Jean-Claude Piquard, sexologue clinicien, signe chez H&O « La fabuleuse histoire du clitoris » objet de luttes idéologiques. Incontournable !
Campagne de Osez le féminisme pour le plaisir sexuel féminin
La pornographie accessible aujourd’hui en un clic ne saurait remplacer le manque criant d’éducation à la sexualité et moins encore nous éclairer sur les mystères clitoridiens. Même Pierre Perret qui a su nous décrire l’engin de sa passion en long et en court est passé à côté. Par manque de documentation sans doute, puisque l’organe érectile du plaisir féminin est représenté au mieux comme un petit point sur les planches anatomiques des cours de SVT quand il n’en n’est pas le grand absent.
« Le clito demeure cet inconnu impensé, invisible, réduit à une sorte d’ersatz de pénis atrophié », appuie Julie Muret d’Osez le féminisme. Un bien piètre destin pour cet organe surdoué du plaisir féminin, qui cumule plus de 10 000 terminaisons nerveuses, mesure 11 cm de long au repos et se déploie dans tout le bassin féminin. Le clito est toujours objet d’ignorance, voire de dénigrement et de mutilations.
En France la recherche est quasi inexistante, et les fonds manquent pour approfondir l’étude. « Les représentations en matière de sexualité féminine n’ont pas évolué depuis Freud. Les femmes seraient séparées en deux catégories : celles bloquées au plaisir clitoridien, à un stade infantile, et les autres, accédant au plaisir vaginal, considéré comme supérieur et adulte » analyse encore Muret qui signe la préface de La fabuleuse histoire du Clitoris (Editions H&O 2013).
«Vous en saurez plus sur le clitoris en lisant les magazines féminins qu’en fréquentant la sexologie médicale », témoigne l’auteur du bouquin, Jean Claude Piquard qui nous convie à un voyage dans l’histoire sexuelle de l’Occident, qu’il conviendrait mal de qualifier de nouvelle quête du Graal.
Le clito découvert au XVIIe
Le parcours historique illustré nous rappelle que dans l’antiquité, la sexualité était considérée comme une source de plaisir naturelle sans limite. Le plaisir actif de l’homme était alors la règle et justifiait toutes les pulsions de la puissance virile y compris dans les pratiques pédophiles. Le viol de femmes et d’hommes des castes inférieures était autorisé. Bref, c’était le culte du phallus à tout va.
L’auteur confie ne pas avoir mis la main sur la moindre représentation antique du clitoris. On sait en revanche que l’excision était largement pratiquée en Egypte. Au Moyen-Age, émus par les pratiques impudiques, ce furent les barbares germaniques (rapidement singés par le clergé) qui firent casser ou cacher le sexe des statuts. Les femmes ne disposent d’aucun droit jusqu’à l’émergence du culte de la Vierge qui leurs donne un nouveau statut confirmé par le mariage sacré au concile de Latran en 1250. La sexualité est libre dans ce cadre mais rythmée par de nombreuses périodes d’abstinences.
A la Renaissance, les moeurs des riches tendent à un retour vers le modèle antique. Ce n’est qu’au XVIIe que la médecine découvre le clitoris. L’organe associé à la volupté est reconnu comme un facteur positif pour être lié à la fertilité. Ce qui ne dissuade pas le chirurgien de Louis XIV de préconiser l’excision comme « remède à la lascivité féminine ».
Au fil des découvertes et des progrès de l’imprimerie, la médecine progresse. Au siècle des Lumières, le clitoris trouve place dans le dictionnaire. A cette époque que Dr Tissot affirme que la masturbation rend sourd. Les femmes dotées d’un grand clitoris inquiètent les hommes de sciences et la bourgeoisie cherche à économiser le plaisir pour privilégier la force de travail.
Au XIXe on réprime la masturbation avec des clitoridectomies punitives pour les récalcitrantes. Dans les années 1880, l’ensemble du corps médical et de l’église reconnaît le processus de procréation et le terrible verdict tombe : le clitoris n’y participe pas. Pour le clitoris commence une longue descente aux enfers !
On sait aujourd’hui que le clitoris est un organe indispensable au plaisir et donc à la liberté des femmes officiellement plus mis en cause.
Jean-Marie Dinh
La fabuleuse histoire du Clitoris H&O éditions, 16 €
Essai. L’association Psychanalyse sans frontière recevait mardi Marie-Jean Sauret pour « Malaise dans le capitalisme ».
Marie-Jean Sauret est psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique à l’université de Toulouse-Le Mirail. Ses travaux approchent la croyance et la politique. Dans son dernier ouvrage « Malaise dans le capitalisme », il soutient que la psychanalyse a un rôle à jouer dans l’élaboration de concepts permettant de trouver un équilibre entre les revendications de l’individu et les exigences culturelles de la collectivité. Un apport répondant au pouvoir d’agir qui se révèle comme un besoin humain d’autant plus fondamental que le fonctionnement capitalistique global impacte notre rapport au groupe.
Pathologie du lien social
Le caractère pathogène du capitalisme et ses effets sur la santé mentale ne sont plus à démontrer. Marie-Jean Sauret ordonne la pathologie du lien social : généralisation du mensonge, des affaires, justification des guerres, poids de l’influence de l’opinion, montée de la violence, dégradation des savoirs traditionnels. Il souligne la montée d’un climat paranoïaque avec le succès des thèmes de l’insécurité, des fichages et du harcèlement moral. S’il évoque l’expansion des mouvements religieux, notamment extrémistes, l’auteur ne pose pas un diagnostic relatif à la religion « qui invite à s’en remettre à l’autre ». Il s’attache à l’espace politique « pour récupérer la responsabilité du monde que nous vivons » contre la conviction d’une détermination économique inéluctablement orientée vers le marché global. « La question de la politique se confond avec celle de la possibilité de décision du sujet. »
Faire communauté avec la différence
« Il ne paraît pas qu’on puisse amener l’homme par quelques moyens que ce soit à troquer sa nature contre celle d’un termite. Il sera toujours enclin à défendre son droit à la liberté individuelle contre la volonté de la masse », assure Freud. Pour Lacan, le lien social désigne la façon dont un individu arrive à loger le plus singulier de ce qu’il est dans « le commun ». « La question n’est pas de savoir comment faire communauté avec son semblable ou celui avec lequel nous sommes dans une relation aimable mais avec la différence, le dangereux et avec lequel la relation et de haine. »
Le lien social contemporain, celui du capitalisme, est dominé par la science et le marché que Lacan caractérise comme « la copulation du discours capitaliste avec la science » exploitant la structure du sujet désirant pour lui faire croire que la science fabriquera l’objet qui lui manque et qu’il n’aura qu’à se servir sur le marché. Sans le secours d’aucun lien social établi.
La forme de vivre ensemble qui découle du capitalisme, est celle qui valorise l’utilitarisme, la consommation et la jouissance qui consume. Marie-Jean Sauret met en évidence trois aspects liés aux conditions de la globalisation : « La nature du modèle de « tout » qui tend à s’imposer, le destin de la démocratie et du politique, et l’opération sur la langue qui semble l’accompagner ». Deux problèmes sont ainsi soulevés : celui des conséquences néfastes du capitalisme pour le sujet et le lien social et celui d’une conception du sujet sans actes possibles. Que peut apporter la psychanalyse en ce domaine ? Elle possède une expérience du défaire pour construire une singularité du vivre ensemble, observe l’auteur qui nous invite à exploiter les ressources humaines en notre possession pour faire face .
Jean-Marie Dinh
Malaise dans le capitalisme, Presse universitaire du Mirail 23 euros
« Il ne faut pas oublier que c’est dans le pays le plus industrialisé d’Europe, l’Allemagne, qu’Hitler est arrivé légalement au pouvoir en 1933. Je ne veux pas dire que nous sommes condamnés à une troisième guerre mondiale, mais l’aggravation de la crise économique peut avoir des conséquences politiques et sociales extrêmement graves. »
Dans un entretien publié le 10 mai dans La Tribune, le sociologue et philosophe français Edgar Morin revient longuement sur la crise grecque et ses conséquences.
La Tribune : l’impuissance à apporter une solution au problème grec n’est-elle pas la démonstration d’une crise des finalités de l’Europe ?
Edgar Morin : La finalité première de l’Europe, c’était d’en finir avec les guerres suicidaires. Face à l’Union soviétique et ses satellites, il fallait créer et sauvegarder un espace de démocratie et de liberté. Donc, l’idée première était fondamentalement politique. Mais la résistance des Etats nationaux à abandonner une parcelle de souveraineté pour créer une entité politique supranationale a bloqué cette évolution. Dans les années 50, les grands courants économiques qui traversaient l’Europe occidentale ont permis de constituer une unité économique qui s’est achevé avec la constitution de l’euro. Mais sans aller au-delà. Nous avons payé cher cette débilité politique, par exemple avec la guerre de Yougoslavie. Et aujourd’hui, dans le cas de la Grèce, on mesure bien l’absence d’une autorité politique légitime. L’Europe est arrivée dans un état d’impuissance. Elle est paralysée par son élargissement et son approfondissement est bloqué par la crise actuelle.
La montée du nationalisme en Europe vous inquiète-t-elle ?
Avant même 2008-2009, il y avait déjà des poussées de nationalisme, certes limités à 10 ou 15% des voix, mais qui représentaient quelque chose de nouveau dans le paysage européen. Là-dessus s’est greffée la crise financière et économique, qui favorise ces tendances xénophobes ou racistes. L’Europe est arrivée à une situation « crisique » puisque pour la première fois, l’hypothèse que l’euro puisse être abandonné par un pays comme la Grèce a été émise, même si cela a été pour la rejeter. L’euro que l’on pensait institué de façon irréversible ne l’est pas. En fait, on ne sait pas très bien vers quoi le monde se dirige. Et, bien qu’il s’agisse d’une situation très différente de celle de 1929 ne serait ce que par le contexte européen, il ne faut pas oublier que c’est dans le pays le plus industrialisé d’Europe, l’Allemagne, qu’Hitler est arrivé légalement au pouvoir en 1933. Je ne veux pas dire que nous sommes condamnés à une troisième guerre mondiale, mais l’aggravation de la crise économique peut avoir des conséquences politiques et sociales extrêmement graves.
Quelle est la nature profonde de la crise que nous traversons ?
Par delà son déclenchement local, aux Etats-Unis, cette crise est liée à l’autonomisation du capitalisme financier, à l’ampleur de la spéculation, au recours de plus en plus important au crédit chez les classes moyennes appauvries, et aux excès d’un crédit incontrôlé. Mais la cause globale est l’absence de régulation du système économique mondial. Le règne du libéralisme économique est fondé sur la croyance que le marché possède en lui des pouvoirs d’autorégulation, et aussi des pouvoirs bénéfiques sur l’ensemble de la vie humaine et sociale. Mais le marché a toujours eu besoin de régulations externes dans le cadre des Etats nationaux. Après la mythologie du communisme salvateur, la mythologie du marché salvateur a produit des ravages, de nature différente, mais tout aussi dangereux.
Une autorité planétaire telle que le G20 apporte-t-elle la réponse ?
Nous sommes dans le paradoxe de la gestation d’une société monde où l’économie et les territoires sont reliés entre eux, mais pour qu’il y ait au-dessus de cela une autorité légitime, il faudrait qu’il y ait le sentiment d’une communauté de destin partagé. Pour des problèmes vitaux comme la biosphère, la prolifération des armes nucléaires ou l’économie, il n’y a pas de véritable régulation mondiale. Ce qui se passe dans l’économie est à l’image des autres débordements, des autres crises du monde. La crise économique n’est pas un phénomène isolé. Elle éclate au moment où nous vivons une crise écologique.
C’est une crise de civilisation ?
C’est une crise des civilisation traditionnelles, mais aussi de la civilisation occidentale. Les civilisations traditionnelles sont attaquées par le développement, la mondialisation et l’occidentalisation, qui sont les trois faces d’une même réalité : le développement détruit leurs solidarités, leurs structures politiques, produit une nouvelle classe moyenne qui s’occidentalise, mais aussi en même temps un gigantesque accroissement de la misère. Le développement à l’occidentale est un standard qui ne tient pas compte des singularités culturelles. Le paradoxe c’est que nous donnons comme modèle aux autres ce qui est en crise chez nous. Partout où règne le bien être matériel, la civilisation apporte un mal être psychologique et moral dont témoignent l’usage des tranquillisants.
L’individualisme n’a pas apporté seulement des autonomies individuelles et un sens de la responsabilité, mais aussi des égoïsmes. La famille traditionnelle, les solidarités de travail, de quartier se désintègrent et la compartimentation de chacun dans son petit cercle lui fait perdre de vue l’ensemble dont il fait partie. Il y a les stress de la vie urbaine, la désertification des campagnes, toutes les dégradation écologiques, la crise de l’agriculture industrialisée. C’est pour cela que j’ai écrit un livre qui s’appelle « politique de civilisation », pour exprimer l’urgence et l’importance des problèmes que les politiques ne traitent pas.
Nicolas Sarkozy a semblé un temps s’en inspirer …
Il a complètement abandonné cette idée. Quand il l’a lancé aux vœux du nouvel an 2008, beaucoup de médias ont dit qu’il reprenait mon expression. J’ai été interrogé, j’ai rencontré le président mais on a vite vu que l’on parlait de deux choses différentes. Il pensait à l’identité, aux valeurs, à la Nation, moi à une politique de correction des dégâts du développement économique.
L’Allemagne a pris une position très dure sur la Grèce. Est-elle tentée de faire éclater l’Europe actuelle ?
L’une des tragédies de l’Europe, c’est que les nations sont égocentriques. L’Allemagne a une politique germanocentrique et forte de son poids elle essaie de l’imposer aux autres. La décomposition de l’Europe pourrait être une des conséquences de la crise. Mais pour le moment, ce n’est pas l’hypothèse la plus probable. La relation entre la France et l’Allemagne est toujours solide. Il faudrait arriver à une nouvelle phase de la crise avec une montée des nationalismes.. Les partis néo-nationalistes sont à peu près au même stade que le parti hitlérien avant la crise de 1929 mais cela ne veut pas dire qu’ils ne pourraient pas représenter 30% dans des circonstances catastrophiques. Nous avons vécu dans l’illusion que le progrès était une loi de l’histoire. On se rend compte désormais que l’avenir est surtout incertain et dangereux. Cela crée une angoisse qui pousse les gens à se réfugier dans le passé et à se plonger dans les racines. C’est d’ailleurs un phénomène mondial, pas seulement européen parce que la crise du progrès a frappé toute la planète avec dans de nombreux pays l’idée que l’occidentalisation des mœurs allait leur faire perdre leur identité. Nous vivons une situation planétaire régressive. Le test, c’est qu’est arrivé au pouvoir aux Etats-Unis un homme aux qualités intellectuelles exceptionnelles, un américain qui a une vraie expérience de la planète, un politique qui a montré une maturité extraordinaire – le discours sur le racisme, le discours du Caire -, et voilà que cet homme est aussitôt paralysé comme Gulliver. La seule chose qu’Obama a réussi en partie après un gigantesque effort est la réforme de la sécurité sociale. Mais bien qu’il ait conscience que le conflit israélo-palestinien est un cancer qui ronge la planète, il n’a pas réussi à faire plier Netanyaou. L’Amérique est toujours enlisée en Irak, prisonnière d’une guerre en Afghanistan, le Pakistan est une poudrière. Obama est arrivé au pouvoir trop tard dans un monde qui a mal évolué.
La Chine devient une puissance de plus en plus autonome. Quel rôle lui voyez-vous jouer à l’avenir ?
La Chine est une formidable civilisation, a une énorme population, beaucoup d’intelligence, une possibilité d’avenir exceptionnelle. Mais son développement actuel se fonde sur la sur-exploitation des travailleurs, avec tous les vices conjugués du totalitarisme et du capitalisme. Son taux de croissance fabuleux permet certes l’émergence d’une classe moyenne et d’une classe aisée, mais il ne favorise pas l’ensemble de la population. Il y a une énorme corruption et de puissants déséquilibres potentiellement dangereux pour la stabilité du pays. Le parti communiste chinois n’assoit plus son pouvoir sur un socialisme fantôme, il s’appuie sur le nationalisme. On le voit avec Taiwan, le Tibet. C’est un pays qui a absorbé le maximum de la technique occidentale et qui maintenant réalise d’énormes investissements en Afrique et ailleurs pour assurer ses approvisionnements en pétrole et en matières premières. C’est un pays qui est devenu le premier émetteur de CO2 du monde. Il faudrait trois planètes pour permettre le développement de la Chine au rythme actuel. Cela reste un point d’interrogation pour l’avenir.
Vous venez de ressortir des textes sur Marx. Pourquoi aujourd’hui ?
Je ne suis plus marxiste. J’ai été marxien, meta-maxiste. Marx est une étoile dans une constellation qui compte bien d’autres penseurs. Même quand j’ai été marxiste, j’ai intégré comme dans « L’homme et la mort », Freud et Ferenczi , beaucoup d’auteurs qui étaient maudits par les orthodoxes marxisants. J’ai toujours pensé qu’il fallait unir les différentes sciences, unir science, politique et philosophie. Il faut un savoir non pas complet mais complexe sur les réalités humaines et sociales. Toute ma culture universitaire a été faite dans ce sens là, dans ce que j’appellerai une anthropologie complexe, réunissant les acquis de toutes les connaissances qui permettent de penser l’homme et d’appréhender la réalité humaine. Jamais on n’a su autant de choses sur l’homme et pourtant jamais on n’a aussi peu su ce que signifiait être humain, a dit Heidegger, parce que toutes ces connaissances sont compartimentées et dispersées. Mon esprit transdisciplinaire doit donc quelque chose à Marx.
Mais dans ce livre aussi, je montre toutes les énormes carences qu’il y a dans la pensée de Marx qui ignore la subjectivité, l’intériorité humaine. L’essentiel de l’humain n’est pas d’être un producteur matériel. Il y a aussi toute cette part de mythe, de religion, qui existe même dans la société la plus technique comme les Etats-Unis. Ma vision tente donc de dépasser Marx. Mais ce qui le rend important aujourd’hui, c’est que c’était le penseur de la mondialisation. Celle-ci est une étape de l’ère planétaire qui commence avec la conquête des Amériques et qui se déchaîne au 19ème siècle au moment où écrit Marx. Marx a très bien compris le marché mondial qui conduirait à une culture mondiale. Marx était très ambivalent. Par exemple, il voyait que le capitalisme détruisait les relations de personne à personne.
Il avait vu la montée de l’individualisme anonyme qui déferle aujourd’hui sur nous. Ce que je retiens, c’est Marx, le penseur de l’ère planétaire. Sa grande erreur, prophétique, était de penser que le capitalisme était son propre fossoyeur. Selon lui, en créant un gigantesque prolétariat, il détruirait les classes moyennes et provoquerait la révolution qui mettrait fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Prophétie totalement erronée car les classes moyennes, loin de disparaître, ont tenu comme l’a vu Bernstein. Mais aujourd’hui, Marx reste un bon guide des dérives du capitalisme financier. Ce que n’avait pas prévu Marx, c’était la capacité de métamorphose du capitalisme qui renaît de ses cendres.
La question surplombe la thématique et la dépasse. Il s’agit de s’interroger sur la place de la psychanalyse dans notre société. On prend pour cela prétexte d’une commémoration. Celle du soixante dixième anniversaire de la mort de Freud. Tandis que l’activité éditoriale s’affaire a rééditer l’œuvre du père de la psychanalyse, le polémiste Michel Onfray, pond 600 pages (1) pour dénoncer la forfaiture freudienne. A gros traits,Onfray fait du penseur et de son œuvre un épouvantail. Freud serait un réactionnaire, anti-pauvre, misogyne, ayant pris ses fantasmes personnels comme une réalité universelle. Au regard de l’œuvre, on peut conserver une distance à l’égard de la psychanalyse et certaines de ses dérives, sans jeter le bébé et la mère avec l’eau du bain…
Car cet enterrement en grande pompe n’est évidemment pas anodin. Outre sa pachydermique dimension commerciale, l’entreprise Onfray s’inscrit dans un contexte où la psychologie cognitive, célèbre pour être à l’origine du fonctionnement informatique, c’est-à-dire pour modéliser dans un schéma binaire, étend dangereusement son emprise hégémonique dans la société. Dans ce contexte, il est intéressant de (re)découvrir les Conférences d’introduction à la psychanalyse rééditées en poche (2). Vingt-huit conférences prononcées entre 1915 et 1917 destinées à un public profane afin d’introduire les auditeurs à cette science naissante. Dès le début, Freud aborde l’aversion à l’encontre de l’investigation psychanalytique. « La société n’aime pas qu’on lui rappelle cette portion scabreuse de sa fondation, elle n’a aucun intérêt à ce que la force des pulsions sexuelles soit reconnue et à ce que soit mise à jour l’importance de la vie sexuelle pour l’individu. Dans une visée éducative, elle a pris le parti de détourner l’attention de tout ce champ. »
Dans la relation psychanalyse et démocratie, les contradicteurs d’hier sont encore ceux d’aujourd’hui. Peut-on construire une société sans croyance ? Cette question était posée aux invités d’un Forum Fnac vendredi, réunissant le sociologue Daniel Friedman, le psychologue montpelliérain Henry Rey-Flaud, et l’initiateur de l’Appel des appels Rolan Gori. Daniel Friedmann amorce ci-contre une réponse en posant au préalable une autre question : Qu’est ce que la croyance ?
Jean-Marie Dinh
(1) Le crépuscule d’une idole- l’affabulation freudienne, Grasset, 17,9 euros.
(2) Conférences d’introduction à la psychanalyse éditions Folio, Henry Rey-Flaud La vérité entre psychanalyse et philosophie, éditions Erès, Roland Gori, L’Appel des appels, éditions Mille et une nuit.
Daniel Friedmanm est chargé de recherche au CNRS. Ayant une certaine pratique psychothérapeutique. Il se définit avant tout comme un chercheur. Il vient de faire paraître 13 entretiens filmés Etre psy aux éditions Montparnasse. Entretien avec un sociologuequi analyse les processus de l’inconscience à travers le monde.
Peut-on construire une société sans croyance ?
La société, on ne la construit jamais intégralement. On la trouve. On essaie de la transformer : ce peut être l’œuvre humaine d’une époque, d’une génération. Il n’y a pas de société sans croyance. La croyance se définit par opposition au savoir scientifique. C’est une adhésion affective qui peut recouvrir la dimension idéologique. En ethnopsychiatrie on s’intéresse aux croyances des autres, considérés ici comme des porteurs de croyances non traditionnelles. C’est une manière de saisir le lien de quelqu’un et sa croyance sur le plan affectif. L’identité est une croyance.
Vous avez travaillé sur le changement identitaire des immigrants, leur intégration n’implique-t-elle pas aussi, une adaptation de la société qui les accueille ?
Le changement le plus visible est celui de l’immigrant. Il doit apprendre une nouvelle langue, se trouver un travail « s’autonomiser » dans un contexte nouveau. C’est un processus difficile qui implique de trouver la force de mettre en question son identité d’origine. De manière symbolique c’est faire le deuil de sa culture ou du moins trouver le moyen de la réinvestir dans la société dans laquelle il s’intègre. Cela suppose aussi que cette société s’intéresse et s’ouvre à la culture dont il est le porteur. L’exilé opère deux initiations qui le renforcent et lui permettent d’acquérir une distance, un regard critique, souvent inaccessible si l’on demeure dans un système auto référentiel.
C’est un peu ce qui s’est passé pour Freud dans son combat contre les sciences exactes ?
Effectivement, Freud était issu de la culture austro-hongroise marquée par l’antisémitisme et se trouvait dans une position minoritaire de part son appartenance juive. Ce n’est pas un hasard si la psychanalyse est née dans la Vienne du début du XXe siècle. Celui que l’on considère comme son père était lié à une double position. Celle d’intégrer la société dans laquelle il se trouvait et la venue d’un ailleurs. La conscience n’est pas un empire. Il y a l’inconscient C’est ce combat critique qu’a mené Freud contre la souveraineté de la conscience.
L’amour est-il une croyance ?
L’amour comme l’amitié est une croyance. Si vous aimez quelqu’un vous développez un lien affectif très fort. Que se passe-t-il s’il n’y a pas de croyance ? Dans quoi est-on ? Dans la dépression…
Est-ce à dire que tous les amoureux du fric sont des dépressifs qui s’ignorent ?
Euh… c’est un choix… Harpagon, celui qui est dans l’avarice, est dans la rétention, contraint dans une certaine étape de la libido au-delà de laquelle il ne peut pas aller.
A quoi tient votre parti pris de filmer les psychanalystes ?
J’ai consacré l’essentiel de ma carrière à la recherche en sociologie sur les pratiques traditionnelles para psychanalytiques comme le chamanisme, le vaudou etc. Lorsque je suis arrivé aux psychanalystes, je me suis dit que les filmer permettrait la captation de la parole mais aussi du corps. Je souhaitais faire surgir leur individualité, quelque chose de leur subjectivité.
Recueilli par Jean-Marie Dinh
Daniel Friedmann Etre psy 13 entretiens thématiques aux éditions Montparnasse