Théâtre Sète : Création de Jacque allaire quand le monde adulte dévore la jeunesse

L’adolescence portée sur scène comme une tragédie de la modernité. Photo marc Ginot L'utilisation de l'article, la reproduction, la diffusion est interdite - LMRS - Marc Ginot

Le dernier contingent de Jacques Allaire inspiré du roman de Julien Rudefoucauld les 3 et 4 décembre au Théâtre de Sète

Le dernier Contingent, est une création de Jacques Allaire donnée ce soir sur la scène nationale de Sète et du bassin de Thau qui produit le spectacle fidèle à sa démarche d’accompagner dans la durée des artistes hors du commun. Singulier, radical, impliqué et impliquant, Jacques Allaire poursuit une démarche totale où il entretient une querelle avec le monde dans la perspective de construire une oeuvre morale et plastique. Il offrira ce soir une libre interprétation du roman de l’auteur contemporain Julien Rudefoucauld.

« J’ai rencontré ce roman par hasard sur la table des nouveautés de la rentrée littéraire 2012. Je ne connaissais pas l’auteur. La photo de couverture, sur laquelle on voit deux adolescents sweat-capuche trônant sur un tronc d’arbre au bord d’une rivière m’a captivé. Cette image médiocre, simple, pas belle, m’a donné la sensation d’un réel sincère. Je ne comprenais pas le rapport entre la photo et le titre confie le metteur en scène. A la lecture j’ai été surpris comme on peut l’être lors d’une averse par la violence des grêlons. Surpris par le langage, contemporain, jeune, mais aussi par la structure, le niveau d’ellipse et de dramaturgie, par la qualité d’interactions des figures et le récit d’aventure

 

Une modernité ultra libérale

Le roman évoque le destin de six adolescents en perdition : massacrés par la famille, la société, les institutions. Il ouvre le rideau sur la guerre invisible que l’époque mène contre ses propres enfants.

« Lorsque j’étais adolescent la vie n’était pas un profit, l’existence ne se faisait pas à crédit, développe Jacques Allaire peu d’années me séparent de mes enfants, peu de temps depuis que la modernité ultra libérale, hyper normative et sans spiritualité s’est mise en marche. Profitant de chaque espace pour le coloniser, le mettre au pas avec violence si besoin, prenant toujours les apparences de la libre circulation, elle transforme la pensée en technicité, la liberté en libéralité.

J’ai senti une résonance avec mon spectacle Les Damnés de la terre. Depuis la colonisation, la France fonctionne toujours sur une structure raciale et raciste qu’elle refuse de reconnaître.

Avec ce qui se passe aujourd’hui, je ne peux qu’y penser. Les attentats relèvent d’une forme de nihilisme. Si on abandonne les jeunes sans espoir à leur sort sans éducation en les déconsidérant par l’économie, la déchéance sociale et en les privant de nationalité leur vie n’a plus de valeur. A partir de là on peut les attraper par n’importe quel type d’idéologie, révolutionnaire, religieuse ou fasciste. Les jeunes subissent nos angoisses et ne peuvent vivre leur désir. Plutôt que de leur imposer l’obéissance, nous devrions faire le constat de notre incompétence« .

 

Spectacle et vertige

Jacques Allaire fabrique ses spectacles à partir de croquis en s’émancipant de la narration linéaire. « Je ne sais pas dessiner, mes dessins naissent du subconscient de la lecture et tout obéit aux dessins. Mes préoccupations ont lu le livre en produisant des sensations. Mon esprit s’est mis à discuter avec le texte. Ca devient la vie, ça devient le réel. Je construis un espace fantasmatique où la nature sauvage enfermée reprend ses droits « .

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source : La Marseillaise 03/12/2015

Voir aussi : Rubrique Théâtre, rubrique Rencontre, rubrique Politique, Politique de l’éducation, Rubrique Société,

Marc Duran. « Je ne représente pas, j’essaie d’évoquer »

photo Rédouane Anfoussi

photo Rédouane Anfoussi

Visite d’atelier. Portrait subjectif de Marc Duran, artiste peintre musicien sétois. Celui qui prétend ne pas savoir ce qu’est l’art pourrait bien avoir la chance d’en faire toute sa vie.

Par un soir d’automne en état d’urgence, Marc Duran se prête au jeu d’une visite impromptue. L’atelier perché dans une rue du quartier haut de Sète est peuplé en ce mois de novembre. « Des fois j’ai envie de sortir, parce qu’il y a trop de monde, prétend l’artiste, seul devant ses toiles. Mais je sais que bientôt elles vont partir, et là je vais sentir le vide et me mettre à bosser comme un dingue. »

Peintre pour de vrai ?

Marc Duran prétend qu’il a débuté la peinture depuis trois ans, qu’il ne sait pas s’il est un vrai peintre mais que depuis qu’il s’y est mis, les gens lui achètent ce qu’il fait. Alors il travaille beaucoup, souvent sur plusieurs toiles à la fois. Il a déjà signé 300 toiles. « Il arrive que certaines personnes veuillent partir avec des tableaux inachevés », prétend Marc. Comme il n’est pas contrariant, il leur cède. Quand certaines toiles lui donnent du fil à retordre, il passe à autre chose. Actuellement, Marc prétend passer ses journées à peindre et à jouer du piano.

Dans le bouillon ?

Au début des années 80, Marc a joué dans plusieurs groupes de  rock punk. A cette époque, il retrouve souvent Combas, Di Rosa et tous les futurs tenants de la figuration libre sétoise. Il baigne  dans la genèse du mouvement. « Ils peignaient et moi je taquinais ma guitare. Aujourd’hui chacun a fait son propre chemin mais on continue à se voir pour parler et boire des coups, c’est une forme de rituel. J’ai toujours été dans la soupe, dans le bouillon… »

Rapport à l’île Singulière ?

« C’est celle d’un vieux couple. Vous connaissez l’histoire du jeune à qui son instituteur demande la différence entre être excité et être énervé ? Il sèche le jeune, alors quand il rentre à la maison, il pose la question à son père qui lui répond : « Eh bien la différence, c’est comme ta mère et moi. Au début, elle m’excitait, maintenant elle m’énerve », prétend Marc Duran, mais on sent bien un profond attachement à la vie sétoise.

Musicien compositeur ?

Marc a eu envie de bouger parce qu’il s’ennuyait, prétend-t’il. Toujours dans les années 80, il quitte Sète pour rejoindre Londres. Outre-Manche, il poursuit la musique pendant dix ans en vivant de ses concerts. Il a enregistré de nombreux CD avec son groupe Les Manchakous ou en solo sous le nom de Marc Di. « J’aime composer,  j’adore faire des arrangements. Je suis allé assez loin. » A son retour en France, Marc, s’associe à des musiciens du conservatoire et compose un opéra sur la trame d’un drame cathare. L’oeuvre est bien reçue. « C’était l’époque où on me prenait pour un curé, et moi je me prenais pour un compositeur  alors que je ne savais pas composer, prétend Marc, après j’ai étudié la musique. J’ai fait cinq ans d’harmonie tonale. »

Etre artiste ?

« Je ne sais pas ce que c’est vraiment qu’être artiste. C’est faire des choses, tout le monde est artiste ou peut l’être, prétend Marc. C’est répondre à une pulsion forte. J’ai fait ça toute ma vie, j’ai composé, produit de la musique, j’ai même écrit un livre, un polar : Bloody mardi. Maintenant je fais de la peinture et de la sculpture », indique Marc en désignant un volume peint qui ressemble à une défense d’éléphant qui aurait traversé la voie lactée. « C’est la corne d’abondance. On à l’impression de faire de l’art. J’ai toujours abordé les choses de ma vie comme de l’art, pour me défouler en agissant en souffrance. L’art c’est plus important que tout. J’ai même refusé des boulots pour continuer… »

Vous connaissez les Cramps ?

Marc réécoute ses anciens morceaux parce qu’il songe à en reprendre certains sous une autre forme. Il fouille dans un tiroir, sort un CD, et le glisse dans un vieux lecteur poussiéreux. Ca sonne underground américain, rock garage un soupçon british. « J’ai reçu une équipe de France Culture et un des programmateurs a flashé sur un de mes morceaux », prétend Marc. Il semble se réjouir que le rapport professionnel entre l’artiste et le journaliste parisien se soit légèrement transformé. « C’est un morceau pornographique qu’il va sans doute utiliser dans une future émission qu’il prépare*. »

Maintenant, Marc marche dans son atelier. « Je fais des kilomètres par jour dans cet espace étroit  pour réfléchir et ne pas m’obstiner », prétend-t-il. Il regarde un tableau comme s’il n’avait plus besoin de parler de lui et que cette toile le renvoyait à un voyage lointain dont il ne se souvenait plus bien. « Vous voyez, là ces personnages… Ce sont les Cramps. Vous connaissez les Cramps ? »

Rapport à la peinture ?

« Comment je travaille ? Je commence par salir la toile. C’est elle qui m’inspire. Je fais des tâches. Je n’arrive pas à élaborer des scènes, prétend Marc. Je me laisse aller, je connais mes limites. Je ne m’attache pas à la composition mais le travail aidant, ça vient tout seul et au final je suis content. Je ne suis pas un bon musicien mais j’ai toujours aimé composer. Avec la peinture, je compose des arrangements autour de mes tâches. »

L’ambiance un peu cacophonique qui règne dans l’atelier confirme la forte présence de la musique dans les tableaux. Face à elles, on imagine l’artiste jouant de la musique sur ses toiles. On le voit calant les motifs et les boucles en rythme comme un dj qui mixe. « En peinture comme dans tout art, il faut un style, prétend Marc. J’ai baigné dans la famille de la figuration libre, mais je ne fais pas de la copie. Je cherche à libérer l’intérieur. Je ne représente pas, j’essaie d’évoquer. Je ne fait pas de la figuration libre, je suis plutôt un artiste brut », prétend Marc Duran.

Rapport au fantôme…

Son travail  qui fait appel à des courbes et des points « indemnes de culture artistique » évoque la fertilité et la féminité. Il est aussi empreint d’étrangeté liée à une présence cachée. « Quand j’étais petit, à la maison, il y avait une porte avec des contours en fer forgé à l’intérieur desquels je voyais des visages qui m’observaient. Je les ai retrouvés il y a peu dans mes toiles… », prétend Marc Duran.

Jean-Marie Dinh

* On retrouvera prochainement Marc Duran dans l’émission de France Culture sur les Docks.

Source :  La Marseillaise 28/11/2015

Voir aussi : Rubrique Art, rubrique Rencontre,

 

Cinemed. Tunç Davut : « La caméra comme un stylo »

En compétition au CINEMED

Par Jean-Marie Dinh

" Le désespoir c’est la perte du pouvoir que nous avons de changer. » photo dr

 » Le désespoir c’est la perte du pouvoir que nous avons de changer. » photo dr

Dolanma. Avec son premier long métrage, le réalisateur turc Tunç Davut révèle une maîtrise esthétique et formelle.

Dolanma, le premier long métrage du réalisateur turc Tunç Davut en compétition pour l’Antigone d’Or au festival Cinemed à Montpellier, confirme s’il le fallait la qualité du cinéma d’auteur turc, qui s’y est souvent illustré.  » Pour moi, faire du cinéma, ce n’est pas raconter une histoire » , indique Tunç Davut qui situe ses influences du côté de  Bresson, Bergman et Kurosawa. Dolanma, (Méandre pour la version française ) n’est pas un film bavard.

« Pour faire un film j’ai besoin de deux stylos, l’un me sert à écrire le script, l’autre, c’est la caméra », confie le réalisateur qui aborde la notion du désespoir, version Kierkegaard dans un somptueux huis clos réunissant trois personnages dans une cabane perdue dans les bois au Nord de la Turquie.

Kemal et Cemal, deux frères bûcherons unis et désorientés depuis le décès de leur mère, se retrouvent dans la maison de celle-ci quand l’aîné revient avec sa compagne Nalân pour s’y installer. « Les trois personnages incarnent chacun à leur manière une représentation du désespoir, explique Tunç Davut. Rongé par l’angoisse, Kemal n’a pas conscience de son comportement. Nalân ne parvient pas à s’accepter. Et Cemal voudrait être lui-même sans y parvenir.« 

Coupés du monde extérieur, les personnages sont en proie à leur propre existence.  Tournée vers les gestes et les mouvements, la caméra assure seule les liens du récit. Dans les scènes intérieures elle rend palpable la présence de la mère dont les deux frères n’ont pas déclaré le décès pour continuer à percevoir une pension mais aussi pour ne pas faire face à leur désoeuvrement.

« Le désespoir c’est l’incapacité à changer. C’est la perte de ce pouvoir essentiel. La vie meurt dans ce film, comme le désir... » expose Tunç Davut qui se défend ici d’évoquer la situation turque. Il en sera question dans son prochain film qui devrait être plus politique.

Good luck Algeria. Une comédie aigre-douce

Le défi d’un scénario inspiré d’une histoire vraie. photo dr

Le défi d’un scénario inspiré d’une histoire vraie. photo dr

«Good luck Algeria». Porté par Sami Bouajila, le premier long métrage du réalisateur Farid Bentoumi tient la piste.

Le monde entier souhaitera  bonne chance à l’Algérie pour sa participation aux Jeux Olympiques en ski de fond. Le réalisateur Farid Bentoumi se saisit de cette idée farfelue pour son premier long métrage. Le scénario (inspiré d’une vraie histoire, celle du frère du réalisateur) retrace les mésaventures de Sam, 43 ans. Pour sauver son entreprise de production de skis de fond, il se lance dans un pari fou : participer aux prochains JO pour le pays de son père, l’Algérie.

Dans le rôle titre, Sami Bouajila (prix d’interprétation à Cannes en 2006, pour Indigènes) fait une nouvelle démonstration de son talent d’acteur, jouant sur le registre du décalage pour produire un effet comique qui exprime aussi toute la profondeur des conflits culturels rencontrés par les français issus de l’immigration. A ses côtés sa femme, (Chiara Mastroianni) se distingue par une interprétation très juste. Les questions d’identité et d’intégration sont au coeur de la comédie. Le scénario transversal co-signé par Noé Debré s’avère  singulièrement pertinent.

Source :  La Marseillaise 27/10/2015

Voir aussi : Actualité Locale, Rubrique Cinéma,  rubrique Festival, Cinemed, rubrique Méditerranée, rubrique Rencontre,

Ebony Bones « Etre artiste c’est observer la vie »

Ebony Bones « L’industrie de la musique produit des disques comme des burgers, sans amour ». Photo JMDI

Ebony Bones « L’industrie de la musique produit des disques comme des burgers, sans amour ». Photo JMDI

Rencontre. Invitée des Nuits Zébrées de Radio Nova, Ebony Bones a enflammé le Zénith de Montpellier hier, petit bla bla.

Depuis son premier album Bone of my Bones, sortie en 2009 la Londonienne d’origine jamaïquaine a fait du chemin, se produisant dans les festivals les plus courus, Grande défricheuse des genres et des idées reçues, cette étoile de la scène électro-funk mondiale, affirme son style en toute indépendance. Rencontre, à l’occasion de son concert dans le cadre des Nuits Zébrées.

Vous êtes née à Londres, d’origine jamaïquaine, autodidacte, vous portez des tenues provocantes, vous avez joué avec Pat Scabies le batteur des Damned… L’esprit punk vit-il encore ou faut-il le réinventer ?

Je suis une enfant du « do it yourself« . Pour moi, l’esprit punk c’est le côté racé et brut. Aujourd’hui, nous sommes dans un monde où il est difficile d’être indépendant. Il faut trouver de nouveaux moyens pour y parvenir. Je fais tout moi-même et j’aime jouer avec des gens qui partagent la même vision, cela permet de faire vivre cet esprit.

Vous qui produisez vos albums quel regard portez-vous sur l’industrie de la musique ?

L’industrie de la musique produit des disques comme des burgers, sans amour. Ce qui lui importe c’est d’en vendre et d’être payée, point barre.

Vous avez joué dans Macbeth, mais aussi dans des sitcoms, comment en êtes vous venue à la musique ?

A l’âge de 12 ans, j’ai été repérée dans mon école de théâtre par Mark Rylance qui m’a fait joué Shakespeare. Il m’a appris qu’on pouvait donner un nouveau souffle à une situation pour faire des choses nouvelles. Je n’ai jamais oublié cette leçon qui m’a conduite entre autre à faire de la musique.

Vous écrivez vos textes, de vrais textes qui parlent de l’argent, du racisme, du machisme et toujours avec humour. Quelle place tient l’écriture dans votre vie ?

J’écris ce que j’ai vécu. Dans mon enfance, mon père tenait un magasin de vinyle à Brixton. A cette époque, il y avait beaucoup de mouvements sociaux, souvent violents. Cela m’a permis de développer mon sens de l’observation. J’étais très timide, j’observais le comportement des gens. Je pense qu’un artiste doit être un journaliste de la vie. Soit on fait de la musique de divertissement, soit on fait une musique pour éduquer. Mes références ce sont Fela, The Clash, Patti Smith… Dans ma chanson Bread & Circus, j’évoque le fait que les politiques tentent de nous attirer vers d’autres sujets que ce qui se passe vraiment.

Que pensez-vous du leader travailliste Jeremy Corbyn ?

Il faut voir. Tout le monde arrive au pouvoir avec de grandes idées… Il a refusé de chanter l’hymne national en présence de la reine. C’est plutôt un bon début !

Quel est la nature de votre rapport à la mode, êtes vous dépendante de votre image ?

La mode ne m’intéresse pas vraiment. Ma mère travaillait pour Yves Saint-Laurent. Dans les années 80, c’était dur d’accéder à la radio. Un de mes titres a été repris pour une pub. Cela m’a permis d’entrer par la porte de derrière. J’ai aussi travaillé avec Paco Rabanne. La limite est très fine quand on travaille avec une marque, il faut rester vigilant à ce qu’elle ne prenne pas possession de votre musique. Mais la diversification des partenaires est un moyen d’indépendance par rapport aux majors.

Vos projets ?

En janvier je vais collaborer au prochain album de Yoko Ono et en février je ferai une tournée française. On va poursuivre notre collaboration avec Nova. Je souhaite maintenir le lien avec les gens qui étaient présents à la base.

propos Recueillis par Jean-Marie Dinh

Source: La Marseillaise 24/10/2015

Voir aussi : Rubrique Rencontre, rubrique Musique, rubrique Montpellier,

Boualem Sansal « L’univers romanesque permet de s’adresser à tous »

Boilal Sansal  à Montpellier Photo JMDI

Boilem Sansal à Montpellier Photo JMDI

Boualem Sansal. En lice pour le Goncourt, l’auteur algérien fait escale à Montpellier pour présenter son roman « 2084 La fin du monde » fenêtre sur le totalitarisme du big brother islamiste.

L’écrivain algérien francophone Boilem Sansal vit à Boumerdès, près d’Alger. Censuré dans son pays d’origine à cause de sa position très critique envers le pouvoir en place et l’obscurantisme islamiste. Il était l’invité de la librairie Sauramps à Montpellier où il a évoqué son dernier roman 2084* La fin du monde.

Dans 2084, vous reprenez la matrice de 1984 d’Orwell pour offrir un panorama de réflexions sur le totalitarisme islamique. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

La réalité. L’islamisme se propage de manière préoccupante. Sur le plan théorique, il a démarré en 1928 avec la création de l’association des Frères Musulmans et d’une idéologie de reconquête des terres d’Islam puis à travers la volonté d’étendre la prédication à l’ensemble de la planète. Au départ la stratégie reposait sur l’armée et sur un rapprochement avec le peuple. Avec l’idée que la force c’est le peuple, celui qui rendra l’islam invincible. Ensuite ils ont évolué en choisissant de travailler de manière pacifique mais aussi plus insidieuse en empruntant toute une série de techniques au marketing et à la politique, pour conquérir des marchés et des territoires.

A partir de l’Afghanistan on a vu l’islamisme basculer. Cet islamisme radical, a été artificiellement créé par la CIA qui a joué le développement de l’islam comme rempart au communisme afin de préserver l’accès au pétrole. Les Etats-Unis ont trouvé dans cette démarche des alliés très intéressés comme l’Arabie Saoudite et le Qatar. Tout cela est arrivé dans mon pays dans les années 80. On a vu que la démarche commençait par la destruction de l’ordre et de notre manière de vivre.

C’est un roman d’anticipation essentiellement politique. Vous ne décrivez pas d’autres évolutions ?

Un système totalitaire fige la situation. Après la prise du pouvoir, il entre dans une logique nouvelle. Celle de conserver le pouvoir. Et pour cela, met en place une dictature qui efface la langue, la culture, l’histoire, et toutes perspectives d’avenir afin de mettre en place un système carcéral. La pensée des prisonniers s’éteint et finalement, ils ne souhaitent plus être libérés.

Pour l’adversaire à l’obscurantisme déterminé que vous êtes, est-ce que le choix de la fiction permet de mettre en place un appareil critique plus éclairant que l’essai ou l’engagement politique ?

Si vous militez, vous devenez partisan. Par exemple de la démocratie, mais cela reste une vision parcellaire, et du coup, vous ne pouvez pas globaliser votre démarche. Je cherchais à trouver l’élément le plus fédérateur. L’univers romanesque permet de s’adresser à tous. Il transcende les visions partisanes et permet de construire une alliance sacrée contre l’islamisme. L’avantage de la fiction permet peut être de concerner les musulmans tandis que les appels partisans les rebutent parce qu’on critique l’islam qui est une partie d’eux-mêmes.

Quel regard portez-vous sur la révolution de Jasmin et ses suites ?

Connaissant toutes les inhibitions, les freins et les contradictions, religieuses, ethniques, qui traversent ces sociétés, je n’ai jamais cru au Printemps arabe. La démocratie ne se réduit pas au vote. A la base cela suppose une révolution philosophique. Cette révolution ne s’est pas faite dans les pays arabes. On adopte les élections comme on l’a fait en Egypte où en Algérie où les gens ont voté pour Bouteflika. On pourrait dire que c’est une démocratie mais on sait que l’on peut faire voter des ânes et faire élire un âne.

Il semble qu’il se passe quelque chose en Tunisie mais je n’y crois pas à long terme. Les questions fondamentales, comme la religion ou le statut des femmes ne sont pas traitées. La symbolique de la violence reste le pilier de l’Etat, ce qui est propre aux sociétés féodales. Il reste un long chemin, on peut considérer que l’on avance, mais comme on fait un pas en avant un pas en arrière, je n’y crois pas.

La réduction de l’autonomie individuelle passe par le vecteur de la peur, notamment du terrorisme qui conduit l’occident depuis le 11 septembre 2001 à une société sécuritaire. De la même façon, l’intégrisme n’est pas seulement islamique. Ne craignez-vous pas que certaines interprétations de votre livre n’entrent en contact avec l’islamophobie ambiante ?

Lorsque j’écrivais, je voyais à chaque ligne, l’exploitation que l’on pourrait faire de mon travail,  dans le bon et le mauvais sens. La société occidentale se radicalise on est dans l’atmosphère des années 30. L’Europe se délite, les contrôles aux frontières sont rétablis.

Cette question est vraiment centrale, est ce que la crainte que sa parole soit exploitée est une raison suffisante pour ne pas dire ? Est-ce qu’on ne fait pas en sorte de nous empêcher de nous exprimer ? Parce que dès qu’on dit un mot, on peut être taxé de raciste, à l’égard des blancs, des noirs, des islamophobes, des anti européens. Les accusations fusent dans tous les sens.

On dit que tel texte est récupéré par l’extrême-droite mais beaucoup de textes sont aussi récupérés par le discours islamiste. Le fait est, que partout dans le monde on ne peut plus parler. Je pense que comme les gens qui prennent les armes pour leur liberté politique, il y a des gens qui doivent se battre pour leur liberté d’expression quelle que soit l’exploitation que l’on peut en faire. Si j’avais tenu compte de ce paramètre, je n’aurais jamais écrit.

Vous dessinez un islam global, sans marquer la différence entre chiites et sunnites qui est actuellement un enjeu géopolitique majeur…

C’est actuel, mais je situe l’action de mon livre dans un siècle. A la différence de l’islamisme qui n’évolue guère, l’islam lui, évolue. Regardez ce qui s’est passé en trente ans. Tout cela est appelé à changer très vite. Dans un siècle, l’islam pourrait très bien se situer entre  le chiisme, le sunnisme et la démocratie.

Rejoignez-vous la pensée d’Orwell qui préférait les mensonges de la démocratie au totalitarisme ?

Absolument, j’ai un compagnonnage politique de longue date avec Orwell qui a écrit beaucoup de textes en dehors de son oeuvre romanesque. On a différé sur un point, malgré le fait que j’ai été très tenté de le suivre. 1984 s’articule autour d’une histoire d’amour. J’avais envie de reprendre cela mais dans l’environnement de l’islam, cela paraissait très difficile sur le plan de la narration. Comment envisager l’amour dans un pays où des amoureux de 17 ans mettent des mois pour parvenir à se toucher la main ?

Vous concluez votre livre sur une note positive ; le passage d’une frontière…

C’était pour le plaisir. Après une année à mariner dans cet univers carcéral, j’étais fatigué donc je me suis dit : sois un peu optimiste. Et puis cette idée de frontière qui est là bas et qu’il suffit de franchir m’est apparue très romantique. J’ai succombé à cette porte de sortie en me disant que cela ferait plaisir aux lecteurs.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

 2084 édition Gallimard 19,50 euros

Source : La Marseillaise 17/10/2015

Voir aussi : Rubrique Livre, Littérature, Littérature Arabe, rubrique Méditerrannée, Moyens Oriens, rubrique Rencontre,