Mardi
Que pensez-vous de la manière dont on est en train de sortir de l’état d’urgence ? Et plus généralement, quels équilibres doit-on et peut-on établir entre libertés et sécurité, dans le contexte de la lutte contre le terrorisme ?
Sur la question des relations entre les libertés et la sécurité, on entend beaucoup d’inepties, même si elles paraissent de bon sens. On dit souvent par exemple que la sécurité serait la première des libertés. C’est absurde : la sécurité est une garantie de l’exercice des libertés, mais ce n’est pas la première des libertés. Il faut regarder les choses de façon extrêmement sérieuse parce que le terrorisme, c’est fatal, c’est définitif.
« La sécurité est une garantie de l’exercice des libertés, mais ce n’est pas la première des libertés »
Que conteste ce terrorisme-là ? Il conteste l’Etat de droit, la société de libertés, de libre expression, de libre circulation, d’égalité, au moins formelle, entre les citoyens. Il conteste en fait l’identité politique de nos sociétés qui se sont construites à coup de luttes et de conquêtes de générations en générations. En renonçant à nos libertés, nous lui ferions un grand cadeau. La première exigence vis-à-vis de nous-mêmes, c’est de nous souvenir de ces générations qui se sont battues dans des périodes extrêmement difficiles, où descendre dans la rue pour réclamer une liberté conduisait bien souvent à la prison ou à la morgue. Nous n’avons pas le droit de brader cela. C’est notre première loyauté.
Se pose ensuite la question de la sécurité : comment protéger les citoyens compte tenu de l’aveuglement, absolu, sans état d’âme, des terroristes ? Un deuxième cadeau qu’on pourrait leur faire, ce serait, après avoir supprimé les libertés, de se mettre à douter de tout le monde. Il y a une absolue nécessité de garantir la sécurité. Cela se fait en donnant aux services qui en ont les compétences les moyens d’effectuer les surveillances nécessaires. Mais en étant conscients que ces services, dans leur logique propre de fonctionnement, auront tendance à surveiller de plus en plus, et de plus en plus largement. Ce qu’ils feront tout à fait scrupuleusement et honnêtement puisque leur souci, c’est l’efficacité. Mais dans un Etat de droit, est-ce que l’efficacité autorise des services administratifs à agir sans contrôle, ou est-ce qu’on considère – et c’est le point de vue que je défends – que les services administratifs doivent avoir les moyens d’agir efficacement, mais qu’ils doivent être placés sous le contrôle de l’institution judiciaire ? Le défi est de trouver comment on effectue ce contrôle sans compromettre l’efficacité.
« Je pense que nous avions trouvé le bon équilibre dans la loi sur le renseignement. Ce ne fut pas simple, il a fallu que je me batte »
Je pense que nous avions trouvé le bon équilibre dans la loi sur le renseignement. Ce ne fut pas simple, il a fallu que je me batte. Y compris contre des parlementaires de la commission des lois, plutôt portés, en termes de culture juridique, à un contrôle poussé des services. Paradoxalement, dans les batailles que j’ai livrées à l’Assemblée nationale sur ce projet de loi, j’ai eu le soutien de la moitié de la commission des lois, mais j’ai eu un soutien plus large encore de la commission de la défense, ce que je trouve vraiment intéressant.
J’ai ainsi instauré dans la loi quatre niveaux de contrôles. Mais j’ai tenu à être franche. À dire dans les débats publics, afin que cela soit à la portée de tout citoyen, que l’activité de renseignement est une activité par nature intrusive, qui suppose et entraîne la violation du secret de la correspondance, du domicile privé, de la vie familiale, en violation de notre droit commun, et bien entendu, de nos engagements notamment européens, conventionnels. Il faut que les choses soient claires et ne pas faire croire aux citoyens que ces mesures sont banales. Mais la gravité de la situation nous conduit à considérer qu’il faut donner aux services administratifs les moyens d’exercer cette surveillance, à condition qu’ils soient placés sous contrôle.
« En face de ces dispositions et procédures d’exception, il faut mettre des contrôles de droit commun »
Nous avons donc instauré un premier niveau de contrôle par une haute instance administrative indépendante dans laquelle siègent des magistrats administratifs et des magistrats judiciaires ; un deuxième niveau de contrôle est exercé par le Conseil d’Etat en juridiction de droit commun ; s’y ajoute un niveau de contrôle démocratique par le citoyen lui-même avec les procédures de référé-liberté et de référé-suspension. Elles autorisent n’importe quel citoyen considérant qu’il est indûment surveillé à saisir le Conseil d’Etat qui a l’obligation de statuer en 48 heures. Le quatrième niveau est un contrôle parlementaire par le biais de la délégation des parlementaires en charge du renseignement.
Nous introduisons des dispositions et des procédures d’exception, puisque nous donnons des droits et des compétences supplémentaires à des services administratifs, mais en face de ces dispositions et procédures d’exception, il faut mettre des contrôles de droit commun. C’est ainsi que j’ai conçu les choses, que je les ai présentées et défendues et c’est ainsi je crois qu’elles ont été entendues.
Vous aviez donc le sentiment que les choses étaient désormais réglées correctement. Dans ce contexte que pensez-vous des projets du gouvernement d’Edouard Philippe ?
De la même façon que je suis honnête en disant qu’il faut assumer de mettre en place des procédures qui violent la vie privée, le secret de la correspondance etc., j’admets que l’on puisse avoir peur. En janvier 2015, il y avait une pancarte que j’avais trouvée absolument sublime dans le rassemblement qui avait suivi l’attentat de Charlie Hebdo : c’était une toute petite pancarte, écrite à la main, qui disait « j’ai peur mais je suis là ».
« Il ne faut pas culpabiliser d’avoir peur. On a le droit lorsque nous allons dans des endroits publics d’être très vigilants, d’avoir des moments d’angoisse »
Il ne faut pas culpabiliser d’avoir peur. On a le droit lorsque nous allons dans des endroits publics d’être très vigilants, d’avoir des moments d’angoisse. La situation est de nature à générer de la peur, une peur qui doit être accueillie de façon à ce qu’elle ne nous submerge pas. Et c’est cela qui nous permet de recommencer à sortir, aller au théâtre, sur les terrasses de café. La peur est là, mais nous la fécondons au sens où nous la transformons en vigilance, en intuition, et où elle ne nous neutralise pas.
À propos de l’état d’urgence, c’est la même chose. Je pense que les responsables politiques doivent être responsables, aux deux sens du terme. C’est-à-dire qu’ils doivent faire les choses sérieusement et qu’ils doivent répondre de ce qu’ils font. La loi sur l’état d’urgence a une histoire qui explique son contenu. Elle a été conçue pendant la guerre d’Algérie, à un moment où le pouvoir politique savait qu’il ne pouvait pas faire totalement confiance à l’armée et qu’il lui fallait un instrument qui permette la mise en place d’un état de siège qui ne soit pas cependant l’état de siège donnant l’essentiel des pouvoirs à l’armée, tel qu’il était prévu dans la Constitution. C’est dans ce contexte-là qu’est née la loi sur l’état d’urgence de 1955, qui établit un dispositif purement administratif.
Dans la nuit du 13 novembre 2015, après l’attentat du Bataclan, j’ai diffusé une circulaire à 4 heures du matin, dans laquelle j’ai introduit l’autorité judiciaire à travers l’information obligatoire du procureur avant toute perquisition administrative ; l’information obligatoire du procureur à l’issue de la perquisition administrative, avec compte-rendu et la présence obligatoire d’un officier de police judiciaire pendant la perquisition. Parce qu’une des grandes difficultés dans les relations entre l’administratif et le judiciaire – on sait que cela a parfois fragilisé des procédures contre des terroristes –, c’est le passage de la phase administrative à celle du traitement judiciaire des dossiers. Avec la présence de l’officier de police judiciaire, la procédure peut basculer immédiatement de l’administratif au judiciaire si, pendant une perquisition, apparaissent des éléments qui justifient l’ouverture d’une procédure.
Avec la présence de l’officier de police judiciaire, la procédure peut basculer immédiatement de l’administratif au judiciaire
Nous avons élargi les prérogatives du parquet et du siège, c’est-à-dire du procureur et du juge d’instruction, pour procéder par exemple à des perquisitions de nuit. Mais là aussi, il faut s’assurer qu’on ne dérive pas vers des procédures d’exception. Donner les moyens d’agir promptement, avec diligence, s’il y a des éléments qui le justifient, mais s’assurer que le dispositif est encadré. Nous avons donc introduit cette possibilité, aussi bien pour le procureur que pour le juge d’instruction, mais, en face, le juge des libertés et de la détention (JLD) doit valider cette perquisition. Dans le même temps, pour que le JLD puisse agir de façon efficace, je lui ai donné un statut. Dans la justice civile – ce que l’on a appelé la justice du XXIe siècle, J21 – le JLD devient un juge spécialisé. En effet, jusque-là il n’avait pas de statut, il faisait l’objet d’une nomination par le président d’une juridiction, le président du Tribunal de grande instance, qui pouvait à tout moment décider qu’il cessait ses fonctions.
Il était dépendant…
Oui, complètement. Un président de tribunal pouvait décider de décharger un JLD. C’est arrivé notamment sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Ils sont désormais protégés par la loi. Cela veut dire qu’il y a lieu de considérer que nous sommes armés pour faire face aux nécessités. Et l’actuel président de la République avait d’ailleurs dit pendant la campagne électorale que nous disposions des outils législatifs et juridiques pour parer aux nécessités.
« Introduire certaines dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun, je pense que cela pose des problèmes sérieux »
Introduire certaines dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun, je pense que cela pose des problèmes sérieux. Un état d’urgence est un état d’exception, dans une démocratie, et nous assumons que c’est un état d’exception en acceptant pour une période la suspension des libertés et l’intrusion plus grande de la surveillance. Si nous transformons l’exception en droit commun, nous devons nous interroger. Nous avons le droit de le faire, le président de la République a le droit de le vouloir, le parlement a le droit de le voter, mais assumons que dans ce cas, nous ne sommes plus tout à fait dans un Etat de droit ! Evidemment, on pourra toujours relever d’autres dispositions de loi qui prouvent que nous sommes encore en démocratie. Heureusement, les démocraties ne s’abattent pas aussi vite.
Mais il y a une chose qui doit nous interpeller : le fait même qu’on transforme un état d’exception en droit commun, donc en état permanent, pose un problème philosophique. Nous savons bien que – et cela vaut pour tous les pays d’Europe, et sans doute du monde – chaque fois qu’on a restreint les libertés, on n’a pas su les rétablir ensuite. Qu’interviennent un événement, un drame, un fait divers, une pression de l’opinion publique, un discours politique et personne n’a le courage de revenir en arrière sur une suppression de liberté. Il faut que nous sachions que nous nous engageons, avec des moments d’accélération comme celui-ci, car il s’agit bien d’une étape d’accélération, vers des restrictions de liberté. Des restrictions de liberté qui ne s’assument pas en tant que telles, parce qu’il n’est pas dit « avec ces mesures, on va très fortement nuire aux libertés ». On fait comme si l’erreur était impossible. Non, hélas ! On va mettre dans le droit commun des dispositions qui vont fracasser des vies.
- 1. Entretien réalisé vendredi 29 septembre, juste avant le vote des députés…