélérée ces dernières années pour atteindre un niveau tel que, désormais dans les pays sahéliens, les populations sont livrées à elles-mêmes, plus aucune entité (Etat ou autre) n’étant chargée d’une forme d’intérêt général.
C’est particulièrement le cas au Mali, au Niger et en Mauritanie. Ces Etats ont tous en commun un système politique miné, accaparé par une élite prédatrice dont les méthodes ont non seulement porté l’estocade à ce qu’il restait de l’Etat et de son administration, mais en plus ont fait entrer au cœur même du pouvoir le crime organisé. La conquête du pouvoir et sa conservation ne sont perçues que comme un accès à une manne intarissable.

Les dégâts des ajustements structurels

Les Etats sahéliens ont été fragilisés, dans les années 1980, par les ajustements structurels imposés par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale au nom du libéralisme doctrinaire ambiant. Il fallait « dégraisser » la fonction publique, dont les secteurs les plus « gras » étaient l’éducation et la santé. Quelle politique « visionnaire » pour une zone qui allait subir quinze ans plus tard un choc démographique sans précédent dans l’histoire de l’humanité !
Le Niger est aujourd’hui le pays qui a le taux de fécondité le plus élevé au monde, soit plus de sept enfants par femme. Le Mali n’est pas loin derrière, avec un peu moins de sept. Ce n’est plus une bombe à retardement, c’est une bombe qui a déjà explosé et dont les dégâts sont en cours d’estimation. Serge Michailof rappelle dans son remarquable livre Africanistan que le secteur manufacturier au Niger crée 5 000 emplois par an quand le marché de l’emploi doit absorber chaque année 200 000 jeunes…
Le secteur de l’éducation est sinistré. Les classes du primaire dans les quartiers populaires de Niamey ont des effectifs habituels proches de la centaine d’élèves, avec des enseignants si peu formés qu’une part importante ne maîtrise pas la langue d’enseignement qu’est le français. Au Sénégal, pourtant un pays qui se maintient mieux que les autres, le système éducatif est dans un tel état que le français, langue d’enseignement, recule au profit du wolof. Si la promotion des langues dites nationales est incontestablement un enjeu, aujourd’hui leur progression est d’abord le signe de la faillite du système d’enseignement.
Que dire des systèmes de santé ? Le niveau des soins est accablant. L’hôpital de Niamey est un mouroir. L’accès aux soins est un parcours du combattant semé d’étapes successives de corruption. Les cliniques privées fleurissent dans les capitales ouest-africaines pour une clientèle privilégiée, mais le peuple doit se contenter de soins qui relèvent plus des soins palliatifs que curatifs. Il faut dire que les élites politiques n’en ont cure, elles se font soigner à l’étranger et scolarisent leurs enfants dans les lycées français (hors de prix pour le citoyen lambda, une année de scolarité pouvant représenter plusieurs années de salaire minimum) ou à l’étranger.

Des élections grossièrement truquées

Précisons à leur décharge qu’étant donné les dégâts causés par les ajustements structurels et la démographie actuelle, aucun Etat ouest-africain ne peut désormais relever sur ses seules ressources propres les défis de l’éducation et de la santé. Le rapport sénatorial sur la politique française d’aide au développement au Sahel (« Sahel : repenser notre aide au développement », juin 2016) rappelle un chiffre vertigineux : de 2005 à 2035, le Mali devra multiplier par 11 ses dépenses en la matière. La solidarité internationale pourrait en effet contribuer à financer ce type de dépenses, mais on butte sur le problème structurel qu’est la patrimonialisation ou la privatisation de l’Etat.
Aujourd’hui, les budgets de l’Etat sont exécutés en dépit du bon sens avec l’aval du FMI et de la Banque mondiale, qui froncent parfois les sourcils quand les ficelles de la prévarication deviennent trop grosses (on pense à la fâcherie de six mois des institutions de Bretton Woods, en 2014, après les surfacturations massives des marchés de défense au Mali, l’aide ayant repris sans qu’aucune procédure judiciaire n’ait été ouverte ni les méthodes changées…). Quand on sait que plus de 50 % du budget d’investissement de ces Etats proviennent de l’aide publique internationale, on peut légitimement s’interroger sur la désinvolture avec laquelle la communauté internationale gère l’argent du contribuable.
Cependant, l’irresponsabilité du système international de développement (Nations unies et coopérations bilatérales) est tel que cet argent est déversé sans aucun souci de rendre des comptes. Le critère de performance utilisé par l’Union européenne en la matière est le taux de décaissement. L’objectif est de dépenser les budgets. Savoir si cela est efficace et conforme à l’objectif fixé importe peu. Pour les autorités bénéficiaires, cette absence de responsabilité a développé un réflexe d’assistanat, le premier geste étant de tendre la main avant d’envisager quelque action que ce soit. Ensuite, c’est de se répartir la manne de l’aide, et ce d’autant plus facilement que les contrôles sur la destination finale et l’efficacité sont des plus légers.
Les élites politiques ont depuis une vingtaine d’années fait de la prévarication le mode de gouvernance le plus répandu. La démocratisation qui a suivi la vague des conférences nationales au début des années 1990 n’a rien empêché. Nombre d’élections qui se sont tenues depuis n’ont guère été sincères, parfois grossièrement truquées (deux cas d’école parmi tant d’autres : l’élection d’Alpha Condé en 2010 en Guinée, élu au second tour alors qu’il n’a fait que 17 % au premier tour et son adversaire 40 %, et celle de Faure Gnassingbé en 2015 au Togo, durant laquelle le dépouillement était environ à 40 % quand les résultats ont été proclamés…).
Tout cela avec l’approbation de la communauté internationale et les chaleureuses félicitations des différents chefs d’Etat français. La lettre de François Hollande adressée au président nigérien Issoufou en 2016 est un modèle du genre. Féliciter un président élu au second tour avec plus de 92 % des voix alors que son opposant principal a fait campagne depuis sa prison, c’est osé. Le monde occidental se targue d’être le défenseur de la cause des peuples en promouvant la démocratie, mais les peuples africains n’ont vu qu’une chose : ce monde occidental soutient les satrapes africains sans aucune considération pour les populations qui en subissent les dramatiques conséquences.

La politique financée par le narcotrafic

Cette situation dans le Sahel est un terreau propice au développement d’idéologies radicales et la lutte armée devient un horizon séduisant pour une partie de la jeunesse qui sait que, hors de l’émigration vers l’Europe ou de l’affiliation aux groupes armés, point de salut. L’affaissement de l’Etat dans les pays sahéliens s’est accéléré avec la montée en puissance des divers trafics en zone sahélo-saharienne et notamment avec le trafic de cocaïne en transit vers l’Europe.
La vie politique de ces Etats s’est financée auprès de narcotrafiquants notoires qui n’ont pas hésité à prendre la place du généreux guide libyen Kadhafi. C’est ainsi qu’un conseiller du président malien Amadou Toumani Touré (2002-2012) était un trafiquant notoire, aujourd’hui reconverti au Burkina Faso. C’est aussi l’affaire emblématique du Boeing chargé de cocaïne qui se pose en 2009 dans le désert malien et dont le déchargement a été supervisé par un officier supérieur de l’armée malienne, aujourd’hui général. L’un des principaux soutiens financiers du parti du président nigérien Issoufou était Chérif Ould Abidine (décédé en 2016), dont le surnom était « Chérif Cocaïne »…
La frontière entre l’Etat et le crime organisé s’est estompée progressivement, laissant les populations livrées à leur sort. L’islam radical s’est répandu comme un modèle alternatif à la démocratie, laquelle est perçue par une part grandissante de la population comme une escroquerie idéologique visant à maintenir en place des kleptocraties. Le réarmement moral passe désormais par l’islam dans sa version la plus rigoriste (et étrangère aux pratiques confrériques du Sahel), soutenu par une classe politique qui a utilisé la religion pour faire du clientélisme.
Les groupes armés dits djihadistes tels qu’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ou Ansar Dine, qui eux-mêmes recourent volontiers aux réseaux et aux pratiques mafieux, évoluent désormais dans un environnement de moins en moins hostile. Quand j’entends parler de terrorisme djihadiste au Sahel, je pense souvent à un magicien qui, pour réaliser son tour, attire l’attention du public avec la main droite et réalise son tour avec la main gauche. Le terrorisme, c’est la main droite. La réalité du tour, la main gauche, c’est la grave crise de gouvernance dont personne n’ose parler.
Les Etats sahéliens ont parfaitement compris tout le bénéfice qu’ils pouvaient tirer de notre peur du terrorisme djihadiste : Jean-François Bayart parle de « rente diplomatique de la lutte contre le terrorisme ». Moyennant un discours engagé contre le terrorisme et l’autorisation pour l’armée française d’opérer sur leur territoire, ces dirigeants ont compris qu’ils ne seraient pas du tout inquiétés pour les graves dérives de gouvernance. La communauté internationale reproduit la même erreur qu’en Afghanistan lorsqu’elle avait soutenu le régime indécemment corrompu de Hamid Karzaï, ce qui n’avait fait que renforcer les Talibans et accélérer le rejet par la population des forces étrangères.

Rôle trouble des services algériens

A cette cécité sur les causes profondes, ajoutons celle relative au rôle joué par les services de sécurité algériens. Comment le mouvement d’Iyad Ag Ghali a-t-il été financé ? Où se replient Iyad et ses combattants ? Comment se fait-il que Mokhtar Belmokhtar sillonne en toute impunité la zone depuis vingt ans ? Des questions qui trouvent des réponses dans la complicité d’une partie des services de sécurité algériens.
Je me souviens d’un entretien à Bamako en 2009 avec Ahmada Ag Bibi, député touareg, à l’époque bras droit d’Iyad Ag Ghali et resté depuis lors proche du chef d’Ansar Dine. Il me disait que lorsque AQMI s’est installé en 2006-2007 dans l’Adrar des Ifoghas (Nord-Mali), Iyag Ag Ghali et ses hommes l’ont combattu. Le soutien logistique algérien dont bénéficiait Iyad Ag Ghali depuis des années s’est immédiatement interrompu. Il en a déduit que s’attaquer à AQMI, c’était s’attaquer à une partie des services de sécurité algériens. Il a donc composé.
Ahmada Ag Bibi a conclu cet entretien en me disant que l’Algérie poursuivait au Sahel sa guerre de décolonisation contre la France. Il a ajouté qu’il ne comprenait pas comment la France n’avait pas saisi que l’Algérie la considérait toujours comme un ennemi. Au cours de ma vie de diplomate, j’ai pu constater, en effet, l’angélisme dont fait preuve la France à cet égard. C’est troublant.
On pourrait aussi parler des autorités des pays sahéliens qui négocient des pactes de non-agression avec ces groupes armés. C’est le cas de la Mauritanie, comme l’attestent des documents saisis par les Américains lors du raid mené contre Oussama Ben Laden en 2011 au Pakistan.
Bref, résumer la situation sécuritaire du Sahel à sa seule dimension « terroriste » est un raccourci dangereux car il nous fait tout simplement quitter la réalité du terrain.

Le destin du Sahel ne nous appartient pas

Il ne peut y avoir d’ébauche de solutions sans un constat de vérité. Si ceux qui prétendent contribuer à la solution se racontent des histoires dès l’étape du constat, comment l’élaboration de réponses aux défis du Sahel pourrait-elle être un processus pertinent ? La communauté internationale tombe dans le même aveuglement qu’elle a savamment entretenu pendant cinquante ans sur la question de l’aide au développement.
Refusant de regarder une réalité qui dérange, on s’obstine dans des réponses qui n’ont aucun impact durable sur les réalités. Aujourd’hui, nous pensons l’Afrique depuis des bureaux et des salons de ministères ou de grandes organisations internationales dont la déconnexion avec la réalité est effrayante. Plus grave encore, notre réflexion repose sur des postulats inconscients qui pourraient expliquer notre manque d’humilité.
Et si la solution était que nous cessions de vouloir tout gouverner ? Quel est ce postulat intellectuel qui consiste à considérer comme admis que nous avons la solution aux problèmes du Sahel ? Pour ma part, je pense que la solution est entre les mains des peuples concernés. Il est temps de mettre les dirigeants de ces pays face à leurs responsabilités et qu’à leur obsession d’accroître leur patrimoine personnel se substitue enfin celle de s’occuper de leur propre pays.
J’entends souvent dire que nous ne pouvons pas ne rien faire. Ah bon ? Pouvez-vous le démontrer ? Accepter que la solution puisse se mettre en place sans nous, est-ce à ce point inacceptable pour notre cerveau d’Occidental ? Des milliers d’heures de réunions dans les ministères et organisations internationales pour parler du Sahel, avec, 99 % du temps, aucun représentant de ces pays et, 100 % du temps, sans aucun point de vue des populations concernées, est-ce la bonne méthode ? Ne pourrions-nous pas accepter l’idée que nous ne savons pas ? Ne pourrions-nous pas accepter que le destin du Sahel ne nous appartient pas ?
Ou alors, si nous estimons en être coresponsables, accordons aux pays du Sahel la même coresponsabilité sur la gestion de notre propre pays. La relation serait ainsi équilibrée. Mais sommes-nous prêts à recevoir des conseils venus du Sahel ? Les trouverions-nous pertinents ? Pas plus que les populations sahéliennes lorsqu’elles nous entendent disserter sur leur sort…
Laurent Bigot est un ancien diplomate français devenu consultant indépendant. Ce texte est d’abord paru dans la revue l’Archicube n° 22 de juin 2017.

Source Le Monde 16.08.2017

 

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Afrique, rubrique Politique Internationale, rubrique Débat, rubrique Politique, Affaires,  liens entre le cimentier français Lafarge et l’Etat islamique en Syrie, Nous payons les inconséquences de la politique française au Moyen-Orient, Politique de l’immigration, La fabrique des indésirables, Politique économique, Comment la France est devenue une cible « légitime,  rubrique Co-développementLa plus importante coupe budgétaire jamais connue,  rubrique Société, rubrique  Education, radicalisation et ignorance de la réalité sociale, rubrique Santé, Justice,

On Line   Crise au Sahel : « Pourquoi le Niger s’en sort mieux que le Mali »« Monsieur le président, abandonnez votre projet de Constitution, la stabilité du Mali en dépend ! » Pourquoi le Burkina Faso n’est plus en sécurité Parler ou ne pas parler avec les djihadistes, un dilemme malien Terrorisme : plus ou mieux coopérer ?

La cosmologie Kiefer et autres éclats de perles

Anselm Kiefer. La Vie secrète des plantes

Anselm Kiefer. La Vie secrète des plantes

Collections
Durant l’été, la collection Lambert propose quatre expositions ambitieuses  qui investissent tous les champs de la scène artistique

Le musée d’art contemporain d’Avignon poursuit son partenariat avec de grandes collections privées et les institutions nationales et internationales.

Avec Je te pardonne, organisée avec l’Association Leila Alaoui et la Galleria Continua on retrouve le travail de la photographe et vidéaste marocaine Leila Alaoui décédée à l’âge de 34 ans lors des attaques terroristes de Ouagadougou. Une approche sensible et respectueuse des identités émane de ce travail que révèle sa série Les Marocains au travers desquelles l’artiste dresse le portrait majestueux des différentes communautés de son pays.

L’éclectique Collection Agnès B
Le Directeur de la collection, Éric Mézil a opéré une sélection parmi les oeuvres de la Collection agnès b accumulées sur trois décennies. Un voyage dans le temps,  qui évoque, l’amour, les rêveries, , le cinéma expérimental, l’adolescence, la modernité et l’ouverture. Ce parcours éclectique dessine un portrait en creux de la styliste mécène. Il révèle sa passion pour la musique, l’Afrique et les avant-gardistes avec des œuvres de Cheri Samba,  Seidou Kaïta ou Malik Sidibé, comme son goût certain pour franchir les frontières établies.

Keith Haring père du Street art
Autre grand moment, qui vaut à lui seul le déplacement, l’exposition consacrée à Keith Haring. A travers 30 peintures, dessins, objets et sculpture monumentale, est raconté le parcours fulgurants (1958-1986 de l’artiste précurseur du Street art américain. En résonance avec l’exposition au sous-sol où sont exposées des oeuvres de Jean-Michel Basquiat, Robert Mapplethorpe, Andy Wahrol et Patty Smith.

On vous conseil de finir la visite avec les dix toiles grand format de l’artiste Allemand d’Anselm Kiefer. L’exposition, La Vie secrète des plantes organisée dans le cadre du 40e anniversaire du Centre Pompidou, se prête en effet au moment contemplatif qui s’impose après les émotions multiples procurées par cette visite. Et rien ne serait mieux prétendre au rétablissement de notre perception pour affronter le monde, que la minutieuse et mystérieuse cosmologie Kiefer.

JMDH

Collection Lambert, 5, rue Violette, Avignon. Expositions ouvertes  tous les jours de 11h à 19h

Source La Marseillaise 12/08/2017

Voir aussi :   Rubrique Art, rubrique Exposition, Keith Haring parcours fulgurant,

Aide publique au développement : «La plus importante coupe budgétaire jamais connue»

Ministère de l'Economie, avril 2012, Paris. Photo Loic Venance. AFP

Ministère de l’Economie, avril 2012, Paris. Photo Loic Venance. AFP

Alors qu’Emmanuel Macron avait promis que cette aide atteindrait 0,7 % du revenu national brut d’ici 2030, le gouvernement a annoncé  une réduction de 141 millions d’euros.

Le gouvernement «tiendra la parole de la France» sur la question du déficit, confirmait lundi Gérald Darmanin, ministre des Comptes publics, dans une interview au Parisien. En revanche, la promesse d’Emmanuel Macron de porter l’aide publique au développement (APD) à 0,7 % du revenu national brut d’ici 2030 pourrait bien rester lettre morte. Le chef de l’Etat, qui avait réaffirmé son «engagement en matière de développement et de lutte contre le réchauffement climatique» lors de sa première allocution présidentielle, le 7 mai, débute son mandat par une réduction budgétaire de l’aide aux pays en développement.

Pour passer sous la barre des 3 % de déficit public à la fin de l’année, comme le demande l’Union européenne, le ministre a annoncé une coupe budgétaire totale de 4,5 milliards d’euros, répartie entre tous les ministères. Près de 282 millions d’euros d’économie sont prévus pour celui des Affaires étrangères dont «la moitié sera de la baisse de l’aide publique au développement», précise Gérald Darmanin. Soit environ 141 millions en moins pour les pays en développement. C’est «la plus importante coupe budgétaire de l’aide publique au développement jamais connue», dénonce Michael Siegel, chargé de plaidoyer à Oxfam.

Sur un budget total de 9,4 milliards en 2017 selon le calcul de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), une réduction de 140 millions peut s’apparenter à une goutte d’eau. Mais les ONG alertent sur la valeur de cet argent sur le terrain : «C’est l’équivalent de 1,9 million de personnes qui n’auront plus accès à des soins de santé primaire», détaille Michael Siegel. Oxfam dénonce une coupe budgétaire «scandaleuse». C’est «inacceptable» et «incompréhensible», s’indigne de son côté Coordination Sud.

Prévue dans le budget annuel de l’Etat, cette enveloppe, qui avait augmenté ces deux dernières années, sert à faire des dons mais surtout des prêts aux pays en développement. En France, seize pays d’Afrique sont prioritaires. Education, réduction de la pauvreté, santé, autonomie des femmes… cette aide intervient dans de nombreux domaines. «Ces fonds publics permettent d’améliorer la vie des gens», résume Christian Reboul de Médecins du monde. En 2015, ils représentaient 0,37 % du revenu national brut, bien loin de l’objectif international des 0,7 % fixé par l’ONU en 1970. «Dans le contexte actuel d’instabilité mondiale et de sortie des Etats-Unis de l’accord sur le climat, il est irresponsable d’affaiblir les capacités d’action de la France en matière de lutte contre la pauvreté, les inégalités et le changement climatique», s’alarme Michael Siegel.

Maïder Gérard

Source Libération

Voir aussi : Actualité France, International Rubrique Co-développement, rubrique Politique,Société civile, Politique Internationale, Nous payons les inconséquences de la politique française au Moyen-Orient, rubrique Livres, il faut radicaliser la démocratie, rubrique Rencontre Jean Ziegler : la famine organisée,