Au Théâtre Jean Vilar, La Compagnie CCCP livre une adaptation contemporaine réussie de l’Amphitryon de Plaute mise en scène par Hervé Dariguelongue.
Les mythes imprègnent l’humanité en dehors de la représentation commune du temps. Un temps que les dieux ne partagent pas avec les hommes, sauf bien sûr si le désir leur en prend, s’ensuit alors un certain brouillage des réalités.
Pendant qu’Amphitryon, général des Thébains, est allé combattre les ennemis, Jupiter épris d’Alcmène, épouse d’Amphitryon, prend la forme de celui-ci et trompe Alcmène à la faveur de cette métamorphose. Il s’est fait accompagner dans cette expédition de son fidèle fils Mercure, qui lui-même a pris les traits de Sosie, valet d’Amphitryon. De là débutent les méprises les plus réjouissantes.
On connaît surtout le mythe d’Amphitryon à travers la pièce de Molière. Hervé Dariguelongue a préféré partir du texte source (retraduit pour cette création): « J’envisage le texte de Plaute comme un vestige, une ruine qui désignerait son imcomplétude et laisserait la place à ce qu’elle fut. » Un défi qui ne cède en rien à la facilité pour répondre au rapport complexe entre théâtre et réalité.
Jeux de mystification
Le savoir-faire de Plaute (254-184 av. J.-C) en matière d’intrigue n’est plus à démontrer. L’auteur romain s’inspire des Grecs mais il y ajoute sa perception de la société romaine. Le travail du metteur en scène poursuit cette démarche avec finesse. Il attribue un rôle au public, insère des fragments de réalité dans le récit, renoue, l’air de rien, avec les vertus d’un théâtre social et politique. On peut du reste trouver quelques correspondances entre ce qu’il se passe aujourd’hui et les limites qu’imposait le système politique romain à la critique au profit du divertissement.
La question fondamentalement identitaire du qui suis-je? que pose la pièce paraît tout à fait à propos dans une société qui renie tous ses repères pour suivre aveuglément la voie du divin marché. Pour éveiller la conscience des forces d’une mystification maîtrisée et active, Hervé Dariguelongue renouvelle le prologue en évitant le statique. « Vous m’avez confié la gestion de vos affaires s’exclame Mercure en s’adressant à la salle, C’est moi qui fixe désormais les règleset vous allez voir quel usage je vais en faire… »
A la dénonciation du pouvoir absolu s’adjoint une autre thématique, elle aussi très contemporaine. La remise en cause de notre statut – celui du maître ou du serviteur zélé – se pose ici avec la même radicalité même si le valet Sosie semble disposer de bien meilleures ressources que son maître face au vide.
En tirant aussi bien partie du ressort comique de la pièce que de sa dimension dramatique, cette adaptation ouvre sur un questionnement. Le réconfort que nous trouvons en déléguant nos responsabilités aux puissants de ce monde n’est-il pas le facteur majeur de notre aliénation ?
« Il ne faut pas oublier que c’est dans le pays le plus industrialisé d’Europe, l’Allemagne, qu’Hitler est arrivé légalement au pouvoir en 1933. Je ne veux pas dire que nous sommes condamnés à une troisième guerre mondiale, mais l’aggravation de la crise économique peut avoir des conséquences politiques et sociales extrêmement graves. »
Dans un entretien publié le 10 mai dans La Tribune, le sociologue et philosophe français Edgar Morin revient longuement sur la crise grecque et ses conséquences.
La Tribune : l’impuissance à apporter une solution au problème grec n’est-elle pas la démonstration d’une crise des finalités de l’Europe ?
Edgar Morin : La finalité première de l’Europe, c’était d’en finir avec les guerres suicidaires. Face à l’Union soviétique et ses satellites, il fallait créer et sauvegarder un espace de démocratie et de liberté. Donc, l’idée première était fondamentalement politique. Mais la résistance des Etats nationaux à abandonner une parcelle de souveraineté pour créer une entité politique supranationale a bloqué cette évolution. Dans les années 50, les grands courants économiques qui traversaient l’Europe occidentale ont permis de constituer une unité économique qui s’est achevé avec la constitution de l’euro. Mais sans aller au-delà. Nous avons payé cher cette débilité politique, par exemple avec la guerre de Yougoslavie. Et aujourd’hui, dans le cas de la Grèce, on mesure bien l’absence d’une autorité politique légitime. L’Europe est arrivée dans un état d’impuissance. Elle est paralysée par son élargissement et son approfondissement est bloqué par la crise actuelle.
La montée du nationalisme en Europe vous inquiète-t-elle ?
Avant même 2008-2009, il y avait déjà des poussées de nationalisme, certes limités à 10 ou 15% des voix, mais qui représentaient quelque chose de nouveau dans le paysage européen. Là-dessus s’est greffée la crise financière et économique, qui favorise ces tendances xénophobes ou racistes. L’Europe est arrivée à une situation « crisique » puisque pour la première fois, l’hypothèse que l’euro puisse être abandonné par un pays comme la Grèce a été émise, même si cela a été pour la rejeter. L’euro que l’on pensait institué de façon irréversible ne l’est pas. En fait, on ne sait pas très bien vers quoi le monde se dirige. Et, bien qu’il s’agisse d’une situation très différente de celle de 1929 ne serait ce que par le contexte européen, il ne faut pas oublier que c’est dans le pays le plus industrialisé d’Europe, l’Allemagne, qu’Hitler est arrivé légalement au pouvoir en 1933. Je ne veux pas dire que nous sommes condamnés à une troisième guerre mondiale, mais l’aggravation de la crise économique peut avoir des conséquences politiques et sociales extrêmement graves.
Quelle est la nature profonde de la crise que nous traversons ?
Par delà son déclenchement local, aux Etats-Unis, cette crise est liée à l’autonomisation du capitalisme financier, à l’ampleur de la spéculation, au recours de plus en plus important au crédit chez les classes moyennes appauvries, et aux excès d’un crédit incontrôlé. Mais la cause globale est l’absence de régulation du système économique mondial. Le règne du libéralisme économique est fondé sur la croyance que le marché possède en lui des pouvoirs d’autorégulation, et aussi des pouvoirs bénéfiques sur l’ensemble de la vie humaine et sociale. Mais le marché a toujours eu besoin de régulations externes dans le cadre des Etats nationaux. Après la mythologie du communisme salvateur, la mythologie du marché salvateur a produit des ravages, de nature différente, mais tout aussi dangereux.
Une autorité planétaire telle que le G20 apporte-t-elle la réponse ?
Nous sommes dans le paradoxe de la gestation d’une société monde où l’économie et les territoires sont reliés entre eux, mais pour qu’il y ait au-dessus de cela une autorité légitime, il faudrait qu’il y ait le sentiment d’une communauté de destin partagé. Pour des problèmes vitaux comme la biosphère, la prolifération des armes nucléaires ou l’économie, il n’y a pas de véritable régulation mondiale. Ce qui se passe dans l’économie est à l’image des autres débordements, des autres crises du monde. La crise économique n’est pas un phénomène isolé. Elle éclate au moment où nous vivons une crise écologique.
C’est une crise de civilisation ?
C’est une crise des civilisation traditionnelles, mais aussi de la civilisation occidentale. Les civilisations traditionnelles sont attaquées par le développement, la mondialisation et l’occidentalisation, qui sont les trois faces d’une même réalité : le développement détruit leurs solidarités, leurs structures politiques, produit une nouvelle classe moyenne qui s’occidentalise, mais aussi en même temps un gigantesque accroissement de la misère. Le développement à l’occidentale est un standard qui ne tient pas compte des singularités culturelles. Le paradoxe c’est que nous donnons comme modèle aux autres ce qui est en crise chez nous. Partout où règne le bien être matériel, la civilisation apporte un mal être psychologique et moral dont témoignent l’usage des tranquillisants.
L’individualisme n’a pas apporté seulement des autonomies individuelles et un sens de la responsabilité, mais aussi des égoïsmes. La famille traditionnelle, les solidarités de travail, de quartier se désintègrent et la compartimentation de chacun dans son petit cercle lui fait perdre de vue l’ensemble dont il fait partie. Il y a les stress de la vie urbaine, la désertification des campagnes, toutes les dégradation écologiques, la crise de l’agriculture industrialisée. C’est pour cela que j’ai écrit un livre qui s’appelle « politique de civilisation », pour exprimer l’urgence et l’importance des problèmes que les politiques ne traitent pas.
Nicolas Sarkozy a semblé un temps s’en inspirer …
Il a complètement abandonné cette idée. Quand il l’a lancé aux vœux du nouvel an 2008, beaucoup de médias ont dit qu’il reprenait mon expression. J’ai été interrogé, j’ai rencontré le président mais on a vite vu que l’on parlait de deux choses différentes. Il pensait à l’identité, aux valeurs, à la Nation, moi à une politique de correction des dégâts du développement économique.
L’Allemagne a pris une position très dure sur la Grèce. Est-elle tentée de faire éclater l’Europe actuelle ?
L’une des tragédies de l’Europe, c’est que les nations sont égocentriques. L’Allemagne a une politique germanocentrique et forte de son poids elle essaie de l’imposer aux autres. La décomposition de l’Europe pourrait être une des conséquences de la crise. Mais pour le moment, ce n’est pas l’hypothèse la plus probable. La relation entre la France et l’Allemagne est toujours solide. Il faudrait arriver à une nouvelle phase de la crise avec une montée des nationalismes.. Les partis néo-nationalistes sont à peu près au même stade que le parti hitlérien avant la crise de 1929 mais cela ne veut pas dire qu’ils ne pourraient pas représenter 30% dans des circonstances catastrophiques. Nous avons vécu dans l’illusion que le progrès était une loi de l’histoire. On se rend compte désormais que l’avenir est surtout incertain et dangereux. Cela crée une angoisse qui pousse les gens à se réfugier dans le passé et à se plonger dans les racines. C’est d’ailleurs un phénomène mondial, pas seulement européen parce que la crise du progrès a frappé toute la planète avec dans de nombreux pays l’idée que l’occidentalisation des mœurs allait leur faire perdre leur identité. Nous vivons une situation planétaire régressive. Le test, c’est qu’est arrivé au pouvoir aux Etats-Unis un homme aux qualités intellectuelles exceptionnelles, un américain qui a une vraie expérience de la planète, un politique qui a montré une maturité extraordinaire – le discours sur le racisme, le discours du Caire -, et voilà que cet homme est aussitôt paralysé comme Gulliver. La seule chose qu’Obama a réussi en partie après un gigantesque effort est la réforme de la sécurité sociale. Mais bien qu’il ait conscience que le conflit israélo-palestinien est un cancer qui ronge la planète, il n’a pas réussi à faire plier Netanyaou. L’Amérique est toujours enlisée en Irak, prisonnière d’une guerre en Afghanistan, le Pakistan est une poudrière. Obama est arrivé au pouvoir trop tard dans un monde qui a mal évolué.
La Chine devient une puissance de plus en plus autonome. Quel rôle lui voyez-vous jouer à l’avenir ?
La Chine est une formidable civilisation, a une énorme population, beaucoup d’intelligence, une possibilité d’avenir exceptionnelle. Mais son développement actuel se fonde sur la sur-exploitation des travailleurs, avec tous les vices conjugués du totalitarisme et du capitalisme. Son taux de croissance fabuleux permet certes l’émergence d’une classe moyenne et d’une classe aisée, mais il ne favorise pas l’ensemble de la population. Il y a une énorme corruption et de puissants déséquilibres potentiellement dangereux pour la stabilité du pays. Le parti communiste chinois n’assoit plus son pouvoir sur un socialisme fantôme, il s’appuie sur le nationalisme. On le voit avec Taiwan, le Tibet. C’est un pays qui a absorbé le maximum de la technique occidentale et qui maintenant réalise d’énormes investissements en Afrique et ailleurs pour assurer ses approvisionnements en pétrole et en matières premières. C’est un pays qui est devenu le premier émetteur de CO2 du monde. Il faudrait trois planètes pour permettre le développement de la Chine au rythme actuel. Cela reste un point d’interrogation pour l’avenir.
Vous venez de ressortir des textes sur Marx. Pourquoi aujourd’hui ?
Je ne suis plus marxiste. J’ai été marxien, meta-maxiste. Marx est une étoile dans une constellation qui compte bien d’autres penseurs. Même quand j’ai été marxiste, j’ai intégré comme dans « L’homme et la mort », Freud et Ferenczi , beaucoup d’auteurs qui étaient maudits par les orthodoxes marxisants. J’ai toujours pensé qu’il fallait unir les différentes sciences, unir science, politique et philosophie. Il faut un savoir non pas complet mais complexe sur les réalités humaines et sociales. Toute ma culture universitaire a été faite dans ce sens là, dans ce que j’appellerai une anthropologie complexe, réunissant les acquis de toutes les connaissances qui permettent de penser l’homme et d’appréhender la réalité humaine. Jamais on n’a su autant de choses sur l’homme et pourtant jamais on n’a aussi peu su ce que signifiait être humain, a dit Heidegger, parce que toutes ces connaissances sont compartimentées et dispersées. Mon esprit transdisciplinaire doit donc quelque chose à Marx.
Mais dans ce livre aussi, je montre toutes les énormes carences qu’il y a dans la pensée de Marx qui ignore la subjectivité, l’intériorité humaine. L’essentiel de l’humain n’est pas d’être un producteur matériel. Il y a aussi toute cette part de mythe, de religion, qui existe même dans la société la plus technique comme les Etats-Unis. Ma vision tente donc de dépasser Marx. Mais ce qui le rend important aujourd’hui, c’est que c’était le penseur de la mondialisation. Celle-ci est une étape de l’ère planétaire qui commence avec la conquête des Amériques et qui se déchaîne au 19ème siècle au moment où écrit Marx. Marx a très bien compris le marché mondial qui conduirait à une culture mondiale. Marx était très ambivalent. Par exemple, il voyait que le capitalisme détruisait les relations de personne à personne.
Il avait vu la montée de l’individualisme anonyme qui déferle aujourd’hui sur nous. Ce que je retiens, c’est Marx, le penseur de l’ère planétaire. Sa grande erreur, prophétique, était de penser que le capitalisme était son propre fossoyeur. Selon lui, en créant un gigantesque prolétariat, il détruirait les classes moyennes et provoquerait la révolution qui mettrait fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Prophétie totalement erronée car les classes moyennes, loin de disparaître, ont tenu comme l’a vu Bernstein. Mais aujourd’hui, Marx reste un bon guide des dérives du capitalisme financier. Ce que n’avait pas prévu Marx, c’était la capacité de métamorphose du capitalisme qui renaît de ses cendres.