Plus de cinq mille personnes ont manifesté ce week-end dans le Tarn leur opposition au barrage de Sivens. Au cours d’affrontements avec la police, un jeune homme de 21 ans, Rémi Fraisse, a trouvé la mort. D’après Mediapart, il venait de passer son BTS en environnement et était botaniste bénévole à Nature Midi-Pyrénées, une association affiliée à France Nature Environnement (FNE). Selon le procureur de la République d’Albi, des traces de TNT, utilisé dans les grenades offensives des gendarmes, ont été retrouvées sur lui. Depuis, d’autres affrontements ont eu lieu dans le Sud-Ouest, Cécile Duflot a demandé la création d’une commission d’enquête parlementaire sur les conditions du décès, et José Bové a accusé la police de provocations. Les proches de la victime se sont exprimés dans un texte publié par Reporterre sur le déroulé des événements le soir du 25 octobre.
Le silence assourdissant de Manuel Valls et François Hollande suite à cette mort tragique a renforcé les critiques à leur égard. Ce mardi 28 octobre, ils ont enfin fait part de leur “compassion”, tout en campant sur une position d’intransigeance. Quelles peuvent être les conséquences de cet épisode dramatique ? De quoi la mort de Rémi Fraisse est-elle le nom ? Décryptage avec Erwan Lecœur, sociologue spécialiste de l’écologie politique, auteur de Des écologistes en politique (éd. Lignes de repères, 2011).
Que pensez-vous du silence de l’Etat suite à la mort de Rémi Fraisse lors d’une manifestation contre le barrage de Sivens samedi 25 octobre ?
Erwan Lecœur – Cette affaire rappelle beaucoup celle de Notre-Dame-des-Landes, et d’autres avant elle. Un appareil d’Etat et un certain nombre de politiques ne sont plus seulement d’une prudence extrême, mais d’une défiance considérable à l’égard de personnes considérées comme des contestataires d’un ordre qu’eux définissent comme républicain. Ils ne voient donc pas seulement cet événement du point de vue des victimes, mais du point de vue de l’Etat, des institutions. Cela fausse sans doute un peu leur appréhension de la mort d’un homme venu contester une décision sur le terrain. Il y a là une sorte de décalage du monde politique d’en haut avec le simple bon sens selon lequel une personne n’a pas à mourir, à être agressée, attaquée, à mettre sa vie en jeu pour une contestation. C’est un problème que le monde politique ferait bien se de poser assez rapidement.
Est-ce que ce traitement politique et médiatique, qui insiste sur la violence qui serait du côté des contestataires, fait partie selon vous d’une guerre psychologique menée contre eux ?
Je n’irais pas jusqu’à utiliser le terme de “guerre psychologique”, mais on voit bien que l’appareil d’Etat a depuis plusieurs années – et pas seulement ces derniers mois – constitué une quasi-théorie sur la dangerosité de mouvements écologistes radicaux. Cette vision a été fortement développée par les services de sécurité intérieurs à l’encontre de ceux qu’on avait appelé “les anarcho-autonomes de Tarnac”. Tout cela avait terminé assez mal pour les appareils policiers à l’époque, puisqu’il a été démontré qu’ils avaient un peu monté les choses en épingle, que la plupart des personnes mises en cause étaient innocentes, etc. On est donc face à une idéologie, une peur, une façon de créer parfois même de toutes pièces une dangerosité vis-à-vis de l’anarcho-écologisme. Des groupes autonomes sont devenus des quasi-terroristes aux yeux de la raison d’Etat. C’est tout le problème : il y a un traitement policier et quasi-uniquement répressif d’un problème qui est principalement politique. On criminalise donc des groupes qui jusqu’à maintenant n’ont jamais revendiqué autre chose qu’un contestation, la plupart du temps non violente, parfois un peu plus proactive en terme de résistance, mais rarement violente en tout cas.
(Montage vidéo posté mardi par un jeune activiste, qui témoigne des violences survenues quelques heures avant les échauffourées de la nuit)
On a l’impression que depuis Tarnac ce sont des conflits environnementaux qui sont le théâtre des répressions les plus violentes, comme à Notre-Dame-des-Landes, et maintenant aux 1 000 vaches. Comment expliquez-vous cela ?
A travers ce que l’appareil d’Etat appelle la “montée des périls”, on discerne clairement un affrontement entre deux mondes idéologiques, entre deux imaginaires politiques : le monde ancien, celui du XXe siècle, qui veut à tout prix bétonner, développer, et qui considère que le progrès est uniquement là, et un monde beaucoup plus épars, diversifié, autonome, avec des gens venus d’un peu partout, qui viennent contester cet ordre et cette vision du monde entièrement faite de bétonnages, d’aéroports, d’autoroutes et de toutes sortes d’équipements qui aujourd’hui apparaissent non pas comme nécessaires mais dangereux. En l’occurrence on a affaire à des équipements qui sont potentiellement hors la loi, puisqu’ils contreviennent à la loi sur l’eau et les zones humides, que ce soit à Notre-Dame-des-Landes ou à Sivens.
Il y a véritablement deux visions du monde qui s’affrontent. Aujourd’hui le conflit larvé qui se joue derrière ces répressions extrêmement dures de manifestations est aussi le combat entre deux mondes, entre l’Etat qui considère qu’il est impossible de ne pas réprimer des gens qui contestent un chantier, et un monde qui considère que la justice est du côté de ceux qui se battent pour la nature, l’environnement, et une certaine appréhension du droit. Je pense qu’il y a dans l’appareil d’Etat et chez les politiques une difficulté très forte à appréhender la force des nouveaux droits, sociaux, culturels et environnementaux qui émergent.
A Notre-Dame-des-Landes (NDDL) plusieurs manifestants avaient été gravement blessés. Cette violence d’Etat n’a donc pas changé avec l’arrivée de la gauche au pouvoir ?
Cette forme de violence de la répression n’est plus tellement réservée à la droite ou à la gauche. Elle est transversale au champ politique, de même qu’un certain nombre de visions du monde très économistes, croissancistes ou productivistes. La gauche et la droite ont un peu les mêmes réactions parce qu’elles occupent les mêmes positions de départ, que ce soit à NDDL ou dans d’autres conflits environnementaux. Il y a des formes répressives de l’Etat qui sont restées très en arrière par rapport à l’évolution de la société en général. La gauche et la droite partagent la même peur de la remise en cause d’un modèle productiviste, croissanciste, selon lequel la croissance à tout prix vaut mieux que n’importe quelle solution. Il y a à gauche comme à droite une forme de peur que l’écologie devienne une véritable force dans l’imaginaire sociétal, et potentiellement une force politique. Le PS au pouvoir est celui qui a le plus à craindre d’une forte progression de l’écologisme dans notre société, parce qu’il perdrait sa prééminence dans le camp de la gauche.
C’est la raison pour laquelle des frictions ont lieu ces derniers jours entre les représentants d’EELV et du gouvernement, sur les responsabilités du drame de Sivens?
Oui, tout ce qui se joue sur le terrains des idées et sur le terrain social a des répercussions sur le plan politicien, entre les socialistes et les écologistes : il y a un affrontement qui rappelle celui qui a eu lieu entre socialistes et communistes il y a 30-40 ans, et qui a mené à l’effondrement du communisme dans notre pays. Il est clair que pour les socialistes, et a fortiori pour le premier d’entre-eux – François Hollande – il n’y a que deux solutions : soit ils intègrent l’écologisme dans la pensée social-démocrate, c’est la social-écologie – Delphine Batho et Ségolène Royal incarnent actuellement ce courant –, soit il faut faire disparaître l’écologisme en politique. C’est pourquoi, à chaque fois que les écologistes critiquent la façon dont se comporte ce gouvernement, ils risquent de s’attirer les foudres de ce pouvoir un peu aux abois, qui craint les effets de leurs contestations. Il veut les réduire à leur plus simple expression : un score à la présidentielle qui ne retranscrit absolument pas la force de l’écologisme au sens global dans notre société.
Est-il possible qu’en se montrant aussi dure avec les mouvements sociaux de gauche, l’Etat cherche à donner des gages aux mouvements sociaux de droite que l’on connaît depuis 2012, à montrer qu’il n’y a pas deux poids deux mesures ?
Si jamais tel était le cas, s’il y avait un calcul qui consistait à considérer qu’il faut cogner fort sur l’opposition de gauche, écologiste radicale, pour rééquilibrer symboliquement la répression somme toute relativement faible des excès d’autres catégories à droite voire aux droites extrêmes, alors ce serait un choix risqué. Cela voudrait dire que le pouvoir socialiste déciderait de se couper d’une base de gauche, en s’exposant au dérapage qui consisterait à se mettre à dos l’ensemble des forces politiques qui se revendiquent d’une certaine éthique en politique. C’est le risque, car si les enquêtes prouvent une responsabilité policière dans la mort de ce jeune homme qui semble plus écologiste environnementaliste qu’anarchiste autonomiste, cela pourrait bien coûter beaucoup plus cher politiquement à monsieur Valls que toutes les déclarations de tous les écologistes réunis.
C’est là qu’il y a peut être une erreur flagrante de cette gauche : la mort d’un homme dans une manifestation relativement pacifique vaut toujours corruption pour le pouvoir, qui s’est délégitimé en engendrant une force négative contre un des enfants de ce pays. S’il est démontré que les forces de police sont responsables, alors cela pourrait mettre le feu aux poudres et faire perdre aux socialistes et à la gauche au pouvoir le peu de morale et d’éthique qui lui reste encore pour tenir face à une contestation de plus en plus forte de la part de l’opinion publique. Par conséquent si votre hypothèse était juste, alors je dirais qu’elle mènerait à un échec flagrant, évident et total, dont la gauche ne se remettrait pas avant longtemps.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Source : Les Inrocks 29/10/2014
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