« L’Europe ne doit pas rester silencieuse après le meurtre de Giulio Regeni en Égypte »

La famille de Giulio Regeni, son père Claudio, sa mère Paola et sa soeur Irene, lors de ses funérailles à Fiumicello, en Italie, le 12 février. Paolo Giovannini / AP

La famille de Giulio Regeni, son père Claudio, sa mère Paola et sa soeur Irene, lors de ses funérailles à Fiumicello, en Italie, le 12 février. Paolo Giovannini / AP

Par Thibaut Poirot *

Silence, silence pesant et obsédant de l’Union européenne depuis que le 3 février le corps supplicié de Giulio Regeni a été retrouvé en Égypte. Ce jeune chercheur italien de 28 ans, doctorant en économie à l’université de Cambridge, disparu depuis le 25 janvier, portait de nombreuses traces de tortures toutes plus atroces. Les circonstances plus que floues qui entourent sa mort, les doutes sur l’identité de ses tortionnaires ont soulevé l’indignation de nombreux universitaires et chercheurs à travers le monde. Les hommages sont nombreux, les questions également.

Ainsi, l’Europe, que fait-elle ? Certes, les crises diplomatiques ne manquent pas, l’actualité en compte chaque jour. Mais l’Italie semble bien seule, quand ses autorités politiques et diplomatiques réclament toute la vérité à l’Égypte. Alors même que de lourds soupçons pèsent sur la situation des droits de l’Homme, cinq ans après la révolution et l’éviction du régime de Moubarak, la diplomatie européenne serait-elle (re) devenue indifférente à la situation du pays le plus peuplé du monde arabe ? Par le passé, cette indifférence aux assassinats de l’ombre, aux meurtres sans coupables, aux crimes passés sous silence a rendu l’Europe incapable de saisir immédiatement l’aspiration profonde des printemps arabes.

Cette mort a pourtant quelque chose de terrible, pour une génération qui parcourt le monde, tente de le comprendre et de le saisir dans toute sa complexité. Cette génération européenne qui a le visage de Giulio Regeni, citoyen italien chercheur d’une université britannique, cette génération pour laquelle un parcours se construit à l’échelle du continent et du monde, n’a-t-elle pas droit d’attendre que l’Union européenne tienne un discours offensif sur la liberté de chercher, d’interroger avec méthode et conviction les problèmes de notre époque ?

Défense des libertés académiques

Peut-on considérer sans frémir les rumeurs grotesques à la suite du drame sur une supposée affaire d’espionnage, voire une affaire de mœurs, d’une « mauvaise rencontre » ? Chaque révélation sur les circonstances de sa disparition, ses recherches de terrain sur les syndicats égyptiens rendent plus pressante cette seule question : Giulio Regeni a-t-il été tué parce qu’il était chercheur ? C’est cette simple question que la diplomatie européenne doit poser au côté de l’Italie aujourd’hui.

Il y a depuis plusieurs siècles une belle expression pour décrire ce vaste espace d’échanges et de savoirs sur le continent européen et au-delà, celle de « République des Lettres » et de « République des Sciences ». Les échanges intellectuels à une échelle toujours plus vaste qui permettent à la recherche d’avancer sont la définition même du projet européen. Discuter, débattre, confronter des méthodes, révéler et dévoiler des domaines inconnus, déconstruire des représentations, relire les événements et relier l’espace, c’est ce que beaucoup de jeunes Européens font et doivent pouvoir continuer à faire, sans crainte, sans remparts, sans obstacles. Nous le devons à Giulio Regeni, citoyen européen, nous le devons aux étudiants qui demain reprendront la route

Espérons que l’Europe se mobilise à la hauteur des réactions dignes et graves de la société civile en Italie et en Grande-Bretagne. Espérons que la France, si elle croit toujours en la défense des libertés académiques et en la défense des libertés tout court, soutiendra l’Italie pour demander toute la vérité aux autorités égyptiennes. Pour cela, la communauté universitaire française doit se mobiliser, elle doit revendiquer avec le monde ces simples mots : vérité et justice.

* Thibaut Poirot est professeur agrégé d’histoire, il est doctorant chargé de cours à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Source Le Monde 17/02/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Politique, Société civile, Politique Internationale  rubrique UE, Italie, Egypte,

La convergence des erreurs économiques

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par Michel Leis

La forte baisse des indices boursiers ravive dans les médias la crainte d’une récession. Ce n’est pas vraiment une surprise pour les lecteurs du blog de Paul Jorion. Les explications fleurissent, je voudrais ici mettre l’accent sur le télescopage de stratégies entachées d’erreurs d’appréciation, entre les illusions partagées par les entreprises dominantes ou les politiques publiques et des grandes institutions, aveuglées par la « religion féroce ».

Pendant deux décennies, la conversion de l’ancien bloc de l’Est et de la Chine à l’économie de marché, la croissance des pays émergents et le développement en leur sein d’une classe moyenne ont entretenu un mirage. Le succès des entreprises dominantes se mesurait aux parts de marché gagnées dans ces pays. Les clients des États émergents étaient censés se substituer aux clients occidentaux, dont la demande allait en faiblissant. Cette focalisation sur les exportations a été encouragée par quelques pays, bénéficiant d’une industrie à forte image, à l’instar de l’Allemagne. Cette vision est en train de se heurter à des limites qui étaient largement prévisibles.

Dans ces stratégies centrées sur les réussites à l’exportation, les maîtres mots sont compétitivité et profit, une pression importante a été mise sur le coût du travail et la sous-traitance.

Un certain nombre de biens sont restés produits dans les pays d’origine, mais les salaires ont le plus souvent stagné, les prix bas imposés aux sous-traitants reflètent l’intensité des rapports de force. La course à la productivité impacte l’emploi salarié et les budgets sociaux ; les incitants fiscaux pour combattre le chômage se sont multipliés, le tout mettant à mal le budget des États. Le pouvoir d’achat des classes populaires et moyennes, de plus en plus mises à contribution, est impacté en retour. Si les marchés développés sont loin d’être secondaires, la solvabilité des clients occidentaux n’est pas dans le radar des entreprises ayant beaucoup misé sur l’exportation.

Nombre de ces sociétés ont commencé à produire dans les pays émergents, parfois sous la pression du pouvoir local, qui considérait ces implantations comme un ticket d’entrée, parfois guidée par la seule quête du profit, les salaires pratiqués étant bien plus faibles que ceux payés en Occident. Dans ces pays, l’industrie représente une part importante de la richesse créée et de l’emploi. Pourtant, les rapports de forces restent désespérément en faveur des employeurs. En dépit de quelques luttes sociales, les salaires dans la production augmentent peu, la consommation de masse reste limitée à quelques biens manufacturés.

Part-de-lindustrie-dans-le-PIB-des-BRICSPart de l’industrie dans le PIB des BRICS – Source OCDE

Il faut rappeler ici le rôle qu’ont joué dans les Trente Glorieuses la construction de logements et l’achat par les ménages de biens d’équipements, en particulier, l’automobile. Comme en Occident, les classes moyennes et aisées des pays émergents se concentrent surtout dans les grandes villes, qui additionnent aux contraintes physiques des limites financières. Des embouteillages monstres paralysent les mégapoles, certaines ont décidé de limiter l’usage de l’automobile.

En Chine, les plaques d’immatriculation sont tirées au sort ou mises aux enchères, l’achat d’une voiture devient un parcours du combattant où la corruption joue un rôle non négligeable. Le marché immobilier est très tendu. Se loger décemment mobilise une part très importante du revenu, les prix au m2 du tableau ci-dessous, qui concernent les plus grandes métropoles, sont à prendre avec des pincettes, la dispersion des prix est beaucoup plus importante qu’en Europe. Il reste que si l’on considère le revenu médian (il est en France de l’ordre de 27.530 € suivant les mêmes sources), il est probablement nécessaire de gagner 4 ou 5 fois ce montant pour être réellement en mesure d’arbitrer ses dépenses. Les BRICS représentent une population totale de 3 milliards d’habitants, une classe moyenne / aisée qui représenterait 10 % de la population (une estimation souvent retenue) a de quoi aiguiser les appétits. Dans la réalité, la classe moyenne, telle que je la définissais dans un précédent billet (par une capacité d’arbitrage sur ses revenus), pourrait bien être moins nombreuse que dans les prévisions des entreprises.

À l’exception du Brésil, les inégalités ont continué à se creuser ces dernières décennies. Le développement profite avant tout à une poignée de super riches. Pire encore, une corruption généralisée facilite l’accumulation des rapports de forces et la concentration du patrimoine, même dans des pays qui revendiquent un gouvernement fort, comme on peut le voir en Chine. La consommation d’une poignée d’individu ne remplacera jamais pour l’industrie la consommation de masse.

L’Europe est prise en sandwich entre un hypothétique retour à l’équilibre budgétaire, des coûts sociaux croissants et les exigences des entreprises demandant toujours plus pour faire baisser le coût du travail. Les États ont fait porter les efforts directs (les impôts) et indirects (les contributions croissantes des ménages aux dépenses) sur les classes moyennes. La consommation finale reste atone, incapable de soutenir la croissance. Les politiques publiques, imprégnées par la doxa libérale, se refusent à pratiquer des politiques de relance, validant implicitement auprès des entreprises dominantes les stratégies fondées sur l’exportation. Ces stratégies pourraient être assimilées à un jeu à somme nulle. Les rares pays qui ont tiré jusqu’alors leur épingle du jeu cumulent les avantages : excédents commerciaux, emploi, dépenses sociales maîtrisées, budget en excédent primaire. Les autres pays, plus dépendants du marché national et européen, cumulent les inconvénients symétriques.

Du côté des Banques centrales occidentales, on a cru pouvoir surmonter la crise en pratiquant une politique d’argent à taux quasi nul et en injectant des liquidités. Cette politique, se substituant en quelque sorte aux politiques de relance, n’a guère eu d’effet sur la croissance. Dans l’économie réelle, on se heurte à un problème de solvabilité. Celle des classes moyennes ne s’est guère améliorée du fait de la hausse des dépenses pré-engagées, les rapports de forces imposés par les entreprises dominantes plombent les prix pour les sous-traitants et leur rentabilité.

Cette politique a surtout bénéficié à ceux qui ont accès au crédit dans de bonnes conditions, c’est-à-dire les plus riches et les entreprises dominantes. L’abondance de liquidité a entretenu la spéculation et les bulles, les stratégies de profit artificielles (le rachat d’actions), elle a financé les entreprises dans leurs stratégies de conquête des marchés émergents (qui bénéficient très peu à l’Occident). Enfin, les banques pressées de regonfler leurs marges ont accordé des crédits risqués et à haut rendement et joué sur les produits dérivés, tant il est vrai que l’on n’apprend pas de ses propres erreurs.

Les politiques des banques centrales des BRICS sont plus difficilement lisibles, tiraillées entre une mission de maîtrise de l’inflation et des gouvernements qui veulent contrôler la croissance. L’accès au crédit a été plutôt facile, à défaut d’être toujours bon marché en termes réels. Une partie de ces crédits a été vers l’immobilier, entretenant une structure de prix sans rapport avec le revenu réel des ménages. En Chine, il a financé des programmes immobiliers pas toujours cohérents (les villes fantômes), mais aussi des investissements dans la bulle boursière de la part des particuliers qui ont cru pouvoir surmonter le handicap des prix élevés. C’est une configuration qui n’est pas loin de celle de 1929 aux États-Unis. Le coût réel du crédit, plutôt élevé, accentue le risque : il faut des rendements élevés sur les actifs pour pouvoir rembourser, le logement augmente les dépenses pré-engagées des ménages, la dépendance des individus au travail s’accroît, affaiblissant d’autant la position des salariés dans les rapports de forces avec leurs employeurs.

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Évolution des taux d’intérêt des banques centrales et dernier taux d’inflation. Sources : Global rates

En Occident, les stratégies des entreprises dominantes et les politiques publiques convergent dans la mauvaise direction : entre recherche de compétitivité et mesures d’austérité, la consommation finale est en panne. Dans les pays émergents, les contraintes physiques et l’envolée des prix immobiliers se sont conjuguées avec des politiques salariales d’entreprise trop occupées à maximiser leur profit, elles ont laissé à d’autres, autant dire à personne, la responsabilité de développer une clientèle solvable. Les pays émergents ne remplissent plus le rôle que leurs ont assignés les entreprises dominantes, il n’y a plus de marchés de substitution. L’économie réelle est dans une impasse.

Si les pays émergents plongent dans la crise, les entreprises qui ont tout misé sur l’exportation vont voir leur situation se dégrader rapidement. L’industrie automobile allemande est très exposée aux marchés émergents et à la Chine en particulier. Le risque ne se limite pas à des profits en dessous des attentes, l’emploi et les sous-traitants pourraient à nouveau en faire les frais. Les États qui ont soutenu ces politiques pourraient bien connaître à leur tour d’importantes difficultés, notamment budgétaires, auxquelles ils avaient échappé jusqu’alors.

La politique monétaire des Banques centrales ne peut tenir lieu de politique de relance. Les liquidités bon marché incitent les banques à prendre des risques, les marges élevées ont un attrait irrésistible, le risque est négligé. Les plans de sauvetage des crises précédentes, accordés quasiment sans contreparties, sont de bien mauvais exemples. Ces liquidités abondantes contribuent à la déformation de la structure du prix des actifs, qui divergent des réalités économiques (les actions), des possibilités des ménages (l’immobilier), elles orientent une partie du revenu arbitrable des classes moyennes et aisées vers des placements à haut rendement sans avoir conscience du risque. La politique des Banques centrales a été contre-productive, le risque de contrepartie évoqué par Pierre Sarton du Jonchay dans un billet récent est important.

Il y a bien sûr d’autres explications à la situation actuelle. La baisse des cours du pétrole est souvent citée. Combinée avec l’embargo, l’économie de la Russie est frappée de plein fouet. Le Brésil qui misait beaucoup sur les découvertes pétrolières au large de ses côtes ne peut plus compter dessus au vu des coûts d’exploitation, les cours du charbon qui suivent la même tendance que ceux du pétrole asphyxient cette source de devise pour l’Afrique du Sud ainsi que l’industrie du carburant synthétique. L’exploitation du pétrole non conventionnel est en péril, faisant naître des craintes sur les banques américaines.

Ce que souligne cette situation, c’est la convergence des erreurs d’appréciation, c’est une approche étroite des problèmes : les Banques centrales pratiquent une politique monétaire, mais ne se préoccupent pas ou peu du prix des actifs, les entreprises développent des stratégies mondiales en oubliant les mécanismes de base de la création de clientèle, les États ne se préoccupent que de l’équilibre budgétaire, ils soutiennent, sans en apprécier les risques, les stratégies de court terme menées par certaines entreprises. À l’heure où l’on veut multiplier les traités de libre-échange, c’est pourtant d’une Gouvernance mondiale dont on a besoin, à même de dépasser le simple cadre de la croissance et du profit.

Source :  Blog de Paul Jorion 12/02/2016

Voir aussi : Rubrique Economie, rubrique Finance, rubrique Politique, Politique Economique, rubrique Société, Consommation, Emploi,

Est-il encore permis d’informer sur les activités du groupe Bolloré ?

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L’audience du procès en diffamation que le groupe Bolloré intente à Bastamag se déroulera le jeudi 11 février, à la 17ème chambre du Tribunal de grande instance de Paris, à partir de 13h. L’audience sera publique. Ce procès pose plusieurs questions essentielles sur la liberté d’informer, en particulier sur les activités des multinationales.

L’audience du procès en diffamation que le groupe Bolloré intente à Bastamag se déroulera le jeudi 11 février, à la 17ème chambre du Tribunal de grande instance de Paris, à partir de 13h. L’audience sera publique.

Le groupe Bolloré estime diffamatoire pas moins de huit paragraphes – ainsi que le titre et le surtitre – d’un article de synthèse publié par Bastamag en octobre 2012 et consacré à la question de l’accaparement des terres, ces appropriations de terres à grande échelle par des fonds d’investissements ou des multinationales, principalement en Afrique et en Asie.

S’appuyant sur des rapports des Nations unies et d’organisations internationales, cet article dressait un état des lieux du mouvement d’accaparement de terres en Afrique, en Amérique latine et en Asie, et des grandes entreprises françaises qui y sont impliquées. L’article mentionne ainsi les activités du groupe Bolloré, via une holding luxembourgeoise, la Socfin, dans lequel le groupe possède de fortes participations. La Socfin possède de multiples filiales qui gèrent des plantations d’hévéas et d’huile de palme en Afrique et en Asie.

En plus de trois journalistes de Bastamag (Nadia Djabali, Agnès Rousseaux, Ivan du Roy), de son directeur de publication de l’époque (Julien Lusson), cette plainte en diffamation vise également le site Rue 89 et son directeur de publication, Pierre Haski, pour avoir cité l’article dans sa revue de presse signalant « le meilleur du web », ainsi que quatre personnes ayant partagé l’article sur leurs blogs (Thierry Lamireau, Dominique Martin-Ferrari, Laurent Ménard et Guillaume Decugis).

Ce procès pose plusieurs questions importantes :

- L’accaparement des terres serait-il devenu un sujet impossible à évoquer sans risquer une longue procédure judiciaire ? Informer sur les mises en cause de la Socfin, dont plusieurs entités du groupe Bolloré sont actionnaires, par des organisations internationales et des communautés locales serait-il tabou ?

- Plus généralement, est-il encore possible d’évoquer les activités du groupe Bolloré et leurs impacts sociaux et environnementaux ? Le groupe Bolloré a déjà, par le passé, attaqué en justice plusieurs médias, dont France Inter suite à la diffusion d’un reportage sur ses activités au Cameroun. Ce procès contre Bastamag intervient dans un contexte où les pratiques de la Socfin au sein de plantations qu’elle possède, en particulier en Afrique de l’Ouest et en Asie du Sud-est, sont toujours pointées du doigt par des organisations de la société civile. Des paysans cambodgiens ont d’ailleurs porté plainte en juillet contre le groupe Bolloré devant le Tribunal de grande instance de Nanterre pour violation des droits de l’Homme et du droit de l’environnement. Au Sierra Leone, six leaders de communautés locales en conflit avec la filiale locale de la Socfin viennent d’être incarcérés.

- Ce procès intervient également dans un contexte où il est toujours question d’instaurer un « secret des affaires » au niveau européen. Cette disposition, si elle entrait en vigueur, entraverait durement toute information critique à l’égard des grandes entreprises et nuirait gravement au nécessaire débat démocratique sur leurs activités.

- Enfin, le fait que plusieurs personnes ou médias qui n’ont aucunement participé à la rédaction et à la publication de cet article soient mises en examen repose la question du statut juridique d’un lien hypertexte, d’une revue de presse ou du partage d’un article via un réseau social ou un agrégateur. Ce sont les fondements du fonctionnement du web qui sont ici remis en cause : les liens hypertextes et le partage de contenus en constituent la principale richesse.

Les pressions du groupe Bolloré à l’encontre de journalistes sont régulièrement au cœur de l’actualité. Le collectif Informer n’est pas un délit, qui regroupe une cinquantaine de journalistes ainsi que l’association Reporters sans frontières, s’interroge sur la censure et la déprogrammation de plusieurs documentaires qui devaient être diffusés récemment par la chaîne Canal+, dont Vincent Bolloré est devenu le principal actionnaire.

Nous rappelons également que Bastamag fait l’objet d’une seconde plainte en diffamation de la part du groupe Bolloré, pour un petit article évoquant en octobre 2014 une rencontre entre des représentants du groupe Bolloré et des délégués de communautés locales africaines et cambodgiennes en conflit avec la Socfin.

La rédaction de Bastamag

Source Bastamag 05/02/2016

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Alain Badiou : «La frustration d’un désir d’Occident ouvre un espace à l’instinct de mort»

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Le philosophe publie un ouvrage sur la tuerie du 13 Novembre, dont il impute la responsabilité à l’impossibilité de proposer une alternative au monde tel qu’il est. Il pointe notamment l’effondrement des idées progressistes, victimes d’une crise profonde de la pensée depuis l’échec du communisme.

Comment comprendre l’énigmatique pulsion de mort qui anime les jihadistes ? Des tueries de janvier à celles de novembre, chacun cherche les causes, sociales ou religieuses, de cette «radicalisation» qui, ici et ailleurs, cède à une violence inouïe. Pour le philosophe Alain Badiou, les attentats sont des meurtres de masse symptomatiques de notre époque, où règne sans limite le capitalisme mondialisé. Dans son dernier ouvrage, Notre mal vient de plus loin : penser la tuerie du 13 Novembre, qui sort le 11 janvier chez Fayard, il rappelle la nécessité d’offrir à la jeunesse mondiale, frustrée par un capitalisme qui ne tient pas ses promesses, une alternative idéologique.

Quelles différences voyez-vous ­entre les attentats de janvier et ceux de novembre ?

Dans les deux cas, on a le même contexte historique et géopolitique, la même provenance des tueurs, le même acharnement meurtrier et suicidaire, la même réponse, policière, nationaliste et vengeresse, de la part de l’Etat. Cependant, tant du côté du meurtre de masse que du côté de la réponse étatique, il y a des différences importantes. D’abord, en janvier, les meurtres sont ciblés, les victimes choisies : les blasphémateurs de Charlie Hebdo, les juifs et les policiers. Le caractère idéologique, religieux et antisémite des meurtres est évident. D’autre part, la réponse prend la forme d’un vaste déploiement de masse, voulant symboliser l’unité de la nation derrière son gouvernement et ses alliés internationaux autour d’un mot d’ordre lui-même idéologique, à savoir «nous sommes tous Charlie». On se réclame d’un point précis : la liberté laïque, le droit au blasphème.

En novembre, le meurtre est indistinct, très évidemment nihiliste : on tire dans le tas. Et la réponse n’inclut pas de déploiement populaire, son mot d’ordre est cocardier et brutal : «guerre aux barbares». L’idéologie est réduite à sa portion congrue et abstraite, du genre «nos valeurs». Le réel, c’est le durcissement extrême de la mobilisation policière, avec un arsenal de lois et de décrets scélérats et liberticides, totalement inutiles, et visant rien de moins qu’à rendre éternel l’Etat d’urgence. De là résulte qu’une intervention rationnelle et détaillée est encore plus urgente et nécessaire. Il faut convaincre l’opinion qu’elle ne doit se retrouver, ni bien entendu dans la férocité nihiliste des assassins mais ni non plus dans les coups de clairons policiers de l’Etat.

Vous analysez le 13 Novembre comme un «mal» dont la cause serait l’échec historique du communisme. Pourquoi ? C’est une grille de lecture qui paraît nostalgique et dépassée…

J’ai essayé de proposer un protocole d’explication aussi clair que possible, en partant des structures de ­notre monde : l’affaiblissement des Etats face à l’oligarchie privée, le désir d’Occident, et l’expansion du capitalisme mondialisé, face auquel aucune alternative n’est proposée aujourd’hui. Je n’ai aucune nostalgie passéiste. Je n’ai jamais été communiste, au sens électoral du mot. J’appelle «communisme» la possibilité de proposer à la jeunesse planétaire autre chose que le mauvais choix entre une inclusion résignée dans le dispositif consommateur existant et des échappées nihilistes sauvages. Il ne s’agit pas de ma part d’un entêtement, ni même d’une tradition. J’affirme seulement que tant qu’il n’y aura pas un cadre stratégique quelconque, un dispositif politique permettant notamment à la jeunesse de penser qu’autre chose est possible que le monde tel qu’il est, nous aurons des symptômes pathologiques tels que le 13 Novembre.

Donner toute la responsabilité à l’emprise tentaculaire du capitalisme mondialisé, n’est-ce pas ignorer la responsabilité de la pensée, des intellectuels qui voulaient précisément promouvoir un autre modèle ?

A partir des années 80, un certain nombre d’intellectuels, qui sortaient déçus et amers, faute d’un succès immédiat, du gauchisme des années 60 et 70, se sont ralliés à l’ordre établi. Pour s’installer dans le monde, ils sont devenus des chantres de la sérénité occidentale. Evidemment, leur responsabilité est flagrante. Mais il faut aussi tenir compte du retard pris du côté d’une critique radicale de l’expansion ­capitaliste et des propositions alternatives qui doivent renouveler et renforcer l’hypothèse communiste. Cette faiblesse est venue de l’amplitude de la catastrophe. Il y a eu une sorte d’effondrement, non seulement des Etats socialistes, qui étaient depuis longtemps critiqués, mais aussi de la domination des idées progressistes et révolutionnaires dans l’intelligentsia, singulièrement en France depuis l’après-guerre. Cet effondrement indiquait une crise profonde, laquelle exigeait un renouvellement conceptuel et idéologique, notamment philosophique. Avec d’autres, je me suis engagé dans cette tâche, mais nous sommes encore loin du compte. Lénine disait des intellectuels qu’ils étaient la plaque sensible de l’histoire. L’histoire, entre le début des années 70 et le milieu des années 80, nous a imposé un renversement idéologique d’une violence extraordinaire, un triomphe presque sans précédent des idées réactionnaires de toutes sortes.

Dans le monde que vous décrivez, il y a l’affaiblissement des Etats. Pourquoi ne pourraient-ils pas être des acteurs de régulation face au capitalisme mondialisé ?

Nous constatons que les Etats, qui avaient déjà été qualifiés par Marx de fondés de pouvoir du capital, le sont aujourd’hui à une échelle que Marx lui-même n’avait pas prévue. L’imbrication des Etats dans le système hégémonique du capitalisme mondialisé est extrêmement puissante. Depuis des décennies, quels que soient les partis au pouvoir, quelles que soient les annonces du type «mon adversaire, c’est la finance», la même politique se poursuit. Et je pense qu’on a tort d’en accuser des individus particuliers. Il est plus rationnel de penser qu’il y a un enchaînement systémique extrêmement fort, un degré saisissant de détermination de la fonction étatique par l’oligarchie capitaliste. La récente affaire grecque en est un exemple frappant. On avait là un pays où il y avait eu des mouvements de masse, un renouvellement politique, où se créait une nouvelle organisation de gauche. Pourtant, quand Syriza est arrivé au pouvoir, cela n’a constitué aucune force capable de résister aux impératifs financiers, aux exigences des créanciers.

Comment expliquer ce décalage entre la volonté de changement et sa non-possibilité ?

Il y a eu une victoire objective des forces capitalistes hégémoniques, mais également une grande victoire subjective de la réaction sous toutes ses formes, qui a pratiquement fait disparaître l’idée qu’une autre organisation du monde économique et social était possible, à l’échelle de l’humanité tout entière. Les gens qui souhaitent «le changement» sont nombreux, mais je ne suis pas sûr qu’eux-mêmes soient convaincus, dans l’ordre de la pensée et de l’action réelles, qu’autre chose est possible. Nous devons encore ressusciter cette possibilité.

Jürgen Habermas parle de l’économie comme la théologie de ­notre temps. On a l’impression que cet appareil systémique est théologique. Mais comment expliquez-vous ce qui s’est passé en France ?

Je voudrais rappeler que la France n’a pas le monopole des attentats. Ces phénomènes ont à voir avec le cadre général dans lequel vivent les gens aujourd’hui, puisqu’ils se produisent un peu partout dans des conditions différentes. J’étais à Los Angeles quand a eu lieu en Californie, après l’événement français, un terrible meurtre de masse. Cela dit, au-delà des analyses objectives, il faut entrer dans la subjectivité des meurtriers, autant que faire se peut. Il y a à l’évidence chez ces jeunes assassins les effets d’un désir d’Occident opprimé ou impossible. Cette passion fondamentale, on la trouve un peu partout, et c’est la clé des choses : étant donné qu’un autre monde n’est pas possible, alors pourquoi n’avons-nous pas de place dans celui-ci ? Si on se représente qu’aucun autre monde n’est possible, il est intolérable de ne pas avoir de place dans celui-ci, une place conforme aux critères de ce monde : argent, confort, consommation… Cette frustration ouvre un espace à l’instinct de mort : la place qu’on désire est aussi celle qu’on va haïr puisqu’on ne peut pas l’avoir. C’est un ressort subjectif classique.

Au-delà du «désir d’Occident», la France semble marquée par son passé ­colonial…

Il y a en effet un inconscient colonial qui n’est pas liquidé. Le rapport au monde arabe a été structuré par une longue séquence d’administration directe et prolongée de tout le Maghreb. Comme cet inconscient n’est pas reconnu, mis au jour, il introduit des ambiguïtés, y compris dans l’opinion dite «de gauche». Il ne faut pas oublier que c’est un gouvernement socialiste qui, en 1956, a relancé la guerre d’Algérie, et un Premier ministre socialiste qui, au milieu des années 80, a dit, à propos de la population en provenance d’Afrique, que «Le Pen pos[ait] les vraies questions». Il y a une corruption historique de la gauche par le colonialisme qui est aussi importante que masquée. En outre, entre les années 50 et les années 80, le capital a eu un impérieux besoin de prolétaires venus en masse de l’Afrique ex-coloniale. Mais avec la désindustrialisation forcenée engagée dès la fin des années 70, le même capital ne propose rien ni aux vieux ouvriers ni à leurs enfants et petits-enfants, tout en menant de bruyantes campagnes contre leur existence dans notre pays. Tout cela est désastreux, et a aussi produit cette spécificité française dont nous nous passerions volontiers : l’intellectuel islamophobe.

Dans votre analyse, vous évacuez la question de la religion et de l’islam en particulier…

C’est une question de méthode. Si l’on considère que la religion est le point de départ de l’analyse, on ne s’en sort pas, on est pris dans le schéma aussi creux que réactionnaire de «la guerre des civilisations». Je propose des catégories politiques neutres, de portée universelle, qui peuvent s’appliquer à des situations différentes. La possible fascisation d’une partie de la jeunesse, qui se donne à la fois dans la gloriole absurde de l’assassinat pour des motifs «idéologiques» et dans le nihilisme suicidaire, se colore et se formalise dans l’islam à un moment donné, je ne le nie pas. Mais la religion comme telle ne produit pas ces comportements. Même s’ils ne sont que trop nombreux, ce ne sont jamais que de très rares exceptions, en particulier dans l’islam français qui est massivement ­conservateur. Il faut en venir à la question religieuse, à l’islam, uniquement quand on sait que les conditions subjectives de cette islamisation ultime ont été d’abord constituées dans la subjectivité des assassins. C’est pourquoi je propose de dire que c’est la fascisation qui islamise, et non l’islamisation qui fascise. Et contre la fascisation, ce qui fera force est une proposition communiste neuve, à laquelle puisse se rallier la jeunesse populaire, quelle que soit sa provenance.•

Robert Maggiori , Anastasia Vécrin

Source : Libération 11/01/2016

Il y a un an, ils se disaient « Charlie »…

Paris 11 janvier 2015

Certains États dont les représentants ont manifesté le 11 janvier 2015 à Paris, avec François Hollande, sont loin d’être des défenseurs de la liberté d’expression. Petit rappel non exhaustif de leurs pratiques en 2015.

Il y a tout juste un an, ils étaient « Charlie ». Ou tout du moins le proclamaient-ils. Le 11 janvier 2015, une cinquantaine de représentants d’États étrangers a défilé à Paris aux côtés de François Hollande pour défendre la liberté d’expression. Clic, une photo pour la postérité. Et puis ils sont rentrés. « Charlie », certains de ces politiciens ne l’ont été qu’une journée. Un an après, on ne compte plus les atteintes à la liberté d’expression dans de nombreux pays représentés. Petit tour d’horizon, non exhaustif.

Espagne

- Personne présente : Mariano Rajoy, Premier ministre

Déjà il y a un an, la présence de Mariano Rajoy à la grande marche du 11 janvier avait fait grincer des dents. Car, en toute discrétion, le pouvoir conservateur ne se privait pas de rogner la liberté d’expression. Poursuites judiciaires contre le journal satirique El Jueves, ou l’humoriste Facu Diaz… Autant de casseroles que le Premier ministre traînait avec lui à Paris. En 2015, la loi « de sécurité citoyenne », votée un an plus tôt, est entrée en vigueur. Une « loi baillon » punissant de lourdes certaines formes de mobilisation sociales développées en Espagne ces dernières années. Au nombre de ces infractions : la résistance pacifique aux forces de l’ordre pour empêcher une expulsion immobilière ou encore l’acte de « perturber la sécurité citoyenne » devant le parlement.

Hongrie

- Personne présente : Viktor Orban, Premier ministre

Le chef du gouvernement hongrois a une définition toute particulière de la liberté d’expression. Invoquée en mai 2015 au parlement européen pour justifier ses déclarations sur une réintroduction de la peine de mort dans son pays (« Nous ne devons pas fuir devant la discussion d’un problème […] la Hongrie respecte la liberté d’expression. »), elle est en général une préoccupation secondaire de ce populiste. Régulièrement dénoncé pour des fermetures et censures de médias depuis son arrivée au pouvoir en 2010, le gouvernement de Viktor Orban aurait notamment ordonné à la télévision publique de censurer les images d’enfants dans ses reportages sur les réfugiés. Il ne faudrait pas que les Hongrois soient trop sensibilisés à leur cause… Notons que le parlement européen a voté, mi-décembre, une résolution demandant l’engagement immédiat d’un « processus de surveillance en profondeur concernant la situation de la démocratie, de la primauté du droit et des droits fondamentaux en Hongrie ».

Pologne

- Personne présente : Ewa Kopacz, Première ministre

Depuis le défilé du 11 janvier, la Pologne a changé de gouvernement, troquant la formation de Donald Tusk et Ewa Kopacz, Plateforme civique (centre-droit) pour le parti Droit et Justice, dont les idées conservatrices font écho aux discours de son voisin hongrois, le Fidesz, parti de Viktor Orban. Arrivés au pouvoir en novembre, les conservateurs de Droit et Justice n’ont pas attendu pour remodeler à leur façon la liberté d’expression polonaise. Fin décembre, le parlement a ainsi adopté une loi sur les médias assurant le contrôle de la télévision et de la radio publiques, en accordant au gouvernement le pouvoir de nomination des dirigeants de la télévision et de la radio publiques et assurant ainsi un contrôle de ces médias. Depuis l’automne, en Pologne, l’ambiance n’est pas très « Charlie ». Pour l’anecdote, un prêtre, accompagné de proches de Droit et Justice, a même tenté d’exorciser l’un des principaux journaux du pays, jugé mensonger, en récitant une prière devant le siège du média. La petite manifestation a été accueillie par une pluie de dessins humoristiques et de tracts défendant la liberté d’expression.

Russie

- Personne présente : Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères

L’autoritaire Vladimir Poutine, père d’une multitude de lois répressives portant gravement atteinte à la liberté d’expression, continue d’instaurer une propagande massive et d’exercer de multiples pressions à l’égard de tous ceux qui pourraient propager des discours dissonants. Depuis le retour de M. Poutine à la présidence, RSF déplore une censure organisée et contrôlée par les autorités de surveillance des télécommunications et le blocage de nombreux sites d’informations. Le Kremlin aurait également embauché des centaines de personnes pour inonder la toile de messages pro-Poutine et anti-Obama. Certaines ONG défendant les droits des médias et la liberté d’expression sont désormais considérées comme « agents de l’étranger ». En 2015, au moins deux journalistes ont été emprisonnés pour avoir critiqué les autorités municipales ou régionales. Afin d’échapper à la répression, de nombreux journalistes et activistes sont contraints à l’exil.

Ukraine

- Personne présente : Petro Porochenko, Président de l’État

Face à des violations de la liberté de la presse de plus en plus nombreuses, et de multiples exactions, RSF a choisi de recenser les incidents majeurs en un fil d’information. De nombreuses agressions ont été signalées, mais aussi des expulsions arbitraires, des arrestations abusives ainsi que des emprisonnements. Le 16 décembre, le parti communiste a été interdit par une décision de justice, portant ainsi atteinte à la liberté d’expression et d’association. Des dizaines de journalistes étrangers ne peuvent plus entrer sur le territoire ukrainien.

Turquie

- Personne présente : Premier ministre Ahmet Davutoglu

Le gouvernement turc, défenseur de la liberté d’expression ? Il y a un an, la présence du Premier ministre turc à la manifestation du 11 janvier était déjà dénoncée comme le comble de l’hypocrisie. L’année écoulée n’a fait que le confirmer. Quelques jours à peine après cette grande marche, quatre sites web étaient censurés par un tribunal turc pour avoir publié la Une de Charlie Hebdo, « Tout est pardonné ». « Nous ne pouvons accepter les insultes au prophète », avait commenté M. Davutoglu. Pas question non plus d’accepter qu’on se moque du Président. En mars, deux dessinateurs de presse turcs ont été condamnés à une amende de 7.000 livres (2.500 euros) pour « insulte » au président Erdogan. Perquisitions musclées dans des locaux de médias, censure, emprisonnements de journalistes et multiples condamnations pour « insulte » ou « propagande en faveur d’une organisation terroriste »… On ne compte plus les atteintes à la liberté d’expression en Turquie. Trente journalistes ont passé le dernier réveillon en prison, selon la Fédération européenne des journalistes, nombre d’entre eux pour leur travail sur le conflit qui oppose le gouvernement turc et les rebelles kurdes du PKK. La Turquie a par ailleurs expulsé plusieurs journalistes étrangers qui couvraient ce conflit. À la 149e place du dernier classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières, la Turquie se place juste devant la Russie (152e) et derrière la Birmanie (144e).

Émirats Arabes Unis

- Personne présente : Cheikh Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane, membre de la famille régnante

Procès inéquitables, tortures, violences, emprisonnements et arrestations arbitraires… La liberté d’expression n’existe pas aux Émirats arabes unis. Au moins huit personnes seraient actuellement détenus pour avoir brisé la loi du silence. Ce chiffre ne représente pas grand chose dans un pays où les décisions de justice sont abusives et les principes démocratiques inexistants. Selon Human Rights Watch, « l’État empiète systématiquement sur la sphère privée de ses citoyen-ne-s et la communication à travers le web est strictement contrôlée ». Parmi ces huit détenus – militants politiques ou défenseurs des droits de l’homme figure Mohammed al Roken, membre d’Amnesty International.

Arabie Saoudite

- Personne présente : Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane, ministre des Affaires étrangères

Lorsque tout est interdit, contrôlé et réprimé, il est difficile de parler d’information. Si le journalisme existe, en théorie, la liberté d’expression n’est pas tolérée. Les associations indépendantes et les manifestations sont interdites en Arabie Saoudite. L’apostasie est passible de la peine de mort. Chez les journalistes, l’auto-censure fait des ravages. Pour les autres : emprisonnements, actes de torture, violences… Au moins deux journalistes et huit net-citoyens seraient actuellement incarcérés. Des prisonniers d’opinions muselés et torturés, comme l’est encore le blogueur Raif Badawi, déjà flagellé publiquement, toujours dans l’attente de nouveaux coups de fouet. Si une présence militante et pacifique existe bien sur la toile, elle est contrôlée de très très près par le régime.

Israël

- Personne présente : Benyamin Netanyahou, Premier ministre

Le 25 septembre 2015, deux journalistes de l’AFP en reportage en Cisjordanie ont été sauvagement agressés par des soldats israéliens. Un cas loin d’être isolé, selon Reporters sans frontières qui dénonce la multiplication en 2015 des exactions de l’armée et de la police israéliennes à l’encontre de journalistes. En 2015, Israël a dégringolé de cinq rangs dans le classement mondial de la liberté de la presse de l’ONG, s’installant à la 101e place (sur 180). Au moins trois stations de radios palestiniennes ont été fermées – accusées de « promouvoir et encourager le terrorisme contre les civils et les forces de sécurité israéliennes ». Un tribunal israélien a confirmé en septembre l’assignation à résidence surveillée à Mordechai Vanunu, lanceur d’alerte sur les questions du nucléaire – bien qu’il ait déjà purgé une peine de 18 ans d’emprisonnement. Par ailleurs, un roman traitant d’une histoire d’amour entre une Israélienne et un Palestinien a été retiré des programmes scolaires par le gouvernement conservateur de Netanyahou. Il ne faudrait pas encourager les couples mixtes…

Égypte

- Personne présente : Sameh Shoukry, ministre des Affaires étrangères

En septembre dernier, le président Abdel Fattah Al-Sissi affirmait sur CNN que l’Égypte jouissait désormais d’une liberté d’expression « sans précédent ». On rit jaune. Pour rappel, l’Égypte plafonnait en 2015 à la 158e place (sur 180) du classement de Reporters sans frontières (RSF). Selon un communiqué du Comité de protection des journalistes, basé à New York, seule la Chine a emprisonné plus de journalistes en 2015 que ce « paradis de la liberté d’expression » autoproclamé. En août, une nouvelle loi est venue entamer un peu plus cette liberté, en imposant une amende particulièrement lourde aux journalistes et médias qui contrediraient les communiqués et bilans officiels en cas d’attentats.

Tunisie

- Personne présente : Mehdi Jomâa, ancien chef du gouvernement provisoire

Empêchés de couvrir certains événements, des dizaines de journalistes ont, cette année encore, été agressés par les forces de police. Frappés, insultés et menacés ils sont aussi la cible de procès abusifs, souvent poursuivis sur la base du code pénal, au lieu du code de la presse. De multiples interpellations et jugements ont également été prononcés à l’encontre de blogueurs, d’acteurs de l’information ou de militants. Les organisations dénoncent aussi des ingérences de l’exécutif dans le secteur médiatique.

Togo

- Personne présente : Faure Gnassingbé, président de la République

Le très contesté Faure Gnassingbé ne fait pas de la liberté d’expression une priorité, malgré sa présence à la marche républicaine du 11 janvier 2015. Cette année encore, des sites d’information indépendants ont été suspendus par le gouvernement, bloquant les activités de l’opposition et la parole des contestataires remettant en question les dernières élections présidentielles. Le journaliste Bonéro Lawson-Betum a également été arrêté en mai dernier, son matériel saisi et son domicile perquisitionné.

Sénégal

- Personne présente : Macky Sall, président de la République

Alors que le Sénégal était l’un des pays de la région où la liberté de la presse était la mieux établie selon RSF, le contexte sécuritaire et la menace terroriste servirait de prétexte à un contrôle accru sur le secteur. Les organisations de défense des médias ont également dénoncé dans l’année l’utilisation « récurrente du délit d’offense au Chef de l’État, la criminalisation des expressions critiques et l’emprisonnement systématique d’opposants politiques ».

Gabon

- Personne présente : Ali Bongo Ondimba, président de la République

« Depuis l’arrivée au pouvoir du président Ali Bongo Ondimba en 2009, la liberté d’expression et la liberté de la presse n’ont jamais été aussi importantes au Gabon », clame le site Stop Kongossa, lancé en juillet 2015 par l’équipe du président pour contrer les rumeurs et « rétablir la réalité des faits ». Alors certes, le Gabon, 95e sur 180 au classement 2015 de Reporters sans frontières, respecte la liberté d’expression bien plus que son voisin camerounais (133e), mais y a-t-il vraiment de quoi se rengorger ? En 2015, un journaliste a fui le pays, affirmant être victime de menaces de mort, un autre a été détenu par la police militaire et le ministre de la communication a été critiqué pour des velléités d’ingérences médiatiques.

Niger

- Personne présente : Mahamadou Issoufou, président de la République

Si la Constitution donne le droit aux citoyens d’user de leur liberté d’expression et que les délits de presse ont été dépénalisés, cette liberté reste soumise à conditions. La société civile et les journalistes dénoncent des arrestations arbitraires et l’utilisation de nombreuses mesures d’intimidation visant à faire taire les voix qui s’élèvent. Tour à tour accusés de « démoraliser les troupes », ou assimilés à des terroristes, les membres d’organisations citoyennes peuvent être inculpés grâce à une loi liberticide sous couvert d’anti-terrorisme. Moussa Tchangari, secrétaire général d’une l’ONG, a été arrêté, accusé « d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », libéré, puis inculpé pour « atteinte à la défense nationale ». Ces procédures ont été engagées après que le militant ait dénoncé les conditions d’évacuation des réfugiés du lac Tchad, zone infiltrée par Boko Haram, où de nombreuses personnes ont trouvé la mort. Les médias sont eux aussi la cible de violences. Au moins cinq journalistes ont été emprisonnés tandis que d’autres ont été inculpés et empêchés de couvrir des événements.

Tchad

- Personne présente : Idriss Deby Itno, président de la République

Lorsque la famille présidentielle est visée par les médias, elle prend des mesures. La présidence tchadienne est ainsi accusée par RSF d’instrumentaliser la justice afin de censurer les journalistes. Certaines décisions vont jusqu’à la fermeture de l’organe de presse concerné, comme ce fut le cas de l’hebdomadaire Abba Garde. Les journalistes sont également harcelés à titre personnel, poursuivis pour diffamation, ou mis en garde à vue – bien que les restrictions de liberté ne soient pas légales en cas de délit de presse. Pour avoir critiqué le gouvernement, le directeur de la publication du Haut Parleur a plusieurs fois été poursuivi par la famille Déby, notamment Salay, le frère du président qui occupe le poste de directeur général des douanes. Le journaliste Stéphane Mbaïrabé Ouaye a lui été tabassé dans un commissariat en octobre afin qu’il révèle ses sources.

Actualisation à 18h02 :

« Et la France ? » Cette question revenant dans les commentaires et sur les réseaux sociaux, nous ajoutons ce lien, résumant la situation française :

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Chloé Dubois, Lena Bjurström

Source Politis 11/01/2016