Cynthia Fleury : “Aimer, c’est politique”

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Elle est philosophe et psychanalyste, elle exerce comme professeur, chercheur et praticien dans un univers contrasté, composé de prestigieux établissements d’enseignement supérieur (Ecole Polytechnique, Sciences Po Paris, HEC, American University of Paris), du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, de la cellule d’urgence médico-psychologique du Samu, et de l’Hôtel Dieu – où elle vient de créer la première chaire de philosophie en secteur hospitalier. Des métiers, un terrain d’expérimentations et d’actions qui mettent ses convictions à l’épreuve – et se nourrissent – d’un public et d’une matière protéiformes, et qui la confrontent au « Réel ». Un réel dont elle appelle à combattre le « poison » marchand, matérialiste, spéculatif afin d’épanouir « l’être individué », c’est-à-dire l’être sujet, affranchi, désaliéné, singulier, créateur, altruiste et libre qui conditionne son « irremplaçabilité » aujourd’hui menacée. Sa multidisciplinarité confère à Cynthia Fleury d’être particulièrement légitime pour examiner l’humanité de l’Homme dans le prisme des systèmes, des technologies, des performances, du pouvoir et des vassalités qu’il déploie. Son auscultation est radicale, mais aussi espérance si « l’amour » qui construit l’être intrinsèque et l’être social parvient à s’imposer.

Acteurs de l’économie – La Tribune. Permettre à tout individu d’être ou de redevenir sujet selon le processus d’« individuation », reconnaître le caractère inaliénable et singulier de la personne humaine, et ainsi établir le principe d’« irremplaçabilité » de l’Homme grâce auquel prennent forme le sens et l’utilité de l’existence. Votre essai Les irremplaçables (Gallimard) traite de cette nécessité, qui conditionne une multitude d’enjeux : l’éducation, la considération de l’essentiel, le rapport au pouvoir, la relation au temps, la salubrité de la démocratie, le modèle capitaliste… Irremplaçable : l’individu l’est-il aujourd’hui moins qu’hier ?

Cynthia Fleury. Le phénomène de « chosification » de l’individu n’est pas nouveau mais depuis une vingtaine d’années, nous assistons à son retour, et à son accroissement, via des dynamiques et des procédures d’interchangeabilité, qui donnent à l’individu un sentiment de désingularisation, et donc de déshumanisation. Ce mouvement a pour socle principal la révolution managériale et le renouveau de la rationalisation scientifique.

Des travaux de Jeremy Bentham (1748-1832) à ceux de Winslow Taylor (1856-1915), l’organisation scientifique du travail a toujours fait l’objet de doctrines convergeant vers cette rationalisation déshumanisante, mais le tournant des années 1960 et le besoin de s’extraire de cette chape font apparaître un souci inédit sinon d’irremplaçabilité au moins de resingularisation. Cette « respiration » ne se révèlera toutefois que temporaire ; le cadre ultraconcurrentiel et ultramarchand symptomatique du monde libéral au XXIe siècle asservit la civilisation à un diktat hégémonique : la raison économique s’impose à tout, comme l’alpha et l’omega de la vie et du sens. Tout est monétarisé.

La règle marchande et consumériste impose aux biens matériels celle du renouvellement effréné, de la substitution presque instantanée ; le principe de remplaçabilité contamine-t-il donc l’Homme ?

Absolument. « Je ne vaux rien, je me sens ou me sais totalement remplaçable et interchangeable », me confient des patients. Mais cette réalité n’est pas nouvelle, elle est seulement exacerbée. En quelle année le penseur autrichien Günther Anders rédigea-t-il L’obsolescence de l’homme ? En 1956.

Le modèle architectural « panoptique » inventé par Jeremy Bentham et son frère – édifier une tour centrale permettant aux surveillants de contrôler sans être vus les prisonniers incarcérés dans des bâtiments disposés en arc de cercle – fut déployé à d’autres fins que les geôles, notamment dans les écoles, les hôpitaux et les manufactures industrielles. Partout où se concentraient la hiérarchie des individus, la présence de fortes vulnérabilités et l’exercice des dominations. Michel Foucault, dans Surveiller et punir (Gallimard, 1975), décela d’ailleurs dans cette « visibilité organisée entièrement autour d’un regard dominateur et surveillant » l’essence même du modèle disciplinaire moderne.

Le cercle de la rationalisation scientifique s’est donc extraordinairement ouvert à un nombre inédit de strates de la société. Des territoires qui en étaient autrefois davantage préservés sont désormais assujettis à la logique marchande – éducation, santé, relations affectives – et succombent à l’ultime avatar de la rationalisation : celle de la financiarisation spéculative, qui semble fasciner comme jamais. Or c’est un leurre, car la rationalisation du profit charrie son propre lot de perversion, d’échecs, d’inégalités criantes, de désillusions.

Famille, école, enseignement supérieur, association, entreprise : les espaces d’accomplissement de la dynamique d’« individuation » – processus de création et de distinction de l’individu – s’étagent tout au long de l’existence. Quelles sont les entraves communes et singulières à ces différentes étapes ?

La dynamique d’individuation fait s’exprimer « une intelligence dans un certain contexte » ; cela signifie que ce qui est entrave à un moment particulier peut, à un autre, susciter un dépassement ou révéler une vertu. Bref, toute contrainte n’est pas entrave. Les obstacles à l’individuation peuvent toutefois être réunis sous un même vocable : la maltraitance. Une maltraitance dont les manifestations couvrent un spectre immense : manque d’attention, indifférence, refus de considérer l’interlocuteur comme un « sujet » avec lequel on établit une relation qualitative intersubjective, etc… jusqu’à l’expression la plus ultime, lorsqu’elle attente à l’intégrité morale, psychique et bien sûr physique. La maltraitance est un mode d’instrumentalisation de l’autre, qu’elle relève du cercle familial, institutionnel ou professionnel.

L’école également est un lieu de maltraitance, et notamment de récidives. Récidives des mécanismes d’inhibitions, dans le meilleur des cas sociales, et, au pire, cognitives ; à l’école en effet, on apprend trop souvent à ne penser que selon un cadre comprimant, réducteur, uniformisé. La méthode, la discipline sont totalement nécessaires au processus d’individuation, mais elles ne se confondent pas avec la désingularisation.

Quant à l’entreprise, elle a cultivé sans retenue l’instrumentalisation de l’individu. Sous couvert d’encourager l’autonomisation, l’émancipation, l’authenticité, le talent, la réalité de chaque salarié, les systèmes d’organisation du travail et de management ont exacerbé son individualisme et son isolement, ils l’ont mis délibérément en danger notamment en faisant voler en éclats les stratégies collectives de défense et en enfermant ce « sujet » dans une perspective exclusivement utilitariste et subordonnée. En d’autres termes, « comment vais-je m’employer à faire de cette singularité un client ou un travailleur encore plus assujettis ? », s’interrogent la plupart des directions d’entreprise.

Benoît Hamon veut en finir avec les notes qui briment à l'école

« L’école est un lieu de maltraitance, mais aussi de récidives des mécanismes d’inhibitions, au mieux sociales au pire cognitives. »

L’éducation constitue la condition peut-être la plus déterminante à la réussite d’un parcours d’individuation. Quels sont les principaux fondements d’une éducation à l’individuation ? Et dans un monde inédit voire totalitariste d’ultra-compétition, est-il possible d’éduquer à ne pas être réduit à un simple agent de compétition, à un agent en survie plutôt qu’à un agent bâtisseur ?

Chaque parent est en prise à des conflits de loyauté et de légitimité forts. En effet, nous sommes pleinement conscients des insuffisances (morales, culturelles…) et des dangers (compétition mortifère, inégalités aggravées, technologisation tentaculaire, déshumanisation économique) dont nous voulons préserver nos enfants. Mais pour cela, il faudrait quasiment les extraire dudit milieu, compétitif et parfois sclérosant, de la société. Or c’est délicat, et lourd de conséquences quasi irréversibles.

En fait, le système éducatif marie les antagonismes et les oxymores comme nul autre : il fournit des armes à la fois pour être acteur assumé et conquérant de cette compétition (ou sa victime), et pour imaginer la déconstruction de cette compétition et la naissance de nouveaux territoires d’épanouissement. Démultiplier les modèles d’apprentissage scolaire, les diversifier, aiderait à déscléroser nos mécanismes éducationnels. La famille a aussi un enjeu-clé : offrir la capacité à l’enfant de résister aux injonctions de ce contexte ultracompétitif hégémonique, ne pas être l’objet de sa disqualification, et surtout l’éveiller à remettre en cause et à dépasser cedit contexte que l’on sait intrinsèquement destructeur.

Entrer dans un processus d’individuation exige de voyager très loin au fond de soi. Et ainsi d’accepter de se mettre en risque voire en danger en allant creuser là où sont nichées les vulnérabilités qui « font » trésor. Connaître et se connaître impliquent, le démontrez-vous d’ailleurs, « d’être en risque », ce risque qui fonde la valeur et la densité du souci de soi. La hâte, la superficialité, la technologie numérique, le matérialisme mais aussi l’obligation de performance et de solidité qui caractérisent la civilisation occidentale en constituent-ils un obstacle « dépassable » ou rédhibitoire ?

Rien n’est jamais rédhibitoire, mais tout a un prix. Et celui de l’affranchissement est considérable. En effet, contester le réquisit de la performance et de la compétition et s’en extraire a pour conséquence d’être aussitôt placé en accusation. Refuser de se soumettre à une telle évaluation, c’est prendre la décision d’être non pas soupçonné d’avoir une valeur autre, mais catégorisé sans valeur. C’est prendre le risque d’une mort sociale. La marge de manœuvre est donc en réalité extrêmement étroite, et même quasiment inexploitable.

Que font, in fine, l’immense majorité des individus ? Soit par aveuglément soit par résignation consciente, ils se mettent au service de cet ordre suprême de la performance, seul à même de leur permettre d’être « reconnus ». Et la reconnaissance est ici bien plus que sociale : elle est ontologique, elle conditionne le regard que vous portez sur votre propre être, et le lien que vous fondez avec tout autre et donc avec l’ensemble de la société. Qui est prêt à payer ce prix de l’affranchissement, qui a pour noms isolement, non reconnaissance, solitude ? Les ermites ou certains marginaux ? Ceux qui ont renoncé à ce que nous faisons tous : négocier, c’est-à-dire faire les arbitrages et trouver les compromis grâce auxquels on conserve un peu d’intégrité dans un système qui s’emploie à la nier.

Quelle est votre estimation du « bon risque », mais aussi de la « bonne instabilité », de la « bonne précarité » qui déterminent notamment la faculté d’entreprendre ? Principe de précaution qui a outrepassé ses prérogatives initiales, sécurité de l’emploi dans un secteur public ultracorporatiste et dont certains privilèges sont devenus indicibles, garanties excessives exigées par les systèmes bancaire ou assurantiel, pressions morales de toutes sortes : est-on encore encouragé à « être en risque » ?

Jamais le monde occidental n’a dénombré autant de millionnaires, comptabilisé autant de richesses, accumulé autant de PIB – le fameux indice censé faire la démonstration de la bonne santé des nations -, fait naître et aggloméré autant d’intelligences et de qualifications… et pourtant la plupart des disparités demeurent considérables, et certaines mêmes s’aggravent. La « crise » a bon dos, c’est-à-dire que le vocable est opportun pour qui veut dissimuler ses réalités et ses manifestations dans leurs détails.

Or justement, l’examen de ces détails révèle qu’une partie du monde est performante dans la précarité – grâce à ses revenus, son niveau de qualification, son origine sociale, etc. -, et fait supporter aux autres, globalement démunis, les répercussions néfastes de cette précarité. Tout le monde n’est pas armé de la même manière pour tirer profit du risque. Et surtout le « risque » n’est pas reconnu dans sa pluralité. Ceux qui supportent le risque aujourd’hui, ce sont principalement les travailleurs précarisés.

Est-il acceptable que du bondissement du nombre de working poors résulte l’enrichissement supplémentaire de dirigeants et actionnaires d’entreprises ? Doit-on tolérer cette précarité structurelle qui développe des logiques et des outils « incapacitaires », enfermant ses « détenus » dans une course pour honorer les injonctions du court-termisme, telle une pyramide de Ponzi ?

La mondialisation n’est pas pour autant « que » dégâts, et parmi ses bienfaits il faut retenir la mobilité, c’est-à-dire l’opportunité et la faculté d’investiguer bien au-delà de son territoire, de sa culture, de son pays, de son économie d’origine. Mais là encore, attention : croire que nous sommes égaux face à cette belle perspective est un leurre. La mobilité ne repose pas sur un accès totalement démocratisé et équitable aux outils qui permettent de la vivre. Quiconque n’est pas bilingue, ne maîtrise pas le numérique, n’a pas accès aux bons circuits d’information, est disqualifié. Travailler à juguler ces écarts est un devoir pour l’Etat et tous les rouages – y compris bien sûr l’entreprise – de la nation.

S’individuer, c’est s’extirper de sa « minorité » – l’incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui -, c’est être en dynamique d’autonomisation pour s’accomplir. Et être libre. Cette minorité fut contestée avec bonheur au Siècle des Lumières ; trois cents ans plus tard et au-delà des apparences, ne s’est-elle pas réimposée, sous d’autres formes ?

Dans le sillage des villes, des métiers, des structures du travail, des classes sociales, la société contemporaine est frappée de « déshomogénéisation ». Il ne s’agit pas là d’une régression, mais simplement d’un fait, aussi massif qu’incontestable, lié à la mondialisation. Ses effets sont accentués par l’exacerbation des identités culturelles, des communautés et des blessures narcissiques de toutes sortes, par l’égalitarisation des conditions d’existence, la crise des autorités, le sentiment croissant de défiance à l’égard de la science, le retour des idéologies et des religions, etc. Tout cela compose un volcan.

Justement, si l’on considère que le processus d’individuation et donc de singularisation permet de juguler la loi du déterminisme social et culturel, faut-il juger, à l’aune des inégalités sociales à la naissance toujours aussi élevées, que ce processus s’exprime très faiblement ou que certains obstacles à son accomplissement sont insurmontables ?

Nous continuons à assimiler l‘individualisme et l’individuation. Or le premier sert très vite les idéaux pervertis des mécanismes néolibéraux, alors que la seconde les décrypte et les déconstruit. L’individuation est une « capacité critique » qui ne conteste nullement le sentiment d’affiliation, sauf qu’elle privilégie l’appartenance symbolique, celle qu’elle réinvente plutôt que celle dont elle « s’origine. » Ce qu’il faut comprendre, c’est ce lien intrinsèque entre les sujets et l’Etat de droit ; ce dernier se nourrit de leur individuation, sans elle, il ne peut se revitaliser. Les obstacles à l’individuation ne sont pas insurmontables, ils sont simplement culturellement, sociologiquement, très ancrés. La valeur de l’individuation est à légitimer, dans sa dimension psychique et politique.

Le travail forme un terreau fertile, mais l’organisation du travail et les injonctions qui l’encadrent – productivité, performance, compétitivité, rentabilité, mobilité, docilité, etc. – souvent assèchent le potentiel de réalisation et d’émancipation. Le sens d’un métier peut être effacé par le déficit de sens de l’organisation qui sert de support à l’exercice dudit métier. De nouvelles formes d’organisation du travail voient le jour, qui tentent de conférer à la singularité toute sa richesse. Font-elles espérer la réconciliation de l’Homme et de l’entreprise ?

Absolument, même s’il faut raison garder ; ce qu’elles représentent est encore trop faible et ne pèse guère face aux entreprises ligotées aux règles déshumanisantes. Toutefois, par conviction véritable, pour répondre aux pressions des consommateurs ou aux injonctions de la RSE (responsabilité sociale et sociétale), les collectifs de travail sensibles à des organisations managériales reconnaissant les vertus de l’individu singulier semblent de plus en plus nombreux. Même des multinationales commencent à admettre que cette reconnaissance sert l’efficacité d’ensemble de l’entreprise.

« Devenir un collaborateur, c’est devenir remplaçable, c’est entrer dans la chaîne et vivre sans avenir, c’est vivre comme si l’avenir disparaissait. » Ce propos de Günther Anders dans L’obsolescence de l’Homme doit-il signifier que le principe de collaboration, axe cardinal de l’organisation, du management, de la culture même des entreprises est un non sens, ou plutôt n’a pas de sens éthique – cette éthique que vous qualifiez être « le Réel auquel l’Homme n’a pas accès lorsqu’il renonce à son irremplaçabilité » ?

Günther Anders comme Hannah Arendt ont exploré les ressorts de la banalité du mal et mis en lumière le processus de désubjectivation : dans quelles circonstances et pour quelles raisons décide-t-on de ne pas ou de ne plus être sujet, c’est-à-dire de se soustraire à l’exercice et à l’« assumation » de ses responsabilités ? Les « cas » d’Eichmann et d’Eatherly sont emblématiques : le premier, fonctionnaire zélé, a dirigé la logistique et l’administration de la « Solution finale » et le second pilota l’un des avions d’assistance de celui qui largua la bombe atomique sur Hiroshima. Leurs arguments face à leurs responsabilités de l’indicible ? Totalement opposés : Eichmann, c’est le déni, le fait d’avoir exécuté les ordres, d’avoir été un « rouage » – sous-entendu : un autre aurait fait la même chose. Earthely, c’est l’impossibilité à accepter l’horreur de son geste, et sa folie grandissante devant une société qui ne veut pas reconnaître sa propre horreur.

Tous deux, face à des injonctions étatiques humainement inconcevables, justifièrent l’abdication de leur sujet en employant des trajectoires très différentes. L’Américain voulut faire acter la défaillance profonde de l’Etat de droit – il en deviendra fou -, l’Allemand quant à lui tergiversa sans cesse lors de son procès (à Jérusalem en 1961) et en réponse aux appels des magistrats à resubjectiver les actes de son passé nazi : incapable d’assumer son « sujet » dans certaines circonstances – celles qui l’interrogent sur l’Histoire avec un H majuscule -, totalement « sujet » dans d’autres – celles qui sollicitent sa petite histoire personnelle. Cette capacité à cliver, à être sujet et non sujet au gré des contextes et de son intérêt, est la preuve qu’il n’était pas fou et était en pleine conscience.

Cet exemple incarne la problématique de la responsabilité. « S’individuer, c’est prendre conscience que l’on doit au monde », rappelez-vous d’ailleurs. Le monde, c’est la planète et c’est aussi sa famille, c’est le paysan d’Afrique et c’est aussi son voisin, c’est une ethnie entière et c’est aussi son collègue de travail… S’individuer modifie notre conception des droits et des devoirs dans le sens d’une plus grande responsabilité…

Indéniablement. Et c’est pourquoi l’évocation du double cas d’Eichmann et d’Eatherly n’est pas une digression ; elle illustre la question, fondamentale, de l’engagement dans le récit collectif. Et il ne faut pas croire qu’elle n’est pas riche d’enseignement, même appliquée à un contexte en apparence plus anodin, comme l’entreprise. Chaque jour, dans le monde du travail, il est proposé au sujet soit d’assumer sa responsabilité, soit de s’en défausser. Certes nous ne sommes que les maillons d’une chaîne – sur la planète, dans sa ville ou sa communauté, sur son lieu de travail, etc. -, mais utiliser cette réalité pour se décréter ou être considéré interchangeable et ainsi fuir ses responsabilités, est fallacieux.

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« Dans quelles circonstances décide-t-on de ne pas ou de ne plus être sujet, de se soustraire à l' »assumation » de ses responsabilités? Eichmann, maître d’oeuvre de la Solution finale, est un cas d’école. » Ici, lors de son procès. (Crédits : Flick’r / The Huntington Theatre Company)

« Etre irremplaçable, ce n’est pas refuser d’être remplacé, c’est simplement avoir conscience de son caractère irremplaçable », rappelez-vous. Personne n’est irremplaçable, chacun est indispensable. Notamment dans la tête des créateurs d’entreprises, le principe d’irremplaçabilité se confond parfois avec la notion de toute-puissance, et surtout devient un obstacle au cheminement des salariés vers leur propre individuation. Dans un environnement dominé par l’image, le marketing, les médias, et qui sacralise performance, narcissisme, vanité, cette confusion des genres prend-elle une dimension inédite ?

Ce monde contemporain est en effet frappé de folie narcissique immense, nourrie par un mythe de la personnalisation extrême. Il est celui du spectacle – ce n’est bien sûr pas nouveau, comme pouvait l’illustrer toute cour des rois qui était un théâtre permanent -, mais sous le joug d’un système panoptique qui superpose les écrans dans le prisme desquels chacun est sous l’œil de chacun, le phénomène s’est amplifié de manière inédite.

Tout désormais est « accélération », notamment des existences, tout est « marchandisation » de la célébrité ou de la notoriété par la faute desquelles chacun devient son propre outil de « chimérisation » et donc cherche lui-même à devenir marque, à être repéré comme produit à forte valeur ajoutée. Les réseaux sociaux et les followers – qui non seulement établissent notre notoriété mais conditionnent la reconnaissance de ce que nous faisons – forme une impressionnante mise en scène de l’ego, et cela même malgré soi : difficile de s’extraire, là encore, du diktat de la visibilité et de la traçabilité pour faire connaître et valider auprès du plus grand nombre ce que l’on entreprend ou expérimente, sans en payer le prix fort.

Se retirer du jeu de l’hypervisibilité est compliqué, subir l’hypervisibilité est invivable. C’est cette double contrainte qui produit une hybridation psychique, nullement nouvelle, mais exacerbée entre les complexes de toute-puissance et ceux d’infériorité.

Il n’y a pas de possibilité d’individuation si le temps que l’on donne à cheminer vers soi est furtif ou trop rare. Le rapport au temps est pluriel et contrasté, l’impression est que nous dominons un temps qui en réalité ne nous a sans doute jamais autant asservis, et le temps semble avoir pour vocation première justement celle de nous écarter de cette rencontre avec nous-mêmes. Hannah Arendt n’avait de cesse de dénoncer la quasi disparition de la scholè, le « temps pour soi ». S’il existe un domaine qui semble avoir irrémédiablement échappé à notre souveraineté, c’est bien celui-là…

Le temps est capturé, et d’ailleurs cette confiscation est particulièrement préoccupante et pénalisante, puisque le temps forme le premier espace vital de l’homme, il est sa véritable « maison ». Dépossédé d’un toit ou d’un lieu physique, l’individu peut en trouver un ailleurs ; c’est loin d’être aisé, mais je crois que la création d’un « temps propre » est encore plus menacée et porteuse de conséquences fâcheuses. Le premier responsable de cette confiscation est l’obligation de productivité, et la principale conséquence est l’abandon du souci de soi et de la capacité critique à contester cet outil de production. La lutte pour récupérer ou reconquérir du temps pour soi est un acte politique majeur.

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« Google, Apple, Facebook, Starbucks, n’auraient pas pu élaborer leurs montages d‘optimisation fiscale sans la complicité du ministère du Budget. »

Dans quelles proportions le processus d’individuation conditionne-t-il la faculté créatrice ? Comment, notamment dans l’entreprise, peut-on donner une concrétisation collective et tirer la quintessence commune aux processus personnels d’individuation ?

Etre individué ne signifie pas forcément être davantage « équipé » pour créer. Le processus créatif résulte de racines, de ressorts, de moteurs extrêmement variés. Ensuite, il y a plusieurs façons de « créer », de faire œuvre : la fraternité, comme l’art, est une œuvre fondamentale. Certains seront des « accoucheurs » de la créativité d’autrui, des Pygmalions, d’autres encore seront des muses, etc.

Quel est l’enjeu de la création si ce n’est de s’extraire de la rivalité mimétique et de faire émerger un désir propre ? Cet inattendu, cette insubordination, cette culture de l’expérimentation – économique, managériale, mais surtout existentielle – qui bouscule la stratégie planifiée, l’entreprise doit avoir pour dessein de les favoriser plutôt que continuer à les décourager. Pour cela, elle doit accepter que le profit ne soit pas la finalité de sa stratégie mais simplement un moyen au service d’une invention sociale plus déterminante.

Le débat sur la nécessité ou l’utilité du travail dominical a basculé. Il y a encore une dizaine d’années, les vertus du repos dominical – du temps commun à tous (ou presque) pour penser à soi et avec l’autre, et pour prendre ses distances, un jour par semaine, avec le rouleau-compresseur consumériste et productiviste – l’emportaient ; au nom d’injonctions économiques mais aussi de la liberté pour l’individu de faire le choix de travailler le dimanche, elles se sont effacées. Est-ce symptomatique d’un bouleversement profond de la société en faveur du plaisir strictement personnel, strictement immédiat, strictement matérialiste ?

Ne nous leurrons pas : personne ou presque n’aspire à vouloir coûte que coûte travailler le dimanche, et ce volontariat a pour seule motivation, compréhensible, la gratification pécuniaire – pour beaucoup, soumis à des salaires ou à des temps partiels peu rémunérateurs. Ceci étant, la généralisation et donc la banalisation du travail dominical ne sont pas sans conséquence sur la manière dont nous partageons notre temps libre.

Le dimanche n’était pas trop « monétarisé », pas trop « marchand » ; aujourd’hui, il devient un jour où l’on consomme encore plus. Le repos, ce n’est pas seulement l’absence d’activité, c’est aussi un certain type de partage avec autrui. Il faut veiller à maintenir une société dans laquelle partager, hors d’un système marchand, socialement et humainement des respirations hebdomadaires, en famille ou entre amis, n’est pas aléatoire.

L’atomisation des règles infecte nécessairement l’affectio societatis, et est donc propice à enflammer certains maux dans la société : abandon, solitude, violences, dépressions, etc. Assurer à chacun sa liberté de travailler est essentiel, mais il faut aussi admettre qu’il n’existe aucune vie sans limites, sans construction d’espaces et préservation de temps communs. Ces espaces et ces temps évoluent bien sûr au gré de l’histoire, ils doivent être pensés indépendamment des institutions, et notre époque propice aux « co », et notamment à la co-élaboration, peut d’ailleurs se révéler créative en la matière. Mais la sanctuarisation de cet affectio societatis (même s’il est profondément plastique) est capitale et incontournable.

Le verbe et le substantif pouvoir ne portent pas le même sens. Pouvoir utilement pour soi et les autres exige d’être en rapport à un pouvoir adéquat. De quel substrat éthique et moral, politique et législatif, faut-il encadrer le triple exercice du pouvoir, de l’autorité, de la discipline pour qu’ils soient utilité personnelle et collective, pour qu’ils fassent éclore ou grandir l’être sujet plutôt qu’ils ne le vassalisent et l’instrumentalisent, pour qu’ils fassent lien social plutôt que domination ?

Désubstantialiser « le pouvoir » est une condition essentielle pour s’affranchir d’un rapport idolâtre, fallacieux, duplice audit pouvoir. Le pouvoir est une réalité complexe et ambivalente. Il est circulaire, il n’est pas l’apanage d’un seul, mais d’un réseau dans lequel les membres s’adoubent réciproquement. Il est renforcé par nos croyances dans son inéluctabilité alors qu’il est un artefact, fabriqué de toutes parts par les dominations symboliques et socio-économiques. Ses mécanismes relèvent d’une religion continuée, soit d’un même type de croyances, de fascinations, et de soumissions volontaires.

Á l’inverse, le verbe « pouvoir » signifie la dynamique de transformation, à laquelle il est essentiel que le plus grand nombre souscrive et participe. Essentiel, afin qu’une action concrète en résulte, et cela nécessite au préalable que ces producteurs du verbe pouvoir soient organisés. L’autodiscipline est le meilleur allié du faire, au sens où c’est une vertu opératoire, qui permet de rendre possible et efficace ce faire.

Quant à l’autorité, elle forme un pilier de la démocratie. Elle est ce surcroît conféré à des individus ou des institutions que l’on juge « légitimes » pour nous représenter, ou nous accompagner dans notre propre cheminement d’apprentissage, ou encore auxquels on se réfère pour organiser la cité, et plus généralement nos vies. L’autorité nous permet de devenir « auteurs », à notre tour. C’est le contraire de l’autoritarisme.

Le processus d’individuation interroge d’ailleurs en profondeur les manifestations de la domination, il met en lumière le rapport dominant-dominé. Ce rapport, quels en sont les fondements, les ressorts, les langages, les manifestations en 2016 ? Sont-ils fortement distincts de ceux du XXe siècle ? Et à partir de quels outils les dominants contemporains agissent-ils pour inféoder, réussir « l’entreprise de démolition » qui consiste à « cesser de croire en sa propre irremplaçabilité pour devenir un irremplaçable chaînon », bref pour imposer une nouvelle forme de totalitarisme ?

Les outils et les méthodes de la domination ont bien sûr fortement changé. Ils sont plus diffus et pernicieux, moins visibles ou « saisissables », et prennent essentiellement la forme de vexations symboliques, d’humiliations répétitives et ordinaires, de dévalorisation de soi, de paupérisation orchestrée. C’est ce mélange incessant qui produit une grande usure, voire une érosion de soi.

Prenons le cas, en apparence anodin, des avantages ou privilèges suivants : taille du bureau, place de parking, invitation à déjeuner ou « qualité » de la considération publique par un supérieur, manière de saluer, usage arbitraire du « tu » ou du « vous », possibilité d’accéder à l’enceinte dans laquelle on travaille facilement, bref quantité de signaux inutiles qui concomitamment bonifient ceux qui en bénéficient et relèguent ou discréditent les autres. Ces vexations narcissiques passent par l’attitude, le langage ou le geste, elles constituent des humiliations impalpables, bien sûr impossibles à dénoncer ou à poursuivre juridiquement. Or elles peuvent être d’une grande douleur pour ceux qui les éprouvent, surtout injustement et depuis longtemps – elles peuvent démarrer dès la petite école, notamment lorsqu’elles sont un reflet et donc la reproduction des inégalités sociales.

De telles stratégies insidieuses de disqualification exhortent ou convainquent la victime, à qui « on » fait prendre conscience qu’elle est niée ou dégradée, de s’enfermer dans l’acceptation de sa condition, de s’auto-censurer. Commence alors un travail, patient et long, pour déconstruire ces vexations sans produire d’amertume ou de colère, et trouver l’accès à sa propre individuation, et à un possible engagement, régénérant, dans la cité.

Parfois, ces vexations révélatrices de dominations trouvent un support, une caisse amplificatrice voire même une légitimité là où on ne les attend pas. Par exemple au sommet de l’Etat (de droit)…

Effectivement. Google, Apple, Facebook, Starbucks en sont l’illustration. Voilà des entreprises qui, par le truchement de sociétés intermédiaires basées qui en Irlande qui aux Pays-Bas, se soustraient à leur devoir d’impôts sur les bénéfices dans les autres pays d’Europe, dont bien sûr la France. Or ces montages d’optimisation fiscale ne peuvent être élaborés sans la complicité, délibérée ou subie, des ministères du Budget. Imagine-t-on les dégâts que ce tel cautionnement public d’un acte immoral voire délictueux provoque dans l’opinion ? Comment dans ces conditions l’autorité – et même la légitimité – de l’Etat de droit peut-elle se maintenir ? N’est-on pas dans une configuration extrême des vexations, humiliations et autres dominations inacceptables en démocratie ? « L’arbitraire légalisé » est l’un des pires fléaux de la démocratie.

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« La Gauche française est victime de la trahison de ses élites, qu’elles soient corrompues ou trop rentières. »

Si Dieu existe, est-il un dominant, un maître qui libèrent l’individu de sa minorité ou au contraire qui l’y enferment ? Son pouvoir est-il immaculé ou corruption ?

Dieu est un concept – polymorphe qui plus est – inventé par les hommes. Il est l’alibi des pires manquements humains, de leur volonté farouche à ne pas devenir sujets. Ensuite, s’il s’agit de faire du nom de « Dieu » la foi dans l’humanité, pourquoi pas, mais un tel viatique n’est pas obligatoire.

L’expérience de Mère Teresa, sur sa longue nuit de la foi, est exemplaire du doute qui étreint l’homme et le protège de ses certitudes d’ignorant. Si la foi s’identifie à une tutelle dogmatique – qui peut être idéologique ou religieuse -, elle devient délétère et même mortifère pour l’esprit humain, puisque qu’elle dispense (au mieux) et interdit (au pire) de penser librement et par soi-même. Si la foi équivaut à l’« Ouvert » du poète Rilke, à un sentiment mystérieux face au Réel, à l’accueil et à l’exploration de perspectives inconnues, alors à ce titre, elle est totalement conciliable avec la liberté de penser et de pratiquer la recherche scientifique.

Etre sujet constitue le ciment du fonctionnement d’une démocratie, séculairement considérée comme le levier d’émancipation, d’accomplissement des êtres libres. La régénération de cette démocratie, l’accès à une vitalité en perdition, n’exigent-ils pas désormais d’inverser les rôles, c’est-à-dire de réfléchir aux voies que l’individu doit emprunter pour en être acteur et non plus seulement bénéficiaire ?

L’Etat de droit et la démocratie composent un système vitaliste, qui, tel un organe de notre corps, « vit » de respiration, de sang, de muscles, de régénérations exogènes et endogènes. Et cela depuis 1789 – même si ses fondements sont plus anciens.

Cette démocratie ne vit qu’à la condition d’être sans cesse remise en question, mesurée à son passé éloigné ou récent, réévaluée, et donc revivifiée à partir de leviers nouveaux, adaptés aux spécificités (technologiques, spatiales, culturelles, économiques, etc.) de chaque époque. La démocratie du suffrage censitaire et celle du suffrage universel, celle de la France isolée et celle de la France combinant avec les systèmes de 27 autres états membres de l’Union européenne, connaissent de profondes différences. Et c’est justement parce que la complexité de l’Etat de droit est grandissante que la singularité des citoyens est encore plus essentielle pour y faire face et assurer un fonctionnement démocratique à la hauteur des circonstances et des enjeux.

Mais alors ne prend-on pas le risque du chaos ? En effet, s’individuer exhorte à (se) révéler toutes les poches de singularité, mais aussi les aspirations ou exigences propres à l’émancipation et à la réalisation de soi qui lui sont associées. Or « faire société » impose des renoncements, des retraits. A force de célébrer les singularités de chacun, ne rend-on pas de plus en plus improbable le être ensemble et le faire ensemble ? Si chacun est autorisé à revendiquer son irremplaçabilité et la sanctuarisation de ses singularités, comment peut-on faire société ?

De nouveau, l’individuation est la conscience d’être « manquant ». Autrement dit, plus on s’individue, plus on fait société. Cette équation est inéluctable, puisque pour construire sa subjectivité, l’individu a fondamentalement besoin d’intersubjectivité. Le fameux affectio societatis nous rappelle que créer avec les et grâce aux autres est la condition même de notre existence et donc de notre survie. Le retrait, le renoncement, ne sont pas uniquement des notions arbitraires, subies. Le renoncement fait partie intégrante de l’individuation.

En revanche, il existe des « renoncements » qui ne sont que des rémanences de domination sociale. Il ne s’agit donc pas d’évacuer la problématique du deuil ou du renoncement – grandir, s’individuer, c’est faire différents deuils -, mais de veiller à ce qu’elle ne soit pas instrumentée par la domination, socio-économique et politique. Ensuite, il y a un deuxième âge de l’Etat-Providence à fonder, illustré notamment par l’avènement d’un revenu universel affranchissant l’homme de l’obligation d’un travail pour survivre.

Le double enjeu de l’irremplaçabilité et de l’individuation inspire une lecture, une interprétation politiques, sociologiques, idéologiques et même partisanes. N’est-ce pas de l’antagonisme, insoluble, « être sujet – faire collectif » dont souffre le plus et dont est prisonnière la Gauche ?

Une partie des partisans de Gauche se sont faits rattraper par le cénacle des « dominants », ceux qui au nom de la défense des plus vulnérables en réalité ne représentaient que leurs propres intérêts. La Gauche française est victime de la trahison de ses élites, qu’elles soient corrompues ou trop rentières. Ces dernières se sont engagées dans une libéralisation effrénée de l’économie, elles souscrivent depuis plusieurs décennies à une dérégulation incontrôlée qui affecte en premier lieu ceux qui lui accordaient leur confiance. Et la gauche, plus radicale au sens premier du terme, peine à rendre lisible sa capacité de gouverner, et donc de réformer durablement.

Se mettre en chemin vers l’individuation à la fois constitue un rempart à la vacuité de la civilisation matérialiste et individualiste, et est durement malmené par cette même inanité. Parce qu’il entretient individualisme, cupidité, égoïsme et utilitarisme, le capitalisme est-il bien davantage obstacle que ressort aux principes d’individuation et d’irremplaçabilité ? Un autre modèle doit-il être inventé ?

Le capitalisme contemporain, à ce point financiarisé et dérégulé, « réifie » les humains. Il est donc totalement incompatible avec le processus d’accomplissement et de singularisation de la personne. En revanche, un capitalisme « encadré » par des règles et donc assurant une concurrence relativement non faussée, ne serait pas ennemi de l’individuation. Mais est-ce possible ?

Aujourd’hui, nous avons érigé de tels principes de compétition et de rivalité qu’ils portent en eux leurs propres débordements, dans la mesure où ce qui importe plus que tout, c’est la rentabilité à outrance, le profit sans limites. Nous sommes entrés dans un monde de capitalisme entropique, sans cesse excédant les limites de la bienfaisance, toujours prompt à l’exploitation inégalitaire des ressources et des hommes. Résultat, nous avons là un système qui promeut le vice, structurellement, qui donne de la valeur aux actes les plus amoraux. N’est-il pas hallucinant et profondément symptomatique que les normes comptables européennes intègrent désormais dans la comptabilité publique les revenus de la prostitution et de la drogue ?

Un passage de votre essai décortique les ressorts psychanalytiques de l’humour. « L’humour est révolution », il échappe au pouvoir dont « il refuse la normalisation » et qu’il « décrédibilise », le rire préfigure une pensée, une échappée, une liberté, il est à la fois solitude et solidarité, autonomie et communion. Et donc participe au cheminement vers l’individuation. Ce qui est rire et fait rire permet de lire l’état de santé psychique d’une société. Cet examen est-il source d’espérance ou d’inquiétude ?

Le rire et l’humour n’échappent pas à la marchandisation. Aujourd’hui, c’est le bouche-trou cathodique ou radiophonique par excellence. Ce rire, qui relève théoriquement de l’inattendu, de la subversion, nous avons fini par le planifier. Il est devenu omniprésent, grossièrement imposé partout où il peut combler la vacuité ou, pire, obstruer délibérément le « fond », le « vrai », « l’utile ». Le rire devrait participer à faire émerger et à nourrir le débat, finalement on l’emploie pour le museler.

Il n’y a plus de plateau télévisé sans « bouffon » pour détourner l’attention, court-circuiter les discussions et y mettre fin. Or le rire n’a pas vocation à « débrancher » nos esprits, mais bien au contraire à les « brancher ». Enfin, l’instrumentation du rire célèbre le « rire majoritaire », alors que l’essence même du rire est minoritaire. Le rire est devenu un exercice du pouvoir, tout autant qu’un enjeu de pouvoir. La manière dont nous rions dit bien sûr beaucoup des civilisations et des sociétés qui sont les nôtres.

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 » Le rire et l’humour sont notamment un antidote au politiquement correct ». Ici Gad Elmaleh dans une publicité bancaire.
(Crédits : Capture d’écran / Youtube)

La difficulté des humoristes d’être autorisés ou de s’autoriser à faire rire de tout, et notamment de ce qui caractérise l’identité ethnique ou religieuse, indique-t-elle une moralisation aigüe et une dégradation des libertés ?

L’espace qu’occupent le rire et l’humour participe à étendre celui des libertés. Le rire et l’humour sont notamment un antidote au politiquement correct, ils proposent une distanciation et une déconstruction face aux spectres moralisateurs et uniformisateurs, ils sont un rempart à l’aliénation. Mais tout cela, c’est essentiellement théorique. Car en pratique, ce dont la télévision et la radio nous abreuvent, c’est d’un usage politiquement correct de la polémique : chaque « contributeur d’humour » fait très attention à faire rire de certains sujets et à ignorer les plus sensibles, chaque sketch ou intervention répond à un calibrage millimétré. Même ce qui peut sembler outrancier est en vérité soumis à un conformisme extrême. Le spectacle de l’outrancier est très cadré.

La télévision est devenue la « table familiale », elle est une « caverne reconstituée » qui montre non pas le monde mais les images du monde, elle fait de l’individu un « tout-puissant servile ». Que manque-t-il pour que le progrès – technologique, médical, social, etc. – soit systématiquement amélioration de l’humanité – individuelle et collective ?

« Tout-puissant servile » : c’est incontestable. La « table familiale » ainsi décrite par Anders, dans les années cinquante, n’est plus, avec l’éclatement de la famille, des temporalités communes, et des modes de vie traditionnels. Les écrans se sont démultipliés, mettant en place des jeux d’acteurs nouveaux. Grâce aux chaînes d’information en continu, il y a comme un sentiment d’ubiquité, mais le flux continu des images, et des événements, nous « évince » de la réalité tant celle-ci, écrivait Anders, devient fantomatique, car toujours derrière un écran, prise par le flux des images, des commentaires, des nouveaux événements chassant les anciens, etc. Le sentiment d’impuissance et de servilité n’est pas antinomique de ce flot d’informations.

Heureusement, les nouveaux outils de régulation, notamment l’usage des réseaux sociaux, réinscrivent le « spectateur » dans un agir. Le digital n’est pas un « sous-monde », ou un « hors-monde ». Il sert souvent les objectifs du divertissement massifié, mais pas seulement. Il est également un nouvel outil au service de notre immersion dans le monde.

Finalement, à quelles conditions peut-on espérer être sujet empathique et altruiste, être individu non individualiste, c’est-à-dire échapper à cet individualisme contemporain « qui se vit comme le seul génie des lieux, convaincu d’être l’alpha et l’omega d’un monde qui n’a ni mystique (le sens de Dieu) ni République (le sens des autres) », cet individualisme contemporain qui donc non seulement « empêche l’individuation » mais « est une individuation pervertie » – au sens où l’individu est persuadé que la recherche de son autonomisation peut se passer de la production qualitative de liens sociaux ou qu’il est possible de l’instrumenter pour son seul profit ?

Cela relève d’une révolution culturelle majeure. Ces dernières décennies, l’idéologie néolibérale n’a eu de cesse de dévaloriser les comportements sociaux, coopératifs, non exclusivement tournés vers le profit. Soit ils étaient jugés défaillants en terme de performance économique, soit ils relevaient de l’utopie niaise altruiste. Nous nous réveillons enfin de ce lavage de cerveaux, et redécouvrons le caractère proprement rationnel de l’éthique. Celle-ci n’est pas un supplément d’âme mais une épistémologie, une manière plus juste intellectuellement et éthiquement de penser.

L’essentiel est de faire lien. D’être déterminé et disposé à aimer. Aimer est une décision, un libre-arbitre, mais aussi un travail. Aimer, c’est politique, car l’amour, l’attraction de l’autre et vers l’autre, le sens de l’autre, construisent l’être.

Vous êtes philosophe et psychanalyste, vous intervenez dans des lieux de vie très variés : dans de grands établissements d’enseignement supérieur (Ecole Polytechnique, Sciences Po Paris, HEC, American University of Paris) et au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, au sein de la cellule d’urgence médico-psychologique du Samu ou à l’Hôtel-Dieu où vous venez de créer la première chaire de philosophie à l’hôpital. Vos « métiers » et les lieux où vous les exercez vous confèrent finalement une légitimité toute particulière pour comprendre l’Homme, l’Homme dans ses vulnérabilités et ses trésors, dans ses travers et ses aspirations, dans ses manques et ses ressources. Est-il à la hauteur des enjeux – humanité, progrès, environnement – de sa propre civilisation ?

Chaque jour est le théâtre d’un festival d’antinomies : impossible d’échapper à l’horreur de ce qui se passe internationalement, une simple lecture des rapports de la Cour pénale internationale pourrait nous faire perdre toute espérance en l’homme. Et puis, il y a ceux qui résistent, ils ne sont pas aussi nombreux, mais ils ont une telle force d’âme qu’elle nous régénère malgré les douleurs du monde. Ensuite, nous ne traversons pas tous les mêmes traumatismes. Certains ont la chance absolue d’être épargnés. Quand je dis « épargnés », je ne parle pas d’une vie douce économiquement parlant, je parle de traumatismes bien plus fondamentaux, qui relèvent de l’irrécupérable tant ils sont déshumanisants : torture, viol, exode, maltraitance infantile. Chez la plupart de ces êtres frappés par la barbarie des hommes, restaurer un sens, un espoir, une finalité dans leur existence relève de l’improbable, voire de l’impossible.

Pour ceux qui n’ont pas traversé ces expériences-limites, dépasser le découragement est plus simple. Il y a toujours quelqu’un avec lequel échanger, ou un livre que l’on peut saisir, ou une association à laquelle on peut se rattacher, ou un réseau social, en somme toujours des tiers résilients susceptibles d’accompagner la reconquête de nous-mêmes, et le désir de réinvestir le champ socio-politique.

Pour ma part, l’expérience humaine et professionnelle m’a enseigné les trésors de la philia, cette amitié politique, au sens aristotélicien du terme, qui nous permet de fraterniser et de bâtir la cité. Je n’ai pas eu de maître à penser, je n’appartiens pas à cette génération qui s’est construite dans le sillage d’un grand autre. En revanche, j’ai rencontré des collègues précieux, dont l’intelligence et la générosité ont été capitaux dans mon parcours, grâce auxquels je pense mieux, et qui chaque jour me redonnent courage simplement par le fait de réfléchir et de rire avec eux.

Ces personnalités résilientes honorent la préoccupation de « générativité » – préoccupation consciente d’avoir un impact positif et durable sur les générations ultérieures, contribution au bien-être de la communauté, responsabilité envers autrui et développement d’activités créatrices qui peuvent être remémorées par les autres dans le futur. Cette générativité fait écho au questionnement de Goethe : « Naissons-nous en dette d’être nés ? », c’est-à-dire n’avons-nous pas pour devoir de faire et de donner pour assurer à l’héritage que nous laissons des propriétés au moins aussi vertueuses que celles de l’héritage que nous avons reçu ? Le niveau de générativité observé dans vos fonctions consolide-t-il votre espérance en l’humanité ? Que les campagnes, toutes deux perdues, aux primaires françaises de 2012 pour Martine Aubry et américaines de 2008 pour Hilary Clinton aient eu pour socle le « soin d’autrui » – Care -, doit-il être interprété comme la grande difficulté, voire l’impossibilité de transformer politiquement et de faire reconnaître populairement l’exigence d’humanité ?

Le « soin », de soi et de l’autre, constitue le fondement premier de cette générativité. Or la formidable puissance destructrice de la machine capitaliste et libérale est parvenue à la reléguer loin, très loin dans l’ordre des priorités. Pire, elle est parvenue à imposer une fallacieuse croyance : le chiffre s’est substitué au sujet pour faire protection du sujet.

Dans ces conditions, faire valoir politiquement une approche holistique du soin, ou encore convaincre que la justice est le modèle de croissance, plutôt que l’inverse, est difficile. L’irremplaçabilité tente cette aventure-là. Pour ma part, si je parviens à mettre en place une ou deux poignées d’outils concrets, de mon vivant – création d’un revenu universel et de temps citoyens dans les entreprises, généralisation du bi ou trilinguisme national qui conditionne la citoyenneté européenne… -, alors je pourrai être satisfaite de ma « contribution générative. »

 

Denis Lafay  | 

 

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Julie Muret « Le féminisme n’est pas un combat de femmes. C’est un combat de société »

Julie Muret, co-fondatrice et porte-parole d’Osez le Féminisme

Julie Muret, co-fondatrice et porte-parole d’Osez le Féminisme

« Intransigeante et vigilante, la cofondatrice et porte-parole d’Osez le féminisme traque les dérapages et dérives qui, quelle que soit leur nature ou leur ampleur, constituent une atteinte aux droits des femmes et, de ce fait, une menace à l’égard de tout projet collectif »

Elle ne laisse rien passer. Pas plus les attaques frontales que les atteintes larvées aux droits des femmes ; ces innombrables “signaux faibles” qui, ajoutés à une succession d’éléments troublants aux quatre coins du monde – condamnation de plusieurs membres des Pussy Riot à des peines d’emprisonnement en Russie, projet d’adoption d’un article de loi en Tunisie requalifiant le statut de la femme d’égal à “complémentaire” de l’homme, remise en question du droit à l’avortement par les Républicains américains… – convergent vers une même réalité. Celle d’un climat de régression généralisé en matière d’égalité, en France comme dans le reste du monde.

Preuve pour Julie Muret que “les droits des femmes ne sont jamais acquis, nulle part” et que, 50 ans après les grandes avancées féministes, il reste beaucoup à faire. Son ambition : lutter contre ces “reculs insidieux” qui menacent l’égalité et, avec elle, tout projet de société en rendant visible ce qui, à force d’être banalisé, a cessé de l’être. Chercher la petite bête – lexicale ou comportementale – pour faire évoluer les mentalités et contraindre le politique à agir.

“Osez le féminisme a été créé il y a trois ans à l’initiative de femmes qui, toutes, avaient été élevées dans la mixité, avaient grandi avec le sentiment que l’égalité allait de soi et qui ont déchanté dès leur entrée dans la vie professionnelle, lorsqu’elles ont pu constater que, à diplôme égal, les écarts de salaires hommes-femmes se creusaient très rapidement. C’est ce sentiment généralisé d’iniquité et la remise en cause du financement du planning familial, en janvier 2009, qui nous a poussés à agir et à créer cette association de bénévoles qui, fin 2011, comptait 2?000 adhérents.

Etre féministe aujourd’hui, ce n’est plus combattre pour obtenir le droit à disposer de son corps ou celui de voter, même si cela implique toujours de défendre le droit à l’avortement et de lutter contre les violences faites aux femmes – violences qui en France touchent encore une femme sur dix et qui, bizarrement, ne donnent lieu à aucune enquête fouillée (les derniers chiffres dont on dispose datent de 2000) alors que nous disposons d’outils statistiques extrêmement perfectionnés que nous utilisons régulièrement sur tous les sujets. Etre féministe aujourd’hui, c’est se battre à la fois sur des faits et sur des mentalités. C’est avoir un projet de société. Ce n’est surtout pas être contre les hommes. C’est penser collectif car le féminisme n’est pas un combat de femmes, c’est un combat de société.

Combat politique
Nous sommes indépendants de tout parti politique mais nous considérons que le féminisme est un combat politique. C’est pourquoi nous envisageons notre rôle comme un rôle de relais consistant à dénoncer certaines dérives, à pointer certaines menaces, afin d’obtenir que le politique s’en empare et agisse. A cette fonction première s’ajoute un rôle de sensibilisation – auprès des jeunes, des médias, des entreprises… – qui passe par une part de dénonciation et par un mode d’action qui se veut un peu “coup de poing” afin de susciter des prises de conscience. Une de nos actions aura par exemple consisté à recouvrir les bouches de métro d’affiches porteuses de messages du type : “Si vous souhaitez rejoindre un club exclusivement masculin tapez assembléenationale.fr” ou “Vous voulez payer 25?% de moins vos salariés ? Embauchez des femmes !”

Une autre aura été la réalisation de petits films intitulés Vies de meufs dans lesquels nous nous sommes amusés à inverser les rôles en montrant, dans l’un, un groupe de femmes assises à une terrasse de café qui sifflent et importunent un homme et, dans un autre, un homme qui n’en finit pas de recoucher le bébé qui pleure pendant que sa femme reste assise avec les invités. Chaque fois, l’idée est d’interpeller. De faire lever la tête. Et aussi de donner à voir des choses qui, à force d’être banalisées, sont devenues quasi invisibles. Pour y parvenir, les féministes ont toujours fait preuve de beaucoup de créativité et, contrairement à ce que l’on croit, de beaucoup d’humour. Comme celles qui se sont battues pour qu’en France nous ayons le droit de vote et qui, pour marquer les esprits, n’ont pas hésité à se présenter à des élections en sachant qu’elles ne pourraient pas être élues. Nous avons voulu nous inscrire dans cette histoire de lutte, en être à la fois les héritières et les continuatrices.

Néo-féminisme
Pour autant je n’aime pas parler de néo-féminisme car si nous sommes innovants dans nos modes d’action – nous utilisons énormément les réseaux sociaux qui constituent un moyen de mobilisation extraordinaire –, nos domaines d’actions restent les mêmes ; la seule différence étant que les inégalités que nous dénonçons sont plus insidieuses. Par exemple, les femmes ont toujours plus de mal à avorter puisqu’on ferme de plus en plus de centres d’IVG, ce qui s’apparente à une remise en question de ce droit sans pour autant constituer une atteinte à la loi et donc sans représenter une atteinte frontale sur des droits supposés acquis. Même chose avec l’accès à la contraception – normalement intégralement remboursée sauf pour les pilules dites de troisième génération, ce qui pour nous n’est pas normal – ou le harcèlement sexuel qui a fait l’objet d’une loi en 1992 qui, depuis, est régulièrement remise en question. Ce type d’exemples montrent qu’en dépit de toutes les avancées obtenues par les premières générations de féministes – celles des années 60-70 -, notre action continue à porter sur les mêmes thèmes sociétaux : travail, contraception, droit à disposer de son corps librement…

La génération précédente a obtenu la mise en place d’un dispositif légal censé garantir les droits des femmes. Nous nous efforçons d’obtenir son application. Comme dans le cas de l’ordonnance de protection censée protéger les femmes victimes de violences conjugales et qui n’est pas appliquée tout simplement parce qu’elle n’a jamais fait l’objet de la moindre campagne d’information auprès des professionnels, que ce soit au sein de la justice ou de la police.

Complémentarité vs égalité
Notre rôle implique aussi de soutenir les femmes du monde entier. Ce que nous avons fait dernièrement à l’occasion de l’affaire des Pussy Riot, ces féministes russes condamnées à deux ans d’emprisonnement pour avoir dénoncé l’autoritarisme de Poutine et les liens entre religion et pouvoir politique dans leur pays. Suite à cela, nous avons organisé un rassemblement de soutien le 17 août avec Amnisty International et Russie Liberté. Ce qui se passe en Tunisie, où un article de loi prévoit de modifier le statut de la femme en la définissant non plus comme égale mais comme complémentaire de l’homme, nous interpelle également puisqu’on est là face à un exemple typique de ces reculs insidieux qui nous inquiètent. Dans le cas de la Tunisie, on se contente de glisser d’un mot à un autre sans atteinte directe à un quelconque droit des femmes puisqu’on reste dans le seul champ de la sémantique. Il est pourtant évident que ce changement de terminologie n’a rien d’anodin. Que le fait de considérer la femme comme “complémentaire” de l’homme remet totalement en cause le principe même d’égalité dans la société tunisienne.

Universalisme vs essentialisme
Nous nous réclamons de l’universalisme, ce qui implique que, pour nous, les droits des femmes doivent être les mêmes pour toutes, partout dans le monde ; quelle que soit leur culture, leur origine, ou la situation politique de leur pays. Même si, évidemment, on ne lutte pas de la même manière aux Emirats Arabes et en France. Dans certains pays les femmes se battent pour avoir le droit de conduire ou pour ne pas être mariées de force à 12 ans, donc on sait bien que les combats et les situations diffèrent mais nous considérons qu’en terme de droits, d’accès à l’éducation et d’intégrité physique, les revendications doivent être les mêmes.

Or cette notion de “complémentarité” avancée par le gouvernement tunisien s’inscrit, à l’inverse, dans une approche essentialiste impliquant que, par leur nature même, les femmes soient plus aptes à rester à la maison, à s’occuper des enfants et à fuir le pouvoir et les responsabilités, ce qui vient ancrer dans le marbre des différences alors que, pour nous, il y a égalité entre êtres humains. Sur ce plan, le XIXe siècle reste la pire période de notre histoire puisque c’est à cette époque que l’on cherche à prouver que les femmes ont un plus petit cerveau et une faible constitution, qu’elles ne peuvent ni faire de sport ni occuper la fonction de magistrate, par exemple, parce qu’elles sont trop émotives. C’est pourquoi nous considérons que lorsqu’on biologise ainsi les différences afin de justifier ce qui n’est qu’inégalités sociales et culturelles, alors le danger est réel.

Droits acquis
C’est toujours la même histoire en période de révolution : les femmes prennent énormément part à la mobilisation, elles descendent dans la rue et revendiquent des droits, elles pensent pouvoir profiter de la transition démocratique pour obtenir l’égalité et, au final, le nouveau pouvoir cherche invariablement à les remettre à leur place traditionnelle. C’est ce qui se produit actuellement en Egypte, en Tunisie, où le harcèlement sexuel se généralise et où le sentiment d’impunité des agresseurs ne cesse d’augmenter, et même au Maroc où, pour laver l’honneur de la famille, on a vu que l’on pouvait contraindre la victime d’un viol à épouser son agresseur.

Même s’il est clair que l’on assiste dans ces pays à un retour à l’ordre moral, ces différents exemples prouvent tout simplement que les droits des femmes ne sont jamais acquis, nulle part. Le fait qu’aux Etats-Unis les Républicains militent contre l’avortement montre bien que les atteintes aux droits des femmes ne sont absolument pas le fait des seuls pays arabes ou musulmans et que l’on ne peut les circonscrire à certaines régions du monde. Aux Etats-Unis la question de l’avortement reste toujours extrêmement clivante. Cela s’explique en grande partie par l’influence du religieux sur le politique, laquelle est beaucoup plus forte là-bas qu’en France, même s’il existe aussi chez nous des mouvances catholiques intégristes et même si Marine Le Pen s’est dite favorable au déremboursement de l’avortement…

Ecarts de salaires
Il existe en France une illusion d’égalité. On a l’impression que tout va bien, que tout progresse, que ce n’est qu’une question de temps pour que l’égalité soit totale. En réalité on reste à 27?% d’écart de salaire entre hommes et femmes d’une façon générale, dont 10?% de discrimination pure ; ce qui signifie qu’un homme et une femme occupant le même poste, jouissant de la même ancienneté et affichant les mêmes résultats conserveront 10?% d’écart de salaires en moyenne. Le reste s’explique par les congés de maternité qui coûtent très cher aux femmes en terme d’avancement, d’évolution de carrière et même de recrutement – alors qu’au final, il ne s’agit que de quelques semaines sur une carrière qui va durer près de 40?ans -, et qui, parce qu’ils entraînent une suspicion, avant, pendant et après, créent une véritable discrimination. Tout cela reste un état de fait avéré et dénoncé, certes, mais qui pour l’heure ne s’améliore absolument pas.

Il existe en France six lois sur l’égalité professionnelle. Six lois inopérantes puisque, grâce à elles, on devrait avoir atteint l’égalité réelle depuis longtemps et que ce n’est évidemment pas le cas. C’est pourquoi nous réclamons des rapports de situations comparés – quels postes sont occupés par des hommes, quels postes par des femmes, quelles sont les évolutions de carrière et de rémunération des uns et des autres, etc. C’est compliqué mais c’est aussi le seul moyen de prouver les inégalités. Rappelons par ailleurs que 35?% des temps partiels sont occupés par des femmes et que, contrairement à ce que l’on nous répète, ce n’est pas simplement pour elles un moyen de concilier vie professionnelle et vie familiale. Ce n’est pas toujours choisi, loin de là. Nous réclamons donc ces rapports de situation comparés et aussi des sanctions. Parce qu’il n’y a que cela qui marche – tout comme, hélas, les quotas, qui restent pour nous la moins mauvaise des solutions pour parvenir à la parité – et parce qu’on le sait, l’action individuelle est toujours extrêmement difficile à mener.

Climat de régression
Autre domaine où les inégalités sont flagrantes en France : celui de la politique. Nous avons réalisé une campagne en juin sur le thème de la parité dans ce domaine afin de montrer que, sur 72?% de nos circonscriptions, aucune femme n’avait été élue depuis 1988.Ce qui montre bien que les anciens schémas de l’homme de plus de 50 ans, plutôt blanc et plutôt aisé comme personnalité la plus éligible, perdurent.

Nous avons également mené une campagne sur le viol parce que, là aussi, beaucoup reste à faire : dans les commissariats, on n’est pas formé à l’accueil et à l’écoute des victimes. Il arrive que l’on refuse de prendre la plainte et que l’on propose de déposer plutôt une main courante. Pourtant l’arsenal juridique existe, des lois sont là pour garantir les droits des femmes, mais les mentalités posent encore problème. Pour moi cela tient beaucoup à l’absence de formation des professionnels.

Ne serait-ce qu’une demi-journée pour sensibiliser les forces de l’ordre à ces sujets serait extrêmement utile. Voilà pourquoi nous nous battons pour l’application des textes et pour la sensibilisation, du public – pour prévenir le sexisme et les violences dès le plus jeune âge – comme des professionnels. Or quel que soit le gouvernement, ces questions passent systématiquement à la trappe, surtout en période de crise. On ne crée ni crèches, ni structures d’accueil pour les femmes victimes de violence parce que cela coûte cher et qu’on considère qu’il y a d’autres priorités. Au vu de ces différents freins et de cette absence de volonté politique, je considère que l’on peut parler de climat de régression ; en France comme dans le reste du monde.

Précarité
C’est pour lutter contre ce climat que nous avons voulu nous regrouper, afin d’avoir plus de poids et d’augmenter nos chances d’être entendus. Nous avons donc organisé un collectif – “Féministes en mouvement” – rassemblant 45 associations féministes et nous avons rédigé un manifeste regroupant l’ensemble de nos revendications. Aussi bien sur le droit à disposer de son corps, que sur l’égalité professionnelle, l’accès aux services de la petite enfance – puisque quand on développe les crèches, on développe l’emploi des femmes… – et sur la précarité d’une façon générale puisqu’aujourd’hui, la pauvreté est féminine : 85?% des personnes qui gagnent le Smic sont des femmes, les temps partiels qui génèrent des revenus inférieurs au Smic sont très majoritairement occupés par des femmes et il existe un écart de 38?% entre la retraite moyenne des hommes et celle des femmes…

On nous a par ailleurs reproché d’être opposés à la question du salaire maternel – autrement dit à l’idée de verser un salaire aux femmes au foyer – mais pour nous cela reviendrait à entériner une situation qui enferme la femme dans un rôle traditionnel sans promouvoir ses droits puisque, on le sait, l’emploi, aussi pénible soit-il, est le seul vecteur d’autonomie. Tout cela était dans notre manifeste sorti le 8 mars dernier.

Madame-Mademoiselle
C’est nous qui, avec les Chiennes de garde, avons initié le débat sur l’usage des termes “Madame” et “Mademoiselle”. En réclamant la suppression du “Mademoiselle” et de la mention “nom de jeune fille” dans les formulaires administratifs, nous avons voulu réagir sur une question de langage qui nous paraît importante, tout simplement parce que le langage véhicule les valeurs. Or demander à une femme si elle est mariée ou non alors qu’on n’interroge jamais les hommes sur leur statut marital constitue une première forme de discrimination sur une question de vie privée qui ne concerne ni l’employeur ni l’administration. C’est pourquoi nous considérons que le recours à ces termes qu’Anglais et Allemands ont supprimés est révélateur du sexisme latent ancré dans notre société. Ce type de terminologie totalement archaïque appartient à une époque révolue. Celle durant laquelle les femmes passaient de la coupe de leur père à celle de leur mari et pour qui le mariage était soi-disant émancipateur.

L’affaire DSK
L’affaire DSK nous est elle aussi apparue comme le révélateur d’un machisme larvé au sein de la société française. La façon dont on en a entendu parler, les différentes tentatives visant à minimiser l’agression, à l’apparenter à du libertinage alors qu’il était question de viol, et jusqu’au fameux “Il n’y a pas mort d’homme” qui semblait résumer le sentiment général, auront constitué une véritable atteinte aux droits des femmes. Surtout, ces différentes réactions auront donné à voir le cynisme qui règne dans notre société à l’égard des femmes. Nous avons lancé un appel au rassemblement et, en quelques jours, nous avons obtenu 30 000 signatures. C’est aussi à ce moment-là que nous avons connu une forte augmentation du nombre de nos adhérents. Preuve que, malheureusement, c’est avec des affaires telles que celles-ci que les prises de conscience se font.

Le voile
La question du voile fait débat au sein de l’association. Pour nous il ,n’est pas question de stigmatiser les femmes qui portent le voile mais de dénoncer celui-ci comme un symbôle de la domination masculine.D’un point de vue strictement personnel je considère que, le voile étant porté dans l’espace public, il revient à dire que celles qui le portent n’ont pas leur place dans cet espace. C’est une pratique qui a toujours eu pour fonction de priver les femmes de l’accès à l’espace public afin de les renvoyer vers l’espace domestique, ce qui constitue un déni d’égalité évident. C’est pourquoi celles qui, en Iran ou ailleurs, se sont battues pour ne plus être obligées de le porter ne comprennent pas qu’en France on puisse le banaliser en en faisant une question de choix et de liberté individuelle. Nous sommes face à une montée des intégrismes religieux – dont le voile est une manifestation- qui va à l’encontre du droit des femmes, c’est évident, même si la loi sur la burqa est intervenue dans un climat sécuritaire et islamophobe qui me gêne beaucoup.

Source Alternative économique 13/09/2012

Voir aussi : Rubrique Société, Droit des femmes, Citoyenneté,

Les jeunes journalistes sont contraints de s’adapter dans une presse en pleine crise

Carte blanche ou presque ! dessin Loic

La profession se porte mal, mais il n’y a jamais eu autant de candidats à l’entrée des écoles de journalisme. Ce sont 931 étudiants qui ont passé, en 2009, l’écrit du Centre de formation des journalistes (CFJ) de Paris (+ 11 %) pour un nombre stable de… 45 places. A l’Ecole de journalisme de Lille (ESJ), ils étaient 900 pour 44 places (+ 7 %).

« C’est un métier qui fait toujours rêver », constate Pierre-Savary, directeur des études à l’ESJ. Pourtant, les étudiants sont conscients des difficultés pour entrer dans la profession. »Les formations se sont aussi multipliées : 70 écoles, dont 13 reconnues par la profession. Les résultats d’une étude réalisée par Christine Leteinturier de l’Institut français de presse (IFP) et financée par l’Agence nationale de la recherche (ANR), montre que la précarité n’a jamais été si élevée. En 2008, parmi les nouveaux titulaires de la carte de presse entrant dans la profession, les contrats à durée indéterminée n’étaient que 41 % (69 % en 1998 et 72 % en 1990). Si la proportion de pigistes reste stable (23 % des nouveaux entrants en 2008), la part des contrats à durée déterminée (CDD) grandit (29 %). Des titulaires de contrats en alternance ont fait leur apparition (7 %). Et 16 % des nouveaux journalistes n’ont pas demandé le renouvellement de leur carte en 2009.

Les stages non rémunérés sont une pratique de plus en plus fréquente dans l’audiovisuel, la presse quotidienne nationale et les médias numériques. Au mieux, le stagiaire sera « dédommagé » : il touchera environ 400 euros pour un mois de travail. Au pire, il recevra des avantages en nature ou rien du tout. « Difficile de dire que je suis exploité car je suis volontaire, reconnaît un stagiaire qui enchaîne les stages et travaille actuellement dans un média Internet. Je produis pratiquement un papier tous les jours, je reste tard le soir. On m’a tellement répété que les places sont chères et qu’il faut faire ses preuves que je me donne à fond. » A France 3, sur 31 étudiants en CDD de fin d’études pris à l’été 2009, 9 ont vu leur contrat reconduit en mai 2010 après une course d’obstacles. Au point qu’ils ont été surpris d’être nommés les « Koh Lanta ». Même les écoles les plus cotées ont du mal à garantir à leurs étudiants un CDD de fin d’études dans un média prestigieux.

Il y a dix ans, nous avions une dizaine de stages de fin d’études en presse quotidienne nationale, témoigne Pierre Savary, de l’ESJ. Cette année, nous en aurons trois ou quatre. »pour Remy Rieffel, directeur du mastère de journalisme de l’Institut français de presse, « la presse quotidienne régionale joue souvent le jeu ». Pour d’autres supports, il avoue se trouver face à un « dilemme ». Lorsque nos étudiants se voient proposer un stage non rémunéré dans un média intéressant, si nous acceptons, nous entrons dans un cercle vicieux. Si nous refusons, nous les privons d’une opportunité. »

Des journalistes autoentrepreneurs sont apparus. Etienne Thierry, 36 ans, a quitté en 2009 après un plan social. Il propose des piges à diverses publications. En prospectant sur Internet, il a trouvé un portail prêt à lui acheter deux articles par mois contre 600 euros. Mais il doit présenter des factures et prendre le statut d’autoentrepreneur. « En dix jours, j’ai créé mon autoentreprise, raconte-t-il. Je découvre ce statut avec lequel je ne suis pas très à l’aise. » En principe, ce statut créé en 2009 ne s’adresse pas aux journalistes. La commission de la carte des journalistes refuse de la délivrer aux rédacteurs exerçant sous ce statut jugeant que deux critères essentiels ne sont pas remplis : ils ne sont pas salariés d’une entreprise de presse et mélangent souvent dans leur activité journalisme et communication.

« Si l’employeur n’est plus éditeur, cela signifie que le journaliste perd son statut et les garanties qui vont avec Eric Marquis, vice-président de la commission. Si la loi accorde au pigiste des garanties comparables à celles d’un salarié, ce n’est pas le cas pour l’autoentrepreneur. Le statut offre des avantages : la liberté, selon certains, et des charges sociales moins élevées. D’autres y voient des inconvénients. « En termes de précarité, c’est catastrophique. Je suis soumis à la pression tarifaire du client », témoigne un rédacteur travaillant pour l’Internet. Il est vrai que le prix du feuillet (1 500 signes) varie considérablement : autour de 100 euros sur le papier, il peut tomber à 30 euros pour des médias Web.

Xavier Ternisien (Le Monde)

Florence Aubenas : « vous dites bonjour, on vous regarde comme si le balai allait parler »

aubenasGrand reporter au Nouvel Observateur, Florence Aubenas a fait la plus grande partie de sa carrière à Libération. Pour écrire Le quai de Ouistreham (éditions de l’Olivier) elle a pris la décision de se mettre dans la peau d’une femme de ménage pendant six mois.

 » Votre choix initial était-il de mener un travail de journaliste ?

Face à la crise qui se profilait à l’horizon, il m’a semblé intéressant d’aller voir à hauteur d’homme et de femme comment cela se passait sur le terrain. Je n’ai pas trop réfléchi à la forme, j’ai abordé le sujet comme un reportage au sens strict du terme. Je ne suis ni sociologue ni éditorialiste. J’ai voulu raconter le monde tel que je le rencontrais.

Cela correspond à une certaine vision du métier en rupture avec la réactivité immédiate…

En partant pour une durée indéfinie, je voulais me donner le temps dont on ne dispose pas habituellement. J’ai commencé par prendre un congé sans solde de quatre mois, que j’ai prolongé. Par rapport aux contraintes du métier, que j’apprécie, c’est évidemment un luxe journalistique. Au début, je pensais que cela prendrait la forme d’un journal de bord. Mais je rentrais tard, je reprenais tôt. Je n’y arrivais pas.

Quel regard portez-vous sur le traitement médiatique de la société qui se résume le plus souvent aux faits divers ?

Curieusement, les journalistes traitent davantage les éléments inhabituels. Les journaux sont fait pour ça. Nous sommes formés dans cette logique, et finalement on traite plus facilement l’extraordinaire que l’ordinaire. Dans tout type d’approche sociale, il faut plus de temps et plus de place. Raconter le quotidien est plus difficile compte tenu du cadre dans lequel les journalistes travaillent. Les rédacteurs en chef vous demandent un traitement optimiste des choses parce que les gens sont déjà déprimés… Il y a une conjonction d’éléments qui fait que ces sujets là sont difficiles à traiter.

Votre soutien aux confrères de France 3 tenus en otages en Afghanistan semble reposer sur une mobilisation nécessaire de l’opinion publique mais aussi contre une certaine dévalorisation de la profession par le gouvernement ?

Au départ, le gouvernement a demandé aux journalistes de ne pas faire trop de publicité à cette affaire pour optimiser les négociations et ne pas nuire aux conditions de leur libération. La presse a joué le jeu. Ceux qui n’ont pas respecté les règles sont ceux qui l’avaient demandé. Plusieurs membres du gouvernement, Claude Guéan, le général Georgelin… se sont précipités pour briser ce souci de confidentialité en dévalorisant leur travail. Le problème est, dès lors, double. Si c’était dangereux de parler d’eux, pourquoi l’ont-ils fait ? Et pourquoi accabler des gens qui ont déjà la tête sous l’eau ? On ne peut pas venir nous expliquer : l’Afghanistan est un endroit primordial pour l’Occident ; nous devons y envoyer des soldats pour y défendre nos valeurs fondamentales et interdire à la presse de s’y rendre parce que ce serait trop dangereux. Les journalistes sont partis là-bas faire leur métier, et je ne vois pas pourquoi on les accable d’un coup, comme s’ils avaient fait du ski hors-piste.

Voyez-vous un lien entre votre expérience d’otage en Irak en 2005 et celle que vous venez de vivre à Caen ?

Je n’y ai pas pensé du tout. Mais je ne suis pas quelqu’un de très introspectif. Cela ne veut pas dire que ce lien n’existe pas.

Votre livre permet la découverte du monde ignoré de la précarité. Je pense par exemple à la formation des agents d’entretien où l’on apprend surtout à être invisible …

Effectivement, en exerçant cette profession, vous réalisez que la principale qualité que l’on vous demande c’est d’être invisible. Pour parler de votre boulot, on va vous dire : elle est formidable, elle est venue, on ne l’a pas vue, on ne l’a pas entendue. On ne vous regarde pas, quand vous entrez et quand vous dites bonjour, on vous regarde comme si le balai allait parler. Parfois on parle de votre entreprise à la radio, c’est généralement pour annoncer le licenciement de 200 salariés mais on ne cite pas les intérimaires et les externalisés. Ces personnes sont dans l’ombre, dans le non-droit du travail dérégulé. Un certain nombre d’employeurs y trouvent leur compte. Dans cette catégorie de personnel, si vous dites je ne travaille pas le dimanche, vous ne travaillez pas.

La pression exercée et la mise en concurrence orchestrée par les marchands de main d’œuvre semble terrifiante…

La concurrence est omniprésente, entre les employés et les entreprises qui négocient les contrats de ménage à la baisse. Au bout de la chaîne, c’est la personne qui passe le balai qui se retrouve à courir. Tout ce qui concourt à la protection des salariés et à la régulation des relations employés – employeurs n’est pas pertinent dans cette zone là qui concerne quand même 20% des salariés français. Une zone où les syndicats n’ont plus prise.

Dans votre livre l’aspect humain est très présent à travers l’expérience de ces femmes qui s’anesthésient pour faire face aux humiliations. Vous mettez le doigt sur un processus d’auto-dévalorisation qui s’exerce chez certaines d’entre-elles…

C’est sûr que le travail précaire est avant tout féminin. 80% des précaires sont des femmes. 80% des Français qui sont sous le Smic sont des femmes. Et 80% des Français qui sont juste au-dessus du Smic sont des femmes. Donc les travailleurs pauvres et malmenés sont des femmes. J’avais une idée reçue très idiote qui était de penser que le travail précaire regroupe peu ou prou une population homogène. Ce qui est tout à fait faux. Il y a des retraitées, des lycéennes, des mères de famille, des gens qui débutent avec de l’ambition, d’autres qui ont dégringolé et qui subissent en souffrant. Il y a des réalités très différentes. Pour moi, une des grandes leçons de cette expérience, c’est de me dire que le travail précaire concerne tout le monde. Les femmes avec qui je suis restée en contact me disent, on n’est pas des précaires. Elles vivent cette désignation comme une forme de marginalisation. Elles disent on est la France de tous les jours. On est la France normale. Et elles ont raison parce que c’est là que l’on en est aujourd’hui. Mais comme ce monde est invisible on n’a pas vu cette France normale devenir précaire « .

Recueilli par Jean-marie Dinh

Florence Aubenas Le quai de Ouistreham aux éditions de L’Olivier

Voir aussi : Rubrique Livre les bonnes feuilles du Nouvel Obs, Rubrique Médias rassemblement de soutien aux otages , exemple pratique d’un petit soldat du journalisme , médias banlieue et représentations, rubrique Société, sans papier nouveaux esclaves, La France continue à détruire des emplois , 8 millions de pauvres en France,