Montpellier Danse. L’odyssée salvatrice de Papaioannou

 "Still life", légende contemporaine du peuple européen. Crédit DR


« Still life », légende contemporaine du peuple européen. Crédit DR

Avec Still Life, le chorégraphe  Dimitris Papaioannou fait décoller l’Opéra Berlioz de  Montpellier pour deux soirs célestes

Le fil rouge méditerranéen de cette 36e édition du festival  devient fil d’Ariane avec Dimitris Papaioannou qui nous embarque avec Still Life dans une odyssée plastique et chorégraphique d’une  classe infinie.

Sur le plateau, la nature brute de la roche où se traîne l’humanité est surplombée d’une sphère massive, globe suspendu emplie de gaz, qui circule comme le fond les nuages et les courants liquides sur la planète. Dans la beauté de l’espace se rejoue le mythe de Sisyphe que le chorégraphe assimile à « des héros de la classe ouvrière ».

C‘est la première fois que Dimitris Papaioannou est invité à Montpellier. Il a étudié aux Beaux-Arts d’Athènes, travaillé auprès  du peintre grec Yannis Tsarouchis, puis dansé avec Eric Hawkins et le chorégraphe butô, Min Tanaka, à New York. Au début des années 1990, il suit de près certains spectacles de Bob Wilson.

En 2004, on est venu le chercher dans un squat où il travaillait avec des artistes depuis dix sept ans pour mettre en scène les cérémonies d’ouverture et de clôture des JO d’Athènes. Depuis il créé librement et rencontre succès et reconnaissance sans changer ses habitudes.

Still Life enchaîne les tableaux de l’existence dans une recherche constante d’équilibre qui s’effrite. L’utilisation de matériaux brutes et d’huile de coude renvoie aux efforts et aspirations constantes du peuple  face à un monde hors sol qui s’impose comme une fatalité.

Les Sisyphe de Still Life s’évertuent à avancer, à construire des remparts avec leurs corps pour repousser la catastrophe. Se laissant parfois aller aux chimères absurdes du moment, ils renouent par défaut avec le sens et la pensée européenne dans un élan candide et poétique qui semble plus que jamais à l’ordre du jour.

JMDH

Source : La Marseillaise 06/07/2015

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George Orwell : « Au niveau international le sport est ouvertement un simulacre de guerre »

92d2bab0-7303-4507-928b-d5449a0c78e0-1020x598 Le Comptoir prend régulièrement la défense du football comme pratique populaire, tout en dénonçant l’influence néfaste du capitalisme sur ce sport. Albert Camus, Antonio Gramsci, Pier Paolo Pasolini ou Jean-Claude Michéa sont de ceux qui nous permettent d’étayer cette position. Pour une fois, nous avons décidé de faire entendre un son de cloche différent, en reproduisant cet article où, en 1945, George Orwell dénonce avec vigueur l’“esprit sportif” et les supporters de foot. Une critique d’une actualité criante en ce début d’Euro 2016 marqué par des actes de violence et de vandalisme.

Maintenant que l’équipe de football du Dynamo est rentrée dans son pays, il est enfin possible de déclarer publiquement ce que beaucoup de gens raisonnables déclaraient en privé avant même son arrivée[i]. A savoir que le sport est une source inépuisable d’animosité et que si une telle visite avait eu un effet quelconque sur les relations anglo-soviétiques, ce ne pouvait être que de les rendre un peu plus mauvaises.

« Je suis toujours stupéfait d’entendre des gens déclarer que le sport favorise l’amitié entre les peuples. »

La presse elle-même n’a pu dissimuler le fait qu’au moins deux des quatre matchs disputés avaient suscité beaucoup d’animosité. Au cours du match contre Arsenal, d’après ce que m’a dit un spectateur, deux joueurs, un Britannique et un Russe, en sont venus aux mains et la foule a hué l’arbitre. On m’a également rapporté que le match de Glasgow n’avait été, du début à la fin qu’une mêlée. Et il y a eu aussi cette controverse typique de notre époque de nationalisme, sur la composition de l’équipe d’Arsenal. Était-ce vraiment une équipe nationale comme l’affirmaient les Russes, ou simplement un club de championnat, comme le soutenaient les Britanniques ? Et est-il vrai que l’équipe du Dynamo a brusquement interrompu sa tournée pour éviter de rencontrer une véritable formation nationale ? Comme d’habitude, chacun répond à ces questions en fonction de ses préférences politiques. Il y a cependant des exceptions. J’ai remarqué avec intérêt, comme une parfaite illustration des passions malsaines suscitées par le football, que le correspondant sportif du russophile News Chronicle avait adopté une ligne antirusse et soutenu qu’Arsenal n’était pas une formation nationale. Il est certain que cette controverse se prolongera des années durant dans les notes en bas de pages des livres d’histoire. En attendant, le résultat de la tournée du Dynamo, si l’on peut parler de résultat, aura été de créer de part et d’autre un regain d’animosité.

Et comment pouvait-il en être autrement ? Je suis toujours stupéfait d’entendre des gens déclarer que le sport favorise l’amitié entre les peuples, et que si seulement les gens ordinaires du monde entier pouvaient se rencontrer sur les terrains de football ou du cricket, ils perdraient toute envie de s’affronter sur les champs de bataille. Même si plusieurs exemples concrets (tels que les jeux olympiques de 1936) ne démontraient pas que les rencontres sportives internationales sont l’occasion d’orgies de haine, cette conclusion pourrait être aisément déduite de quelques principes généraux.

Sport moderne et compétition

« Dès lors que l’on suscite un violent sentiment de rivalité, l’idée même de jouer selon les règles devient caduque. »

Presque tous les sports pratiqués à notre époque sont des sports de compétition. On joue pour gagner, et le jeu n’a guère de sens si l’on ne fait pas tout son possible pour l’emporter. Sur la pelouse du village, où l’on forme les équipes et où aucun sentiment de patriotisme local n’entre en jeu, il est possible de jouer simplement pour s’amuser et prendre de l’exercice : mais dès que le prestige est en jeu, dès qu’on commence à craindre de se couvrir de honte soi-même, son équipe, et tout ce qu’elle représente si l’on est perdant, l’agressivité la plus primitive prend le dessus. Quiconque a participé ne serait-ce qu’à un match de football à l’école le sait bien. Au niveau international le sport est ouvertement un simulacre de guerre. Cependant ce qui est très révélateur, ce n’est pas tant le comportement des joueurs que celui des spectateurs ; et, derrière ceux-ci, des peuples qui se mettent en furie à l’occasion de ces absurdes affrontements et croient sérieusement – du moins l’espace d’un moment – que courir, sauter et taper dans un ballon sont des activités où s’illustrent les vertus nationales.

Même un jeu exigeant peu d’efforts comme le cricket, qui demande plus d’habileté que de force, peut engendrer une grande hostilité, comme on l’a vu à l’occasion de la polémique sur le body-line bowling[ii] et sur le jeu brutal de l’équipe d’Australie lors de sa tournée en Angleterre, en 1921. Mais c’est bien pire encore lorsqu’il s’agit de football : dans ce sport, chacun prend des coups et chaque nation possède un style de jeu qui lui est propre et qui parait toujours déloyal aux étrangers. Le pire de tous les sports est la boxe : un combat entre un boxeur blanc et son adversaire noir devant un public mixte est un des spectacles les plus répugnants qui soient au monde. Mais le public de matchs de boxe est toujours répugnant, et le comportement de femmes, en particulier, est tel qu’à ma connaissance l’armée ne leur permet pas d’assister aux rencontres qu’elle organise. En tout cas, il y a deux ou trois ans, à l’occasion d’un tournoi de boxe auquel participaient la Home Guard et l’armée régulière on m’avait posté à la porte de la salle avec la consigne de ne pas laisser entrer les femmes.

En Angleterre, l’obsession du sport fait des ravages, mais des passions plus féroces encore se déchaînent dans des pays plus jeunes où le sport et le nationalisme sont eux-mêmes des phénomènes récents. Dans des pays comme l’Inde ou la Birmanie de solides cordons de police doivent être mis en place, lors des matchs de football, pour empêcher la foule d’envahir le terrain. En Birmanie, j’ai vu les supporters d’une des équipes déborder la police et mettre le gardien de but de l’équipe adverse hors de combat à un moment critique. Le premier grand match de football disputé en Espagne il y a une quinzaine d’années a été l’occasion d’une émeute impossible à maîtriser. Dès lors que l’on suscite un violent sentiment de rivalité, l’idée même de jouer selon les règles devient caduque. Les gens veulent voir un des adversaires porté en triomphe et l’autre humilié, et ils oublient qu’une victoire obtenue en trichant ou parce que la foule est intervenue n’a aucun sens. Même lorsque les spectateurs n’interviennent pas physiquement, ils tentent au moins d’influencer le jeu en acclamant leur camp et en déstabilisant les joueurs adverses par des huées et des insultes. A un certain niveau, le sport n’a plus rien à voir avec le fair-play. Il met en jeu la haine, la jalousie, la forfanterie, le mépris de toutes les règles et le plaisir sadique que procure le spectacle de la violence : en d’autres termes, ce n’est plus qu’une guerre sans coups de feu.

Aux origines du sport moderne

« Il y a déjà bien assez de causes réelles de conflits sans qu’il soit nécessaire d’en créer de nouvelles en encourageant des jeunes gens à se flanquer des coups de pied dans les tibias sous les clameurs de spectateurs en furie. »

Au lieu de disserter sur la rivalité saine et loyale des terrains de football et sur la contribution remarquable des Jeux olympiques à l’amitié entre les peuples, il faudrait plutôt se demander comment et pourquoi ce culte moderne du sport est apparu. La plupart des sports que nous pratiquons aujourd’hui sont d’origine ancienne, mais il ne semble pas que le sport ait été pris très au sérieux entre l’époque romaine et le XIXe siècle. Même dans les public school britanniques, le culte du sport ne s’est implanté qu’a la fin du siècle dernier. Le Dr Arnold, généralement considéré comme le fondateur de la public school moderne, tenait le sport pour une perte de temps pure et simple. Par la suite, le sport est devenu, notamment en Angleterre et aux États-Unis, une activité drainant d’importants capitaux, pouvant attirer des foules immenses et éveiller des passions brutales, et le virus s’est propagé d’un pays à l’autre. Ce sont les sports les plus violemment combatifs, le football et la boxe, qui se sont le plus largement répandus. Il ne fait aucun doute que ce phénomène est lié à la montée du nationalisme – c’est-à-dire à cette folie moderne qui consiste à s’identifier à de vastes entités de pouvoir et à considérer toutes choses en termes de prestige compétitif. En outre, le sport organisé a plus de chances de prospérer dans les communautés urbaines où l’individu moyen mène une existence sédentaire, ou du moins confinée, et a peu d’occasions de s’accomplir dans son activité. Dans une communauté rurale, un garçon ou un jeune homme dépense son surplus d’énergie en marchant, en nageant, en lançant des boules de neige, en grimpant aux arbres, en montant à cheval et en pratiquant des sports où c’est envers les animaux qu’on se montre cruel, tels que la pêche, les combats de coqs et la chasse des rats au furet. Dans une grande ville, il faut participer à des activités de groupe si l’on recherche un exutoire à sa force physique ou à ses instincts sadiques. L’importance qu’on attache au sport à Londres et à New York évoque celle qu’on lui accordait à Rome et à Byzance, au Moyen Age en revanche, sa pratique, qui s’accompagnait sans doute d’une grande brutalité physique, n’avait rien à voir avec la politique et ne déclenchait pas de haines collectives. Si l’on souhaitait enrichir le vaste fonds d’animosité qui existe aujourd’hui dans le monde, on pourrait difficilement faire mieux que d’organiser une série de matchs de football entre juifs et Arabes, Allemands et Tchèques, Indiens et Britanniques, Russes et Polonais, Italiens et Yougoslaves, en réunissant chaque fois un public de cent mille spectateurs, composé de supporters des deux camps. Bien entendu, je ne veux pas dire par là que le sport soit l’une des causes principales des rivalités internationales ; je pense que le sport à grande échelle n’est lui-même qu’un effet parmi d’autres des causes qui ont engendré le nationalisme. Cependant il est certain qu’on n’arrange rien en envoyant une équipe de onze hommes, étiquetés comme champions nationaux, combattre une équipe rivale, et en accréditant l’idée que la nation vaincue, quelle qu’elle soit, « perdra la face ».

 

J’espère donc que nous ne donnerons pas suite à cette visite du Dynamo et que nous n’enverrons pas d’équipe britannique en URSS. Si l’on ne peut faire autrement, envoyons une équipe de second ordre qui ait toutes les chances d’être battue et qui ne puisse prétendre représenter toute la Grande-Bretagne. Il y a déjà bien assez de causes réelles de conflits sans qu’il soit nécessaire d’en créer de nouvelles en encourageant des jeunes gens à se flanquer des coups de pied dans les tibias sous les clameurs de spectateurs en furie.

George Orwell, « L’esprit sportif », La Tribune, 14 décembre 1945

Notes :

[i] Le Dynamo de Moscou, équipe de football russe, a effectué en 1945 une tournée en Grande-Bretagne et rencontré les principaux clubs de football britanniques.

[ii] Pratique (aujourd’hui interdite) consistant à lancer la balle d’une manière dangereuse pour le gardien de guichet.

Source  : le

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Loi travail: «Valls, on organise ton pot de départ dans la rue !»

Un manifestant, le 1er mai, à Paris (illustration). Photo Alain Jocard. AFP

Un manifestant, le 1er mai, à Paris (illustration). Photo Alain Jocard. AFP

A l’initiative de la Fondation Copernic, cercle de réflexion critique du libéralisme, des opposants à la loi travail étaient réunis ce dimanche au théâtre Déjazet à Paris. Le plus applaudi : le chercheur Frédéric Lordon.

Un contre-meeting. Quatre jours après celui organisé par le Parti socialiste en défense du projet de loi travail, les opposants les plus à gauche au texte porté par Myriam El Khomri se sont donné rendez-vous ce dimanche après-midi au théâtre Déjazet dans le IIIe arrondissement de Paris, à l’appel de la Fondation Copernic, cercle de réflexion critique du libéralisme. Mot d’ordre : «retrait» du projet de loi passé en force à l’Assemblée et qui arrive lundi en séance au Sénat.

Un meeting sans tête d’affiche médiatique de la gauche du PS : pas de Jean-Luc Mélenchon (Parti de gauche), ni d’Olivier Besancenot (Nouveau parti anticapitaliste) ou de Pierre Laurent (le patron du PCF, annoncé, mais finalement retenu à Rome «car il n’a pas trouvé d’avion», a précisé sa remplaçante Marie-Pierre Vieu, présidente du groupe Front de gauche en Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénée, sous les rires de la salle). Les seules figures du jour sont Clémentine Autain, porte-parole d’Ensemble !, membre du Front de gauche, le plus à gauche des socialistes Gérard Filoche, et le chercheur Frédéric Lordon, qui, après des interventions à Nuit Debout, sur la place de la République voisine, fait tribune commune avec des politiques.

 

«52 articles scélérats»

«C’est la panique là-haut, ils ont peur, attaque Filoche, débit de mitraillette, sans notes. Ce n’est pas un article […] Les 52 articles sont scélérats». L’ancien inspecteur du travail, membre du PS, insiste sur le «dumping social» que créerait selon lui la loi travail si elle était mise en œuvre : «Tout va être revu, entreprise par entreprise, à la baisse, souligne-t-il. L’ordre public social […], c’est ça qu’ils sont en train de mettre à bas.» Les politiques alternent au micro avec des syndicalistes de différents secteurs (énergie, ferroviaire, chômeurs, la Poste…) qui en appellent à la mobilisation mardi à Paris. Le responsable de Sud Rail regrette les dates de mobilisation trop espacées pour réussir à «paralyser ce pays par la grève reconductible».

La communiste Marie-Pierre Vieu fait siffler le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger. Elle se moque ensuite des «violences» des hooligans à Marseille plus importantes que celles des manifestants contre la loi El Khomri. «La loi, jusqu’à présent, protégeait le salarié, lance l’élue PCF du Sud-Ouest. Aujourd’hui, la loi telle qu’elle est prévue ouvre aux pires régressions.» Elle en appelle à «faire tomber le gouvernement» lors du retour de la loi à l’Assemblée début juillet et à construire – vieux refrain de ce côté-ci de la gauche – une «unité politique».

 

«Si les parlementaires PS étaient encore de gauche…»

Porte-parole de la Fondation Copernic, Willy Pelletier n’hésite pas, lui, à qualifier de «gouvernement de droite» celui de François Hollande, avec un «ADN, celui de la trahison, la trahison de tous ceux qui l’ont élu». Le plus inquiétant, selon lui, serait «cette docilité des parlementaires PS, poursuit-il. Ce sont eux qui offensent l’histoire du mouvement ouvrier […]. S’ils étaient encore de gauche, ils devraient tous se révolter. Se mettre en grève avec nous». La salle s’en mêle : «Valls dégage !» envoient quelques personnes parmi la centaine qui s’est déplacée dans le théâtre. «On organise ton pot de départ dans la rue !» conclut Pelletier.

«J’ai le sentiment qu’on n’a pas encore gagné la guerre, mais on a gagné une première bataille, se félicite Clémentine Autain, ravie que des thèmes de gauche se soient invités dans le débat politique français depuis six mois. Ils ont les nerfs, poursuit-elle, même le Premier ministre a le temps de s’occuper de moi en disant que je suis une islamo-gauchiste.» Autain place cette «bataille politique» à «l’échelle européenne» et demande elle aussi à ce que ces forces de gauche anti-gouvernement, «sociales et politiques», se «fédèrent». «Ils n’ont pas de majorité sociale, ils n’ont pas de majorité politique et ils utilisent des méthodes de violence politique pour tuer ce mouvement», accuse Autain. «Il s’agit d’un non pour toute l’œuvre du gouvernement depuis qu’il est au pouvoir», enchaîne Aurélie Trouvé, d’Attac, avant que Danielle Simonnet, du Parti de gauche, reprenne la plaisanterie du jour : «Ça va mieux quand même», dit-elle en référence au gimmick de François Hollande et de ses proches.

 

Loi Hollande-Medef-Bruxelles

Quand elle prononce le nom de Jean-Luc Mélenchon, quelques personnes au fond de la salle grognent. Elle se fait en revanche applaudir quand elle décline les raisons de «se battre […] contre l’inversion de la hiérarchie des normes». Ce projet de loi, «c’est une exigence de Bruxelles», continue Simonnet, un «deal» avec les institutions européennes, selon elle. «Contre la loi Hollande-Medef-Bruxelles, il faut une insoumission générale […] Il faut fédérer un peuple d’insoumis». Au milieu de la salle, une femme lâche un «Oh…» de dépit devant cet appel à soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Un autre s’amuse : «Insoumis à Jean-Luc oui !»

C’est Lordon qui termine ce meeting sur le thème de «l’oligarchie». «Hollande, Valls et Macron sont les esclaves qui s’ignorent d’une pensée morte», le «stalinisme-libéral», dit-il. Le chercheur, nouvelle coqueluche des militants de la gauche radicale, dénonce la «clique éditorialiste», un «capital» qui «prend en otage» l’Europe et «ces sociaux-démocrates qui n’ont plus rien ni de sociaux, ni de démocrates». «La violence, c’est la leur», poursuit Lordon dont le discours du jour est celui qui l’emporte ce dimanche à l’applaudimètre. «Ce pouvoir à peur, affirme-t-il. A force de serrer des écrous, il va finir par les fissurer et les casser pour de bon.» «Ils ne s’arrêteront nulle part, sauf si nous les arrêtons», termine-t-il avant que la salle ne se lève sur un «tous ensemble ! Tous ensemble ! Grève générale !»

 

Source Libération : 12/06/2016

Réglementation du travail. Une attaque généralisée en Europe

C'est contre les reculs sociaux de la loi Peeters que les Belges descendent dans la rue. Ici, à Bruxelles, le 24 mai dernier. Photo : Reuters

Par Paul Fourier, conseiller confédéral de la CGT, Nadia Rosa, déléguée syndicale CGIL,  Marc Goblet, secrétaire général de Fédération générale des travailleurs de Belgique (FGTB), Bernd Riexinger, coprésident de Die Linke,  Keith Ewing, professeur de droit au King’s College de Londres et John Hendy, avocat au Barreau de Paris.

 

  • La doxa bruxelloise par Paul Fourier, conseiller confédéral de la CGT

42570.HRLa politique économique de la France s’inscrit dans la feuille de route libérale centralisée au niveau de l’Europe. Celle-ci est théorisée par les idéologues libéraux et hors sol de la direction générale des finances de la Commission européenne, et elle est appliquée dans le cadre de la « gouvernance économique de l’Union ». Elle s’articule autour des principes de lutte contre les déficits, de concurrence, de libéralisation, de compétitivité et de « coût du travail ». Le droit du travail est donc particulièrement dans le collimateur, tant sur les conditions de travail, les contrats de travail, la hiérarchie des normes ou la protection sociale. Par exemple, les recommandations de la Commission à la France en 2014 donnent la feuille de route générique de la loi Macron qui sortira dans l’année suivante. C’est la même chose pour l’actuelle loi El Khomri dont le cap est fixé dans la recommandation européenne numéro 4 sortie en mai 2015. On peut en dire autant pour toutes les réformes gouvernementales récentes?: pacte de responsabilité, loi santé, réformes des retraites et de l’assurance chômage, réforme territoriale, etc.

On voit donc que cela se traduit dans des lois, mais également dans des politiques nationales ou régionales ou des feuilles de route de négociations interprofessionnelles. Mais il est impropre pour autant de penser que la Commission européenne est la seule responsable de cette politique libérale. D’abord le Conseil européen (donc les chefs d’État et de gouvernement) entérinent chaque année, à la virgule près, les recommandations de la Commission. D’autre part, les fameuses « recommandations » faites à la France font l’objet, pendant des mois, d’un dialogue complice avec les acteurs nationaux, dont le gouvernement. Celles-ci sont donc le résultat d’un compromis entre la Commission, le gouvernement et même le patronat.

Rappelons que la France, grand pays de l’Union, pourrait, et pouvait à tout moment, remettre en cause la doxa bruxelloise. Cameron l’a bien fait, dans un sens encore plus libéral, avec sa menace de Brexit. Hollande aurait pu notamment remettre en cause l’application des stupides critères de Maastricht, dont le respect des déficits en dessous de 3 %, qui justifie la baisse des dépenses de l’État et l’affaiblissement de la Sécurité sociale. En période de crise, cela était totalement justifié. Il ne l’a pas fait ! Bien sûr, la lutte contre les idéologues bruxellois et les tenants de l’ordo-libéralisme (notamment allemands) n’est pas chose facile. Mais c’était plus facile pour la France de Hollande que pour Tsipras – alors que la Grèce est soumise à une pression considérable –, qui pourtant n’est pas resté inactif.

Il est donc un peu facile et totalement hypocrite de dire que c’est exclusivement la faute de Bruxelles. Les gouvernements libéraux s’accommodent fort bien d’avoir une feuille de route libérale qu’ils appliquent assez fidèlement pour déstructurer le droit du travail. La Commission européenne, représentée notamment, rappelons-le, par Pierre Moscovici, et des gouvernements comme celui de Manuel Valls visent les mêmes objectifs.

Cette politique européenne globale et l’hypocrisie des gouvernements nourrissent par ailleurs la montée des nationalismes et des extrêmes droites, dont la dialectique est bâtie sur la lutte contre cet État supranational devant lequel les peuples seraient impuissants. Cette politique est donc non absolument une machine de guerre contre les droits des salariés et des retraités. Elle est inefficace et affaiblit l’Europe des salariés et des citoyens. Elle est également dangereuse en termes de démocratie.

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Le Jobs Act n’a pas marché par Nadia Rosa, déléguée syndicale CGIL

42571.HRLa modification des conditions précédentes en vigueur pour les contrats à durée déterminée, la libéralisation à l’extrême des « bons de travail » (l’équivalent des chèques emploi service universels en France), la modification d’importants articles du statut des travailleurs (article 4 et article 13), la dilution des responsabilités dans le secteur des appels d’offres, la possibilité de licencier en absence d’une « cause juste », n’ont pas apporté à l’Italie les bénéfices promis par le premier ministre, Matteo Renzi. Pis.

Même si le Jobs Act a aujourd’hui seulement partiellement montré ses effets, je peux affirmer avec certitude que, au moins à l’heure qu’il est, l’axiome à la base de cette réforme (« le marché se régule lui-même, moins de règles entraînent plus de développement, plus d’investisseurs qui accourront en Italie ») s’est révélé erroné : en Italie, les multinationales n’arriveront pas et celles qui sont présentes réduisent leur présence, en licenciant ou en fermant. En outre, les nouvelles typologies de contrat n’ont pas entraîné une croissance des contrats à durée indéterminée. La majorité des nouveaux contrats a consisté en la transformation d’un type de contrat en un autre. Il s’agirait d’une donnée potentiellement positive, si ces contrats à durée indéterminée duraient au-delà de la période où prendront fin les aides d’État. Une hypothèse peu probable, au vu de la tendance au premier trimestre 2016. Nous gardons toutefois à l’esprit que les embauches avec le « contrat à protections croissantes » perçoivent un salaire mensuel de 1,4 % plus bas que celui des personnes embauchées avant le Jobs Act. L’échec du Jobs Act est signalé aussi par l’augmentation du nombre des inactifs. Les données d’Eurostat indiquent un passage considérable de personnes du chômage vers l’inactivité et des chiffres plus bas que la moyenne européenne pour la transition entre chômage et emploi. En d’autres termes : il y a plus de gens qui arrêtent de chercher du travail qu’ailleurs en Europe et il y a moins de gens qui trouvent du travail qu’ailleurs en Europe. En termes de relance de l’emploi donc, on n’a probablement pas besoin de nouvelles règles mais d’une autre politique économique et industrielle.

La loi, comme le montrent les récentes données de l’Istat (Institut italien de statistiques), a pour effet de réduire le taux de chômage des travailleurs les plus âgés, alors que le taux d’occupation des jeunes reste à un niveau très bas – 15,1 % à la fin du deuxième trimestre 2015. Et la majorité des nouveaux emplois se trouvent dans le secteur des services à faible qualification.

Par certains aspects, nous estimons que cette loi est inconstitutionnelle. En tout état de cause, la Confédération générale italienne du travail (CGIL) est déjà en mouvement. Non seulement par des manifestations et des grèves dans certaines des plus importantes catégories confédérales, mais aussi par la collecte de signatures, dans le but de promouvoir un référendum à même de désarticuler l’ensemble des mesures, de manière à les rendre moins dangereuses.

 

  • La locomotive qui fera bouger les choses par Marc Goblet, secrétaire général de Fédération générale des travailleurs de Belgique  (FGTB)

42572.HRQue ce soit avec la loi El Khomri en France ou la loi Peeters chez nous en Belgique, on voit bien que partout en Europe les gouvernements tentent d’imposer de graves reculs sociaux. On est en train de mettre à mal tout ce qui a été conquis en 1936, chez nous comme en France. On crée partout de plus en plus de précarité et d’injustice sociale. Ces offensives contre les travailleurs et leurs droits, contre le bien-être de leurs familles, sont concomitantes dans toute l’Europe. On veut nous obliger à travailler plus longtemps, en allongeant la durée du travail et en reculant l’âge de la retraite. La directive européenne qui met la semaine de travail à 48 heures date de 2000. Et, depuis, tous les gouvernements de l’UE essaient de l’appliquer : logique, puisque ce sont eux qui l’ont décidée ! La loi Peeters, comme la loi El Khomri, utilise pour cela les mesures de flexibilité. En Belgique, on peut déjà aller jusqu’à 47,5 voire 50 heures pour le travail en équipe, jusqu’à 70 heures en feu continu et jusqu’à 7 jours sur 8. À cela s’ajoute une démolition concertée des services publics qui sont, pour les travailleurs, du salaire différé : en Belgique, les coûts de fonctionnement sont réduits de 20 % et les frais de personnel de 10 %, on ne remplace plus ceux et celles qui partent en retraite. La SNCB est en grève contre la suppression de 6?000 emplois et les menaces sur le statut. La diminution de 10 % par an du nombre de gardiens de prison ne permet plus d’assurer la dignité des détenus. La justice ne fonctionne plus faute de moyens. Partout l’État fait des économies en prétendant que c’est la Commission qui le demande alors que ce sont les dirigeants européens qui l’ont décidé. J’en veux pour preuve la directive de Marianne Thyssen sur les travailleurs détachés, qui tâchait de faire mieux respecter leurs droits et que 14 États sur 28 ont rejetée.

Il est clair que ce qu’il faudrait faire, c’est s’organiser au niveau de la Confédération européenne des syndicats, la CES, pour dire à la Commission que cela suffit, qu’il faut cesser de protéger les fuites de capitaux et les banques, le capitalisme financier, au détriment de ceux qui vivent de leur travail. Une coordination syndicale est nécessaire. Mais elle est rendue difficile par le fait que tous n’ont pas la même conception que nous de la lutte syndicale. La nôtre se rapproche de celle de la CGT ou de FO. Or une partie des syndicats sont des « syndicats maison ». Ceux des pays de l’Est, nouveaux venus dans l’UE, bénéficient plus du dumping social organisé qu’ils n’en souffrent. La Grande-Bretagne a son système à part, où le syndicat est organiquement lié au Parti travailliste, ce qui n’est pas étranger à la victoire de Corbyn. Les pays scandinaves ont un modèle spécifique de concertation et un taux de chômage plus bas que les pays latins. La Belgique, la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal ont plus ou moins la même conception, celle d’un syndicalisme de lutte?: à nous d’être la locomotive pour faire bouger les choses.

 

  • Les seuls bénéficiaires sont les actionnaires par Bernd Riexinger, coprésident de Die Linke

42573.HRJ’observe avec beaucoup de sympathie l’actuel mouvement français contre les atteintes au Code du travail. En France, d’aucuns présentent souvent les contre-réformes mises en œuvre en Allemagne par Gerhard Schröder au début de la dernière décennie comme un facteur de modernisation auquel il faudrait se résoudre. Je voudrais alerter sur l’imposture que constitue une telle présentation. J’ai pu mesurer en tant que syndicaliste puis en tant que dirigeant du parti Die Linke combien ces réformes ont profondément ébranlé la société, mis à mal le lien social et provoqué en l’espace de quelques années une terrible polarisation au sein de la société allemande, qui est devenue l’une des plus inégalitaires d’Europe. Un quart des salariés allemands vivent désormais dans des conditions très précaires dans un « secteur à bas salaires » très cloisonné, dont vous éprouvez les plus grandes peines à vous sortir quand il vous a happé.

Les réformes inscrites à l’agenda 2010 de l’ex-chancelier, comme les lois Hartz, n’ont pas seulement spolié les chômeurs en réduisant leurs droits, elles ont aussi sapé les acquis et les protections des salariés. Elles ont stimulé l’apparition de mini-jobs à 400 euros ou de ces dizaines de milliers de contrats d’ouvrage (Werkverträge), conclus aujourd’hui avec une microsociété, voire une autoentreprise. De plus, de multiples clauses d’exemption et autres conditions tarifaires « maison » sont devenues possibles. Résultat?: une minorité de salariés est désormais « couverte » par de vrais accords tarifaires (conventions collectives de branche). Le bilan de ces attaques contre le droit du travail, c’est que, sur douze ans, les rémunérations réelles ont stagné ou ont même baissé dans les catégories inférieures et intermédiaires. Les seules bénéficiaires des réformes furent les actionnaires des grands groupes exportateurs. Ils ont pu accroître leurs profits et leurs excédents commerciaux grâce à l’écrasement de la masse salariale alors que la productivité augmentait.

C’est donc un mensonge que d’affirmer que l’économie allemande se porte mieux grâce à ces réformes. Si l’on établit une moyenne sur les quinze dernières années, l’Allemagne affiche une croissance molle, guère plus élevée que celle d’un pays comme la France. Avoir tout misé sur les exportations en organisant la déflation des dépenses salariales et sociales, cela a plombé pendant des années le marché intérieur, qui frémit aujourd’hui uniquement grâce au salutaire regain de combativité des salariés.

Les effets pervers des réformes se font sentir de plus en plus fortement. L’explosion des inégalités est telle qu’elle inquiète jusqu’à certains économistes « orthodoxes ». La pauvreté au travail, qui s’est considérablement étendue, commence en effet à avoir des effets rédhibitoires sur l’organisation des entreprises et sur la qualité de certaines de leurs productions. Autre bombe à retardement du torpillage du Code du travail à l’allemande?: la pauvreté des seniors va devenir le problème majeur de ces prochaines années. Compte tenu de la multiplication des contrats précaires exonérés de « charges » sociales, bon nombre de personnes vont en effet voir leurs revenus divisés au moins par deux et amputés le plus souvent encore davantage quand elles atteindront l’âge de la retraite. Le phénomène a déjà pris une dimension dramatique et il ne va cesser de s’étendre.

Les salariés français auraient tout à perdre à copier l’exemple allemand. Leur combat est salutaire pour l’Europe. C’est l’Allemagne qu’il faut libérer de ce « modèle ».

 

  • Dérégulation et insécurité par Keith Ewing, professeur de droit au King’s College de Londres et John Hendy, avocat au Barreau de Paris

Les travailleurs français sont engagés dans un combat historique pour la défense de leurs droits. La lutte est internationale. Les travailleurs et les syndicats affrontent l’assaut néolibéral qui revient sur les réalisations des générations précédentes. C’est la honte éternelle des socialistes français que de s’être revêtus du manteau discrédité que Tony Blair avait pris des épaules de Madame Thatcher. Mais c’est la mode à Bruxelles, comme dans les autres capitales, d’Europe ou d’ailleurs. S’il se trouve des travailleurs français qui ont des doutes sur ce qui est en jeu, ils devraient regarder ce qui s’est passé au Royaume-Uni. Nous aussi, nous avions un État social dont nous pouvions être fiers, avec des syndicats pleinement intégrés. À la veille de la révolution de Blair et Thatcher, 60 % des travailleurs britanniques étaient syndiqués, et 82 % d’entre eux étaient protégés par des conventions collectives. Le droit de grève faisait l’objet d’une ample protection. Sous Thatcher, cette structure a été dépouillée quand l’État social est devenu État néolibéral, servant les intérêts du patronat plutôt que du travail. Les grèves ont été déclenchées, la police a été militarisée pour écraser la résistance et la loi a changé. La syndicalisation a chuté et la couverture par la négociation collective s’est effondrée à environ 20 % aujourd’hui. Moins de travailleurs britanniques sont désormais protégés par une convention collective qu’avant la Première Guerre mondiale. Comparés aux autres travailleurs européens, ils bénéficient moins de l’éducation et de la formation, et – du fait du manque d’investissement des employeurs – leur productivité est moindre. Ils disposent de moins de congés payés. Une grande partie d’entre eux sont dans la pauvreté, avec des bas salaires subventionnés par l’État. Bienvenue dans notre monde de dérégulation, décentralisation et insécurité ! En Grande-Bretagne, une forte proportion de la population active est dans une situation de soi-disant « travail autonome », de travail en agence, de travail temporaire ou de contrat à zéro heure. Elle compte davantage de travailleurs à temps partiel que dans les autres pays européens. Les travailleurs britanniques ont moins droit aux indemnités de licenciement, aux congés pour maladie ou de maternité, tandis que leurs droits liés aux démissions injustes et aux discriminations sont pratiquement inaccessibles du fait de l’imposition de forts tarifs pour pouvoir les défendre devant un tribunal. Nous sommes le paradigme pour le capitalisme moderne. Des syndicats faibles, des négociations collectives limitées à l’entreprise et un droit de grève réduit à la portion congrue. C’est le modèle états-unien pour l’Europe, que les institutions de l’UE souhaitent imposer à tous les États membres au travers de la combinaison des changements vers l’austérité imposés par la troïka?, des nouvelles règles de gouvernance économique introduites par les bureaucrates de Bruxelles et des accords commerciaux avec les États-Unis et d’autres.

Il est important que les travailleurs français soient conscients de ce qui se joue. Une fois que commence le voyage vers la dérégulation, il ne prend jamais fin. L’attaque est constante et implacable, et la récente législation imposant de nouvelles restrictions au droit de grève est claire. Nous regardons la France comme une source d’inspiration, pour démontrer que les lois sur le travail peuvent encore être un instrument de participation et de protection, qu’elles peuvent encore être sous-tendues par la liberté, l’égalité et la fraternité. Nous vous souhaitons le meilleur : notre combat est notre combat ; votre combat est un combat mondial.

Source L’Humanité 01/06/2016

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La France promeut l’arbitrage privé du Tafta au sein même de l’Europe

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La France, hérault de la lutte pour un Tafta plus équitable et contre des tribunaux privés au service des multinationales ? Cette image que le gouvernement tente de renvoyer depuis quelques semaines risque d’être mise à mal par un document confidentiel consulté par Le Monde, dans lequel un groupe de cinq pays européens, dont la France, propose l’instauration d’une juridiction d’exception européenne au service des entreprises souhaitant attaquer les décisions des Etats.

Ce document de travail rédigé par la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Finlande et les Pays-Bas, obtenu par le réseau militant Seattle to Brussels, a été transmis le 7 avril au Conseil des ministres européens. Il répond à l’offensive lancée à l’été 2015 par la Commission européenne pour abroger les quelque 200 traités d’investissement bilatéraux toujours en vigueur entre les « anciens » et les « nouveaux » Etats-membres de l’Union européenne, issus des élargissements récents.

L’institution bruxelloise juge ces accords non seulement inutiles – car le marché unique a déjà uniformisé les règles d’investissement entre les Vingt-Huit –, mais surtout incompatibles avec le droit européen – car générateurs de discriminations entre eux.

Menacés plus ou moins directement de sanctions par la Commission pour avoir conservé ces traités obsolètes, conclus dans les années 1990, ces cinq pays se disent prêts à les abroger, à condition qu’un nouveau régime harmonisé de protection des investissements leur succède.

« Ni utile ni nécessaire », disait la France

Et c’est là que le bât blesse. Car le quintet ne se contente pas de réclamer un cadre législatif clarifié. Il souhaite sauver le mécanisme de règlement des différends investisseurs-Etats, une juridiction arbitrale privée vers laquelle les entreprises peuvent se tourner en lieu et place des tribunaux nationaux. Plus connu sous son acronyme anglais ISDS (investor-state dispute settlement), ce système est l’un des volets les plus controversés du traité transatlantique Tafta/TTIP, en négociation entre l’UE et les Etats-Unis.

Pourquoi conserver un tel système arbitral hors-sol, dont les sentences jugées contraires au droit européen se sont multipliées au cours des dernières années ? Pourquoi ne pas profiter de cette remise à plat pour se débarrasser de ce mécanisme que la France avait qualifié l’an passé de « ni utile ni nécessaire » dans le cadre des négociations transatlantiques ?

L’argumentaire déployé ressemble à celui adressé par le lobby européen de l’industrie Business Europe à la Commission européenne en février, comme le souligne Seattle to Brussels. Le maintien de l’ISDS serait justifié par le fait que « les systèmes judiciaires nationaux peuvent susciter des préoccupations en termes de lenteur des procédures, de qualité du système judiciaire et de perception de l’indépendance judiciaire », de même que les « administrations publiques » et les « environnements d’affaires » de certains Etats-membres. Les nouveaux entrants d’Europe centrale et orientale, indirectement pointés du doigt, apprécieront.

Autre argument déployé dans le document : si les Européens renonçaient à de tels mécanismes en interne, « il serait d’autant plus difficile de plaider en [leur] faveur » dans les négociations commerciales en cours avec leurs partenaires extérieurs, tant avec les pays en développement qu’avec les Etats-Unis. Pire : cela pourrait créer « un avantage compétitif pour les investisseurs étrangers », qui bénéficieraient d’une meilleure protection sur le sol européen que leurs homologues européens.

Un arbitrage vraiment amélioré ?

Au niveau institutionnel, la France et ses partenaires veulent officiellement saisir l’occasion pour mettre en oeuvre l’« investment court system » (ICS), un ISDS nouvelle version élaboré fin 2015, que l’Europe essaie d’imposer aux Etats-Unis dans les négociations transatlantiques. Celui vise à muscler les garde-fous contre les dérives du système arbitral, qui menace parfois les politiques publiques sanitaires ou environnementales des gouvernements au nom de la « protection des investissements ».

Problème : plutôt que de créer une nouvelle cour permanente ex nihilo où ils auraient les mains libres, le groupe des cinq privilégie la rapidité en suggérant d’adosser le futur mécanisme à la Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye. Or, d’après Florian Grisel, chercheur spécialiste de l’arbitrage international à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, aucun des grands principes de l’ICS ne saurait trouver sa place dans cette institution au cadre très contraint : impossible de substituer aux arbitres ad hoc des juges permanents réputés plus impartiaux, de leur interdire d’exercer en parallèle des activités d’avocat, de renforcer leurs règles d’éthique pour limiter les conflits d’intérêts, et encore moins d’instaurer un mécanisme d’appel des décisions. « Il est donc possible que cela ne change absolument rien au système actuel d’ISDS », souligne l’universitaire.

« Peut-être que cette voie sera trop compliquée », reconnaît-on timidement au Quai d’Orsay, sans pour autant s’avouer vaincu. Pour la France, il est de toute façon « trop tôt » pour savoir si ces exigences seront techniquement applicables, et politiquement acceptables pour les Vingt-Huit.

Maxime Vaudano

Source : Le Monde (Les décodeurs) 19/05/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Politique, Affaires, rubrique Société, Citoyenneté, Justice, rubrique UE, Commission la finance aux manettes, rubrique Economie, rubrique Rencontre, Susan George : « La ratification du Tafta serait un coup d’État, ON Line, les sociaux démocrates valident, en douce, les tribunaux d’arbitrage,