Juste la fin du monde de Xavier Dolan ou la Passion de l’homme Louis.

Juste-la-fin-du-monde-Xavier-Dolan-fait-sa-mueUne critique éclairée du film « Juste la fin du monde » de Xavier Dolan

Par Lydie Parisse*

Certains critiquent le côté parfois ‘branché’ du film de Xavier Dolan, d’autres les gros plans, etc.  Au-delà de ces controverses un peu tatillonnes, j’aimerais dire que le film, s’il ne respecte pas toujours la pièce « à la lettre », en restitue extraordinairement l’esprit. Toute réécriture opère toujours un déplacement du regard, parfois radicale : c’est le cas ici, puisque Dolan supprime les monologues de Louis et notamment l’épilogue. Mais dans le théâtre intime qui est celui du jeune cinéaste, on retrouve bien le clair-obscur typique de l’ironie permanente de Lagarce, sauf qu’ici ce clair-obscur naît clairement de la psychologie vertigineuse des personnages, de la charge émotionnelle qu’ils dégagent. Les codes du cinéma sont différents de ceux du théâtre, et les personnages plantés par Dolan sont là, dans un présent bien tangible qui n’est pas l’effet de rémanence auquel nous sommes habitués dans les mises en scène “contemporaines“ de Lagarce. Pourtant, le film sait aussi installer chaque figure dans une forme de présence-absence.

Même si les dialogues ne sont pas tous conservés en l’état, la langue de Lagarce est bien là, du moins son esprit, dans sa recherche obsessionnelle du mot juste, dans son bégaiement collectif rituel qui dit une non-coïncidence du langage et de la pensée, une non coïncidence des mots et des corps, une non-coïncidence de soi à soi.  C’est dans ce déficit, qui touche le langage, qui touche l’être, que s’installent les personnages de Lagarce : une seule voix les traverse tous, dans une sorte d’identité transpersonnelle. Rhétorique de l’incertitude, tremblement du dire et tremblement de l’être, usage de l’approximation, telles sont les attitudes d’écriture d’un auteur qui pratique la culture du doute et le choix de l’hésitation, entendus comme un art poétique, mais aussi comme  un acte de résistance aux certitudes assénées par les discours totalitaires.

Ce que le film met particulièrement en relief, c’est à quel point le dispositif de la pièce est placé sous le signe de la perte, de la déperdition, qui marque la relation à l’écriture, aux autres, au monde. Le sentiment de la perte est lié au désir impérieux de retrouver le mot juste, la relation juste, le regard juste.

Pourquoi Louis est-il revenu parmi les siens après douze ans d’absence [1]  ? Par mélancolie ? Obsédé par le sentiment d’une perte irrémédiable située dans le passé, il revient  pour déplorer le manque d’amour dont il fut l’objet, plainte qui fut la sienne depuis l’enfance, et en même temps, venant annoncer sa mort prochaine, il se vit comme déjà mort. Impuissance, mélancolie, expérience de dépersonnalisation, tels sont les éléments de ce que Lagarce, dans son Journal, identifie au sentiment d’appartenir à l’humanité du « Troisième groupe » : « Il y a les vivants et les morts, et nous, là, qui sommes perdus et continuons ».

juste_la_fin_du_mondeEn arrivant chez sa mère, lui, l’écrivain, va être la cible de ses proches, et s’offrir en sacrifice. Ce que le film de Xavier Dolan révèle, dans un langage et un lyrisme qui lui est personnel, c’est la violence archaïque qui sous-tend les relations entre les personnages, et que nos scènes contemporaines, ont tendance à mettre à distance. Dans les pièces de Lagarce, la violence est d’abord un phénomène de langage, mais elle est aussi un phénomène éthique, lié à l’incapacité existentielle des personnages à prendre en compte la dimension de l’Autre, sans cesse ramené à la sphère du Même, au sens où l’entend Lévinas. C’est bien de cette violence-là que Louis est victime : empêché (sauf par Catherine) de s’exprimer en son propre nom, instrumentalisé par sa mère qui lui demande de rassurer les siens, il ne peut accéder à une existence séparée qu’à travers une relation biaisée : l’aparté au public dans les monologues (mais les monologues ont été coupés dans le film de Dolan). En dehors de cette adresse indirecte, il est réduit au mutisme et à une identité tronquée : sa fratrie donne de lui un portrait faussé, émaillé de jugements, rompant par là la continuité de sa personne : Louis ne parle pas en son nom propre. Selon Lévinas, le discours de la totalité est affirmation absolue d’une subjectivité qui s’érige en juge, d’où l’abondance des jugements de valeur qui visent à réduire l’autre, à l’instrumentaliser dans le discours du Même. Dans Juste la fin du monde, Catherine s’insurge contre cette habitude selon laquelle un nouveau né doit absolument ressembler à ses parents, et elle défend l’idée que son enfant « ne ressemble à personne », échappant à cette logique du scandale de l’altérité qui fait du langage familial une véritable machine de guerre propre à nier les différences, voire à les réduire, ou à exclure l’individu différent. En revanche, Antoine est dans la logique du Même : « Vous êtes semblables, lui et toi, et moi aussi, je suis comme vous », dit-il à sa sœur pour la consoler. Suzanne aussi ne veut voir en Louis que quelqu’un qui « ne change pas ». Les personnages se créent leurs propres enfermements, leurs propres citadelles. Tous ont peur, et c’est ce qui est à l’origine de la violence. Si la parole de Louis n’a pu être entendue parce qu’elle aurait eu l’impact d’un cri dans un tunnel vide, en revanche, son silence a été entendu, et c’est là, sans doute, toute la force du film de Dolan d’avoir pu filmer en gros plan les visages, car le visage, selon Lévinas, est le lieu de la relation juste, celle du face-à-face avec l’autre.

L’écriture de Lagarce développe plusieurs stratégies d’évitement de la violence et donc du tragique (qui est, au sens étymologique, contamination de la violence rituelle, n’oublions pas que la tragédie est issue du bouc – tragos – que l’on sacrifie).

La première consiste à faire du protagoniste principal moins un mourant qu’un revenant – et c’est là une des forces du casting de Xavier Dolan. Louis n’a pas le même degré de présence scénique que les autres personnages, il est une sorte de présent-absent, mais s’il est ainsi perçu, c’est à travers la folie collective des autres personnages, qui, le privant de sa parole, le déréalisent, le dépersonnalisent, en font une figure sans doute sacrificielle, mais aussi messianique. Sur le plan de la conscience, Louis est déjà d’outre-monde, il a basculé dans une perception où manque le lointain. «  Une des choses les plus mélancoliques dans le rapprochement de la mort : la perte du lointain », écrivait Hervé Guibert dans Le Mausolée des Amants. Mais dans la pièce, tout se passe comme si le fait de se trouver confronté au définitif (la séparation, la dernière fois, la mort) n’était plus seulement l’affaire de Louis, mais celle des autres. La hantise d’une nouvelle séparation les plonge en effet dans des accès de colère et de désespoir très bien rendus par le film de Dolan. Dans Juste la fin du monde, Louis est présenté comme une sorte de ressuscité qui vient brusquement révéler aux siens leur vrai contexte existentiel (le manque d’amour). On voit le sentiment de sidération, fait de trouble et d’admiration, qui accompagne son apparition au seuil de la maison familiale : en cela, nous sommes très proches du Théorème de Pasolini. Quant à la mère, elle tente de redonner à Louis sa place symbolique d’aîné (que Louis refuse dans le film de Dolan), et lui explique qu’il est revenu pour combler les manques existentiels de ses frères et sœurs, leur donner l’autorisation de devenir enfin eux-mêmes : «  Suzanne voudrait partir (…). Lui, Antoine, il voudrait plus de liberté, je ne sais pas (…). Et c’est à toi qu’ils veulent demander cela, c’est à toi qu’ils semblent vouloir demander l’autorisation ».  La tension monte, au point qu’à un moment, Antoine est près de frapper son frère (geste que le film esquisse, ce qui est peut-être un peu trop littéral, il est vrai). Pourquoi cet accès  de violence? C’est qu’en Antoine, contre son gré, quelque chose a été atteint. Le conflit extérieur cache un conflit interne (qui est aussi la caractéristique des héros tragiques). Ce rejet n’est pas de haine, il est la forme paradoxale d’un amour refoulé, d’une résistance qui se brise, d’un conflit intérieur qui trouve sa résolution en prenant la forme chaotique d’une conversion, d’une métanoïa opérée par la simple présence, silencieuse, de Louis. Ce moment de bascule est la conséquence de la présence négative de Louis parmi les siens, qui fait de lui une créature d’un autre monde, une figure de la résurrection. Avec le personnage de Louis, Lagarce met en œuvre le motif du retour parmi les vivants, qui nous renvoie à la Bible comme à la légende orphique : « admettre l’idée toute simple et très apaisante, très joyeuse, (…) l’idée que je reviendrai, que j’aurai une autre vie après celle-là où je serai le même, où j’aurai plus de charme, (…) où je serai un homme très libre et très heureux ».

La seconde stratégie d’évitement de la violence consiste à faire bifurquer le dispositif du tragique vers le Trauerspiel. Il est effet deux lignées dans le théâtre occidental : le théâtre tragique, hérité des grecs, et le théâtre non-tragique, ou pré-tragique, hérité des mystères médiévaux. Walter Benjamin, dans Essais sur Brecht, définit le héros non tragique comme l’homme ordinaire, « sans qualités », pour reprendre le titre du chef-d’œuvre de Robert Musil. Ce qui voulait écrire Lagarce, c’était l’histoire d’ « un seul homme, sans qualité, sans histoire, tous les autres hommes ». Ce mode de lecture nous autorise à lire le personnage de Louis comme une figure de la perte, qui, par son aptitude au renoncement (il renonce à son projet de départ, préférant bafouiller des promesses de retour), par son aptitude à l’abandon (à la fois actif et passif) est un personnage entre deux mondes qui donne la mesure d’un monde.

L’homme renoncé est un personnage qui hante la littérature européenne, et qui, sur le plan théâtral, s’inscrit dans la tradition du Trauerspiel, dans lequel Walter Benjamin voit la « célébration de la Passion de l’homme » ou encore le « drame du martyr ». Les dernières pièces de Lagarce consacrées au cycle du retour racontent ce parcours : un homme meurt et cherche à donner à sa mort une justification, profitant de cette occasion du retour aux sources pour devenir son « propre maître », c’est-à-dire devenir libre. La démarche est d’emblée présentée comme sans espérance (« sans espoir jamais de survivre »), laissant entendre que le héros a renoncé aux idées de salut avant de prendre le chemin de la maison familiale. Louis est bien un « martyr » au sens étymologique de « témoin ». C’est bien le rôle qu’il va jouer dans sa famille : il écoutera les autres.

L’abandon est un état à la fois passif et actif. Si dans sa famille, abandonner les siens est une faute,  Louis a abandonné les siens et en retour, a été abandonné d’eux et en souffre, mais il réalise, contre toute attente,  « que cette absence d’amour fit toujours plus souffrir les autres que (lui) ». L’abandon est un état de conscience paradoxal, car il est une tentative de conciliation des contraires, dont l’image est la nuit lumineuse. « C’est comme la nuit en pleine journée », dit Antoine dans Juste la fin du monde pour résumer le contexte étrange dans lequel baignent ces retrouvailles, et que le film de Dolan tente de rendre par le travail de surexposition des lumières et des contre-jour, et par cette jolie idée d’une chaleur caniculaire.

L’abandon est paradoxal, il est aussi un choix, un acte de volonté : le choix de la non-violence, porté jusque dans la peur, jusque dans la souffrance-même. Lagarce dira plus tard vouloir raconter dans Le Pays lointain « la violence, comme étrangère », la mettre à distance par l’écriture. C’est pourquoi « dire ce refus de l’inquiétude » (jusque dans l’inquiétude-même), est son «  premier engagement » : ce refus de l’inquiétude n’est autre qu’une recherche du détachement, ou de la liberté de qui ne possède rien et n’est possédé par rien. Il est certain que le succès des pièces de Lagarce et de Juste la fin du monde vient de ce qu’elles nous rattachent au fonds anthropologique de l’humanité. Aussi la figure de Louis, comme les autres figures d’écrivains de ses pièces, est-elle moins une figure d’abandonné qu’une figure de dépossédé. C’est ce qui fait que  l’écriture de Juste la fin du monde a sans doute été nourrie par des souvenirs de cinéma, et s’apparente à des œuvres telles que  Le Sacrifice (1986) de Tarkovski, film qui a bouleversé Lagarce au moment de sa sortie, parce qu’il parle de la fin du monde, mais d’une fin du monde au sens d’une apocalypse, au sens étymologique de renversement des apparences, de révélation de réalités cachées.  Un film testamentaire, puisque Tarkovski est mort  quelques mois après. « C’est magnifique, C’est magnifique et les images restent dans ma tête. Eprouvant aussi. Les acteurs sont excellents (la comédienne qui joue la femme de Josephson notamment). C’est cela par-dessus tout que j’aimerais pouvoir écrire », affirmait Lagarce.

* Lydie Parisse est dramaturge, elle est notamment l’auteure de Lagarce. Un théâtre entre présence et absence, Classiques Garnier, 2014.

 

« La culture pour tous, c’est la démocratie tout court»

Ivan_Renar_Saison09Ivan Renar, né en 1937, Sénateur honoraire, préside l’Ecole Supérieure d’Art du Nord-Pas de Calais / Dunkerque-Tourcoing depuis septembre 2011. Il est intervenu devant les étudiants de l’école, les 3 et 11 avril 2013, à Tourcoing et Dunkerque, sur le thème de la politique culturelle dont il fut toujours un ardent promoteur.

En ce début de siècle tourmenté où « personne ne sait plus parler à la foule et quel but lui donner et que lui dire demain » comme disait le poète Louis ARAGON

et par ces temps de barbarie ordinaire, où l’on a parfois l’impression de tâter l’avenir avec une canne blanche, avec ces « terrifiants pépins de la réalité », dont parlait le Jacques PREVERT de notre enfance, comment ne pas percevoir à quel point l’art et la culture sont déterminants pour construire nos vies.

 Aux militants du partage, du Beau, du Sensible, de l’Emotion et de l’Imaginaire, que vous êtes ou que vous serez, je n’ai pas besoin de dire que la culture, n’est ni un luxe, ni un superflu, elle est de première nécessité.

Dans un monde où l’on assiste à l’offensive de l’ « argent absolu », comme on disait monarchie absolue, l’enjeu de la culture, de la création artistique, comme de l’enseignement artistique, c’est bien d’éclairer la richesse des hommes et des femmes. Et l’homme est notre patrimoine le plus précieux.

Investir dans la culture, comme dans toute la « matière grise », est donc une décision éminemment politique au meilleur sens du terme : la politique qui fait qu’on assume son destin au lieu de le subir. C’est pourquoi, la puissance publique à tous les niveaux se doit de faire preuve de courage, à la création, mais aussi dans son action à l’égard des publics afin que tous, et chacun, puissent trouver dans l’art et la culture les moyens d’épanouissement personnel mais aussi l’émancipation citoyenne.

J’aime à citer l’auteur et metteur en scène Jean-Luc LAGARCE trop tôt disparu :

« Une société, une cité, une civilisation qui renonce à l’Art, qui s’en éloigne, au nom de la lâcheté, la fainéantise inavouée, le recul sur soi, qui s’endort sur elle-même, qui renonce au patrimoine en devenir pour se contenter, dans l’autosatisfaction béate, des valeurs qu’elle croit s’être forgées et dont elle se contenta d’hériter, cette société-là renonce au risque, elle oublie par avance de se construire un avenir, elle renonce à sa force, à sa parole, elle ne dit plus rien aux autres et à elle-même »

Au-delà des débats sur la définition de la culture, il est indiscutable qu’elle agit sur le réel, la relation à autrui, innove le rapport social et cimente les raisons du « vivre-ensemble »  et de l’en-commun des hommes. Pour autant, je ne confonds pas art et culture. Comme disait Jean-Luc GODART : « la culture, c’est la règle, l’art : l’exception » !

En ce qui me concerne, si j’avais un message à délivrer aujourd’hui, ce serait : n’ayons pas peur de la création, du neuf, de l’invention, de l’imagination. Les artistes travaillent avec des mains d’avenir !

Je pense à ces mots vibrants de Guillaume Apollinaire qui en une phrase nous fait comprendre toute la merveilleuse profondeur de la création contemporaine : « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe ».

Il faut replacer la culture au centre de la vie, au cœur de la cité, car quand le capitalisme invente l’homme-jetable, quand tout va mal, l’art et la culture permettent aux hommes et aux femmes de rester debout, de continuer à inventer demain quand l’avenir semble interdit. L’Art, ça change la vie ! Et en cette période de crise profonde, on ne rappellera jamais assez que le temps de l’art, c’est la longue durée et que dans les Re-naissances, les artistes, les créateurs jouent un rôle fondamental.

Comment ne pas voir que les œuvres des artistes, qu’ils soient poètes, acteurs, danseurs, chanteurs, peintres ou musiciens, sont à la fois le reflet et le projet de cette époque tourmentée, de ce monde en transition, d’un monde qui marche sur la tête et qu’ils contribuent à remettre sur pieds. Comme le disait si bien le chanteur Jacques BREL : « L’artiste est celui qui a mal aux autres ».

La culture doit être vue sous l’angle du développement humain. Elle transmet aux descendants tout ce que l’hérédité ne fait pas. Elle n’est donc pas une pièce rapportée, un ornement, une décoration que l’on porte à la boutonnière. Il n’y a pas de citoyenneté sans accès aux savoirs, sans partage des connaissances, sans émergence des capacités à créer du symbolique. Elle est aussi un élément déterminant pour humaniser la mondialisation libérale qui uniformise l’imaginaire, abolit les singularités, standardise la pensée.

Et c’est parce que la culture est aussi nécessaire à l’’homme que le travail, la nourriture, le logement, la santé, qu’elle est une dimension capitale de l’intervention publique.

C’est pourquoi je l’avoue, je suis de parti pris. Une pétition de principe m’a toujours guidé, inspirée de la philosophie des Lumières, la même inspiration qui faisait stipuler dans le préambule de la Constitution de l’An I, jamais appliquée ! « Le pain et l’’éducation sont les deux premiers besoins du peuple ». Le pain à notre époque, c’est bien entendu l’emploi et l’éducation : la formation et la culture.

On ne rappellera jamais assez que la culture est un droit et un droit fondamental : elle apporte les outils critiques indispensables du libre arbitre.

Le préambule de la constitution de 1946 repris dans celle de 1958 affirme : « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, la formation et à la culture » ; La République, décentralisée depuis la réforme de la Constitution, fait que l’Etat, comme l’ensemble des collectivités, portent la responsabilité conjointe de l’application de ce principe. Et la culture n’est pas une compétence comme une autre. Comme pour les droits de l’homme, elle est de la responsabilité de tous et de chacun, et de chaque niveau de collectivités. C’est le partage même de cette responsabilité qui a permis le succès de la décentralisation culturelle et la vitalité impressionnante de la vie culturelle de notre pays, malgré les coups portés ces dernières années.

En cette période de crise financière, économique et sociale majeure, c’est trop souvent le budget de la culture qu’on sacrifie. « On pousse à de bien maigres économies pour de bien grands dégâts ! » comme le disait Victor HUGO ;

Reconnaître le rôle de la culture dans la société reste bien un combat ! A ceux qui déclarent qu’il y a trop de théâtres, de compagnies, d’orchestre, de musées, etc… pour trop peu de public, je réponds : imagine-t-on quelqu’un trouvant qu’il y a trop de suffrage universel parce qu’il y aurait trop d’abstentions ?

L’art et la culture se portent bien à condition qu’on les sauve !

Pourquoi ne pas nous appuyer résolument sur le rapport de Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie, qui montre combien la seule prise en compte du Produit intérieur brut, de la productivité, le culte de l’argent, du chiffre et de la performance n’ont pas beaucoup de sens pour évaluer la richesse et le bien-être d’un pays. Par contre les services publics, le niveau d’éducation, les critères sociaux et environnementaux, la culture et le lien social qu’elle génère, constituent de véritables richesses essentielles à la qualité de la vie et du vivre ensemble ! Voilà qui pourrait ouvrir des perspectives. Même si ce rapport est hélas abandonné à la critique rongeuse des souris.

Et plus que jamais l’art et la culture pour tous restent une urgence et une priorité. C’est pourquoi il est indispensable d’en faire une grande cause nationale, européenne et mondiale. Qu’on le veuille ou pas, ce sont les idées qui mènent le monde.

Le non partage de l’art, c’est comme une bombe « antipersonnel », ça fait des mutilations terribles ! L’inégalité face aux richesses de l’esprit devrait être éradiquée de la même façon que, dans notre histoire, a été mis fin à l’esclavage. Comme le disait Condorcet, « il n’y a pas de liberté pour l’ignorant » ! L’art est le champ de tous les possibles. Or même si les salles de spectacles sont pleines, si on fait la queue pour certaines expositions dans les musées, la démocratisation et la démocratie culturelle demeurent un grand défi.

Je m’explique :Roger PLANCHON disait que les ouvriers ne vont dans les théâtres que pour les construire. Il ne proposait pas pour autant de fermer les théâtres, mais il posait là, il y a plus de quarante ans, le grand problème de la ségrégation sociale dans le domaine de la culture. La plaie reste ouverte. Si l’on veut vraiment s’attaquer aux inégalités culturelles, il faut évidemment commencer par s’attaquer aux inégalités sociales et économiques qui ne font que s’accentuer.

Certains s’appuient sur la persistance des inégalités culturelles pour mettre en cause la démocratisation culturelle lui reprochant d’être un échec. Le terme même de démocratisation semble être devenu un « gros mot ». Les crédits dévolus à l’action culturelle sont en baisse constante. Et « la culture pour chacun » qui exacerbe l’individualisme essaye de se substituer à la « culture pour tous ». On n’arrête pas de forger de nouvelles armes contre le collectif. Plutôt que la culture du « chacun pour soi », cultivons l’option d’autrui ! N’opposons pas, mais réconcilions culture populaire et culture savante, culture de masse et culture cultivée. Plus que jamais nous devons renouer avec l’éducation populaire ! C’est le non-partage qui crée le non-public. Si le Ministère de la culture a fait marche arrière sur cette mise en avant de la « culture pour chacun » et évoque dorénavant la culture pour tous et la culture partagée, les crédits affectés à cette mission n’en sont pas moins en baisse.

Les associations culturelles sont sommées de faire toujours plus avec moins. Et l’innovation technique dissimule trop souvent une culture au rabais. Une visite virtuelle de musée sur Internet ne remplacera jamais la confrontation directe avec l’œuvre vivante, plastique, patrimoniale ou monumentale ! Pour autant il faut tout faire pour que toutes les familles puissent avoir accès à Internet et également accès aux outils critiques pour s’approprier les nouvelles technologies, sans en être dupe. En quelque sorte comme le disait malicieusement Jean VILAR / « Eau, gaz, électricité et culture à tous les étages »

 L’Art disait Pablo Picasso, c’est comme le chinois : ça s’apprend. Et nous devons lutter contre tous les analphabétismes. Et c’est mépriser le peuple que de croire qu’il n’a pas soif de culture, de savoir, de découverte.

Et nous vivons hélas dans une société qui fait plutôt la guerre aux pauvres au lieu de faire la guerre à la pauvreté ! Je veux évoquer devant vous ces exclus, que certains artisans de la société multi-vitesse osent appeler « hommes à part », « hommes dépréciés ». A leur égard, les pouvoirs publics agissent le plus souvent à partir de leur malheur et non du mal, c’est-à-dire qu’ils soignent le pauvre dans l’homme et non l’homme dans le pauvre.

Tout exclu est alors « victimisé », l’exclusion n’a pas de cause, pas de responsabilité identifiée ; elle est « fatalisée »… Et l’exclusion se banalise et parfois l’indifférence s’installe… et l’on ne propose que des réponses « a minima » : une allocation, un emploi précaire, un savoir et une culture au rabais.

Or le droit, comme le respect, ne se divise pas. Et vous savez bien que le monde du peu se satisfait finalement de la démocratie du petit : un petit peu de sous, un petit peu de bonheur, un petit peu d’égalité, un petit peu de liberté ! Un RMI/RSA de vie quoi !

Et je ne parle là que de l’aspect « monnaie ». L’exclusion, c’est aussi la mise à l’écart de l’échange social, de l’échange symbolique sans lequel la vie n’est plus la vie.

De ce point de vue, la place de l’Art, dans la lutte contre l’exclusion, toutes les exclusions est à plus d’un titre essentiel parce que l’Art est le champ de tous les possibles et de toutes les différences. Chaque homme, chaque femme, chaque enfant doit avoir une « piste d’envol » ! C’est pourquoi, je dis Non ! et résolument Non ! à une culture de deuxième classe !

Et l’enjeu de la culture pour tous est l’enjeu de la démocratie tout court. Plus que jamais, face à la montée des intégrismes religieux, politiques, idéologiques ou nationalistes, nous avons à lutter contre tous les analphabétismes. Apprendre l’art comme on apprend à lire et à compter. L’art n’a pas à être optionnel si on souhaite n’en éloigner personne. C’est à l’épreuve du feu qu’on se brûle, c’est à l’épreuve de l’art qu’on en suscite le désir. D’où l’importance de la place de l’art et des artistes à l’école, dès le plus jeune âge. Comme le formule si bien le philosophe Edgar MORIN : « la culture, c’est ce qui relie les savoirs et les féconde ». Elle est indispensable pour comprendre le monde mais aussi développer l’esprit critique et forger son libre-arbitre.

L’œuvre ne rencontre pas mécaniquement son public. L’accès à la culture aujourd’hui devrait marcher sur deux pieds : l’école (de la maternelle à l’université) et le service public de la télévision. Pour réussir la démocratisation de la culture, il est nécessaire d’intervenir sur ces deux vecteurs.

Pour l’école, ne faut-il pas modifier en profondeur et durablement une réalité qui a trop perduré d’une éducation artistique minimisée et marginale, pour ne pas dire en souffrance en dépit de son importance dans le développement des potentialités de la personne comme l’ont confirmé toutes les études ? Soyons « élitaires pour tous » comme le préconisait avec chaleur Antoine VITEZ ! Le service public de la culture doit enfin pouvoir s’appuyer sur le service public de l’éducation et réciproquement ! C’est une question de justice sociale, de solidarité, d’égalité des citoyens et de respect du droit à la culture pour tous. Or, l’éducation artistique et culturelle est perçue comme secondaire et se trouve condamnée à ne constituer que la variable d’ajustement des politiques éducatives, alors qu’elle est au centre de la vie, de l’humain.

En ce qui concerne la télévision, il n’est pas besoin de faire la démonstration qu’elle pourrait être un outil pédagogique capital d’accès à la culture et aux savoirs et générer une formidable appétence. Tout le monde la regarde et de plus en plus longtemps. En se spécialisant, les chaînes ont contribué à fabriquer des ghettos. Pire : les magazines culturels de plus en plus rares sont relégués à des heures tardives, les sujets culturels ont quasiment disparus des journaux télévisés, pourtant le rendez-vous le plus fréquenté du petit écran.

Enfin, nous assistons à une véritable colonisation du culturel par le marché qui menace la liberté de création artistique et son indispensable pluralisme. Et ne nous y trompons pas, la course effrénée à l’audience est synonyme de censure. L’art n’existe pas pour faire l’unanimité. Au contraire et c’est aussi l’une de ses raisons d’être, il invite au débat, à la confrontation, suscite un espace de partage qui s’oppose à la fusion « uniformisante » et s’enrichit des diversités et du pluralisme.

La question, qui en fait est fondamentale, cruciale : la société en 2013 est-elle prête à accueillir l’art contemporain, se l’approprier, s’en faire une force de réflexion pour tous quelle que soit sa situation géographique ou sociale ?

C’est pourquoi, je n’accepte pas qu’on nous dise que la culture coûte cher. Certains experts, certains comptables supérieurs, arrogants et glacés nous parlent toujours du coût de la culture, mais se gardent bien de se poser la question du coût de l’absence de culture. On le voit dans nos quartiers en difficulté.

Il y a ceux qui disent qu’ils aiment l’art, la culture, les artistes et dans le même temps, ils leur coupent les vivres. Cela nous renvoie à Jacques PREVERT, dont vous connaissez l’insolence et l’impertinence, qui sont d’ailleurs des valeurs de la démocratie qui disait à la femme aimée : « Tu dis que tu aimes les fleurs et tu leur coupes la queue, alors quand tu dis que tu m’aimes, j’ai un peu peur »

Face à la mondialisation libérale, comment ne pas voir que la diversité culturelle est de plus en plus menacée par les lois du marché, d’un marché « sans conscience ni miséricorde » pour reprendre l’expression du Prix Nobel Octavio PAZ.

Nous avons aujourd’hui une impression de choix, mais l’abondance de l’offre ne signifie pas pour autant « diversité ». Et il n’est pas de diversité sans politique de la diversité.

C’est fondamental, car la diversité culturelle est un véritable patrimoine commun de l’humanité aussi nécessaire pour le genre humain que la biodiversité dans l’ordre du vivant. Sa défense est un impératif éthique, inséparable du respect de la dignité de la personne. Elle est un élément déterminant pour humaniser la mondialisation.

L’art et la culture sont le socle pour mieux construire le monde de demain. L’art, la création, l’imaginaire, l’émotion n’ont pas de frontières. Face à la mondialisation libérale qui désespère les hommes et les femmes, je plaide pour une « mondialité » en forme d’échanges dont la loi ne serait plus « le profit le plus profitable » mais les « équilibres du donner-recevoir ». La planète est devenue un gros village et il est essentiel aujourd’hui à la fois d’ « Agir dans son lieu, et de Penser avec le monde ! ». Le destin des peuples est désormais inextricablement lié comme en témoigne les effets néfastes de la crise financière ou les conséquences du réchauffement climatique qui frappent tout le monde sur tous les continents.

En un mot, l’art et la culture sont plus que jamais de véritables enjeux de civilisation et la condition même de notre civilisation. Face au communautarisme, au repli identitaire, l’art ne nous rappelle-t-il pas en permanence que nous faisons partie d’une communauté qui s’appelle l’Humanité ?

Le XXIème siècle a été à la fois celui de tous les tourments, de tous les espoirs et idéaux bien souvent bafoués, de toutes les tempêtes et de toutes les aspirations, où le meilleur de l’homme a côtoyé les pires horreurs.

 Le XXIème siècle a débuté en portant les mêmes contradictions. Les artistes ont contribué à maintenir debout un monde qui a beaucoup titubé. Ils aident, parfois « avec une vitalité désespérée » pour reprendre la belle expression du poète et cinéaste italien Pasolini, les hommes à se dépasser.

La culture et les arts sont des armes de construction massive !

Il faudra bien un jour sortir de la démarche trop répandue, qu’il est fatal qu’il soit fatal que la culture soit toujours traitée après, que ce soit au niveau local, national ou européen, avec son budget timbre-poste ou plutôt confetti alors qu’elle est au centre de la vie, qu’elle est la réponse de civilisation aux difficultés et aux crises. Pour reprendre André Malraux, « l’art est le plus court chemin qui mène de l’homme vers l’homme ».

Et l’intelligence est la première ressource de notre planète qui l’oublie trop souvent.

Les artistes nous disent en permanence que la création est une mémoire en avant.

Et heureusement qu’ils sont là les artistes, les créateurs, dans leur diversité. Ils nous aident à vivre, à aimer, à ne pas mépriser les rêves, à poser la seule question qui vaille : dans quel monde voulons-nous vivre demain ? Ils nous rappellent également que le bonheur reste une idée neuve.

Je vous remercie et souhaite vous avoir apporté de nouvelles raisons de construire, non pas le meilleur des mondes qui débouche sur le totalitarisme, mais un monde meilleur. Et c’est déjà pas mal.»