Psychanalyse un douteux discrédit

warhol20freudLa question surplombe la thématique et la dépasse. Il s’agit de s’interroger sur la place de la psychanalyse dans notre société. On prend pour cela prétexte d’une commémoration. Celle du soixante dixième anniversaire de la mort de Freud. Tandis que l’activité éditoriale s’affaire a rééditer l’œuvre du père de la psychanalyse, le polémiste Michel Onfray, pond 600 pages (1) pour dénoncer la forfaiture freudienne. A gros traits, Onfray fait du penseur et de son œuvre un épouvantail. Freud serait un réactionnaire, anti-pauvre, misogyne, ayant pris ses fantasmes personnels comme une réalité universelle. Au regard de l’œuvre, on peut conserver une distance à l’égard de la psychanalyse et certaines de ses dérives, sans jeter le bébé et la mère avec l’eau du bain…

Car cet enterrement en grande pompe n’est évidemment pas anodin. Outre sa pachydermique dimension commerciale, l’entreprise Onfray s’inscrit dans un contexte où la psychologie cognitive, célèbre pour être à l’origine du fonctionnement informatique, c’est-à-dire pour modéliser dans un schéma binaire, étend dangereusement son emprise hégémonique dans la société. Dans ce contexte, il est intéressant de (re)découvrir les Conférences d’introduction à la psychanalyse rééditées en poche (2). Vingt-huit conférences prononcées entre 1915 et 1917 destinées à un public profane afin d’introduire les auditeurs à cette science naissante. Dès le début, Freud aborde l’aversion à l’encontre de l’investigation psychanalytique. « La société n’aime pas qu’on lui rappelle cette portion scabreuse de sa fondation, elle n’a aucun intérêt à ce que la force des pulsions sexuelles soit reconnue et à ce que soit mise à jour l’importance de la vie sexuelle pour l’individu. Dans une visée éducative, elle a pris le parti de détourner l’attention de tout ce champ. »

Dans la relation psychanalyse et démocratie, les contradicteurs d’hier sont encore ceux d’aujourd’hui.  Peut-on construire une société sans croyance ? Cette question était posée aux invités d’un Forum Fnac vendredi, réunissant le sociologue Daniel Friedman, le psychologue montpelliérain Henry Rey-Flaud, et l’initiateur de l’Appel des appels  Rolan Gori. Daniel Friedmann amorce ci-contre une réponse en posant au préalable une autre question : Qu’est ce que la croyance ?

Jean-Marie Dinh

(1) Le crépuscule d’une idole- l’affabulation freudienne, Grasset, 17,9 euros.
(2) Conférences d’introduction à la psychanalyse éditions Folio, Henry Rey-Flaud La vérité entre psychanalyse et philosophie, éditions Erès, Roland Gori,  L’Appel des appels, éditions Mille et une nuit.

Voir aussi : rubrique rencontre Daniel Friedman, Roland Gori, rubrique livre Qu’est ce que la critique ?, Todorov La signature humaine,

L’Appel des appels : Résistance au processus de normalisation sociale

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La sortie du livre L’Appel des appels (Mille et une nuits) s’inscrit dans la suite de l’engagement citoyen suscité par le collectif national qui s’est regroupé en janvier 2009 pour résister à la destruction systématique de tout lien social au sein de leurs professions. Le psychanalyste Roland Gori, qui en est l’initiateur principal, a dirigé cet essai qui regroupe de nombreuses contributions. Ses travaux pour contester les dérives des « dispositifs de servitude » dominés par « le nouvel ordre économique » étaient connus dans le champs de la psychanalyse et plus largement des sciences sociales. « Il a ouvert un questionnement à partir d’une articulation entre la crise politique, de civilisation et la réalité psychique contemporaine », synthétise Rajaa Stitou, maître de conférences en psychopathologie clinique à l’Université de Montpellier  III, qui animera la rencontre débat* salle Pétrarque.

Au-delà du monde universitaire, le texte fédérateur de L’Appel des appels s’adresse à l’ensemble des citoyens aux prises avec l’idéologie de la norme et de la performance. Il a rencontré un écho inédit avec près de 80 000 signatures recueillies en 2009. La Charte à pour vocation de mettre en commun des expériences professionnelles multiples non corporatistes pour résister à l’utilitarisme économique qui dépossède les hommes et les femmes de leur savoir tout en compromettant leur métier et leurs missions.

Un diagnostic commun

La sortie du livre est complémentaire à la mobilisation de terrain qui s’est organisée en région. Les contributeurs de l’essai – psychanalystes, enseignants, médecins, juristes, chercheurs, journalistes, artistes – dressent un état des lieux et une analyse dans chacun de leur domaine. Ils se retrouvent autour d’un diagnostic commun sur le paysage social ravagé. En cela, la lutte des consciences dépasse les chapelles professionnelles dont elles peuvent être issues. Elles pointent les profondes transformations sociales que le gouvernement met en œuvre. Et ne manquent pas d’en souligner les conséquences : l’installation de la précarité dans le régime de travail comme une condition normale, la religion du chiffre et le mépris des individus, la soumission de la jeunesse que l’on place pendant des années en situation de dépendance et de dressage à la flexibilisation.

Bien plus qu’un simple questionnement sur notre civilisation formatée par les valeurs du capitalisme financier, le mouvement de l’Appel des appels veut se donner le temps d’une réflexion politique. Objectif ambitieux dans l’espace tragique de la crise actuelle, mais nécessaire pour retrouver la possibilité de penser dans l’indépendance.

Jean-Marie Dinh

* Roland Gori est l’invité de la librairie Sauramps lundi 8 février 19h30 à la salle Pétrarque pour une conférence-débat autour du livre « L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences » Ed Mille et une nuits (sous la direction de Roland Gori, Barbara Cassin et Christian Laval).

Voir aussi : Rubrique société Rencontre avec Rolan Gori, lien externe signez l’Appel des appels, le site de  l’Appel des appels, rubrique débat, Psychanalyse un douteux discrédit, Livre essai, l’université et la recherche en colère,

L’insurrection des consciences

" Déconstruire nos dispositifs de servitude volontaire "

Initiateur de l’Appel des appels, Roland Gori est psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille 1. Son essai sur la médicalisation de l’existence, La Santé totalitaire, vient d’être réédité chez Flammarion. Entretien.

Quels sont les éléments fondateurs de l’Appel des appels ?

Ils s’inscrivent dans la suite logique de mes travaux de recherche sur les mutations actuelles des valeurs de notre civilisation. A partir du champ de la santé mentale qui est le mien, ils mettent en évidence les conséquences désastreuses de l’idéologie de l’homme économique fabriquée par la nouvelle culture du capitalisme financier. Que ce soit la mobilité, la rentabilité à court terme, la culture de l’instant, la performance instrumentalisée, les valeurs de compétition précoce et féroce de tous contre tous… Toutes ces valeurs participent à la recomposition des savoirs et des pratiques professionnelles.

Comment ce constat s’est-il étendu à d’autres secteurs professionnels ?

Mes travaux sur la médicalisation de l’existence démontrent la manière dont la médecine et la psychiatrie ont pu se mettre au service d’une morale économique. Ils m’ont aussi permis d’entrer en contact avec des publics extrêmement variés : le secteur médical, le monde universitaire, mais aussi celui de la presse, le monde de la justice, de l’éducation… Au contact de tous ces publics, il m’est apparu qu’ils se plaignaient de la même casse sociale de leur métier. Des actions étaient engagées à travers des pétitions comme Zéro de conduite, Sauvons l’université, Sauvons la recherche… J’ai eu l’impression que le temps de ces pétitions qui s’inscrivent dans la Google civilisation était terminé. Ce mode d’action comporte des qualités extraordinaires, mais il a des limites pour fonder les liens sociaux et pour mobiliser les gens à participer à un espace public dans la cité.

C’est pourquoi nous avons élaboré un texte fédérateur qui critique les réformes gouvernementales actuelles qui sont le symptôme de cette pathologie des civilisations qui recomposent nos métiers sur des valeurs de l’homme économique. Au moment où le capitalisme financier va dans le mur, est-il légitime de demander aux professionnels d’incorporer ces valeurs dans l’exercice même de leur profession ?

Les mouvements sociaux suscitent plus souvent des réactions que de l’analyse. Comment expliquez-vous le succès de cet appel ?

Nous comptons aujourd’hui 75 500 signataires, ce qui n’est pas ordinaire pour un laboratoire travaillant sur la nouvelle pensée sociale critique. Les médias qui ont senti que cette initiative répondait à un besoin ont joué un rôle important. L’autre facteur de succès provient de l’originalité de ce mouvement qui est de partir du cœur des métiers dans un rapport de transversalité et non dans un rapport corporatif.

En quoi l’environnent social est-il favorable à cette production d’intelligibilité qui change le rapport au politique ?

Il y a des raisons structurelles, comme le fait que les mouvements sociaux se sont peut-être fabriqués à l’image même de ce qu’ils critiquaient et dénonçaient. C’est un peu le reproche que l’on peut faire aux syndicats et aux partis politiques qui n’ont pas su prendre en compte les souffrances psychiques, sociales et culturelles des individus et des populations. A cet égard, je crois que nous sommes dans une dimension du politique et non pas de la politique. C’est-à-dire que nous venons témoigner au sein de la cité qu’il y a du politique dans l’exercice d’un métier selon la manière dont on le conçoit.

C’est le cas de la plainte des médecins qui s’expriment face au projet technico-administratif de la loi Bachelot. Pour des raisons idéologiques liées à une conception manadgériale du soin, à une conception de rentabilité des hôpitaux par exemple, on est train de casser l’exercice de leur métier. Et au-delà de leur sensibilité politique, les médecins sont tout à fait conscients qu’on les dépossède de l’acte de soin et de sa finalité pour recomposer l’acte de soin selon les canons de compétitivité de l’entreprise. Et cela ils ne l’acceptent pas. Les professions qui réagissent sont essentiellement les métiers tournés vers l’espace public.

Il y a peut-être aussi des raisons conjoncturelles liées à la crise…

La crise montre que toutes les valeurs vendues comme une réalité incontournable ne tiennent pas debout. On nous explique depuis des années que la souffrance permet la performance. Et aujourd’hui les gens s’aperçoivent que c’est une escroquerie.

L’espoir et l’émotion qui sont des facteurs de mobilisation prendraient-il le pas sur les intérêts immédiats ?

Je crois effectivement qu’il y a dans l’Appel des appels un au-delà des préoccupations immédiates et des intérêts catégoriels. Il y a le souci d’une réflexion et une insurrection des consciences ; une urgence à dire, un besoin de se parler qui exprime une révolte morale. Je pense à Camus qui dit :  » Je me révolte donc nous sommes.  » Ce besoin se traduit sur le plan philosophique mais aussi sur des choses très concrètes. Les gens disent, moi je ne veux pas entrer des données sur mes patients dans le logiciel Cortex parce que je ne suis pas sûr que je respecte le secret médical, donc je suis en opposition avec l’administration qui m’y oblige.

Le mouvement fait écho aux discours des groupes mobilisés mais souhaite aussi passer à l’acte. La question de la désobéissance administrative a été posée…

C’est un point en débat au sein des différents groupes qui se sont constitués, notamment des comités locaux. Certains souhaitent rejoindre l’action immédiate et s’associer à la désobéissance administrative des professeurs d’école ou encore rejoindre le mouvement syndical du 1er mai. Pour d’autres dont je fais partie, quel que soit l’intérêt de s’associer à des actions lorsqu’elles sont moralement et politiquement légitimes, L’appel des appels n’a pas vocation à être une instance syndicale, sociale ou politique de plus. C’est un lieu de réflexion dans la durée qui vise à déconstruire nos dispositifs de servitude volontaire. Je pense qu’aujourd’hui le maître est anonyme. Donc, de mon point de vue, le terme désobéissance correspond quasiment à restituer une autorité qui n’existe plus, tellement elle s’est disséminée dans des dispositifs de servitude et de normalisation sociale.

Quels sont vos prochains rendez-vous ?

Le 9 mai à Montpellier*, le 15 mai pour une soirée débat à la Maison des Métallos à Paris avec les représentants des grandes centrales syndicales. Et le 16 mai où les premiers 200 signataires se retrouveront à Paris pour définir et préciser les choix politiques et la suite à donner au mouvement.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

L’Appel des appels sera relayé à Montpellier le samedi 9 mai à 14h à l’université Paul Valéry, en présence de Roland Gori.

Photo Nathalie Tufenkjian

Voir aussi : Rubrique débat Psychanalyse un douteux discrédit, rubrique rencontre, Daniel Friedmann , rubrique livre L’Appel des appels