Cynthia Fleury: «Il y a du Narcisse blessé dans le pessimisme français»

Cynthia FleuryPhoto Dr

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Pour la philosophe Cynthia Fleury, le manque de collectif empêche le raffermissement de la confiance.

Pour Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, les Français redécouvrent aujourd’hui la nécessité d’un récit collectif.

Critiques à l’extrême, pessimistes en diable, les Français donnent le sentiment de ne plus s’aimer. Une forme de dépression collective ?

La France déprime, c’est certain. Déprime-t-elle parce qu’elle ne s’aime pas ou parce qu’elle s’aime trop ? Je pense qu’il y a du Narcisse blessé dans ce pessimisme, donc plutôt la preuve d’une passion pour soi-même qui ne s’assume pas, et surtout qui n’a plus les moyens de s’assumer comme telle. Et puis l’autodénigrement chez les Français, c’est presqu’une affaire de style.

Que voulez-vous dire ?

Ceux qu’Antoine Compagnon a appelés les «antimodernes» ont gagné la bataille du style. Ce qui s’est démocratisé dans la doxa française, après le XIXe siècle, c’est le spleen, le désenchantement, la mélancolie intelligente. En fait, on pourrait même considérer que cela remonte à plus tôt. Nous sommes certes les enfants des Lumières et du XVIIIe siècle mais nous demeurons étrangement ceux du XVIIe et du jansénisme (incarné par La Rochefoucauld) qui porte un regard âpre sur le genre humain. Hugo était l’héritier des Lumières. Qui aujourd’hui est l’héritier de Hugo ? Regardez les XXe et XXIe siècles : Céline et Houellebecq, ce n’est pas vraiment la générosité solaire d’un Hugo. Et puis le jansénisme s’est parodié, cette haine de soi est d’une telle complaisance qu’elle en devient suspecte.

N’oubliez-vous pas l’aspiration universaliste matérialisée par la Révolution ?

Sur ce sujet, l’historien Timothy Tackett a émis une hypothèse intéressante : considérer que l’événement majeur de la Révolution, c’est Varennes et la trahison du roi. Autrement dit, la Révolution s’inaugure sur un traumatisme indépassable, la trahison de celui qui représente la nation, non pas seulement la trahison de l’extérieur mais aussi celle de l’intérieur. Résultat, la paranoïa est sans doute devenue dans l’inconscient collectif le meilleur rempart contre les menaces. Qui sait si le sentiment actuel de trahison des élites n’est pas une énième réminiscence de cette trahison originelle ? Phénomène aggravant, la trahison est, chaque jour, étayée par les chiffres, rendue transparente, hypervisible.

La mondialisation n’a-t-elle pas aussi contribué au sentiment de relégation ?

Le tropisme des Français pour le statut (professionnel et social) résiste mal aux déstabilisations provoquées par la mondialisation. Déchus dans leur statut, ils ont le sentiment d’être déclassés, menacés dans leur mode de vie. La précarisation sociale, bien réelle, n’arrange rien. Pour l’heure, comme personne ne sait ni de quoi est fait le nouveau charisme français ni comment l’exprimer, l’impression dominante c’est la déperdition de soi.

Cela explique selon vous la poussée des partis antisystème ?

Nous sommes dans la queue de comète de la défiance, dans la mesure où sa verbalisation a commencé il y a quinze ans. Il n’est pas rare d’entendre maintenant une forme d’autorisation nouvelle chez les citoyens : l’alternance traditionnelle n’a plus le monopole du changement, voire est identifiée au non-changement. Partant, certains qualifient le FN de «vote utile». Au sens où lui seul serait susceptible de «casser» quelque chose.

Est-il possible de reconstruire un récit collectif ?

Nous sommes à un moment inédit de l’histoire : jamais les individus n’ont, à juste titre, autant revendiqué l’autonomisation de leurs désirs. Et, en même temps, ils redécouvrent enfin la nécessité des récits collectifs. Je crois qu’il y a, dans le geste constituant, la matrice d’une restauration de la confiance que l’on a tort de laisser en friches. Le traumatisme du référendum de 2005 est encore très présent. Une nouvelle république, construite avec les citoyens, permettrait aux Français de renouer avec leur tradition universaliste et pionnière. Le «made in France», ce n’est pas la tradition ou le vintage, c’est la vertu pionnière. Le fait que la France soit le premier territoire européen en termes de Fab Labs (et donc d’open innovation) me dit que, peut-être, les Français vont se ressaisir de ce talent.

Renouer avec l’optimisme est-il envisageable dans un avenir proche ?

Le désenchantement est souvent corollaire du sentiment d’isolement. Or, il est possible aujourd’hui de repérer des individus et des réseaux avec lesquels s’associer et inventer les modes socio-économiques de demain. Le dénigrement systématique de l’existant, c’est bon pour ceux qui s’intéressent à la conquête du pouvoir. Mais pour les autres, qui ont déconstruit la notion de pouvoir, ils savent que la politique et le pouvoir ne se recoupent pas, que la première est bien plus vaste et moins illusoire que le second. Résultat, ils n’attendent plus les politiques pour transformer le monde.

 Recueilli par Nathalie RAULIN

Source Libération 23/12/2014

Voir aussi : Rubrique PhilosophieMichela Marzano « Pas de confiance sans coopération », PolitiqueEt si l’abstention était un signe de vitalité politique ?Société civile, rubrique Société Citoyenneté, rubrique Sciences Humaines, rubrique Science Politique, rubrique Histoire,

Turquie : vague d’arrestations dans des médias d’opposition

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La police turque a arrêté, dimanche 14 décembre, Ekrem Dumanli, le rédacteur en chef de l’un des principaux quotidiens du pays, Zaman, et 24 autres personnes dans treize villes du pays, selon l’agence Anatolie. Cette vague d’arrestations marque une escalade de la lutte que mène le président Recep Tayyip Erdogan contre son grand rival, le prédicateur islamiste Fethullah Gülen, dont Zaman est proche.

Au total, des mandats d’arrêt ont été délivrés contre 32 personnes, accusées entre autres de « former un gang pour tenter d’attenter à la souveraineté de l’Etat », a indiqué l’agence Anatolie.

La police a dû s’y reprendre à deux fois pour arrêter M. Dumanli. Une première descente, au matin, avait été contrariée par des manifestants positionnés devant le siège du journal, à Istanbul. « La presse libre ne peut être réduite au silence », avait-il alors lancé devant la foule, défiant les policiers de l’arrêter, ce qui fut fait quelques heures plus tard.

Le président de la chaîne de télévision Samanyolu, proche de Zaman, a également été arrêté dimanche. La chaîne de télévision TRT Haber a fait état de l’arrestation de deux anciens chefs de la police.

Le chef du principal parti d’opposition laïque, le CHP, Kemal Kilicdaroglu, a dénoncé « un gouvernement putschiste. Un coup d’Etat est en cours contre la démocratie. » Mais pour le ministre de la santé, Mehmet Muezzinoglu, « ceux qui se sont mal conduits doivent payer ».

« STRUCTURE PARALLÈLE »

Cette opération, la dernière d’une série de vagues d’interpellations menées depuis juillet, était attendue depuis plusieurs jours. Un compte Twitter particulièrement suivi, qui a averti par le passé de l’imminence d’autres coups de filet, avait indiqué récemment que la police s’apprêtait à interpeller 400 personnes, dont 150 journalistes considérés comme des soutiens de Fethullah Gülen. Il y a une semaine, M. Erdogan lui-même avait promis de pourchasser « jusque dans leurs tanières » les partisans de Gülen, qu’il présente comme des « terroristes » et des « traîtres ».

Ce prédicateur, exilé depuis 1999 aux Etats-Unis et très suivi en Turquie, est un ancien allié de M. Erdogan, avec lequel il est désormais en conflit ouvert. Il a déclaré cette année que la répression menée par M. Erdogan était « dix fois pire » que celle qu’avait connue la Turquie après le putsch militaire de 1980.

Voici un an, des enquêtes pour corruption avaient visé le premier cercle des collaborateurs de M. Erdogan, alors premier ministre. Zaman avait multiplié les révélations sur cette affaire. Pour M. Erdogan, ces enquêtes et leur divulgation dans la presse participaient d’un complot orchestré contre lui par une « structure parallèle » constituée de partisans de Gülen, lequel a toujours démenti.

L’enquête avait entraîné la démission de trois ministres et poussé M. Erdogan à procéder à une reprise en main de l’appareil d’Etat. Des milliers de policiers et des centaines de juges et de procureurs ont été mutés. La justice turque a abandonné en octobre ses poursuites contre cinquante-trois personnes inculpées dans cette affaire, dont deux fils d’anciens ministres.

Malgré ce scandale, M. Erdogan, au pouvoir depuis 2003, a remporté haut la main les élections municipales de mars, puis la présidentielle d’août, pour la première fois au suffrage universel direct.

Sources : Le Monde.fr avec AFP, AP et Reuters | 14.12.2014

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Vers un retour du politique aux forceps

6a00d83451b56c69e201b7c71b5390970b-500wiLe Premier ministre luxembourgeois, Xavier Bettel, a préféré prendre les devants en annonçant que le « consortium international de journalistes d’investigation » s’apprêtait à révéler un « Luxleaks II » sur les pratiques d’optimisation fiscale (type « tax ruling » ou rescrit fiscal) auxquelles se livre le Grand Duché afin d’attirer des entreprises étrangères. Jean-Claude Juncker, qui a dirigé ce pays entre 1995 et 2013, afin de prendre, le 1er novembre, la présidence de la Commission européenne, est directement visé par ces révélations en cascade. En exclusivité pour Libération, il répond à ses détracteurs. Au delà, il explique comment la Commission entend relancer l’économie de l’Union, condition sine qua non pour que les citoyens adhèrent à nouveau à l’idée européenne.

Le Luxleaks vous affaiblit-il ?

Subjectivement parlant, je n’ai rien de plus à me reprocher que ce que d’autres auraient à se reprocher. Je note d’ailleurs que les gouvernements européens n’ont rien dit à la suite de ces articles. Mais, objectivement parlant, je suis affaibli, car le Luxleaks laisse croire j’aurai participé à des manoeuvres ne répondant pas aux règles élémentaires de l’éthique et de la morale. Il y a beaucoup de doutes dans l’esprit de nombreux européens ce dont je suis profondément triste. Il est clair désormais que, malgré le caractère euro-oeucuménique de ces décisions fiscales anticipées, elles posent un problème dont nous avons tort, nous les gouvernements européens, de ne pas nous occuper avec plus d’intensité. J’ai essayé de le faire en 1997 lorsque j’ai fait adopter par le Conseil des ministres des finances, que je présidais alors, un code de bonne conduite contre la concurrence fiscale déloyale. J’ai bien essayé d’aller plus loin en proposant une directive contraignante, mais certains pays s’y sont opposés.

Jean-Claude Juncker, premier ministre, n’ayant pas lutté contre l’évasion fiscale dans son propre pays, Jean-Claude Juncker, président de la Commission, est-il le mieux à même d’y mettre fin ?

 Je ne voudrais pas qu’on me traite d’une façon isolée, détachée des agissements des autres. Ce n’est pas une excuse noble à vrai dire, mais tout le monde fut fautif, car nous n’avons pas réagi à la disparité des normes fiscales nationales qui permettent aux sociétés multinationales de trouver une chambre noire où agir. J’ai dit, lors de la campagne électorale, puis lors de mon discours d’investiture du 15 juillet devant le Parlement européen et enfin lors du vote d’investiture de l’ensemble de la Commission en octobre que je comptais agir contre l’évasion et la fraude fiscale : cela fait parti de mes dix priorités et ce n’est pas à la suite du Luxleaks que j’ai soudain découvert la nécessité d’agir. On a cru à ma sincérité, maintenant on me croit moins, mais je vais prouver que ceux qui me croient ont raison.

En matière fiscale, c’est la règle du vote à l’unanimité qui s’applique d’où le blocage de l’harmonisation fiscale…

L’atmosphère a changé depuis 20 ans. Les opinions publiques et plus particulièrement les victimes des politiques d’austérité ou de rigueur n’acceptent plus, à raison, la nonchalance avec laquelle d’autres acteurs de la vie économique et sociale sont traités. Et comme les gouvernements affirment qu’il faut lutter contre l’évasion et la fraude fiscale, j’ose croire que personne ne sera opposé à ce que l’on adopte des instruments qui nous permettront de faire en sorte que ce qu’on dit corresponde à ce qu’on fait. On peut agir, mais il faut le faire rapidement. Ainsi, une directive sur l’échange automatique d’informations sur les décisions fiscales anticipées sera présentée au cours du 1er semestre 2015. On verra à l’autopsie qui s’y opposera…

Entre les citoyens et le projet communautaire, il y a un désamour profond. Souvent, l’Union est identifiée aux cures de rigueur ou d’austérité. Comment en est-on arrivé là ?

Ce fossé entre les opinions publiques et l’Europe n’est pas l’invention des populistes et des eurosceptiques. On peut les accuser de tirer profit de la situation, mais pas de l’avoir créé. Il faut donc moins s’occuper des eurosceptiques que du phénomène en soi. Nous avons toujours expliqué l’Europe par les nécessités d’hier, la guerre, la paix. Bien que la Yougoslavie ou l’Ukraine viennent nous rappeler que la guerre n’est pas un phénomène étranger au continent européen, il faut redonner du sens au projet européen, expliquer pourquoi il est nécessaire de s’unir davantage à l’avenir. Nous devons prendre conscience que l’Europe perd en importance chaque année : déjà, géographiquement, nous sommes le plus petit continent de la planète. Ensuite, toute puissance politique est la conjugaison de la géographie et de la démographie : or, les Européens qui représentaient 20 % de la population mondiale au début du XXème siècle, ne pèseront plus que 4 % à la fin du siècle. Enfin, en terme de PIB mondial, nous sommes en perte continue. D’ici 20 ou 30 ans, nous serons toujours le plus petit continent, démographiquement nous aurons presque disparu et économiquement nous compterons moins. Voulons-nous vivre dans un monde où l’Europe et ses valeurs ne compteront plus ? Le seul moyen est d’unir nos forces et non pas retomber dans le petit étatisme : nous avons des choses à dire à l’humanité ! Les femmes et les hommes de mon âge ont un devoir, l’ardente obligation de défendre l’héritage qui nous fut légué par ceux qui ont fait la guerre. Dans 20 ans, nos sociétés seront animées par des gens qui ne connaitront même pas un témoin direct des grandes catastrophes séculaires européennes. Il ne faut pas inventer un autre narratif, mais compléter notre narratif qui venait du passé.

Mais cela ne suffira pas à combler ce fossé préoccupant…

 Il faut reconnaître que l’Union s’est occupée de trop de choses. Nous avons pensé que chaque problème qui existait en Europe était un problème pour l’Union européenne. Ce fut une lourde erreur parce que les peuples, les nations, n’acceptent plus l’ingérence des instances européennes dans leur quotidien. Il faut être grand sur les grandes ambitions et modeste sur les aspects qui n’ont pas une importance évidente. C’est pour cela que j’ai nommé un premier vice-président chargé de lutter contre les charges administratives et l’hyper réglementation. C’est aussi pour cela que j’ai lancé un plan d’investissement de 315 milliards d’euros : il faut mettre en place un triangle vertueux entre la consolidation budgétaire, les réformes structurelles et l’investissement. Il faudra aussi que nous insistions davantage sur la dimension sociale européenne qui est restée une pièce vide : c’est certes une compétence essentiellement nationale, mais c’est aussi une ambition européenne, même si elle est déclinée nationalement. Il faudra aussi mieux expliquer l’Europe. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé aux commissaires de voyager à travers l’Europe, de visiter les Parlements et pas seulement les leurs, d’être en contact avec les sociétés civiles et pas seulement les leurs, de parler non seulement de leur dossier, mais de l’ensemble de l’action politique de la Commission. On a 5 ans pour réussir. Je suis impressionné par l’ampleur de la tâche : j’aiparfois peur de prendre une mauvaise décision, je suis un type angoissé, car on ne sait pas tout. Je ne veux pas qu’il se passe des choses dans cette maison sans que je sois au courant : j’ai d’ailleurs dit à la réunion du dernier collège que je ne veux plus découvrir dans les journaux ce que la commission a décidé la veille, je veux le savoir avant que la décision ne soit prise.

Depuis la crise de la zone euro, le discours européen s’est réduit aux coupes budgétaires et aux réformes structurelles qui riment souvent avec régression sociale. L’Europe, devenu une sorte de père fouettard, ne fait plus rêver.

Il fut un temps où réforme rimait avec progrès social. Aujourd’hui, lorsqu’on parle de « réformes structurelles », une expression fourre-tout, tout le monde entend punition, réduction des acquis sociaux, insécurité. Et il est vrai que lorsqu’on voit ce qui a été fait dans certains pays, c’est bien à cela qu’on a abouti. Je sais ce que cela veut dire : si mon père avait eu un CDD, je n’aurais jamais vu une fac de l’intérieur. L’action publique est désormais perçue comme une volonté de réduire les droits que des générations ont conquis de haute lutte. C’est pour cela qu’il faut rééquilibrer notre politique économique afin de relancer la croissance et créer les emplois de demain. J’ai donc lancé ce plan européen de 315 milliards d’euros sur la période 2015-2017 : l’Europe est en panne d’investissement et il est de notre devoir d’y remédier. Pour autant, je considère que la rigueur budgétaire reste nécessaire, car on ne pas vivre au dépend des générations montantes, et que les réformes doivent être faites pour augmenter le potentiel de croissance au bénéfice des générations futures, et non pas pour punir ceux qui sont là. Je veux mettre en place un triangle vertueux entre consolidation budgétaire, réformes structurelles et investissement

Ce plan de 315 milliards d’euros est-il suffisant ?

Ceux qui disent qu’il faudrait 1000 milliards d’euros n’ont pas entièrement tort, mais je n’ai pas cette somme. Je propose donc de faire un usage plus intelligent des sommes qui sont à notre disposition. Jusqu’à présent, le budget européen payait directement des subventions pour réaliser des projets dans les pays membres. Demain, une partie de ces sommes sera transformée en montants financiers qui permettront d’ériger un socle de garantie (la « garantie de première perte ») afin que le capital privé s’investisse en Europe. Car l’argent est là, mais il n’est pas investi, il dort dans les banques. L’accueil a été généralement bon dans les Etats. Et ceux qui estiment que le capital de départ est trop modeste auront la possibilité de contribuer directement à la garantie. Ils ont même intérêt à le faire, puisque cet apport sera neutre du point de vue de l’application du Pacte de stabilité. Deux milliards d’euros de plus, ce sera trente milliards de plus au service de l’économie grâce à l’effet de levier.

Cet effet de levier n’est-il pas surestimé ?

La Banque européenne d’investissement (BEI) a vu son capital augmenter de dix milliards en 2012 et cela a permis de financer des investissements de l’ordre de 200 milliards. C’est un effet de levier compris entre 18 et 20. Celui que nous prévoyons pour notre fonds d’investissement est de 15, ce qui correspond à une moyenne historique. Notre fonds permettra de financer des investissements à haut risque contrairement à la BEI. Comme nous avons cette garantie de première perte, le capital privé sera attiré par ce mécanisme.

Quels sont les Etats qui vont le plus profiter de cette manne ?

Mon but est de sortir de cette logique du juste retour. Le choix des projets ne sera pas politique : il reviendra aux investisseurs, qui connaissent l’économie réelle, de choisir ce qu’ils veulent financer dans une gamme de projets que la Commission et la BEI auront sélectionné. Car ce qui est bon pour la croissance en Espagne, sera bénéfique à la croissance française, etc. Il faut se défaire de cette idée qu’on n’investit que dans sa propre poche.

C’est un premier pas vers l’utilisation d’une partie du budget européen pour aller sur les marchés afin de lever des fonds plus importants.

Dans les prochaines perspectives financières, après 2020, il est très probable que l’exercice sera répété si notre entreprise est couronnée de succès. On envisage d’ailleurs de ne pas limiter cette opération à la période 2015-2017, mais de la prolonger pour 2018-2020.

Est-ce un moyen de contourner le véto allemand à tout emprunt européen ? Car, au fond, vous utilisez le budget de l’Union pour emprunter sur les marchés…

Attention : c’est la BEI qui va emprunter pas l’Union. Je reste favorable aux obligations européennes, mais cela n’a aucun sens de répéter une idée qui rencontre de farouches oppositions.

L’Europe est au bord de la déflation. Pensez-vous que votre plan d’investissement permettra de l’éviter ?

Il faut tout faire pour l’éviter. Heureusement, l’environnement économique s’est fortement amélioré : baisse du prix du pétrole, de l’euro, des taux d’intérêt, inflation basse, etc.

Avec les risques de déflation, ne faudrait-il pas faire une pause dans les politiques de consolidation budgétaire ?

Ce que nous avons fait à l’égard de la France et de l’Italie montre que la Commission n’a pas uniquement une approche chiffrée des questions budgétaires. Nous avons adopté une nouvelle lecture plus politique : il s’agit de mettre l’accent sur les réformes structurelles qui auront pour résultat d’améliorer la compétitivité de l’économie européenne. En janvier, nous ferons d’ailleurs une communication sur la flexibilité dans le Pacte de stabilité.

Vous n’aviez pas envie de devenir président de la Commission, mais plutôt président du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, un travail moins contraignant.

Je suis retombé amoureux de l’Europe au cours de la campagne électorale. J’ai parcouru 22 pays en six semaines, un voyage enthousiasmant ! Cela a été un vrai bain de jouvence ! Je suis très heureux d’être où je suis : j’ai cinq ans pour redonner envie d’Europe aux citoyens qui seraient désabusés.

Envisagez-vous un second mandat ?

Comme premier ministre, on ne peut pas dire que l’on ne sera plus candidat, sinon on est mort. Pas comme président de Commission : cinq ans, ça suffit !

Photo: Reuters

N.B.: version longue de l’interview paru dans Libération daté du 10 décembre

Voir aussi : Rubrique AffairesJean-Claude Juncker (archives), Rapport SREL, rubrique UE, Luxembourg, Commission la finance aux manettes, rubrique Médias,

La police, la politique et le politique selon Jacques Rancière

31db4cebbc6ed48f7b17545456798f52Pensée politique de Jacques Rancière

Qu’est-ce que le politique ? Selon Rancière, il faut entendre par « le politique » ce lieu de rencontre, ce point de confluence où se rejoignent deux processus hétérogènes :

le processus que l’on pourrait nommer « gouvernemental » : la police, et le processus d’émancipation : la politique. La police est l’organisation de la société comme un tout, comme un organisme où chacun se voit assigné une place.

Le processus d’émancipation, quant à lui, « consiste dans le jeu des pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui et par le souci de le vérifier » . L’émancipation est, ainsi, à saisir comme l’affirmation d’un partage commun du monde, comme la vérification de la présupposition selon laquelle l’on peut jouer le même jeu que l’adversaire.

Évidemment, si l’on considère que toute police dénie l’égalité – comme paraît le spéculer, suivant Rancière, Joseph Jacotot – il ressort que les deux processus sont incommensurables l’un à l’autre. De fait, « nous dirons que toute police fait tort à l’égalité » . Par là, l’on considérera le politique comme le lieu où se joue la vérification d’égalité qui s’opère sous forme du traitement d’un tort.

Voir aussi : Rubrique, PhilosophiePolitique Société Civile, rubrique Société, Citoyenneté, Justice, Racisme , On Line : Reconfigurer le sensible : la fiction politique selon Jacques Rancière,

Au nom du «vrai public», la censure de la culture

Tribune de Barbara MÉTAIS-CHASTANIER

Depuis quelques mois, un même mot d’ordre se fait entendre : les lieux d’art et de culture devraient être des lieux «populaires» et «soucieux des goûts de chacun». Vague succédané démagogique du «populaire» des années 50 défendu par un Vilar ou un Vitez, le «populaire» semble aujourd’hui n’être qu’un vulgaire cache-sexe pour des politiques culturelles populistes qui n’hésitent pas à prendre les commandes de lieux artistiques quand leur programmation ne s’ajuste pas aux cahiers des charges municipaux. Celui qui est toujours instrumentalisé par le discours d’un «populaire» s’abritant derrière l’étendard de la «démocratie», c’est le public. Le «vrai» public, entendons-nous bien. Celui qu’on dit «empêché». Celui qui comme la vérité d’X-Files est toujours ailleurs. Et c’est au nom de ce Vrai Public, au nom de ce vague fourre-tout qu’est devenu le «peuple», que le «populaire» se voit réduit au rang de produit culturel consensuel. Le «populaire» et son «peuple» n’auront, d’ailleurs, jamais été autant mobilisés que depuis qu’on les aura vidés de leur substance en rangeant au placard la lutte des classes et les outils de l’analyse marxiste.

Pasolini annonçait déjà dans les années 60 la puissante progression de ce nouveau fascisme, celui du conformisme, du conservatisme, de l’anti-intellectualisme et de sa suite, la consommation culturelle. Il semble que depuis le virage à droite des années 80 et depuis les dernières élections, il trouve sa pleine mesure, comme en témoignent les cas du Forum du Blanc-Mesnil et de la Panacée à Montpellier [lire ci-dessous, ndlr]. Le premier s’est vu retirer le soutien de la mairie qui a voté le 13 novembre la sortie du conventionnement, mettant ainsi en péril le devenir du lieu. Le second serait sous la menace d’une mise à l’index, le programme pour l’année 2015 étant gelé jusqu’à une date indéterminée. D’un côté comme de l’autre, c’est la même rhétorique populiste et paternaliste qui prétend donner le ton en choisissant, au nom des citoyens, des programmes sans ambition autre que celle de ratisser le plus largement possible. Se diffuse, ainsi, à gauche comme à droite, un discours anti-élitiste qui privilégie les formes les «moins contraignantes», selon les mots de Karim Boumedjane, chargé de la culture au Blanc-Mesnil, au détriment de l’exigence artistique : en temps de crise, l’art est prié de payer son tribut au social et à un vague «commun», qui n’existe que comme figure idéologique de la démocratie, pour justifier de son utilité.

Rien de nouveau sous le soleil. On se souvient que le FN avait fait du Centre chorégraphique de Rillieux-la-Pape de Maguy Marin l’une de ses principales cibles lors de sa campagne pour les municipales. La danse contemporaine à Rillieux-la-Pape ? Vous n’y pensez pas. Le contribuable n’a pas à payer pour ça. C’était en 2001. Plus de dix ans plus tard, c’est désormais l’UMP qui s’occupe de sangler les museaux en brandissant le pavillon réactionnaire d’un «populaire» qui cache difficilement ses atours populistes : en juin, le Théâtre Théo Argence de Saint-Priest voit sa programmation amputée de plus de la moitié de ses spectacles. Les motifs de l’annulation ? La nouvelle mairie UMP souhaite voir à l’affiche du théâtre des formes «plus populaires». Le «populaire», comme nous l’explique l’édito de saison qui n’est d’ailleurs pas signé par la directrice du lieu, Anne Courel, littéralement menottée par les décisions municipales et licenciée depuis, mais par le mai(t)re de Saint-Priest, et sa première adjointe à la Culture (avec majuscule), c’est donc enfoncer les portes, de préférence ouvertes : «L’accès à la culture ne se fait pas par une seule porte d’entrée. Chacun doit pouvoir venir avec sa sensibilité, sa liberté, ses goûts ; voir ou entendre ce qu’il aime.»

Qu’il s’agisse du FN, de l’UMP ou du PS, la mode semble être aujourd’hui à une resucée molle du terme «populaire», vague chewing-gum qui passe de bouche en bouche, et semble se résumer à ce concept flou : le plus petit dénominateur commun est la seule chose à laquelle doit pouvoir se ramener une œuvre pour échapper au constat d’élitisme. On serait tenté d’en rire (jaune) si cette réappropriation populiste du populaire ne s’exprimait pas par une politique de censure, qu’elle soit institutionnelle (comme dans les cas précédents) ou plus simplement réactionnaire : les cas de Brett Bailey, Mac Carthy, Rodrigo Garcia, Romeo Castellucci, Céline Sciamma ou Benjamin Parent sont là pour nous le rappeler.

«Populaire» désigne pourtant tout autre chose que la somme de ces compromis : il est le nom qui rappelle que l’expérience esthétique est le fruit d’un apprentissage, ce qui signifie que le public n’existe pas mais qu’il est construit, attendu, espéré ou méprisé par des œuvres qui dessinent pour lui la carte de ses possibilités ; que chacun(e) – quel(le) qu’il(elle) soit – est en mesure de décider de ce qui l’intéressera ou non – car la Princesse de Clèves circule en toute main – ; que la culture ne saurait se réduire à une vague collection d’objets disposés sur des étagères municipales pour justifier du devenir des ressources fiscales, mais qu’elle est d’abord une série de relations individuelles et collectives construites avec ceux-ci ; que l’art n’est pas qu’un divertissement compensatoire et qu’il peut être une manière d’organiser le pessimisme et de distribuer dans le réel l’élan du nouveau.

Si on interroge ce que cherchent à construire ceux qui s’appuient sur cette répartition falsifiée qui voudrait distribuer d’un côté l’art élitiste – excluant car réservé aux élus et nobles éclairés -, et de l’autre une culture divertissante, tout public, pour chacun plus que pour tous, que voit-on ? Que masque cette mobilisation d’une fracture purement idéologique, sinon l’abandon du projet émancipatoire par l’art et la culture au profit d’une politique de réparation sociale si possible rapide, peu coûteuse et consensuelle. Car c’est bien à ces inégalités – économiques, sociales culturelles – qui distribuent les inégalités d’accès aux œuvres qu’il faut s’attaquer, et non aux jugements de surface qui n’en sont que les symptômes.

C’est à ces fabriques de l’exclusion qu’il faut s’en prendre, en interrogeant cette logique de distribution poujadiste qui décide, en mettant au rebut les questions de classe, de ce qui fait écart et de ce que «peut/veut» voir le peuple.

L’élitisme qui ne dit pas son nom, c’est celui qui concède au précariat et au prolétariat un folklore médiocre pour justifier et confirmer ce qu’il se proposait de démontrer.

Barbara MÉTAIS-CHASTANIER Maître de conférences en littérature française contemporaine, dramaturge

Source Libération 01/12/2014

Voir aussi : Rubrique Politique, Politique culturelle,