Pour
Christiane Taubira : « Chaque fois qu’on a restreint les libertés, on n’a pas su les rétablir »
Mardi
Que pensez-vous de la manière dont on est en train de sortir de l’état d’urgence ? Et plus généralement, quels équilibres doit-on et peut-on établir entre libertés et sécurité, dans le contexte de la lutte contre le terrorisme ?
Sur la question des relations entre les libertés et la sécurité, on entend beaucoup d’inepties, même si elles paraissent de bon sens. On dit souvent par exemple que la sécurité serait la première des libertés. C’est absurde : la sécurité est une garantie de l’exercice des libertés, mais ce n’est pas la première des libertés. Il faut regarder les choses de façon extrêmement sérieuse parce que le terrorisme, c’est fatal, c’est définitif.
« La sécurité est une garantie de l’exercice des libertés, mais ce n’est pas la première des libertés »
Que conteste ce terrorisme-là ? Il conteste l’Etat de droit, la société de libertés, de libre expression, de libre circulation, d’égalité, au moins formelle, entre les citoyens. Il conteste en fait l’identité politique de nos sociétés qui se sont construites à coup de luttes et de conquêtes de générations en générations. En renonçant à nos libertés, nous lui ferions un grand cadeau. La première exigence vis-à-vis de nous-mêmes, c’est de nous souvenir de ces générations qui se sont battues dans des périodes extrêmement difficiles, où descendre dans la rue pour réclamer une liberté conduisait bien souvent à la prison ou à la morgue. Nous n’avons pas le droit de brader cela. C’est notre première loyauté.
Se pose ensuite la question de la sécurité : comment protéger les citoyens compte tenu de l’aveuglement, absolu, sans état d’âme, des terroristes ? Un deuxième cadeau qu’on pourrait leur faire, ce serait, après avoir supprimé les libertés, de se mettre à douter de tout le monde. Il y a une absolue nécessité de garantir la sécurité. Cela se fait en donnant aux services qui en ont les compétences les moyens d’effectuer les surveillances nécessaires. Mais en étant conscients que ces services, dans leur logique propre de fonctionnement, auront tendance à surveiller de plus en plus, et de plus en plus largement. Ce qu’ils feront tout à fait scrupuleusement et honnêtement puisque leur souci, c’est l’efficacité. Mais dans un Etat de droit, est-ce que l’efficacité autorise des services administratifs à agir sans contrôle, ou est-ce qu’on considère – et c’est le point de vue que je défends – que les services administratifs doivent avoir les moyens d’agir efficacement, mais qu’ils doivent être placés sous le contrôle de l’institution judiciaire ? Le défi est de trouver comment on effectue ce contrôle sans compromettre l’efficacité.
« Je pense que nous avions trouvé le bon équilibre dans la loi sur le renseignement. Ce ne fut pas simple, il a fallu que je me batte »
Je pense que nous avions trouvé le bon équilibre dans la loi sur le renseignement. Ce ne fut pas simple, il a fallu que je me batte. Y compris contre des parlementaires de la commission des lois, plutôt portés, en termes de culture juridique, à un contrôle poussé des services. Paradoxalement, dans les batailles que j’ai livrées à l’Assemblée nationale sur ce projet de loi, j’ai eu le soutien de la moitié de la commission des lois, mais j’ai eu un soutien plus large encore de la commission de la défense, ce que je trouve vraiment intéressant.
J’ai ainsi instauré dans la loi quatre niveaux de contrôles. Mais j’ai tenu à être franche. À dire dans les débats publics, afin que cela soit à la portée de tout citoyen, que l’activité de renseignement est une activité par nature intrusive, qui suppose et entraîne la violation du secret de la correspondance, du domicile privé, de la vie familiale, en violation de notre droit commun, et bien entendu, de nos engagements notamment européens, conventionnels. Il faut que les choses soient claires et ne pas faire croire aux citoyens que ces mesures sont banales. Mais la gravité de la situation nous conduit à considérer qu’il faut donner aux services administratifs les moyens d’exercer cette surveillance, à condition qu’ils soient placés sous contrôle.
« En face de ces dispositions et procédures d’exception, il faut mettre des contrôles de droit commun »
Nous avons donc instauré un premier niveau de contrôle par une haute instance administrative indépendante dans laquelle siègent des magistrats administratifs et des magistrats judiciaires ; un deuxième niveau de contrôle est exercé par le Conseil d’Etat en juridiction de droit commun ; s’y ajoute un niveau de contrôle démocratique par le citoyen lui-même avec les procédures de référé-liberté et de référé-suspension. Elles autorisent n’importe quel citoyen considérant qu’il est indûment surveillé à saisir le Conseil d’Etat qui a l’obligation de statuer en 48 heures. Le quatrième niveau est un contrôle parlementaire par le biais de la délégation des parlementaires en charge du renseignement.
Nous introduisons des dispositions et des procédures d’exception, puisque nous donnons des droits et des compétences supplémentaires à des services administratifs, mais en face de ces dispositions et procédures d’exception, il faut mettre des contrôles de droit commun. C’est ainsi que j’ai conçu les choses, que je les ai présentées et défendues et c’est ainsi je crois qu’elles ont été entendues.
Vous aviez donc le sentiment que les choses étaient désormais réglées correctement. Dans ce contexte que pensez-vous des projets du gouvernement d’Edouard Philippe ?
De la même façon que je suis honnête en disant qu’il faut assumer de mettre en place des procédures qui violent la vie privée, le secret de la correspondance etc., j’admets que l’on puisse avoir peur. En janvier 2015, il y avait une pancarte que j’avais trouvée absolument sublime dans le rassemblement qui avait suivi l’attentat de Charlie Hebdo : c’était une toute petite pancarte, écrite à la main, qui disait « j’ai peur mais je suis là ».
« Il ne faut pas culpabiliser d’avoir peur. On a le droit lorsque nous allons dans des endroits publics d’être très vigilants, d’avoir des moments d’angoisse »
Il ne faut pas culpabiliser d’avoir peur. On a le droit lorsque nous allons dans des endroits publics d’être très vigilants, d’avoir des moments d’angoisse. La situation est de nature à générer de la peur, une peur qui doit être accueillie de façon à ce qu’elle ne nous submerge pas. Et c’est cela qui nous permet de recommencer à sortir, aller au théâtre, sur les terrasses de café. La peur est là, mais nous la fécondons au sens où nous la transformons en vigilance, en intuition, et où elle ne nous neutralise pas.
À propos de l’état d’urgence, c’est la même chose. Je pense que les responsables politiques doivent être responsables, aux deux sens du terme. C’est-à-dire qu’ils doivent faire les choses sérieusement et qu’ils doivent répondre de ce qu’ils font. La loi sur l’état d’urgence a une histoire qui explique son contenu. Elle a été conçue pendant la guerre d’Algérie, à un moment où le pouvoir politique savait qu’il ne pouvait pas faire totalement confiance à l’armée et qu’il lui fallait un instrument qui permette la mise en place d’un état de siège qui ne soit pas cependant l’état de siège donnant l’essentiel des pouvoirs à l’armée, tel qu’il était prévu dans la Constitution. C’est dans ce contexte-là qu’est née la loi sur l’état d’urgence de 1955, qui établit un dispositif purement administratif.
Dans la nuit du 13 novembre 2015, après l’attentat du Bataclan, j’ai diffusé une circulaire à 4 heures du matin, dans laquelle j’ai introduit l’autorité judiciaire à travers l’information obligatoire du procureur avant toute perquisition administrative ; l’information obligatoire du procureur à l’issue de la perquisition administrative, avec compte-rendu et la présence obligatoire d’un officier de police judiciaire pendant la perquisition. Parce qu’une des grandes difficultés dans les relations entre l’administratif et le judiciaire – on sait que cela a parfois fragilisé des procédures contre des terroristes –, c’est le passage de la phase administrative à celle du traitement judiciaire des dossiers. Avec la présence de l’officier de police judiciaire, la procédure peut basculer immédiatement de l’administratif au judiciaire si, pendant une perquisition, apparaissent des éléments qui justifient l’ouverture d’une procédure.
Avec la présence de l’officier de police judiciaire, la procédure peut basculer immédiatement de l’administratif au judiciaire
Nous avons élargi les prérogatives du parquet et du siège, c’est-à-dire du procureur et du juge d’instruction, pour procéder par exemple à des perquisitions de nuit. Mais là aussi, il faut s’assurer qu’on ne dérive pas vers des procédures d’exception. Donner les moyens d’agir promptement, avec diligence, s’il y a des éléments qui le justifient, mais s’assurer que le dispositif est encadré. Nous avons donc introduit cette possibilité, aussi bien pour le procureur que pour le juge d’instruction, mais, en face, le juge des libertés et de la détention (JLD) doit valider cette perquisition. Dans le même temps, pour que le JLD puisse agir de façon efficace, je lui ai donné un statut. Dans la justice civile – ce que l’on a appelé la justice du XXIe siècle, J21 – le JLD devient un juge spécialisé. En effet, jusque-là il n’avait pas de statut, il faisait l’objet d’une nomination par le président d’une juridiction, le président du Tribunal de grande instance, qui pouvait à tout moment décider qu’il cessait ses fonctions.
Il était dépendant…
Oui, complètement. Un président de tribunal pouvait décider de décharger un JLD. C’est arrivé notamment sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Ils sont désormais protégés par la loi. Cela veut dire qu’il y a lieu de considérer que nous sommes armés pour faire face aux nécessités. Et l’actuel président de la République avait d’ailleurs dit pendant la campagne électorale que nous disposions des outils législatifs et juridiques pour parer aux nécessités.
« Introduire certaines dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun, je pense que cela pose des problèmes sérieux »
Introduire certaines dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun, je pense que cela pose des problèmes sérieux. Un état d’urgence est un état d’exception, dans une démocratie, et nous assumons que c’est un état d’exception en acceptant pour une période la suspension des libertés et l’intrusion plus grande de la surveillance. Si nous transformons l’exception en droit commun, nous devons nous interroger. Nous avons le droit de le faire, le président de la République a le droit de le vouloir, le parlement a le droit de le voter, mais assumons que dans ce cas, nous ne sommes plus tout à fait dans un Etat de droit ! Evidemment, on pourra toujours relever d’autres dispositions de loi qui prouvent que nous sommes encore en démocratie. Heureusement, les démocraties ne s’abattent pas aussi vite.
Mais il y a une chose qui doit nous interpeller : le fait même qu’on transforme un état d’exception en droit commun, donc en état permanent, pose un problème philosophique. Nous savons bien que – et cela vaut pour tous les pays d’Europe, et sans doute du monde – chaque fois qu’on a restreint les libertés, on n’a pas su les rétablir ensuite. Qu’interviennent un événement, un drame, un fait divers, une pression de l’opinion publique, un discours politique et personne n’a le courage de revenir en arrière sur une suppression de liberté. Il faut que nous sachions que nous nous engageons, avec des moments d’accélération comme celui-ci, car il s’agit bien d’une étape d’accélération, vers des restrictions de liberté. Des restrictions de liberté qui ne s’assument pas en tant que telles, parce qu’il n’est pas dit « avec ces mesures, on va très fortement nuire aux libertés ». On fait comme si l’erreur était impossible. Non, hélas ! On va mettre dans le droit commun des dispositions qui vont fracasser des vies.
- 1. Entretien réalisé vendredi 29 septembre, juste avant le vote des députés…
Prix Nobel Pour l’abolition de l’arme nucléaire
Le Nobel de la paix a été annoncé vendredi 6 octobre dans les murs de l’Institut Nobel, à Oslo, qui explique avoir reçu 318 candidatures cette année. Après le président colombien Juan Manuel Santos, récompensé l’an dernier pour ses efforts visant à ramener la paix dans son pays, c’est la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) qui a été consacrée.
Cette coalition mondiale d’ONG a poussé à l’adoption en juillet d’un traité historique d’interdiction de l’arme atomique, cependant affaibli par l’absence des neuf puissances nucléaires.
Le prix Nobel de la paix décerné à la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN), coalition de centaines d’ONG de dizaines de pays, met en évidence l’irresponsabilité des États, dont la France, qui s’arc-boutent sur la dissuasion par la terreur. Loin de garantir la paix, elle dissémine le risque d’une catastrophe monstrueuse, comme le montre la crise coréenne.
Un combat d’actualité
Le traité d’interdiction totale des armes nucléaires a été ouvert à la ratification, le 20 septembre, lors de l’Assemblée générale des Nations unies (ONU) à New York, au lendemain des propos incendiaires du président américain, Donald Trump, menaçant d’« anéantir la Corée du Nord ».
Approuvé en juillet par 122 Etats membres de l’ONU sur 192, ce texte est le résultat d’une longue bataille commencée en 2007 par l’International Campaign to Abolish Nuclear Weapons (ICAN), une coalition de près de 500 organisations non gouvernementales agissant dans 95 pays et saluée, vendredi 6 octobre, par le prix Nobel de la paix.
Le traité entrera en vigueur quand il aura été ratifié par cinquante Etats. Il ne s’appliquera qu’à ceux qui l’auront signé et ratifié. Ce texte de dix pages vise à une mise hors-la-loi internationale des armes nucléaires, comme le sont déjà les armes biologiques depuis 1972 et les armes chimiques depuis 1993.
Source AFP 06/10/2017
Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Ecologie, rubrique Défense, Un traité d’interdiction des armes nucléaires adopté à l’ONU, rubrique Politique, Edouard Philippe, un chef de gouvernement pas très « vert », Société civile, Un accident nucléaire, c’est la fin de la démocratie, rubrique Economie, rubrique Rencontre, Entretien avec le Général Françis Lenne,
Les progrès vers l’égalité femmes-hommes sont beaucoup trop lents
Dans
Le rapport Égalité femmes-hommes : un combat difficile appelle résolument à passer à l’action, soulignant que très peu de progrès ont été réalisés depuis le rapport de 2012 Inégalités hommes-femmes : Il est temps d’agir.
« L’égalité entre les femmes et les hommes doit être une priorité si l’on veut parvenir à une croissance inclusive durable, dans l’intérêt de chaque citoyen », a déclaré la Directrice du Cabinet de l’OCDE et Sherpa au G20, Gabriela Ramos, à l’occasion du lancement du rapport en amont du Women’s Forum se tenant à Paris. « Il n’y a aucune raison pour que les résultats des femmes sur les plans social, économique et politique restent inférieurs à ceux des hommes. Les pays doivent faire beaucoup plus pour atteindre les objectifs de parité ».
Il ressort d’une enquête conduite pour ce nouveau rapport que la violence à l’égard des femmes, l’écart persistant de rémunération entre hommes et femmes et le partage inégal du travail non rémunéré sont les trois problématiques liées à l’égalité des sexes les plus importantes pour les pays. Nombre d’entre eux accordent désormais une attention prioritaire à ces questions dans leur politique générale, et beaucoup déploient également des efforts pour renforcer la présence des femmes aux fonctions de direction dans les secteurs public et privé.
Le rapport précise toutefois que des progrès ont été réalisés. La plupart des pays de l’OCDE luttent contre le harcèlement au travail en durcissant leur législation et la réglementation en vigueur. Plusieurs pays, notamment l’Allemagne, l’Australie, l’Italie, le Japon, la Turquie et le Royaume-Uni, ont pris des mesures pour encourager davantage les filles à choisir les sciences, les technologies, l’ingénierie et la production industrielle et les garçons à opter pour les filières de la santé et de l’enseignement.
Pourtant les inégalités persistent dans tous les domaines de la vie sociale et économique et dans tous les pays, et la situation a souvent peu évolué ces dernières années. Si aujourd’hui les jeunes femmes des pays de l’OCDE finissent leurs études avec de meilleures qualifications que les jeunes hommes, elles sont moins susceptibles d’étudier dans les domaines plus rémunérateurs que sont les sciences, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques.
Les taux d’activité féminine se sont rapprochés des taux d’activité masculine ces dernières décennies mais, dans tous les pays de l’OCDE, les femmes restent moins susceptibles que les hommes d’occuper un emploi rémunéré. Lorsqu’elles travaillent, elles sont plus susceptibles d’occuper un emploi à temps partiel et d’être victimes de discrimination, leurs chances d’accéder à des postes de direction sont moindres, et elles gagnent moins que les hommes. La salariée médiane gagne près de 15 % de moins que son homologue masculin, en moyenne, dans l’OCDE – un taux qui a à peine évolué depuis 2010.
Les femmes sont moins susceptibles de créer leur propre entreprise et lorsqu’elles le font, elles gagnent généralement moins que les hommes. Les inégalités entre les sexes ont tendance à se creuser avec l’âge, ce qui témoigne du rôle crucial joué par la parentalité en matière de parité. Bien plus que la paternité, la maternité a généralement d’importants effets négatifs sur l’activité, la rémunération et la progression de carrière. La vie publique n’est pas épargnée par les inégalités entre hommes et femmes : ces dernières sont en effet sous-représentées en politique, puisqu’elles occupent moins d’un tiers des sièges dans les chambres basses parlementaires en moyenne dans l’OCDE.
Il reste encore beaucoup à faire pour réduire et à terme éliminer les écarts entre les sexes dans tous les pays. Le rapport souligne l’intérêt non seulement social mais aussi et surtout économique de la lutte contre les inégalités entre les sexes : en effet, la réduction de 25 % d’ici 2025 de l’écart entre le taux d’activité des femmes et celui des hommes, comme convenu par les dirigeants du G20, pourrait ajouter 1 point de pourcentage à la croissance prévue du PIB de référence dans les pays de l’OCDE sur la période 2013-25, et près de 2.5 points de pourcentage si cet écart était réduit de moitié sur la même période.
Depuis 2013, les deux tiers environ des pays de l’OCDE ont mis en place de nouvelles mesures axées sur l’égalité de rémunération, lesquelles exigent une plus grande transparence salariale, les entreprises étant de plus en plus tenues d’analyser et de divulguer l’écart salarial au sein de leurs effectifs. De nombreux pays ont également pris des mesures pour améliorer l’accès à des services d’éducation et d’accueil des jeunes enfants de qualité, et ont aussi encouragé les pères à prendre un congé parental : plusieurs pays, notamment le Canada, la Corée, le Japon et la Pologne, ont augmenté les subventions ou prestations versées au titre de la garde d’enfants, et d’autres, comme la Norvège et le Royaume-Uni, ont mis en place un programme d’accueil gratuit ou étendu le dispositif existant.
Source OCDE 04/10/2017
Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Société, Droit des femmes, Violences obstétricales et gynécologiques, Citoyenneté, Religion, Politique, Société civile, Politique de l’éducation, rubrique Education,
Amnesty International demande la suspension des expulsions d’Afghans
L’association demande à la France et à l’Europe de stopper leur politique de renvois vers ce pays où les civils ne sont plus protégés.
L’organisation Amnesty International demande, jeudi 5 octobre, un « moratoire immédiat » sur tous les renvois de migrants vers l’Afghanistan, où leur sécurité ne peut être garantie. Dans un rapport intitulé « Retour forcé vers l’insécurité » et basé sur une enquête de terrain, l’ONG rappelle que si 2016 a été une année record en matière de personnes tuées, 2017 suit la même pente.
« Jamais autant de civils n’ont été blessés, comme le soulignent les Nations unies, et parallèlement, jamais autant de renvois n’ont été effectués au départ de l’Europe », déplore Cécile Coudriou, vice-présidente d’Amnesty International France. « Désireux d’augmenter leur nombre d’expulsions, les gouvernements européens appliquent en effet une politique irresponsable et contraire au droit international. Ils exposent des hommes, des femmes et des enfants à des dangers tels que l’enlèvement, la torture ou la mort », a-t-elle ajouté mardi 3 octobre.
« Nous demandons au ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, un moratoire immédiat sur tous les renvois vers l’Afghanistan. Nous demandons à l’Europe la suspension de tous les vols conjoints organisés par Frontex pour reconduire des Afghans depuis plusieurs pays d’Europe », a relayé Jean-François Dubost, responsable du programme de protection des populations au sein de l’organisation de défense des droits de l’homme.
Au sein de l’Union européenne, le taux de protection des Afghans est tombé de 68 % en septembre 2015 à 33 % en décembre 2016. En parallèle, le nombre de renvois a presque triplé, passant sur la même période de 3 290 à 9 460. La France, elle, a remis 640 personnes à l’avion en 2016, contre 435 en 2015.
« J’ai su que le combat serait dur »
A 24 ans, Farhad a échappé de justesse à ce voyage retour. Sa chance ? Il parle un très bon anglais et a pu interpeller les passagers du vol dans lequel il était tenu menotté entre deux policiers escorteurs. C’était en juillet et le jeune homme, aujourd’hui en procédure d’asile en France, n’a pas oublié un instant de cette journée de cauchemar. « L’épreuve a duré une demi-heure. Les policiers m’avaient expliqué que je ne pouvais pas refuser d’embarquer. Ils me maintenaient assis, mais j’ai pu hurler qu’on m’expulsait de France, que je mourrais dès mon retour à Kaboul. Au départ, une femme s’est adressée aux policiers ; puis d’autres passagers se sont manifestés avant que le pilote ne vienne à son tour. » Farhad, qui promet alors qu’il ne lâchera pas son combat, est finalement descendu de l’avion avant d’être présenté au médecin du centre de rétention : il affirme ne plus pouvoir déglutir car les policiers lui ont serré le cou pour l’empêcher d’alerter les autres passagers.
Car, si la France affiche un taux de protection de 88 % pour cette nationalité, elle enferme de plus en plus souvent en centre de rétention administrative (CRA) des déboutés de l’asile, mais aussi des Afghans qui n’ont pas encore déposé de demande. « En 2011, 382 Afghans ont été enfermés en centres de rétention, en France. Quatre ans après, en 2015, ils ont été un millier, comme en 2016. Cette année, le cap des 1 600 a déjà été franchi. On sera à 2 000 à la fin de l’année si la privation de liberté des ressortissants de cette nationalité continue sur le même rythme », regrette David Rohi, de la Cimade.
Zubair, 23 ans, passé par le CRA du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne), a été contraint de demander l’asile en rétention. « Mon frère a été assassiné par les talibans, alors toute la famille est partie. En Grèce, j’ai perdu tout le monde et je me suis retrouvé seul. Pendant une semaine, j’ai cherché mon père, ma mère, ma sœur, en vain, avant de reprendre la route vers Londres puisque c’était le terminus qu’on s’était fixé », raconte le jeune homme. Arrêté à Calais alors qu’il tentait de passer, il se dit aujourd’hui heureux d’être reconnu comme réfugié, mais s’interroge sur le lieu où se trouve sa famille et sur la façon dont il pourra la rejoindre puisqu’il est désormais lié à la France…
Avant ses tentatives de renvoi, Farhad avait lui aussi connu l’enfermement au CRA de Coquelles (Pas-de-Calais), puis au Mesnil-Amelot, juste derrière l’aéroport de Roissy. « Quand je suis arrivé au Mesnil-Amelot, j’ai su que le combat serait dur car deux Afghans avaient été remis à l’avion les jours précédents », rapporte le jeune homme.
« Des pressions exercées » sur Kaboul
Fin 2016, un accord a été signé entre l’Union européenne et l’Afghanistan pour faciliter ces retours. Amnesty, qui s’était déjà exprimée à l’époque, relativise une nouvelle fois la notion d’« accord » et cite des sources afghanes qui le qualifient de « coupe de poison ». L’ONG rappelle dans son rapport que, « selon des informations jugées fiables, des pressions auraient été exercées sur le gouvernement afghan pour qu’il accepte cette “nécessité” des renvois ». L’organisation relate des propos du ministre afghan des finances, Eklil Hakimi, qui a déclaré devant le Parlement que, « si l’Afghanistan ne coopère pas avec les pays de l’Union européenne dans le cadre de la crise des réfugiés, cela aura des conséquences négatives pour le montant de l’aide allouée à notre pays ».
Selon la Cimade et Amnesty, la France s’appuie, elle aussi, sur cet accord. Ainsi, sur les 1 700 ressortissants afghans déjà passés en rétention entre janvier et septembre, la moitié étaient visés par une mesure d’éloignement vers l’Afghanistan, puisque des laissez-passer européens peuvent désormais remplacer les laissez-passer consulaires nécessaires aux renvois, que les autorités afghanes ne s’empressaient pas de délivrer.
L’autre moitié des Afghans enfermés font l’objet d’un transfert vers un pays d’Europe qui, le plus souvent, les renvoie ensuite vers Kaboul. « Au final, 70 % de ces personnes enfermées ont été libérées par un juge », observe David Rohi, pour qui « cette donnée illustre la violation des droits ». Reste que les moins chanceux, eux, ont repris un vol. Et, si Farhad ne s’était pas opposé fermement à son transfert, il aurait été envoyé en Norvège, un pays qui réexpédie très largement vers l’Afghanistan.
Un caractère volontaire « très relatif »
« En Afghanistan, toute ma famille était menacée car mon père et mon oncle refusent de payer leur tribut aux talibans. Moi, j’étais plus particulièrement visé car j’ai été traducteur pour l’ONU », rapporte Farhad qui, au lendemain d’une tentative d’enlèvement à Kaboul, a pris un billet pour Moscou, puis un autre pour Mourmansk, dans l’extrême nord-ouest de la Russie.
Arrivé là-bas, il s’est débrouillé pour passer en Norvège. « Je n’avais pas envie d’y demander l’asile, mais j’ai été obligé de le faire car ils ont relevé mes empreintes », raconte le jeune homme. Une fois débouté, il est arrivé en France, où, arrêté le 16 février dans un parc à Calais, il s’est retrouvé sous le coup d’un renvoi vers la Norvège au nom des accords de Dublin qui permettent aux pays de l’Union de renvoyer un demandeur d’asile vers le premier pays d’Europe où il a laissé trace de son passage. Dans le cas de Farhad, la France a décidé de se charger de sa demande, à l’issue de sa rébellion dans l’avion, puis de sa libération du centre de rétention par un juge.
La Cimade observe que 640 personnes ont été renvoyées en 2016 depuis la France. Si seules 115 d’entre elles l’ont été de façon forcée, l’association reste dubitative sur le caractère volontaire des autres renvois, qu’elle estime « très relatif dans un contexte où l’accueil a été notoirement déficient et compte tenu des multiples formes de répression qu’ont subies ces personnes ».
A Calais, les demandes de retour ont été nombreuses, mais la France avait augmenté les avantages financiers pour un retour volontaire au moment de l’évacuation de la jungle. Amnesty demande la suspension de ces retours volontaires puisque la sécurité n’est pas assurée pour les civils dans ce pays. Les chercheurs de l’organisation, qui se sont entretenus avec plusieurs familles, relatent le « calvaire » que ces dernières ont « vécu après avoir été contraintes de quitter l’Europe. Certaines ont perdu des êtres chers ; d’autres ont échappé de peu à des attaques lancées contre la population civile ; d’autres encore vivent dans la peur des persécutions ».
Source Le Monde 05/10/2017
Voir aussi : Actualité internationale, Actualité France, International, rubrique Politique, Politique de l’immigration, Embarras de la gauche sur l’immigration, Perdre la raison face aux barbelés, Human Right Watch dénonce l’utilisation de gaz poivre contre les migrants à Calais, rubrique UE, Politique économique, La fabrique des indésirables, Politique Internationale, rubrique Société, Justice, Exploitation des migrants mineurs dans les « jungles » françaises,