Il y a un an, ils se disaient « Charlie »…

Paris 11 janvier 2015

Certains États dont les représentants ont manifesté le 11 janvier 2015 à Paris, avec François Hollande, sont loin d’être des défenseurs de la liberté d’expression. Petit rappel non exhaustif de leurs pratiques en 2015.

Il y a tout juste un an, ils étaient « Charlie ». Ou tout du moins le proclamaient-ils. Le 11 janvier 2015, une cinquantaine de représentants d’États étrangers a défilé à Paris aux côtés de François Hollande pour défendre la liberté d’expression. Clic, une photo pour la postérité. Et puis ils sont rentrés. « Charlie », certains de ces politiciens ne l’ont été qu’une journée. Un an après, on ne compte plus les atteintes à la liberté d’expression dans de nombreux pays représentés. Petit tour d’horizon, non exhaustif.

Espagne

- Personne présente : Mariano Rajoy, Premier ministre

Déjà il y a un an, la présence de Mariano Rajoy à la grande marche du 11 janvier avait fait grincer des dents. Car, en toute discrétion, le pouvoir conservateur ne se privait pas de rogner la liberté d’expression. Poursuites judiciaires contre le journal satirique El Jueves, ou l’humoriste Facu Diaz… Autant de casseroles que le Premier ministre traînait avec lui à Paris. En 2015, la loi « de sécurité citoyenne », votée un an plus tôt, est entrée en vigueur. Une « loi baillon » punissant de lourdes certaines formes de mobilisation sociales développées en Espagne ces dernières années. Au nombre de ces infractions : la résistance pacifique aux forces de l’ordre pour empêcher une expulsion immobilière ou encore l’acte de « perturber la sécurité citoyenne » devant le parlement.

Hongrie

- Personne présente : Viktor Orban, Premier ministre

Le chef du gouvernement hongrois a une définition toute particulière de la liberté d’expression. Invoquée en mai 2015 au parlement européen pour justifier ses déclarations sur une réintroduction de la peine de mort dans son pays (« Nous ne devons pas fuir devant la discussion d’un problème […] la Hongrie respecte la liberté d’expression. »), elle est en général une préoccupation secondaire de ce populiste. Régulièrement dénoncé pour des fermetures et censures de médias depuis son arrivée au pouvoir en 2010, le gouvernement de Viktor Orban aurait notamment ordonné à la télévision publique de censurer les images d’enfants dans ses reportages sur les réfugiés. Il ne faudrait pas que les Hongrois soient trop sensibilisés à leur cause… Notons que le parlement européen a voté, mi-décembre, une résolution demandant l’engagement immédiat d’un « processus de surveillance en profondeur concernant la situation de la démocratie, de la primauté du droit et des droits fondamentaux en Hongrie ».

Pologne

- Personne présente : Ewa Kopacz, Première ministre

Depuis le défilé du 11 janvier, la Pologne a changé de gouvernement, troquant la formation de Donald Tusk et Ewa Kopacz, Plateforme civique (centre-droit) pour le parti Droit et Justice, dont les idées conservatrices font écho aux discours de son voisin hongrois, le Fidesz, parti de Viktor Orban. Arrivés au pouvoir en novembre, les conservateurs de Droit et Justice n’ont pas attendu pour remodeler à leur façon la liberté d’expression polonaise. Fin décembre, le parlement a ainsi adopté une loi sur les médias assurant le contrôle de la télévision et de la radio publiques, en accordant au gouvernement le pouvoir de nomination des dirigeants de la télévision et de la radio publiques et assurant ainsi un contrôle de ces médias. Depuis l’automne, en Pologne, l’ambiance n’est pas très « Charlie ». Pour l’anecdote, un prêtre, accompagné de proches de Droit et Justice, a même tenté d’exorciser l’un des principaux journaux du pays, jugé mensonger, en récitant une prière devant le siège du média. La petite manifestation a été accueillie par une pluie de dessins humoristiques et de tracts défendant la liberté d’expression.

Russie

- Personne présente : Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères

L’autoritaire Vladimir Poutine, père d’une multitude de lois répressives portant gravement atteinte à la liberté d’expression, continue d’instaurer une propagande massive et d’exercer de multiples pressions à l’égard de tous ceux qui pourraient propager des discours dissonants. Depuis le retour de M. Poutine à la présidence, RSF déplore une censure organisée et contrôlée par les autorités de surveillance des télécommunications et le blocage de nombreux sites d’informations. Le Kremlin aurait également embauché des centaines de personnes pour inonder la toile de messages pro-Poutine et anti-Obama. Certaines ONG défendant les droits des médias et la liberté d’expression sont désormais considérées comme « agents de l’étranger ». En 2015, au moins deux journalistes ont été emprisonnés pour avoir critiqué les autorités municipales ou régionales. Afin d’échapper à la répression, de nombreux journalistes et activistes sont contraints à l’exil.

Ukraine

- Personne présente : Petro Porochenko, Président de l’État

Face à des violations de la liberté de la presse de plus en plus nombreuses, et de multiples exactions, RSF a choisi de recenser les incidents majeurs en un fil d’information. De nombreuses agressions ont été signalées, mais aussi des expulsions arbitraires, des arrestations abusives ainsi que des emprisonnements. Le 16 décembre, le parti communiste a été interdit par une décision de justice, portant ainsi atteinte à la liberté d’expression et d’association. Des dizaines de journalistes étrangers ne peuvent plus entrer sur le territoire ukrainien.

Turquie

- Personne présente : Premier ministre Ahmet Davutoglu

Le gouvernement turc, défenseur de la liberté d’expression ? Il y a un an, la présence du Premier ministre turc à la manifestation du 11 janvier était déjà dénoncée comme le comble de l’hypocrisie. L’année écoulée n’a fait que le confirmer. Quelques jours à peine après cette grande marche, quatre sites web étaient censurés par un tribunal turc pour avoir publié la Une de Charlie Hebdo, « Tout est pardonné ». « Nous ne pouvons accepter les insultes au prophète », avait commenté M. Davutoglu. Pas question non plus d’accepter qu’on se moque du Président. En mars, deux dessinateurs de presse turcs ont été condamnés à une amende de 7.000 livres (2.500 euros) pour « insulte » au président Erdogan. Perquisitions musclées dans des locaux de médias, censure, emprisonnements de journalistes et multiples condamnations pour « insulte » ou « propagande en faveur d’une organisation terroriste »… On ne compte plus les atteintes à la liberté d’expression en Turquie. Trente journalistes ont passé le dernier réveillon en prison, selon la Fédération européenne des journalistes, nombre d’entre eux pour leur travail sur le conflit qui oppose le gouvernement turc et les rebelles kurdes du PKK. La Turquie a par ailleurs expulsé plusieurs journalistes étrangers qui couvraient ce conflit. À la 149e place du dernier classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières, la Turquie se place juste devant la Russie (152e) et derrière la Birmanie (144e).

Émirats Arabes Unis

- Personne présente : Cheikh Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane, membre de la famille régnante

Procès inéquitables, tortures, violences, emprisonnements et arrestations arbitraires… La liberté d’expression n’existe pas aux Émirats arabes unis. Au moins huit personnes seraient actuellement détenus pour avoir brisé la loi du silence. Ce chiffre ne représente pas grand chose dans un pays où les décisions de justice sont abusives et les principes démocratiques inexistants. Selon Human Rights Watch, « l’État empiète systématiquement sur la sphère privée de ses citoyen-ne-s et la communication à travers le web est strictement contrôlée ». Parmi ces huit détenus – militants politiques ou défenseurs des droits de l’homme figure Mohammed al Roken, membre d’Amnesty International.

Arabie Saoudite

- Personne présente : Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane, ministre des Affaires étrangères

Lorsque tout est interdit, contrôlé et réprimé, il est difficile de parler d’information. Si le journalisme existe, en théorie, la liberté d’expression n’est pas tolérée. Les associations indépendantes et les manifestations sont interdites en Arabie Saoudite. L’apostasie est passible de la peine de mort. Chez les journalistes, l’auto-censure fait des ravages. Pour les autres : emprisonnements, actes de torture, violences… Au moins deux journalistes et huit net-citoyens seraient actuellement incarcérés. Des prisonniers d’opinions muselés et torturés, comme l’est encore le blogueur Raif Badawi, déjà flagellé publiquement, toujours dans l’attente de nouveaux coups de fouet. Si une présence militante et pacifique existe bien sur la toile, elle est contrôlée de très très près par le régime.

Israël

- Personne présente : Benyamin Netanyahou, Premier ministre

Le 25 septembre 2015, deux journalistes de l’AFP en reportage en Cisjordanie ont été sauvagement agressés par des soldats israéliens. Un cas loin d’être isolé, selon Reporters sans frontières qui dénonce la multiplication en 2015 des exactions de l’armée et de la police israéliennes à l’encontre de journalistes. En 2015, Israël a dégringolé de cinq rangs dans le classement mondial de la liberté de la presse de l’ONG, s’installant à la 101e place (sur 180). Au moins trois stations de radios palestiniennes ont été fermées – accusées de « promouvoir et encourager le terrorisme contre les civils et les forces de sécurité israéliennes ». Un tribunal israélien a confirmé en septembre l’assignation à résidence surveillée à Mordechai Vanunu, lanceur d’alerte sur les questions du nucléaire – bien qu’il ait déjà purgé une peine de 18 ans d’emprisonnement. Par ailleurs, un roman traitant d’une histoire d’amour entre une Israélienne et un Palestinien a été retiré des programmes scolaires par le gouvernement conservateur de Netanyahou. Il ne faudrait pas encourager les couples mixtes…

Égypte

- Personne présente : Sameh Shoukry, ministre des Affaires étrangères

En septembre dernier, le président Abdel Fattah Al-Sissi affirmait sur CNN que l’Égypte jouissait désormais d’une liberté d’expression « sans précédent ». On rit jaune. Pour rappel, l’Égypte plafonnait en 2015 à la 158e place (sur 180) du classement de Reporters sans frontières (RSF). Selon un communiqué du Comité de protection des journalistes, basé à New York, seule la Chine a emprisonné plus de journalistes en 2015 que ce « paradis de la liberté d’expression » autoproclamé. En août, une nouvelle loi est venue entamer un peu plus cette liberté, en imposant une amende particulièrement lourde aux journalistes et médias qui contrediraient les communiqués et bilans officiels en cas d’attentats.

Tunisie

- Personne présente : Mehdi Jomâa, ancien chef du gouvernement provisoire

Empêchés de couvrir certains événements, des dizaines de journalistes ont, cette année encore, été agressés par les forces de police. Frappés, insultés et menacés ils sont aussi la cible de procès abusifs, souvent poursuivis sur la base du code pénal, au lieu du code de la presse. De multiples interpellations et jugements ont également été prononcés à l’encontre de blogueurs, d’acteurs de l’information ou de militants. Les organisations dénoncent aussi des ingérences de l’exécutif dans le secteur médiatique.

Togo

- Personne présente : Faure Gnassingbé, président de la République

Le très contesté Faure Gnassingbé ne fait pas de la liberté d’expression une priorité, malgré sa présence à la marche républicaine du 11 janvier 2015. Cette année encore, des sites d’information indépendants ont été suspendus par le gouvernement, bloquant les activités de l’opposition et la parole des contestataires remettant en question les dernières élections présidentielles. Le journaliste Bonéro Lawson-Betum a également été arrêté en mai dernier, son matériel saisi et son domicile perquisitionné.

Sénégal

- Personne présente : Macky Sall, président de la République

Alors que le Sénégal était l’un des pays de la région où la liberté de la presse était la mieux établie selon RSF, le contexte sécuritaire et la menace terroriste servirait de prétexte à un contrôle accru sur le secteur. Les organisations de défense des médias ont également dénoncé dans l’année l’utilisation « récurrente du délit d’offense au Chef de l’État, la criminalisation des expressions critiques et l’emprisonnement systématique d’opposants politiques ».

Gabon

- Personne présente : Ali Bongo Ondimba, président de la République

« Depuis l’arrivée au pouvoir du président Ali Bongo Ondimba en 2009, la liberté d’expression et la liberté de la presse n’ont jamais été aussi importantes au Gabon », clame le site Stop Kongossa, lancé en juillet 2015 par l’équipe du président pour contrer les rumeurs et « rétablir la réalité des faits ». Alors certes, le Gabon, 95e sur 180 au classement 2015 de Reporters sans frontières, respecte la liberté d’expression bien plus que son voisin camerounais (133e), mais y a-t-il vraiment de quoi se rengorger ? En 2015, un journaliste a fui le pays, affirmant être victime de menaces de mort, un autre a été détenu par la police militaire et le ministre de la communication a été critiqué pour des velléités d’ingérences médiatiques.

Niger

- Personne présente : Mahamadou Issoufou, président de la République

Si la Constitution donne le droit aux citoyens d’user de leur liberté d’expression et que les délits de presse ont été dépénalisés, cette liberté reste soumise à conditions. La société civile et les journalistes dénoncent des arrestations arbitraires et l’utilisation de nombreuses mesures d’intimidation visant à faire taire les voix qui s’élèvent. Tour à tour accusés de « démoraliser les troupes », ou assimilés à des terroristes, les membres d’organisations citoyennes peuvent être inculpés grâce à une loi liberticide sous couvert d’anti-terrorisme. Moussa Tchangari, secrétaire général d’une l’ONG, a été arrêté, accusé « d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », libéré, puis inculpé pour « atteinte à la défense nationale ». Ces procédures ont été engagées après que le militant ait dénoncé les conditions d’évacuation des réfugiés du lac Tchad, zone infiltrée par Boko Haram, où de nombreuses personnes ont trouvé la mort. Les médias sont eux aussi la cible de violences. Au moins cinq journalistes ont été emprisonnés tandis que d’autres ont été inculpés et empêchés de couvrir des événements.

Tchad

- Personne présente : Idriss Deby Itno, président de la République

Lorsque la famille présidentielle est visée par les médias, elle prend des mesures. La présidence tchadienne est ainsi accusée par RSF d’instrumentaliser la justice afin de censurer les journalistes. Certaines décisions vont jusqu’à la fermeture de l’organe de presse concerné, comme ce fut le cas de l’hebdomadaire Abba Garde. Les journalistes sont également harcelés à titre personnel, poursuivis pour diffamation, ou mis en garde à vue – bien que les restrictions de liberté ne soient pas légales en cas de délit de presse. Pour avoir critiqué le gouvernement, le directeur de la publication du Haut Parleur a plusieurs fois été poursuivi par la famille Déby, notamment Salay, le frère du président qui occupe le poste de directeur général des douanes. Le journaliste Stéphane Mbaïrabé Ouaye a lui été tabassé dans un commissariat en octobre afin qu’il révèle ses sources.

Actualisation à 18h02 :

« Et la France ? » Cette question revenant dans les commentaires et sur les réseaux sociaux, nous ajoutons ce lien, résumant la situation française :

Retrouvez les articles de Rue 89 sur les libertés publiques en France

Chloé Dubois, Lena Bjurström

Source Politis 11/01/2016

Syrie. Cinglante débâcle de la diplomatie française

2525265

En marge de la soixante-huitième Assemblée générale des Nations unies, à New York, M. François Hollande a rencontré son homologue iranien, qu’hier encore il voulait exclure des négociations sur la Syrie. Un revirement de Paris, une fois de plus inspiré par les décisions diplomatiques de Washington.

A rebours de l’opération « Serval », déclenchée au Mali en janvier 2013, jugée remarquable sur le plan militaire et satisfaisante sur le plan politique (1), la terrible affaire syrienne constitue déjà un échec complet pour la diplomatie française.

L’humiliation objective subie par Paris, lâché par ses alliés après avoir tenu le rôle du matamore jusqu’au-boutiste, est profonde et laissera des traces. Les maladroits coups de menton en retraite, proposés in extremis par une France qui aurait « fait plier Moscou » et « entraîné » Washington, résistent peu à l’analyse, contrairement à ce qu’écrivent certains quotidiens de l’Hexagone. Hors de nos frontières, l’angle est moins sophistiqué : dans les chancelleries et les journaux étrangers, cette autosatisfaction a été commentée avec une commisération mêlée de Schadenfreude joie mauvaise » suscitée par l’échec de l’autre).

Le plan de sortie de crise proposé par le président russe Vladimir Poutine, le 9 septembre 2013, qui consiste, sous supervision de l’Organisation des Nations unies (ONU), à « sécuriser » les mille tonnes de l’arsenal chimique de Damas, et qui fait désormais l’unanimité, avait sans doute été évoqué avec les Etats-Unis de façon bilatérale au G20 de Saint-Pétersbourg, dès le 5 septembre. Cet accord informel entre « grands » — l’adjectif dénotant en l’occurrence une maturité diplomatique plus qu’un niveau de puissance — s’est établi sans que la France, qui espérait visiblement un statut de premier lieutenant après la défection britannique (2), ne soit même consultée.

La Russie permettait ainsi au président américain Barack Obama, foncièrement réticent à toute intervention, de sortir du piège qu’il s’était lui-même tendu avec sa mention en 2012 d’une « ligne rouge » concernant l’emploi d’armes chimiques dans la guerre civile syrienne. La dureté verbale du secrétaire d’Etat John Kerry a ensuite meublé la scène en sauvant ce qui pouvait l’être de la cohérence américaine, jusqu’à ce que la convergence prévue avec M. Poutine s’accomplisse, à la satisfaction des deux parties.Dès le 20 septembre, M. Kerry et son homologue russe Sergueï Lavrov étaient à Genève, pour des entretiens bilatéraux préparant les conditions d’une conférence internationale sur la Syrie, dite « Genève 2 », prévue en juillet 2014.

Maître des horloges, M. Poutine a conservé en permanence sa liberté d’action et mené le bal, forçant ses partenaires à emprunter toutes les issues qu’il ouvrait. Il augmente encore son emprise sur le régime de M. Bachar Al-Assad, tout en renforçant un argumentaire efficace car très simple : dans quelle mesure, demande-t-il, des frappes ciblées et limitées dans le temps soulageraient-elles le peuple syrien ? La force favorise- t-elle l’objectif d’une conférence internationale de paix ? Pourquoi pourchasser le djihadisme partout dans le monde, et lui venir en aide en Syrie ?

Dans ce jeu cynique de realpolitik à trois bandes, Moscou a rendu service au président américain en le tirant d’une opération qu’il redoutait, tandis que Paris, déjà sorti de la tranchée, jouait le clairon excité et vertueux en courant vers les lignes de barbelés sans s’assurer d’être couvert. Quelle que soit son orientation politique, tout Français ne peut qu’avoir été accablé par l’isolement du président François Hollande à Saint-Pétersbourg, et par la subordination au moins apparente de Paris envers le positionnement américain et les jeux d’appareil du Congrès. L’Elysée et le Quai d’Orsay auront réussi le tour de force simultané d’exaspérer Washington, de gêner Londres, de faire lever les yeux au ciel à Berlin, de désespérer Beyrouth, de déclencher un concert de soupirs à Bruxelles et d’amuser les joueurs d’échecs de Moscou.

Une partie de la population se range aux côtés d’un régime qu’elle n’aime pas

Pour clore ce tableau, mentionnons le ralliement révélateur du député de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) Frédéric Lefebvre au prurit d’ingérence français (3), qui établit un pont entre l’aventurisme libyen de M. Nicolas Sarkozy et l’imprudence syrienne de M. Hollande, au nom d’une géographie de l’inadmissible qui sélectionne ses indignations : la Palestine et une quinzaine d’autres scandales internationaux ne figurent pas dans la liste de ses « Munich » putatifs. A l’arrivée, le réel crédit acquis au Mali est entamé, cependant que l’image positive du refus de la guerre d’Irak en 2003 apparaît soudainement abîmée tant sur le plan de l’indépendance que sur celui de la lucidité jusque-là prêtées à la France.

Le président de la République, venu cueillir les dépouilles opimes à Bamako le 19 septembre, va peiner à faire oublier les fourches caudines de Saint-Pétersbourg, ce dont personne ne peut se réjouir. D’autant que le discours prononcé à cette occasion a permis d’apprendre que la France fournirait désormais officiellement des armes à la rébellion. M. Hollande évoque des livraisons « dans un cadre contrôlé, car nous ne pouvons pas accepter que des armes puissent aller vers des djihadistes » et non à « l’ASL », l’Armée syrienne libre. Le problème est malheureusement que l’équation présente trois inconnues, puisque les termes « contrôlé », « djihadistes » et même « ASL » ne sont aucunement définissables en l’état. Quel degré de porosité entre l’ASL et des groupes aux « tendances islamistes plus marquées (4) » comme Ahrar Al-Cham et Liwa Al-Tawhid, ou le Front Al-Nosra, encore plus extrémiste ? La décision de « livrer des armes », légitimée par le fait que « les Russes [le font] régulièrement » (5), jette de l’huile sur le feu et pourrait prolonger la folie de la boucherie syrienne, permettant à M. Al-Assad de dénoncer encore plus commodément l’ingérence étrangère. En somme, un coup de dés sans aucun espoir de traçabilité, contredisant la volonté proclamée par toutes les parties de parvenir à un règlement politique du conflit.

Comment en est-on arrivé là ? La faute, comme l’analyse Bernard-Henri Lévy, à une « diplomatie d’opinion (6) » enchaînée aux sentiments munichois d’un public qui refuse, sans doute par incomplétude cérébrale, de prendre la mesure de la gravité des événements syriens ? Comme toujours chez le chroniqueur du Point, la formule a le mérite de l’aplomb. Mais l’ellipse indignée peut-elle pour autant remplacer le raisonnement géopolitique et diplomatique ?

L’échec syrien s’explique en premier lieu par une évaluation hémiplégique de la situation régionale et de ses conséquences. Depuis des mois, des experts sont consultés par le ministère des affaires étrangères. Certains sont de vrais connaisseurs de la région, et à ce titre ont souligné la complexité de la réalité syrienne ; ils ont pointé le soutien « faute de mieux » d’une partie de la population à la dictature de M. Al-Assad — par rejet d’une « nouvelle » Syrie qui, le visage de la rébellion étant ce qu’il est, risque de se retrouver in fine en proie aux extrémismes confessionnels et aux manipulations de parrains régionaux dont on sait qu’il sont les sponsors indirects d’un obscurantisme condamnant les pays arabes à l’immobilisme. Ces Syriens-là, qui ne savent pas forcément où se trouve Munich, prévoient que l’après-Al-Assad, du moins dans les conditions actuelles, ne leur offrira que peu de sécurité, et c’est une litote.

Au milieu de tant de rumeurs, voilà donc un fait : une partie importante de la population syrienne se bat, ou plus exactement se débat, aux côtés d’un régime qu’elle n’aime pas. Les Irakiens ont lâché Saddam Hussein. Les Libyens ont abandonné le colonel Mouammar Kadhafi. Les Egyptiens ont congédié M. Hosni Moubarak. Tous ou presque l’ont fait dans leur ensemble, même quand ils doutaient à raison (c’est le cas de la jeunesse égyptienne, et d’une partie des Libyens) que le nouveau pouvoir serait plus vertueux et plus juste que le précédent. En Syrie, si aucune des deux parties ne semble pouvoir l’emporter sur l’autre, c’est non pas seulement en raison de la supériorité militaire du régime, mais à cause du loyalisme résigné d’une part de la population, qui refuse de lâcher M. Al-Assad malgré la brutalité, le népotisme clanique et l’immobilisme policier qui caractérisent son régime. Entre le Scylla alaouite — bien éloigné des idéaux de Michel Aflak (7) — et le Charybde des exécutions au sabre (8), de la charia intégrale et de l’oppression des minorités, quel espoir pour la Syrie de Maaloula, de Lattaquié et des confins kurdes ? C’est bien la réponse à cette question qui devrait structurer prioritairement toute analyse du drame syrien.

Une partie de la rébellion désespère de cette influence des plus extrémistes, mais ce sont ces derniers qui, très rapidement, ont eu le vent en poupe dans cette guerre civile. De nombreux experts — peu abonnés aux plateaux télévisés — ont discrètement fait valoir cette complexité, dérangeante sur le plan moral mais éminemment factuelle, à leurs interlocuteurs officiels à Paris. Leurs analyses semblent cependant avoir été passées par pertes et profits lors de la folle semaine qui a vu monter aux extrêmes la position de la France sur ce dossier.

Cet emballement diplomatique et médiatique constitue sans doute le second élément le plus préoccupant de l’affaire syrienne. La France avait-elle assez brocardé le vocabulaire de cow-boy des Américains après le 11-Septembre ! Avec raison, chacun en convient à présent. « Vous êtes avec nous ou avec les terroristes » : on se souvient de cette expression de l’ancien président américain George W. Bush, qui restera comme le degré zéro du positionnement diplomatique, sur le mode néo-conservateur (9). On peut donc se demander, dans le cas syrien, pourquoi il a été jugé si nécessaire d’annoncer à grand fracas la volonté de Paris de « punir » M. Al-Assad. A quoi cette « punition » correspond-elle dans la grille de gravité évolutive qui régit et pondère l’expression de la position des Etats dans le système des relations internationales ? Comme le regrette le professeur Bertrand Badie, « tout a été mêlé : la responsabilité de protéger le peuple syrien — le conflit syrien a fait plus de cent mille morts en deux ans — et la volonté de punir le régime de Bachar Al-Assad. Or punir et protéger sont deux choses différentes (10) ».

« La guerre civile est le règne du crime » (Corneille)

L’indignation est compréhensible, et l’ignoble attaque chimique du 21 août dans la plaine de la Ghouta ne peut laisser indifférent. Elle ne doit cependant pas faire perdre le sens de la mesure au plus haut sommet de l’Etat. La Syrie est aujourd’hui le cadre d’une guerre civile qui, par définition, transforme les hommes en bêtes : « La guerre civile est le règne du crime » (Pierre Corneille). Aucune des deux parties ne pouvant prendre l’ascendant sur l’autre, et aucune des deux n’étant en réalité plus « vertueuse » que l’autre, l’urgence est de stabiliser politiquement et militairement les lignes de front existantes, de manière à ce que les massacres cessent.

La Russie livre des armes au régime. Certains Etats du Golfe approvisionnent les différents groupes de la rébellion, en fonction de leur degré d’inféodation à leurs objectifs géopolitiques. La guerre civile s’est transformée en guerre régionale, où la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran prennent des positions de plus en plus antagonistes, transformant l’une des terres les plus anciennement civilisées du monde en un champ clos dont le destin s’écrit ailleurs.

Dans ces conditions, le rôle du Quai d’Orsay, appuyé tant sur Moscou que sur Washington, aurait pu être de proposer une autre voie, diplomatique et équilibrée (11). Evidemment imparfaite. Assurément incomplète. Mais adaptée au nombre des inconnues de l’équation.

En devenant tout au contraire un élément d’instabilité supplémentaire dans le maelström syrien, Paris s’interdit pour le moment le rôle exigeant et indispensable d’arbitre. Berlin, froid et pondéré, représentera parfaitement l’Europe lorsqu’il s’agira, dans quelques mois, de réunir autour d’une table les Caïn et Abel syriens, sous la présidence sourcilleuse des Etats-Unis et de la Russie, et avec la présence probable de l’Iran, ce qui pourrait contribuer à débloquer en partie la situation. Bien que les présidents Rohani et Obama n’aient pu se rencontrer à l’ONU le 25 septembre, la diplomatie américaine semble favorable à un traitement plus réaliste des relations diplomatiques avec Téhéran. De son côté, M. Hollande, qui estimait le 18 juin que M. Rohani serait « bienvenu (…) s’il était utile » à la prochaine conférence internationale sur l’avenir de la Syrie, a finalement accepté de discuter avec le président iranien à New York.

Ces retournements pragmatiques montrent combien le terme de « punition », slogan de vengeur autoproclamé méprisant le Conseil de sécurité avant même qu’une inspection de l’ONU ne se soit penchée sur le drame de la Ghouta, peut être considéré comme l’une des bévues les plus incompréhensibles de ces dernières années, de la part d’un pays dont l’appareil diplomatique conserve à l’étranger une réputation méritée de professionnalisme et de mesure. Voilà ce que juge, en son for intérieur, « l’antipeuple qu’est l’opinion [publique] (12) », qui a sans doute tort, dans sa naïveté, de ne pas oublier la fiole de M. Colin Powell et les « armes de destruction massive » irakiennes.

De nombreuses voix, sur tout le spectre politique, appellent à revenir, sinon à la raison, du moins à la prudence, comme celle de M. Jean-Pierre Chevènement : « Autrefois, il y avait le droit. Aujourd’hui, on a remplacé le droit par la morale. Et de la morale on passe à la punition. C’est plus facile, mais c’est très dangereux, car le fameux “droit d’ingérence”, c’est toujours le droit du plus fort : on n’a jamais vu les faibles intervenir dans les affaires des forts (13). » En 2002-2003, la France, sans nier les crimes du régime irakien, appelait avec une hauteur de vue remarquée à une précautionneuse fermeté, dans le respect du fonctionnement des Nations unies.

Les gazages présumés de M. Al-Assad répondent à ceux avérés d’Hussein en Irak en 1988. Le parallèle doit-il être poursuivi à vingt-cinq ans de distance en faisant se répondre invasion de l’Irak et bombardements en Syrie ? M. Obama, qui lit quotidiennement les dépêches de ses services sur l’état réel de l’Irak après que Washington y a dépensé des centaines de milliards de dollars en pacification démocratique entre 2003 et 2013 (14), semble avoir une idée de la réponse. Elle ne sera que peu goûtée par les hérauts français de l’ingérence-réflexe (15). Ce qui devrait nous incliner à penser qu’elle est raisonnable.

Olivier Zajec

Chargé d’études à la Compagnie européenne d’intelligence stratégique (CEIS), Paris

Source : Le Monde diplomatique Octobre 2013

Voir aussi : Rubrique Politique internationale, La France mise en échec à l’ONU, rubrique Moyen Orient, Syrie,