Vers une théorie de la puissance destituante – Par Giorgio Agamben

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Ce lundi, le journal Libération publie une tribune d’Eric Hazan et Julien Coupat intitulé : Pour un processus destituant:invitation au voyage. L’initiative est ouverte mais déterminée.

À l’inverse du processus constituant que propose l’appel publié par Libération – car c’est bien de cela qu’il s’agit –, nous entendons amorcer une destitution pan par pan de tous les aspects de l’existence présente. Ces dernières années nous ont assez prouvé qu’il se trouve, pour cela, des alliés en tout lieu. Il y a à ramener sur terre et reprendre en main tout ce à quoi nos vies sont suspendues, et qui tend sans cesse à nous échapper. Ce que nous préparons, ce n’est pas une prise d’assaut, mais un mouvement de soustraction continu, la destruction attentive, douce et méthodique de toute politique qui plane au-dessus du monde sensible.
« Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! »

 

Rapide comme l’éclair, lundimatin a décidé de prolonger cette invitation en offrant quelques pièces au débat. À n’en pas douter, la déréliction générale de la gauche amènera tout un chacun à adhérer à cette nouvelle théorie de la destitution, cependant, reconnaissons que le concept est encore bien flou et que certains éclaircissements sont de rigueur. À cette fin, nous avons décidé de publier cette intervention inédite de Giorgio Agamben. À l’été 2013, sur la plateau de Millevaches, était organisé un « séminaire » intitulé : Défaire l’Occident. Environ 500 participants avaient discuté une semaine durant du cours du monde et souvent même de son effondrement. Il s’agissait de clarifier théoriquement un certain nombre de points problématiques pour la jeunesse d’aujourd’hui : l’amour, la démocratie, l’économie, la magie, la cybernétique, etc.
Un certain nombre d’intellectuels de renom y prirent part comme Eva Illouz, Xavier Papaïs, Jacques Fradin, Franco Piperno et bien d’autres.

Le titre des réflexions que je vais partager avec vous serait « pour ou vers une théorie de la puissance destituante ».

Avant d’en venir à ce problème, je crois qu’il me faut un peu revenir en arrière, pour interroger l’itinéraire qui m’avait amené à poser ce problème.

Si je devais me poser à moi-même la question : qu’est-ce que j’ai voulu faire quand j’ai entrepris cette espèce de longue archéologie du politique qui se met sous le titre Homo sacer ?

Je crois qu’il ne s’agissait pas pour moi de corriger ou de réviser, de critiquer des concepts ou des institutions de la politique occidentale ; ça peut être important, mais mon but était plutôt celui de déplacer les lieux même du politique, et pour cela, avant tout, d’en dévoiler les lieux et l’enjeu véritable.

Je vais aller très vite pour résumer ces points.

Il m’est apparu que le lieu originaire du politique, dans la politique occidentale, c’est quelque chose comme une opération sur la vie, ou une opération qui consiste à diviser et capturer la vie par son exclusion même, c’est-à-dire à inclure la vie dans le système par son exclusion. Et là, le concept d’exception était utile.

« Exception » signifie étymologiquement prendre quelque chose au-dehors, c’est-à-dire exclure quelque chose et l’inclure par son exclusion même. Il me semble que l’opération originaire du politique est de cet ordre-là et la vie est quelque chose de non politique, d’impolitique qui doit être exclu de la cité, du politique et par cette exclusion elle va être inclue et politisée.

C’est une impression complexe et étrange, c’est-à-dire que la vie n’est pas politique en elle-même mais elle va être politisée. Il faut qu’elle soit politisée et de cette façon elle va devenir le fondement même du système.

Vous voyez là qu’on peut dire que, dès le début, la politique occidentale est une biopolitique parce qu’elle se fonde sur cette étrange opération d’exclure la vie comme impolitique et en même temps de l’inclure par ce geste même. Voilà, ça veut dire que le lieu du politique est quand même la vie mais à travers une opération de division, d’exclusion, d’articulation, d’inclusion etc.

Donc le politique c’est quand même la vie capturée sous une certaine modalité. Je vais essayer de définir cette structure d’exception.

Ce qui m’était apparu, c’est que par cette opération, la vie est divisée d’elle-même et elle se présente sous la forme de la vie nue, c’est à dire d’une vie qui est séparée de sa forme. Mais la stratégie il me semble, est toujours la même, on retrouve cette stratégie partout : par exemple, j’avais essayé de l’éclaircir chez Aristote.

Aristote ne va jamais définir la vie et depuis toujours c’est comme ça et même aujourd’hui. La vie n’est jamais définie mais par contre ce qui n’est pas défini est divisé et articulé, vous savez bien : vie végétative, vie sensible, vie des relations. On ne sait pas ce qu’est la vie mais on sait très bien la diviser, et comme vous savez, par la technique aujourd’hui même, produire cette division, réaliser cette division.

C’est dans ce sens que dans le premier volume du livre, je disais que l’opération fondamentale et souterraine du pouvoir est justement cette articulation de la vie, cette production de la vie nue en tant qu’élément politique originaire. Parce que ce qui résulte de cette opération finalement, c’est la production de cette étrange chose qu’il ne faut pas du tout confondre avec la vie naturelle.

La vie nue n’est pas du tout la vie naturelle, c’est la vie en tant qu’elle a été divisée et incluse de cette façon dans le système.

Là, on peut essayer de montrer aussi d’autres aspects de cette opération plus étroitement liés à l’histoire de la politique. Par exemple, les travaux sur le rôle de la guerre civile dans cette perspective dans la Grèce ancienne, dans l’Athènes classique. Christian Meier et d’autres historiens ont montré qu’au Ve siècle en Grèce, il se passe une chose très singulière : on assiste à une tout autre façon de définir l’appartenance sociale des individus.

Jusqu’à ce moment-là, cet historien montre que l’inclusion dans la cité, dans la polis, se faisait par des états et des conditions sociales. Il y avait des nobles, des membres de communautés cultuelles, des marchands, des paysans, des riches. Et donc l’inclusion était définie par cette pluralité des conditions.

Ce qui se passe au Ve siècle, c’est l’apparition du concept de citoyenneté comme le concept qui va définir l’appartenance sociale des individus à la ville. Il appelle ça une politisation, c’est à dire que par ce concept de citoyenneté que nous avons (malheureusement) hérité de la Grèce classique, la vie politique va se définir par la condition et le statut pas seulement formel ou juridique mais qui définit l’action même du citoyen. C’est à dire que le critère du politique va être la citoyenneté et la polis, la cité va se définir par la condition, l’action, le statut des citoyens.

C’est une chose qui nous apparaît tout à fait claire, même triviale, mais c’est à ce moment-là que ce concept est apparu en tant que seuil de politisation de la vie. C’est-à-dire que la vie des citoyens va s’inscrire dans la cité par ce concept qui est donc un seuil, qui définit un seuil de politisation.

La polis, la cité devient donc un domaine qui définit la condition des citoyens en tant que clairement opposé et distingué de la maison. Polis et oïkos : la maison (qui définit la condition de la vie du règne de la nécessité, de la vie reproductive etc.) est clairement, par le concept de citoyenneté, séparée de la cité. Et là, c’est un point important, on retrouve cette même division dont j’avais parlé avant entre la vie naturelle, la zôè et le bios, la vie politique. Là on le retrouve par l’opposition de la maison, la famille, l’oïkos, l’économie et la polis, le politique.

Mais vous voyez que si je parle d’un seuil de politisation, c’est que vraiment le politique apparaît dans cette dimension comme un champ de tension défini par des pôles opposés, la zôè (la vie naturelle) et le bios (la vie politique) ; la maison (l’oïkos) et la polis (la cité). Ce n’est pas quelque chose de substantiel, c’est un champ de tension entre ces deux pôles.

Et là, on voit bien le rôle que la guerre civile va jouer dans ce champ de tension. Là j’étais parti des recherches de Nicole Loraux sur la guerre civile, stasis, à Athènes. Loraux dit que la guerre civile est une guerre dans la famille, c’est une guerre dont le lieu originaire est justement la maison, la famille, une guerre entre frères ou entre fils et pères, etc. Mais ce qui m’est apparu en prolongeant ces recherches, c’est que la guerre civile fonctionne en Grèce, et notamment à Athènes, comme un seuil qui va définir ce champ de force dont les deux pôles extrêmes sont la famille, la maison et la cité.

Et en traversant cette espèce de seuil, ce qui n’est pas politique se politise et ce qui est politique se dépolitise. C’est seulement si on voit la guerre civile dans cette perspective qu’on comprend des choses qui nous apparaîtraient étranges. Comme la loi de Solon qui dit que si, quand il y a une guerre civile, un citoyen ne prend pas les armes pour un des deux partis, il est infâme, il est exclu des droits politiques. Cette chose nous apparaît bizarre et chez Platon, on trouve des tas de discours du même ordre.

La guerre civile c’est le moment où les frères deviennent ennemis et l’ennemi devient frère donc de la confusion entre ces deux champs (la maison et la cité, la zôè et la polis). On a un seuil entre les deux et en le traversant il y a une politisation de la vie ou une dépolitisation de la cité.

Ça ne veut pas dire que les grecs considéraient que la stasis, la guerre civile, était quelque chose de bien, mais ils voyaient en elle justement une espèce de seuil de politisation : un cas extrême où ce qui n’est pas politique va devenir politique et ce qui est politique va s’indéterminer dans la maison.

Voilà, à la base de ma recherche, il y avait cette espèce d’hypothèse que le politique était un champ de tension entre ces deux pôles et qu’entre les deux, il y a des seuils qu’il faut traverser. Donc ça c’était le premier déplacement quand je disais un déplacement du lieu du politique, c’était une sorte de première étape dans ce déplacement.

Il y avait aussi après d’autres aspects qui s’étaient révélés tout à fait importants pour moi : la politique dans notre tradition de la philosophie politique a toujours été définie au fond sur des concepts qui sont la production et la praxis, la production et l’action. On a toujours pensé : il y a du politique là où il y a poiesis, production et praxis, action. Et encore chez Hannah Arendt c’est comme ça, les concepts fondamentaux restent ces deux-là.

Là aussi, il me semblait nécessaire d’opérer un déplacement et les deux concepts qui me sont apparus à la place comme tout à fait importants pour définir une nouvelle idée du politique ce sont au contraire (des concepts que je vais nommer rapidement) : d’une part l’usage et de l’autre quelque chose qu’en français on pourrait traduire par désœuvrement à condition de l’entendre au sens actif, c’est à dire une action qui désœuvre, qui rend inopérant quelque chose.

Je vais très vite vous dire quelque chose sur ces deux concepts qui me paraissent importants.

D’abord le concept d’usage. J’avais rencontré ce concept depuis longtemps dans beaucoup de domaines mais tout à coup, c’était en lisant la Politique d’Aristote. Vous savez qu’au début de la Politique d’Aristote, il y a cette chose quand même assez étrange : le traité sur la politique commence par un petit traité sur l’esclavage, les 30 premières pages de la politique d’Aristote sont un traité sur l’esclavage, sur la relation maître/esclave.

Mais ce qui avait attiré mon attention c’est que dans ce contexte, donc avant de définir l’objet du politique, Aristote définit l’esclave comme un Homme, un être humain (il ne fait pas de doute pour Aristote que l’esclave est un être humain) dont l’œuvre propre (ergon en grec) est l’usage du corps. Il n’explique pas cela et en effet les historiens ne s’y sont pas arrêtés mais ça me semblait très intéressant.

Qu’est que ça veut dire « usage du corps » ? J’ai donc un peu travaillé, d’abord pour comprendre d’un point de vue sémantique, immédiat et je suis tombé sur ce fait linguistique que les verbes grecs et latins que nous traduisons par user, utiliser, faire usage (kresteï en grec et uti en latin) n’ont pas de signification propre. Ce sont des verbes qui tirent leur signification du mot qui les suit, qui n’est pas à l’accusatif mais au datif ou au génitif. J’ai pris des exemples très simples parce que c’est important.

Par exemple : le grec kresteï theon, littéralement faire usage du dieu mais la signification exacte c’est consulter un oracle, kresteï nostou, faire usage du retour qui signifie éprouver de la nostalgie, kresteï symphora, faire usage du malheur qui veut dire être malheureux, kresteï polei, faire usage de la cité veut dire participer à la vie politique, agir politiquement, kresteï gynaïki, faire usage d’une femme qui veut dire faire l’amour avec une femme et kresteï keïri, faire usage de la main qui est donner un coup de poing.

Et en latin c’est la même chose, on voit qu’il n’a pas de signification propre mais la reçoit par son complément (qui n’est pas à l’accusatif mais au datif). On se donne à cette chose, si on se donne à cette chose, on en fait usage.

On voit bien une chose qu’il ne faut jamais oublier : les analyses grammaticales sont des analyses philosophiques et métaphysiques même. On ne peut pas comprendre une chose si on ne comprend pas que la grammaire contient en elle-même toute une métaphysique qui s’est cristallisée dans le langage.

Il y a des analyses de ce très grand linguiste qu’est Benveniste qui montrent que les verbes de ce genre sont des verbes qu’on a classifié dans la grammaire comme des moyens, c’est-à-dire qu’ils ne sont ni actifs ni passifs. Et donc là, Benveniste essaye d’éclaircir la signification de ces verbes qui ne sont ni actifs ni passifs. Il dit que, tandis que normalement (par exemple dans l’actif), le procès, l’action, sont extérieurs au sujet et qu’il y a un sujet actif qui agit au-dehors de lui-même, dans ces verbes-là, les moyens, le verbe, indiquent un processus qui a lieu dans le sujet.

C’est-à-dire que le sujet est intérieur au processus. Le grec gignomaï ou le latin nascor (naître) ou bien morior (mourir), ou bien patior (souffrir), etc. Ce sont des verbes où le sujet est intérieur à l’action et l’action est intérieure au sujet, indétermination absolue non seulement entre actif et passif mais aussi entre sujet et objet.

Benveniste essaye de définir encore mieux et à un moment il donne cette définition qui était pour moi très éclairante. Il s’agit, dit-il, chaque fois de situer le sujet par rapport au processus selon qu’il est extérieur, comme dans l’actif, ou intérieur, et de qualifier l’agent selon que dans l’actif il effectue une action et que dans les moyens il effectue en s’affectant. C’est-à-dire en agissant, en effectuant une action, il va en être affecté lui-même.

Cette formule de « il effectue en s’affectant » est très importante pour moi. On voit bien qu’avec ces moyens donc ce n’est ni actif/passif, ni sujet, ni objet, on pourrait dire que par exemple le verbe kresteï, faire usage, exprime la relation qu’on a avec soi, l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec autre. Faire usage du retour (éprouver de la nostalgie) : c’est l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec le retour.

Le sujet est créé par l’affection qu’il reçoit par sa relation à autre chose. Ça change complètement la notion de sujet, il n’y a plus de sujet ni d’objet ni actif ni passif, c’est vraiment tout une autre ontologie, l’ontologie au moyen.

Et donc si on revient à cette idée de l’usage du corps qui est devenue pour moi très importante pour définir le politique, on pourrait imaginer cette expression kresteï somatos, faire usage du corps, et cela voudrait dire l’affection que l’on reçoit en tant qu’on a un rapport avec des corps. A mon avis, c’est la vie en tant que lieu véritable du politique. S’il y avait un sujet du politique, ce serait celui qui est affecté par sa relation avec des corps.

C’est pour ça que ce concept d’usage m’apparaissait très important et si on l’emploie comme ça, il devient vraiment la catégorie centrale qui va substituer le concept d’action, de praxis. Un concept dont je ne vais pas du tout faire la critique, qui est très important et qui a eu une histoire fondamentale dans la politique occidentale, dans l’éthique, etc. Mais c’est un concept à l’actif ou au passif et donc il reste emprisonné dans cette dialectique tandis que là, dans cette ontologie, cette politique aux moyens, on a un tiers qui n’est ni actif ni passif, c’est encore une action mais qui en même temps est un être affecté par son action ou par sa passion.

Le deuxième concept était celui du désœuvrement : il faut l’entendre comme s’il existait un verbe actif œuvrer ou ouvrer (qui existait en ancien français). Désœuvrer serait donc rendre inopérant, désactiver une œuvre. Ce n’est pas du tout une inertie, ne rien faire (ce qui est aussi important) mais par contre une forme encore d’action, de praxis ou d’œuvre, une opération qui consiste à désœuvrer les œuvres.

Ce que je voulais faire entendre par cela, c’est que d’abord, il y a un passage dans l’Ethique d’Aristote qui m’a toujours semblé important, où Aristote essaye de définir la Science politique (episteme politike) en tant qu’elle a son but dans le bonheur etc. Et à ce moment-là, il pose une question qui lui apparait quand même absurde mais qu’il pose très sérieusement.

Il dit au sujet du concept d’œuvre (ergon, qui définit l’activité propre, le but propre, l’énergie propre de chaque être) : on parle d’œuvre pour les menuisiers. Pour les joueurs de flûte, il y a bien sûr une œuvre (jouer de la flûte), pour les sculpteurs aussi (faire des statues) mais est ce qu’il y a une œuvre pour l’homme en tant que tel comme on le définit pour les menuisiers, sculpteurs, chanteurs, architectes etc ?

Et à ce moment, il dit : ou bien doit-on penser que l’homme en tant que tel est argos  ? C’est-à-dire sans ergon : désoeuvré, sans œuvre. Est-ce que l’homme en tant que tel n’a pas un ergon propre, une œuvre propre, un but propre, une vocation propre, une définition possible, etc ? Bien sûr, Aristote pose cette question mais la laisse tomber, parce que lui par contre a une réponse. Il va dire que l’ergon de l’homme, c’est l’activité selon le logos, etc.

Mais moi par contre, j’avais été frappé par cette possibilité et je m’intéressais plutôt à cette chose qu’il avait posé comme une hypothèse un peu étrange, c’est-à-dire l’idée que par contre il faut le prendre au sérieux, que l’homme est un être qui manque d’un ergon propre.

L’homme en tant que tel n’a aucune vocation biologique, sociale, religieuse ou de n’importe quelle nature qui puisse le définir essentiellement. L’homme n’a pas d’œuvre, est un être désœuvré dans ce sens. On pourrait aussi dire, un être de puissances, qui n’a pas d’actes ou d’ergon propre, mais justement il me semblait que c’est cela qui peut permettre de définir pourquoi il y a de la politique.

Si l’homme avait un ergon propre prédéterminé par la nature, la biologie, le destin, il me semble qu’il n’y aurait ni éthique ni politique possible parce qu’on ne devrait qu’exécuter des tâches. L’action la plus misérable que l’homme puisse faire : exécuter des tâches.

Voilà, j’avais essayé de définir ce concept. Le désœuvrement d’abord n’est pas une suspension de l’activité mais une forme particulière d’activité et deuxièmement, j’avais immédiatement vu que dans l’histoire de la pensée occidentale, c’était justement un problème qu’on n’avait jamais posé.

L’idée de toute inactivité, l’idée, surtout dans le monde moderne à partir du christianisme par exemple, que Dieu puisse être un être oisif est quelque chose qui répugne les théologiens. Dieu non seulement a créé le monde mais ne cesse de le créer et ne cesse d’agir, ne cesse de le gouverner, la création est continue et l’idée qu’un dieu puisse être inactif ou désœuvré et une chose monstrueuse pour les théologiens et je crois que toute la tradition de la modernité se fonde sur le refoulement du désœuvrement.

Un des lieux où ce problème a été pensé, c’est le problème de la fête. C’est un des lieux où dans notre tradition, on essaye de donner une place au désœuvrement.

Et dans notre société moderne, c’est un peu calqué sur le concept du shabbat, c’est-à-dire la suspension de l’activité. La fête consisterait à suspendre l’activité, ce serait donc une suspension provisoire des activités productives. On voit que en même temps c’est un problème perçu mais en même temps qui est bien limité, dans des limites qui excluent, qui rendent impossibles de le penser véritablement.

Mais si on réfléchit à la fête même, on voit bien que ce n’est pas du tout la définition de la fête, la suspension du travail, parce que dans la fête, même si dans le shabbat toute activité productive est interdite, on fait des choses : on fait des repas et dans les fêtes on s’échange des dons.

On fait des choses mais toutes les choses qu’on fait sont soustraites à leur économie propre, sont destituées de leur économie propre. C’est-à-dire que si on mange ce n’est pas pour se nourrir mais être ensemble, faire l’expérience d’une festivité, si on s’habille ce n’est pas pour se protéger du froid, c’est là aussi pour autre chose, pour un autre usage et surtout si on s’échange des choses ou des dons, ce n’est pas par un échange économique.

La fête est définie non pas simplement par une action mais par un genre particulier d’opération. C’est-à-dire que les activités humaines sont soustraites à leur économie propre et par cela ouvertes à un autre usage possible.

Les folklores sont remplis de ces choses, la fête des morts dans le folklore sicilien, qu’on retrouve dans les pays anglo-saxons, dans Halloween. Dans Halloween, les enfants sont les morts qui réapparaissent et prennent ou volent même les choses qui sont dans une certaine économie et en les soustrayant à l’économie, on les ouvre à cette chose qu’on appelle l’étrenne, le cadeau, etc.

Donc c’était pour vous montrer tout simplement qu’on peut très bien penser une activité comme celle qu’on fait dans la fête, qui ne se limite pas à suspendre une économie, une action, une œuvre mais aussi en fait un autre usage.

Mais cet élément destitutif de la fête me paraît très important : c’est toujours soustraire une chose à son économie propre, pour la désœuvrer, pour en faire un autre usage.

Par exemple, les anciens disaient qu’il n’y a pas de fête sans danse. Mais qu’est-ce que la danse si ce n’est une libération des gestes et des mouvements du corps de leur économie propre ? Si ce n’est soustraire les gestes à une certaine utilité économique, une certaine direction et l’exhiber en tant que telle, en la désœuvrant.

Et les masques c’est la même chose. Que sont les masques si ce n’est une neutralisation du visage ? Le masque va rendre inopérant le visage, va désœuvrer le visage, mais en cela, il en montre ou en expose quelque chose même de plus vrai.

Un autre exemple qui me semble tout à fait clair, pour comprendre ce qu’est le désœuvrement : qu’est-ce qu’un poème ? C’est une opération linguistique qui a lieu dans le langage comme toute autre, il n’y a pas d’autre lieu pour le poème. Le poème est une opération langagière, dans le langage.

Alors qu’est-ce qu’il se passe ? Là encore, on voit que le langage est désactivé de sa fonction informationnelle, communicative etc. Et par ce désœuvrement, il est ouvert à un autre usage, ce que l’on appelle poésie. Ce n’est pas facile de dire ce que c’est, mais une définition très simple c’est soustraire le langage à son économie informationnelle, communicationnelle et cela va faire cet autre usage du langage qu’on appelle poésie.

Là c’est quelque chose qui fait partie presque anthropologiquement de la condition humaine.

Par exemple la bouche est une partie de l’appareil digestif de l’homme, c’est même le premier élément du système digestif. Que fait l’homme ? L’homme détourne la bouche de cette fonction pour en faire le lieu du langage. Et donc toutes les dents qui servent à mâcher vont servir à faire les dentales, etc.

Vous voyez, l’homme marche par désœuvrement même des fonctions biologiques. Même les fonctions biologiques du corps sont ouvertes à un autre usage. Le baiser c’est la même chose, il prend cet élément digestif et en fait un autre usage.

Donc le désœuvrement est une activité propre de l’homme qui consiste à désœuvrer les œuvres économique, biologique, religieuses, juridiques sans simplement les abolir. Le langage n’est pas aboli. Qu’est-ce que ça pourrait être un désœuvrement de la loi ? On va le voir, la loi n’est pas simplement abolie mais soustraite à son horrible économie et on peut en faire peut-être un autre usage.

Et là je peux enfin en venir à mon problème de la puissance destituante.

Parce que si on met au centre de la politique non plus la poiesis et la praxis, c’est-à-dire la production et l’action mais l’usage et le désœuvrement, alors tout change dans la stratégie politique.

Notre tradition a hérité ce concept de pouvoir constituant de la Révolution française. Mais ici, on doit penser quelque chose comme une puissance destituante. Parce que justement le pouvoir constituant est solidaire de ce mécanisme qui va faire que tout pouvoir constituant va fonder un nouveau pouvoir constitué.

C’est ce qu’on a toujours vu, les révolutions se passent comme ça : on a une violence qui va constituer les droits, un nouveau droit, et après on aura un nouveau pouvoir constitué qui va se mettre en place. Tandis que si on était capable de penser un pouvoir purement destituant, pas un pouvoir mais justement je dirais pour cela une puissance purement destituante, on arriverait peut-être à briser cette dialectique entre pouvoir constituant et pouvoir constitué qui a été, comme vous le savez, la tragédie de la Révolution.

C’est ça qui s’est passé et on le voit partout même maintenant, par exemple dans la révolution du Printemps arabe. Immédiatement, on a fait des assemblées constituantes et ça a été suivi par quelque chose de pire que ce qu’il y avait avant. Et le nouveau pouvoir constitué qui s’est mis en place par ce mécanisme diabolique du pouvoir constituant devient un pouvoir constitué.

Donc à mon avis ce sont des concepts qu’il faut avoir le courage d’abandonner : en finir avec le pouvoir constituant. Negri ne serait pas d’accord mais il faut penser un pouvoir ou plutôt une puissance qui ait la force de rester destituante.

Ça nous engage à élaborer une tout autre stratégie. Par exemple, si on pense une violence, cette violence doit être purement destituante. Il faut faire attention, si c’est une violence qui va constituer un nouveau droit, on a perdu.

Donc il faut penser les concepts de révolution, d’insurrection, d’une toute autre façon ce qui n’est pas facile.

Là je voulais donc uniquement quelques repères. C’est tout un travail à faire que vous devez faire aussi, que j’ai essayé de faire moi aussi. Mais pour l’instant, comme c’est un travail en cours, je voulais uniquement vous donner quelques éléments du moment où il me semble que dans notre tradition, on a essayé de penser cela.

La première chose qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est l’essai de Walter Benjamin sur la critique de la violence. C’est un essai qui, si on le lit dans cette perspective, a vraiment cela au centre.

Dans cet essai, Benjamin essaye de penser ce qu’il appelle « une violence pure », c’est-à-dire une violence qui ne va jamais poser un nouveau droit. C’est-à-dire une violence qui serait capable de briser ce qu’il appelle « la dialectique entre la violence qui pose les droits et la violence qui les conserve ». Notre système politique, ce qu’on avait appelé avant le pouvoir constituant, le pouvoir constitué, c’est ça.

Notre système politique se fonde sur cette idée. Par exemple quand il y a des révolutions, des changements, on a une violence qui fonde un nouveau droit et immédiatement après, cela se traduit dans une violence qui va le conserver.

Et Benjamin dit que c’est ce mécanisme qu’il faut briser et donc il essaye dans ce texte de penser ce qu’il va appeler une « violence pure », une violence divine, peut-importe. Et il va le définir justement comme une violence qui va entsetzen (il emploie le verbe allemand) : qui va déposer le droit, sans fonder un nouveau droit.

C’est-à-dire une violence qui brise son rapport avec le droit. Il essaye de trouver des exemples dans la mythologie grecque et surtout dans l’idée de Sorel de grève générale prolétaire. Il y voit une forme de violence pure dans le sens où elle ne va pas constituer de droit, elle n’est pas dirigée à obtenir et constituer un nouveau droit. C’est une violence qui reste purement destitutive par rapport au droit existant.

C’est un exemple qui me semble important parce qu’il a bien vu justement que le problème c’est de briser ce rapport.

Un autre exemple qui me vient à l’esprit c’est ce que Paul (l’apôtre) essaye de faire dans ses lettres. C’est-à-dire qu’il va définir les rapports entre le Messie et la Torah (la loi juive) par le verbe grec katargeïn qui veut dire rendre argos, rendre inopérant, désactiver.

Ce qu’il dit en fait, c’est : nous sommes des juifs et bien sûr on ne va pas détruire la loi, on ne va pas détruire la Torah, mais on va la rendre inopérante, argos, la désœuvrer.

Et donc le Messie n’est pas quelqu’un qui simplement abolit la loi, c’est quelqu’un qui la désœuvre. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est vraiment son problème : penser un rapport à la loi qui, sans tout simplement la nier, l’éliminer, nie le fait qu’on doit exécuter des commandements, tout autre rapport à la loi.

C’est un trait du messianisme juif qui va jusqu’aux formes qu’il a pris au XVIIe siècle dans le sens que l’accomplissement de la loi est sa transgression, comme dit Sabbataï Tsevi. Donc dans le messianisme il y avait ce problème : penser un rapport à la loi qui ne soit pas son exécution, son application.

C’est très intéressant : est-il possible de penser un rapport à la loi qui la désactive, qui la rende inopérante en tant que commandement et en permet un autre usage ? C’est ce que c’était au début pour Paul et qui après est devenu le christianisme, qui a complètement trahi cette chose.

Mais il y a une chose par exemple qui peut être utile dans cette perspective. Paul a dit une chose à un certain moment pour comprendre ce que pourrait être ce rapport à la loi qui ne l’exécute pas sans l’abolir. Il dit, pour exprimer la condition messianique, que la condition maintenant c’est que ceux qui ont une femme comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent une maison comme s’ils ne la possédaient pas etc.

Par exemple, tu es né dans une certaine condition sociale, tu es esclave, fais-en usage. Et il emploie cette expression du verbe kresteï.

C’est-à-dire que le problème n’est pas tout simplement : je suis esclave et je vais devenir libre, d’abord fais-en usage. Apprendre à faire usage de sa condition, c’est-à-dire à la désactiver, à la rendre inopérante par rapport à soi-même et en cela ça devient une possibilité proprement désœuvrante qui va rendre possible un autre usage de ta condition.

Ce n’étaient que des exemples, je ne suis pas en train de dire que c’est ça qu’il faut faire, c’était juste pour vous montrer que dans certains moments de notre tradition de pensée on a quand même ce problème.

Et là, c’est une chose qui me semble aussi importante, il me semble que c’est cette puissance destituante que la pensée du XXe siècle a essayé de penser, sans y réussir vraiment.

Ce qu’Heidegger pense comme destruction de la tradition, ce que Schürmann pense comme déconstruction de l’arché, ce que Foucault pense comme archéologie philosophique, c’est-à-dire remonter à un certain arché, un certain a priori historique et essayer de le neutraliser.

Il me semble que ce sont des essais qui vont dans cette direction (et c’est ce que moi-même j’ai essayé de faire) sans peut-être vraiment y arriver. Mais c’est cela, c’est la destitution des œuvres du pouvoir, pas simplement l’abolition.

C’est quelque chose d’évidemment très difficile parce qu’aussi on ne peut pas la réaliser uniquement par une praxis. C’est-à-dire que le problème n’est pas quelle forme d’action va-t-on trouver pour destituer le pouvoir, parce-que ce qui va destituer le pouvoir n’est pas une forme d’action mais uniquement une forme-de-vie.

Ce n’est que par une forme-de-vie que le pouvoir destituant peut s’affirmer donc ne n’est par cette activité-là, cette praxis-là, c’est par la construction d’une forme-de-vie.

Vous voyez pourquoi c’est difficile puisqu’il ne s’agit pas de telle action, on va faire ci, on va faire ça. Ça ne suffit pas. Il faut d’abord constituer une forme-de-vie.

Et là on peut revenir à pourquoi il est si difficile de faire cela. Pourquoi par exemple est-il difficile de penser des choses comme l’anarchie (l’absence de commandement, de pouvoir), l’anomie (l’absence de loi) ? Pourquoi est-ce si difficile de penser ce concept qui pourtant semble contenir quelque chose ?

Benjamin dit une fois que la véritable anarchie est l’anarchie de l’ordre bourgeois et dans le film Salo de Pasolini, il y a un fasciste qui dit à un moment que la véritable anarchie est l’anarchie du pouvoir. C’est quelque chose qu’il faut prendre à la lettre.

Donc le pouvoir marche par capture de l’anarchie, le pouvoir qu’on a en face n’est fonction que parce qu’il a reçu, inclus (toujours ce processus de l’exclusion incluante) l’anarchie.

Même chose avec l’anomie, c’est évident avec l’état d’exception : notre pouvoir marche en étant capable d’inclure, de capturer l’anomie. L’état d’exception est une absence de loi tout simplement, mais une absence de loi qui va devenir intérieure au pouvoir, à la loi.

C’est cela qui est compliqué. On ne peut pas accéder à l’anarchie, on ne peut pas accéder à l’anomie. Et on pourrait continuer, notre pouvoir dit démocratique se fonde en fait sur l’absence du peuple, on pourrait dire « adémie » (dèmos, le peuple). La démocratie qu’on a en face c’est quelque chose qu’on a par le mécanisme ridicule de la représentation qui a capturé l’adémie, l’absence de peuple, en son centre.

Voilà, mais c’est justement cela qui rend si compliqué l’essai d’accéder à l’anarchie, d’accéder à l’anomie. On ne peut pas y accéder immédiatement parce que d’abord il faut désactiver, désœuvrer, destituer l’anarchie du pouvoir.

C’est-à-dire que la véritable anarchie n’est rien d’autre que la destitution de l’anarchie du pouvoir. Et c’est pour ça qu’on ne peut pas la penser parce que si on essaye de penser l’anarchie, on a en face ce que le pouvoir en a fait, c’est-à-dire la guerre de tous contre tous, le désordre…

Si on essaye de penser l’anomie, on a cette chose absurde : le manque de loi, le chaos où chacun fait ce qu’il veut. Mais c’est faux, ça c’est l’image que la capture de l‘anarchie, la capture de l’anomie, nous laissent en face. Si d’abord on arrive à désactiver l’anarchie et l’anomie capturées par le pouvoir, peut-être alors que la véritable anarchie peut réapparaître.

C’est pour ça que des travaux comme ceux des anthropologues Clastres et Sigrist sont importants. Ils montrent très clairement que ce n’est pas du tout vrai. Si on regarde les sociétés primitives, on voit l’anarchie mais ce n’est pas du tout ce que notre tradition politique nous présente. Par exemple, dans le livre de Sigrist, il emploie la formule « anarchie contrôlée ». C’est pour dire que c’est une absence de pouvoir mais pas du tout la guerre de tous contre tous, le chaos, ce sont des formes différentes. C’est aussi ce qu’Illich a essayé de penser par ce concept de « vernaculaire ». Ce n’est pas l’anarchie que l’on croit.

C’est cette chose-là qui me semblait importante : on ne pourra pas accéder à une véritable pensée de l’anarchie si on ne neutralise pas d’abord l’anarchie que le pouvoir contient en son centre.

Je vous avais dit que ce n’est pas une tâche théorique mais que cela ne sera possible, cette opération de destitution du pouvoir, que par une forme-de-vie. Donc ce n’est pas tout simplement trouver la bonne action mais constituer des formes-de-vie. Je dirais même qu’une forme-de-vie c’est justement là où on rejoint quelque chose qui d’elle-même va être destituante.

J’avais essayé de définir ce concept de forme-de-vie au début de ma recherche comme une vie qui ne peut pas être séparée de sa forme.

C’est-à-dire une vie pour laquelle, dans son mode de vie, est en jeu la vie même : une vie pour laquelle sa vie même est en jeu dans sa façon de vivre. Vous voyez là donc qu’il ne s’agit pas simplement d’un mode de vie différent. Ce sont des modes de vie qui ne sont pas simplement des choses factuelles mais des possibilités.

Tiqqun avait développé cette définition de façon très intéressante dans trois thèses que je vous lis et qui sont dans le n°2 de la revue : « 1- L’unité humaine n’est pas le corps ou l’individu, c’est la forme-de-vie. 2- Chaque corps est affecté par sa forme-de-vie comme par un clinamen, une attraction, un goût. 3- Ma forme-de-vie ne se rapporte pas à ce que je suis mais à comment je suis ce que je suis. »

Donc d’abord, la forme-de-vie est quelque chose comme un goût, une passion, un clinamen : c’est quelque chose d’ontologique qui affecte un corps. Mais aussi je voudrais m’arrêter sur le dernier point : le concept du comment.

Ce n’est pas ce que je suis mais comment je suis ce que je suis. Dans la tradition de l’ontologie occidentale, ce serait ce qu’on a essayé parfois de penser comme une ontologie modale.

Vous connaissez peut-être la thèse de Spinoza : il n’y a que l’être, la substance et ses modes, ses modifications. Il n’y a que Dieu et ses modifications qui sont les êtres, les êtres singuliers. Les êtres singuliers ne sont que des modes, des modifications de la substance unique.

Mais là, je crois qu’il faut encore poursuivre, éclaircir. La substance, l’être n’est pas quelque chose qui précède le mode et existe indépendamment de ces modifications. L’être n’est rien d’autre que ce mode d’être, la substance n’est que ses modifications, n’est que son comment.

Et là vous voyez que c’est toute une autre ontologie qu’il faudra penser dans le sens que l’ontologie a toujours été définie par ces deux concepts : identité et différence. Donc on a essayé par exemple de penser le problème un et multiple par le concept identité et différence (différences ontologique etc.).

Et il me semble que ce qu’il faudrait penser, c’est un tiers qui va neutraliser ce couple identité/différence. Je veux dire par là que si on prend par exemple la thèse spinoziste qu’on a toujours qualifiée de panthéiste, c’est-à-dire deus sive natura, Dieu ou bien la nature, il ne faut pas croire que cela veut dire Dieu = nature parce que là on retombe dans identité /différence. Non, sive veut dire ou bien et exprime justement la modalisation, la modification, c’est-à-dire la neutralisation et l’élimination aussi bien de l’identité que des différences.

Divin n’est pas l’être en soi mais son « ou bien », son sive, ses modifications. Je ne sais pas si on pourrait dire : le fait de se « naturer » dans ce mode, naître dans ce mode.

Donc vous voyez la différence, toutes les critiques qu’on a fait au panthéisme dans le sens que c’est absurde de penser que être = mode, Dieu = nature, c’est faux. Ce n’est pas ça : Dieu se modalise, c’est la modalisation, la modification qui est importante. Dieu, le divin n’est que ce processus de modification.

Et là aussi, pour cela, il faudrait penser différemment le rapport entre la puissance et l’acte. La modification n’est pas une opération par laquelle quelque chose qui était en puissance, l’être ou Dieu, s’actualise, se réalise, s’épuise en cela.

Ce qui aussi bien dans le panthéisme que dans le cas d’une forme-de-vie va désactiver les œuvres est surtout une expérience de la puissance en tant que telle mais de la puissance en tant qu’habitus, cet usage habituel, on pourrait dire de la puissance qui va se manifester dans ce désœuvrement qui est aussi la forme chez Aristote d’une puissance du ne pas, ne pas être, ne pas faire, mais qui est surtout un habitus, un usage habituel : une forme-de-vie. Et une forme-de-vie, c’est un usage habituel de la puissance. Il ne faut pas penser : une puissance, je dois la mettre en acte, la réaliser. Non, c’est un habitus, un usage habituel.

Donc dans ce sens, tous les êtres vivants sont dans une forme-de-vie mais cela n’est pas équivalent à dire que tous les êtres vivants sont une forme-de-vie. Parce que justement une forme-de-vie est quelque-chose qui va rejoindre cet usage habituel de la puissance qui va désœuvrer les œuvres.

Bon, et je crois que j’en ai même trop dit.

Une chose qu’on avait discutée l’autre soir : tout cela implique aussi qu’il y a un autre concept politique dans notre tradition qu’il faut repenser. C’est celui d’organisation. Parce que vous comprenez que si la définition d’une forme-de-vie que je donne est correcte, la forme-de-vie n’est pas quelque chose que quelqu’un peut prétendre organiser. Elle est déjà en elle-même pour ainsi dire complètement organisée. Qui va organiser des formes-de-vie puisque la forme-de-vie est le moment où on a rejoint l’usage habituel d’une puissance ?

Et donc à mon avis le problème de l’organisation politique est l’un des problèmes majeurs de notre tradition politique et il faut le repenser.

Voilà, c’est tout.

Giorgio Agamben

Source : Lundimatin Janvier 2016

Voir aussi : Rubrique Philosophie, rubrique Politique, G Agamben : De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité rubrique Science, Science politique,

Le travail historique et mémoriel sur l’esclavage est une affaire sérieuse !

Par Myriam Cottias*

Myriam CottiaLa mémoire et l’histoire de l’esclavage sont des affaires sérieuses ! S’il faut encore le rappeler de façon si péremptoire, c’est que la vigilance doit être soutenue, encore et toujours, pour que les luttes des esclaves qui ont participés à la construction de la République et des valeurs qui nous rassemblent, ne disparaissent pas sous l’effet du souffle de la méconnaissance ou de l’idéologie nocive sur l’inégalité des acteurs de l’Histoire. La loi du 21 mai 2001, première loi Taubira, a déclaré l’esclavage et la traite dans l’Atlantique et l’Océan Indien comme crime comme l’humanité et aussi inscrit dans son article 2, que leur enseignement était obligatoire. Les programmes en ont tenu compte … sept ans plus tard, en 2008, pour le collège et le lycée mais il a fallut toute la ténacité du Comité National pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage pour que la question ne disparaisse pas des nouveaux programmes du primaire et du collège. Les contempteurs de cette histoire arguent que finalement ce phénomène historique n’était pas si important ni au niveau de la France, ni au niveau du monde, simplement treize millions de personnes africaines déportées vers les Amériques et un million vers l’Océan Indien.

Outre le mépris que ce jugement manifeste vis-à-vis de ces personnes, ces chiffres ne disent rien de l’importance de l’histoire de l’esclavage dans l’histoire de France, surtout dans ce moment fondateur du récit national qu’est la Révolution française. La Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et surtout Saint-Domingue (futur Haïti) ont cru pleinement au combat pour les valeurs de Liberté, d’Egalité et de Fraternité et l’ont porté si haut que la Convention nationale a aboli l’esclavage pour la première fois, le 4 février 1794 dans l’ensemble des colonies françaises de l’époque. Pendant la bataille de La-Crête-à-Pierrot menée lors de la tentative de rétablissement de l’esclavage par Napoléon, autant les esclaves de Saint-Domingue que les troupes françaises qui s’affrontaient, chantaient la Marseillaise ! Plus de cinquante ans plus tard, le 27 avril 1848, la deuxième République abolissait pour la seconde fois l’esclavage, cette fois-ci définitivement pour les colonies de l’Atlantique et de l’Océan Indien. La France célèbre chaque 10 mai la « Journée nationale des mémoires des traites, de l’esclavage et de leur abolitions » en hommage aux esclaves et aux abolitionnistes.

En effet, les esclaves qui s’étaient révoltés continuellement depuis le XVe siècle mais encore plus depuis la fin du XVIIIe siècle et qui, par leurs soulèvements contre le pouvoir colonial, avaient nourri la réflexion abolitionniste sur l’égalité du genre humain, ont accueilli l’émancipation légale au cris de « Vive la République ». Les esclaves n’avaient jamais renoncé à leur humanité, même au sein du cadre contraint et violent de l’esclavage. Ils l’ont imposée par la force ou par la résistance quotidienne. Ils croyaient à l’égalité, ils la réclamaient, et ce d’autant plus qu’au sein des sociétés coloniales esclavagistes de l’Atlantique se sont construites ces équivalences de termes entre noirs/esclaves et blancs/maîtres. Avant cette expérience, il n’y avait pas de « Blanc » (ce qualificatif utilisé dans les colonies atlantiques devait être expliqué au public européen) et pas de hiérarchies socio/raciales en Europe. C’est bien dans ces colonies de sucre, de café et de coton que la « race » n’a plus été le marqueur d’une appartenance familiale ou lignagère mais s’est transmuée en élément biologique qui, par le sang, transmettait un statut.

L’origine de l’idéologie raciale et du racisme

Ce récit sur les sociétés esclavagistes n’est pas simple détour, il souligne l’origine de l’idéologie raciale et du racisme. Les mémoires -définies comme expériences sociales du passé dans le contemporain- se sont précisément opposées – parfois, souvent – à la jauge de l’expérience du racisme produite par les événements de violence extrême de l’histoire. Alors que faire ? Si l’urgence actuelle de créer du collectif dans l’égalité des droits et des devoirs est bien réelle, les conditions doivent en être posées. Elles ne passent pas, me semble-t-il, par des combats auto-déclarés comme « anti-racistes » -dont le pluriel est suspect et qui sont parfois aporétiques- mais bien par la reconnaissance mutuelle des phénomènes historiques qui ont engendré des faits de racisme (mise en discours, idéologie, de l’exclusion et de la dépréciation de l’autre). Les mémoires ne doivent pas se croiser mais faire « causes communes » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Nicole Lapierre ou mieux encore « Histoire commune ». Peut-être alors pourrait-on sortir de la « race » comme totalitarisme c’est-à-dire d’un système où la « race » et conséquemment le racisme ne peuvent être dénoncés et combattus qu’en utilisant les propres catégories qui les créent. C’est faire ici le pari de la connaissance et de l’enseignement, de la recherche universitaire, d’une certaine exigence de la pensée qui se partage.

C’est aussi celui que font de nombreuses associations de citoyens qui souhaitent fermement dépasser la mémoire pour aller vers l’histoire. Quoiqu’on cherche à la leur imposer, certaines d’entre elles ne se reconnaissent pas dans des identités sans espoir comme celle de « victimes de l’esclavage colonial ». Elles veulent avoir leur place dans le monde, à égalité…

* Myriam Cottias est directrice de recherche au CNRS, présidente du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage

Voir aussi : Rubrique Histoire, rubrique International, rubrique Politique, rubrique Economie,

Entretien Bernard Lahire. Quand les sociologues sont jugés responsables de l’état du réel

Bernard Lahire « Le problème n’est pas de préserver un mode de vie français figé » Photo EdItIons La Découverte

 

Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon était l’invité de la Librairie Sauramps hier à Montpellier. Il a évoqué son dernier essai : « Pour la sociolo- gie » qui porte réponse au procès fait aux sciences sociales qu’a relayé Manuel Valls.

 

La mise en évidence des inégalités économiques, scolaires et culturelles sont des réalités qui fâchent. Suffisamment, pour intenter un procès aux sciences sociales et à la sociologie en particulier. Dans votre dernier ouvrage : Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse, vous revenez sur les fondamentaux. D’où part votre motivation ?

Le point de départ est lié à l’ouvrage Malaise dans l’inculture, paru en 2015. Son auteur, Philippe Val, ancien directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, puis directeur de France Inter, s’en prend au « sociologisme » mais l’on se rend compte à la lecture, que c’est bien contre la sociologie et ses adeptes dans le monde des sciences sociales qu’il part en guerre, enl es accusant tout à la fois de justifier ou d’excuser la délinquance, les troubles à  l’ordre public, le terrorisme… Dans un mélange de méconnaissance et de résistance, ces motivations reposent sur une vision conformiste et libérale assez classique de l’individu selon laquelle celui-ci œuvre dans son propre intérêt, et la somme de ces actions concoure à l’intérêt général.

Votre ouvrage se veut très accessible.

Habituellement, j’écris des livres plutôt savants. Pour la circonstance, j’ai ressenti le besoin d’écrire de manière accessible. J’ai essayé de faire de la pédagogie pour expliquer en quoi consiste le travail des sciences sociales et tout particulièrement de la sociologie qui prend en compte les dimensions relationnelles. On ne pense pas un individu indépendamment des relations avec l’ensemble des éléments composant le tout dans lequel il s’inscrit. De même, nos actions sont liées au groupe, elles n’en sont pas isolées.

A propos de l’analyse relationnelle, vous citez Marx. Lorsqu’il défend que les détenteurs des moyens de production s’approprient la richesse produite par les ouvriers, il démontre aussi que les riches n’existent pas indépendamment des pauvres. Cette charge des détenteurs de privilèges ou de pouvoirs ne cherche t-elle pas à réfuter l’analyse des structures en terme de classes sociales dans une société de plus en plus inégalitaire ? Quelles sont les autres interdépendances qui se font jour ?

On voit bien que la question des différences de classes est quelque chose qui les entête beaucoup. Mais l’interdépendance n’existe pas qu’entre les riches et les pauvres. Elle existe entre les hommes et les femmes, les parents et les enfants… Il est difficile de penser un « eux » indépendamment d’un « nous » parce qu’il se trouve que ce «eux» est en lien avec nous.

Cette interdépendance vaut au sein d’une société donnée, et il en va de même au sein des différentes nations qui coexistent sur terre. Le problème n’est pas, de préserver un mode de vie français en le figeant dans certaines représentations. Il est international. Cette manière de penser de façon relationnelle la réalité sociale à des échelles très différentes, interroge la politique étrangère de la France, comme elle peut interroger la politique coloniale, des Belges ou des Européens. D’une manière comme une autre, cela met en cause des politiques parce que penser en terme de relations interdépendantes n’isole pas totalement un « ennemi » sans aucun lien avec nous. Le recul que permettent les sciences sociales permet de ne pas foncer bille en tête comme le fait notre premier ministre.

Après avoir déclaré en avoir assez « de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé », Manuel Valls a rétropédalé. Cela vous satisfait-il ?

Il est revenu de manière extrêmement confuse sur ses propos . Je les ai relevés pour prendre conscience de la confusion cérébrale du Premier ministre : « Bien sûr il faut chercher à comprendre » dit-il, à propos de la plongée dans la radicalisation djihadiste. « Ce qui ne veut pas dire chercher je ne sais quelle explication », ajoute-t-il. Je dois dire qu’il atteint là, un degré qui m’échappe.

Dans le contexte actuel caractérisé par une montée de la violence économique, sociale, psychologique, environnemental, ne mettez- vous pas le doigt sur la violence politique ?

Le virilisme politique est très présent avec des formules toujours plus dures, plus intransigeantes. Nous sommes en présence de personnes qui occupent le terrain, pour des raisons électoralistes et qui nous disent un peu : « N’ayez pas peur, papa est là.» C’est un rappel de l’autorité, mais est-ce efficace ? On ne voit pas très bien quel dispositif sécuritaire empêcherait quelqu’un de se faire sauter.

Quel regard portez-vous sur la sociologie de la radicalisation et des travaux comme ceux de Farhad Khosrokhavar ?

Je n’ai pas d’avis sur le travail de Farhad Khosrokhavar que je ne connais pas assez. Je me méfie du terme radicalisation. Il y a des jeunes qui se sont convertis en quinze jours. Je suis aussi distant avec des gens comme Michel Onfray qui vous dise : J’ai lu les textes du Coran, il y a un problème de violence. D’abord parce que la plupart des croyants ne lisent pas les textes, et que l’argument n’est pas solide. On trouve dans la Bible aussi des textes d’une extrême violence.

Les critiques portées ne résultent-elles pas d’une incompréhension, notamment dans la différence entre comprendre et juger ?

On prête des intentions aux sciences sociales qu’elles n’ont pas. Le scientifique étudie ce qui est et n’a pas à apprécier si ce qui est «bien»ou«mal». Il ne se préoccupe pas de savoir si les vérités qu’il découvre seront agréables ou déconcertantes.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse » Editions La Découverte 2016, 13,5 euros

Source : La Marseillaise 25/03/2016

Voir aussi : Rubrique Science, Sciences Humaines, rubrique LivreEssais, rubrique Société, rubrique Rencontre, rubrique Montpellier,

 

La sociologie de la radicalisation : entretien avec Farhad Khosrokhavar

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fk-vignette-87x67_1452535231746-jpgChercheur de renommée internationale, Farhad Khosrokhavar est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et directeur du Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques (CADIS, EHESS-CNRS). Ses recherches portent sur l’islam en France, en particulier dans les banlieues et en prison, les problèmes sociaux et anthropologiques de cette religion, et l’islamisme radical et ses mutations. Il a commencé à étudier les phénomènes de radicalisation dans les années 1990. Farhad Khosrokhavar travaille également sur la sociologie de l’Iran contemporain et la philosophie des sciences sociales.
Auteur de nombreux ouvrages et articles sur l’islam et le phénomène de radicalisation jihadiste, il a notamment publié en France L’islam des jeunes en 1997 (Flammarion), Les Nouveaux Martyrs d’Allah en 2002 (Flammarion), L’islam dans les prisons en 2004 (Ed. Balland), Radicalisation en 2014 (Ed. Maison des sciences de l’homme), Le jihadisme. Le comprendre pour mieux le combattre, avec David Bénichou et Philippe Migaux, en 2015 (Plon). Son travail sur la radicalisation est le fruit de plusieurs enquêtes empiriques, par observation et entretiens, réalisées auprès de jeunes dans des associations de banlieues et quartiers défavorisés d’une part, et auprès de détenus et de surveillants dans plusieurs prisons françaises d’autre part, une première fois entre 2000 et 2003, puis entre 2011 et 2013 à la demande du ministère de la justice[1]. Sa dernière enquête porte sur les classes moyennes qui se réclament de l’islam.

Quel regard spécifique le sociologue porte-t-il sur le terrorisme et la radicalisation ?

Le sociologue essaie de comprendre le rôle des acteurs sociaux, la façon dont se construit une logique d’action et comment elle s’intègre dans le tissu social. Pour cela, il mobilise un certain nombre de notions, dont celle de radicalisation. Cette notion est relativement nouvelle, elle s’est imposée après les attentats du 11 septembre 2001 dans les discours politiques et médiatiques, en lien notamment avec des soucis sécuritaires. Les chercheurs en sciences sociales tentent de lui donner une signification anthropo-sociologique. Ils la préfèrent au terme générique de terrorisme qui désigne l’ensemble de ces phénomènes, en pointant leur signification politique et sociale, sans mettre l’accent sur l’acteur social, ses motivations et les processus sociaux qui mènent à la violence. La notion de radicalisation déplace l’analyse vers la subjectivité de l’individu et les interactions entre le groupe et l’individu.

Il existe une pluralité de définitions du terme radicalisation. Dans mon livre Radicalisation publié en décembre 2014, je la définis comme l’articulation entre une idéologie extrémiste et une logique d’action violente. Une action violente sans idéologie (la délinquance par exemple) n’est pas de la radicalisation, pas plus qu’une idéologie extrémiste sans action violente (certaines formes d’intégrisme religieux par exemple). Gérald Bronner[2] et bien d’autres chercheurs adoptent aussi cette définition. Il faut une combinaison des deux pour pouvoir parler de radicalisation. Les sociologues qui travaillent dans ce domaine s’intéressent au processus dynamique de cette combinaison, à la constitution des acteurs radicalisés dans l’arène sociale et à la manière dont leur action, qui est soumise à un principe de législation spécifique, prend forme dans la société.

La plupart des acteurs radicalisés le font aujourd’hui au nom d’une version radicale de l’islam. Mais l’action radicalisée ne se réduit pas à l’islam extrémiste. On peut se radicaliser au nom d’autres idéologies : le néonazisme ou le néofascisme en Europe, l’extrémisme écologique (issu de la deep ecology), les idéologies anti-avortement aux Etats-Unis.

Quelles sont les différentes approches ou théories sociologiques de la radicalisation, en particulier jihadiste ?

Il existe différentes façons de percevoir ce phénomène dans la littérature anglo-saxone, mais aussi française. Certains chercheurs mettent l’accent sur les facteurs économiques et l’exclusion sociale comme principale explication de la radicalisation, surtout chez les jeunes des banlieues. D’autres soulignent les facteurs politiques, en particulier la disparition des utopies dans nos sociétés et le rôle de l’islam radical dans la fabrication d’une nouvelle utopie transnationale (j’insiste moi-même tout particulièrement sur ce facteur, mais aussi Olivier Roy[3], entre autres). D’autres encore mettent en avant la dimension irrationnelle ou nihiliste du jihadisme, à l’instar du philosophe André Glucksmann[4] en France. A l’inverse, des sociologues comme Diego Gambetta insistent sur la rationalité des acteurs radicalisés qui optent pour la meilleure stratégie possible pour atteindre leurs buts sociopolitiques[5]. L’expert américain Marc Sageman estime quant à lui que la radicalisation est principalement l’effet de réseaux d’un nouveau type, qui affaiblissent le rôle des personnalités et donnent naissance à des groupes radicaux sans hiérarchie, et non un phénomène individuel qui naît de manière spontanée de la fréquentation d’Internet[6]. Parmi les approches culturelles, on peut citer les travaux de l’anthropologue franco-américain Scott Altran, directeur de recherche au CNRS (Institut Nicod, EHESS), qui interprète la radicalisation comme une tentative de construction d’une forme de valeur sacrée et voit dans les organisations terroristes Al Qaïda et Daesh de puissants mouvements de contre-culture dont l’attrait moral représente une réelle menace[7].

Je fais moi-même partie du groupe de chercheurs qui pensent que la radicalisation est un phénomène à plusieurs dimensions : chez les jeunes des banlieues, la radicalisation permet la sacralisation de la haine de la société, une haine produite par un sentiment d’exclusion économique et sociale, d’injustice et d’humiliation[8] ; chez les jeunes de classes moyennes, elle est une réponse au vide de l’autorité, à la fatigue d’être soi, ou à une forme d’anomie.

Pouvez-vous préciser votre point de vue sur ces questions ? Qu’ont révélé vos recherches sur le profil et le parcours des acteurs qui s’engagent dans la radicalisation et qui sont impliqués dans des attentats en France et sur le territoire européen ?

Jusqu’aux attentats de Charlie Hebdo, la majorité des jeunes qui se radicalisaient en France étaient des jeunes des banlieues, socialement et économiquement exclus, cherchant à légitimiser leur guerre contre la société en l’incarnant dans l’islam radical. C’est le cas du terroriste Khaled Kelkal responsable d’une série d’attentats en France en 1995, de Mohamed Merah le tueur de Toulouse et Montauban en 2012, de Mehdi Nemmouche l’auteur de la la tuerie du musée juif de Bruxelles en 2014, des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly qui ont commis les attentats de janvier 2015 à Paris. Ces extrémistes originaires des classes populaires, des jeunes hommes d’origine immigrée pour l’essentiel, partagent un certain nombre de caractéristiques, à commencer par leur condition sociale. Nés ou scolarisés en France, ils viennent pour la plupart de familles éclatées, où l’autorité parentale, et surtout paternelle, est absente ou défaillante. Beaucoup d’entre eux ont été placés dans des foyers. Ils ont fait l’expérience de la précarité et de l’exclusion qui a fait naître chez eux un profond sentiment de stigmatisation, d’injustice et d’indignité. Ils partagent une contre-culture de la déviance, fruit de la certitude de ne pouvoir se réaliser et accéder à l’aisance matérielle des classes moyennes que par le vol et les trafics. Désislamisés au départ, ils découvrent l’islam radical sur Internet ou au contact d’autres jeunes et y trouvent un moyen de surmonter leur humiliation, de se construire une nouvelle identité et de donner une légitimité à leur violence. La transposition de leur désespoir et de leur rage dans le registre du religieux, dans sa version jihadiste, se fait d’autant plus facilement qu’ils sont ignorants de l’islam. La délinquance, et souvent la récidive, les a conduit généralement à la prison, et la socialisation carcérale a contribué à mûrir leur haine de l’autre et à renforcer leur vision extrémiste de l’islam. Enfin, l’écrasante majorité d’entre eux a voyagé au Moyen-Orient sur les terres de la «guerre sainte», où ils sont devenus pour un certain nombre des combattants aguerris convertis au jihad. Ce fut l’Algérie pendant la guerre civile pour Kelkal au début des années 1990, le Pakistan et l’Afghanistan pour Merah, la Syrie pour Nemmouche, le Yemen pour les frères Kouachi. Pour d’autres c’est l’Irak ou le Mali. Coulibaly n’a peut-être pas fait de séjour à l’étranger mais a rencontré en prison, en même temps que Chérif Kouachi, le grand «gourou» Djamel Beghal qui a joué un rôle déterminant dans sa radicalisation religieuse.

Les jihadistes français ont donc tous suivi à peu près la même trajectoire : une enfance difficile en banlieue ou dans des quartiers ghettoïsés, marquée par la désorganisation familiale, la violence, l’échec scolaire, la désaffiliation, qui a fait naître un sentiment de frustration et d’humiliation transformé en haine de la société ; une carrière délinquante et des séjours en prison ; l’illumination de l’islam radical qui permet de transformer le mépris de soi et sa propre indignité en mépris de l’autre et en sacralisation de soi ; un voyage initiatique sur les terres du jihad ; et enfin la conversion à l’islamisme jihadiste et l’implication dans des actes violents.

Vous avez aussi pu observer une diversification du modèle des jihadistes en France, avec l’émergence de nouveaux acteurs de la radicalisation.

En effet, depuis 2013 et le début de la guerre civile en Syrie, on constate une rupture avec l’ancien modèle jihadiste : aux jeunes «désaffiliés» qui ont grandi en banlieue s’ajoutent des jeunes radicalisés issus des classes moyennes. Si certains sont d’origine musulmane, beaucoup sont des convertis. Ils n’ont pas de passé de délinquant et n’ont pas connu la prison. A la différence des jihadistes des banlieues, ils ne se vivent pas comme des victimes. Le moteur de leur conversion à l’islam radical n’est pas la haine de la société, mais plutôt un malaise identitaire et la recherche d’autorité dans un contexte de relâchement des normes sociales et de dilution de l’autorité parentale. L’islam rigoriste leur propose un cadre normatif explicite et sacralisé, à l’opposé des idéaux de mai-68 et du projet politique de citoyenneté laïque. Le jihadisme représente pour eux la possibilité de poursuivre un objectif collectif noble (sauver les Syriens qui sont massacrés par le gouvernement sanguinaire d’Assad) et de se bâtir une nouvelle identité fondée sur l’héroïsme et les normes du sacré. Les motivations de ces jeunes prêts à partir pour combattre dans les rangs de l’Etat islamique (Daech) sont donc complexes. Elles relèvent à la fois d’un romantisme révolutionnaire naïf et de la recherche d’un sens à leur destin par l’expérience du sacré et l’adhésion à un projet collectif porteur d’espérance.

Dans ce nouveau groupe d’adeptes du jihadisme figurent aussi de plus en plus de jeunes filles et de femmes, ainsi que des adolescents et des post-adolescents. Les femmes radicalisées restent minoritaires (ce qui ne fut pas le cas pour les mouvement radicaux d’extrème gauche des années 1970-80, en particulier la Fraction armée rouge), mais elles sont beaucoup plus nombreuses chez jeunes originaires des classes moyennes que chez les jeunes des cités, même s’il y a eu quelques cas comme Hayat Boumeddiene par exemple. Leur logique d’action est quelque peu différente des jeunes hommes des classes moyennes. Leur engagement est motivé par un souci humanitaire, mais aussi la recherche d’une figure idéalisée de l’homme, à savoir un homme viril (ne craignant pas la mort), sincère et digne de confiance, qui saura les protéger tout en préservant leur dignité de femmes. Elles partagent un désenchantement à l’égard du féminisme et un refus du couple moderne, marqué par l’instabilité et une égalité entre hommes et femmes considérée comme nivelante. Mais paradoxalement, les femmes européennes qui s’engagent dans le jihadisme recherchent aussi à montrer une certaine égalité des sexes dans la violence et la mort[9].

Jusqu’à présent, ce modèle du jihadisme des classes moyennes concernaient surtout les jeunes partis en Syrie. Mais, pour la première fois en France, les attentats du 13 novembre à Paris ont été perpétrés par un mélange de jeunes de banlieue et des petites classes moyennes. Les deux frères Abdeslam avaient un bar dans le quartier de Molenbeek de Bruxelles, Abdelhamid Abaaoud, le cerveau présumé des attentats du 13 novembre, possédait également un commerce, et l’un des kamikazes du Bataclan était titulaire d’un bac général et ancien employé de la RATP. La quasi-totalité des auteurs d’attentats ou de tentatives d’attentats sont encore d’origine immigrée. La plupart sont de la deuxième génération, mais on en trouve aussi de la troisième génération comme Abdelhamid Abaaoud. Comme les convertis, ils vont adhérer à un islam de rupture qui n’est généralement pas celui de leurs parents.

Vous accordez une place importante à la subjectivité de l’acteur dans l’analyse de la radicalisation. Comment se traduit cette subjectivité pour les jeunes jihadistes européens ?

Le jihadisme, dans sa version banlieusarde ou classe moyenne, est étroitement associé à une subjectivité qui se veut héroïque. Les jeunes qui s’enrôlent sous la bannière du jihad affrontent la mort sur un mode imaginaire qui exalte la figure du héros, les faisant du coup sortir de l’insignifiance et leur assurant la notoriété, même si celle-ci se décline sous une forme négative pour l’écrasante majorité. C’est pourquoi je parle de «héros négatif» pour désigner ce statut que leur offre l’islam jihadiste, qu’ils vont conquérir en occupant la «une» des médias, et dont ils tirent une fierté, ainsi qu’une «supériorité» sur les autres grâce à l’inversion symbolique de la hiérarchie sociale (ils inspirent la crainte et ont le pouvoir de prendre la vie de ceux qui les méprisaient).

Par «héros négatif», j’entends plus précisément celui qui s’identifie à des contre-valeurs dominantes dans la société et vise à les réaliser par la violence. Le jihadisme en Europe est fondé sur la promotion de cekui-ci : la société est-elle sécularisée, il se veut religieux ; la non-violence est-elle la valeur dominante (même si elle n’est pas nécessairement respectée dans les faits), il prône la violence absolue au nom du Sacré ; le monde social vise-t-il à promouvoir la liberté sexuelle, il est en quête de la mise sous tutelle de la libre sexualité au nom d’une conception hyper-puritaine de la foi ; la société est-elle favorable à l’égalité du genre, il cherche à recréer un ordre où l’homme et la femme auraient des rôles dissymétriques fondé sur le déni des acquis du féminisme ; la société s’identifie-t-elle à l’individu autonome, il entend promouvoir une vision néo-communautaire (la Umma[10] réinventée) où le rôle de l’individu serait subordonné à la préservation des valeurs sacrées ; le monde ambiant entend-il exalter l’autonomie des citoyens et la suprématie du peuple pour édicter des lois, il vise à imposer les lois divines au mépris des lois humaines.

Si le terrorisme au nom d’Allah est le fait d’une infime partie des musulmans européens et qu’il n’a su jusqu’à présent qu’à mettre à mort qu’un nombre limité de personnes (quelques centaines en Europe depuis les années 1995), sa portée sociale n’en est qu’incomparablement plus grande : il bouleverse la société et engendre une crise profonde au niveau des assises symboliques de l’ordre social.

Les ressorts de l’islamisme radical en Europe ou en Occident sont-ils les mêmes qu’au Moyen-Orient ?

Les ressorts ne sont pas les mêmes. Au Moyen-Orient, l’islam est enraciné dans la culture. La plupart des convertis au jihadisme sont issus des classes moyennes, ils ont fait des études universitaires et lisent le Coran. Ils font une interprétation extrémiste des textes religieux en raison de la présence d’idéologues du jihad comme Maqdisi, Abu Mus’ab al-Suri, Tartussi ou Abou Qatada… Ceux-ci se rejoignent pour dénoncer la perversité des systèmes politiques démocratiques laïques ainsi que l’impérialisme occidental, et pour prôner un néo-patriarcat suceptible de redonner du sens à la famille.

A l’inverse, la très grande majorité des jeunes européens qui adhèrent à l’islam radical ne connaissent pas l’arabe et ne lisent pas les textes religieux. Ils n’en ont qu’une connaissance indirecte et édulcorée, par oui-dire, par l’intermédiaire de copains, ou à partir de leurs lectures sur Internet qui diffuse des versions très vulgarisées des jihads en français et dans toutes les langues européennes.

Il y a donc une différence majeure entre les adeptes de l’islam radical occidentaux et ceux du Moyen-Orient et du monde arabe. Cependant, après l’étape de ce que j’appelle le «pré-jihadisme», lorsque les jeunes occidentaux vont sur les terres du jihad, une convergence se dessine entre les jihadistes du Moyen-Orient et ceux en provenance d’Europe ou de pays occidentaux. Le vécu de la guerre, l’apprentissage du maniement des armes et l’endoctrinement suivi là-bas les transforment pour la plupart en jihadistes endurcis.

Quels sont les lieux de radicalisation des jihadistes français et européens ?

Les jeunes européens se radicalisent d’abord sur la Toile, où Daech diffuse massivement sa propagande jihadiste, et au sein de petits groupes de copains, parfois dans la rue. Il suffit qu’un copain soit parti en Syrie pour qu’il devienne un pôle d’attraction pour les autres, qui vont alors chercher à l’imiter. La radicalisation s’effectue aussi au contact de «gourous» et de figures charismatiques dont l’emprise sur les individus psychologiquement fragiles peut être forte. Le rôle des mosquées s’est fortement affaibli dans les années 2000, ne serait-ce qu’en raison de leur surveillance renforcée par les services de renseignements généraux de la police. La radicalisation se déroule donc principalement à la marge des mosquées, dans des groupes restreints et sur Internet. La Toile, en particulier les réseaux sociaux, joue un rôle fondamental aujourd’hui dans la médiatisation et l’internationalisation de l’idéologie jihadiste, l’autoradicalisation individuelle et le recrutement des terroristes.

La prison peut également constituer une étape dans la trajectoire de radicalisation, dans la mesure où les détenus y passent du temps, voire des années, dans une situation permanente de promiscuité, et où la population musulmane y est surreprésentée. L’institution carcerale, avec ses tensions quotidiennes et ses sanctions, son mépris fréquent à l’égard de l’islam, conforte un certain nombre de jeunes délinquants dans leur haine de la société. Il vont aussi y approfondir l’interprétation extrémiste de leur foi au contact d’individus déjà radicalisés, en faisant une lecture unilatérale des textes, en choisissant les parties du Coran qui vont dans le sens du jihadisme et en évitant celles qui contredisent cette idéologie. Le milieu carcéral est par ailleurs un lieu propice à la constitution de réseaux de criminels ou de jihadistes, ou à l’insertion dans des réseaux déjà existant. Mais croire que la prison est le seul endroit où l’on se jihadise est faux. D’abord la radicalisation des musulmans en prison reste très minoritaire. De plus, l’immense majorité des jeunes de classes moyennes partis en Syrie n’avaient aucun dossier judiciaire et n’étaient pas passés par la case prison. En revanche, une grande partie des jeunes de banlieue radicalisés a connu une période d’emprisonnement. Pour eux, la prison est une étape relativement significative, avec toutefois des exceptions, des cas de jeunes qui ont eu des démêlés judiciaires sans passer par la prison.

Quelle influence exercent sur les jeunes radicalisés les séjours à l’étranger, dans les pays où sévit la guerre civile au nom du jihad, en particulier en Syrie ?

L’écrasante majorité des jeunes jihadistes français ou européen est passée par cette dernière étape du parcours de radicalisation. C’est lors de celle-ci que le «pré-jihadisme» ou la «pré-radicalisation» se transforme sur le terrain en jihadisme au sens fort du terme. Elle est très importante car, à côté de l’endoctrinement idéologique suivi, ils apprennent là-bas à manier des armes, à fabriquer des explosifs, et surtout à tuer sans état d’âme et à se sacrifier. Avant les printemps arabes, tant que la Syrie, l’Irak et le Yemen n’étaient pas en guerre, les terroristes dits «maison»[11] faisaient souvent preuve d’amateurisme dans la fabrication et l’utilisation d’explosifs car ils se formaient sur Internet. Les séjours à l’étranger, sur les terres de la guerre sainte, leur permettent d’acquérir un savoir faire redoutable et de devenir des individus potentiellement très dangereux. Leur expérience dans les zones de combat, surtout en Syrie, aux côtés de Daech, développent également chez eux une cruauté et une insensibilité à la souffrance des autres, parce qu’ils y font la guerre et s’identifient entièrement à celle-ci, en tout cas pour ce qui concerne les endurcis. Ils deviennent alors des combattants aguerris capables de perpétrer des actions terroristes sur le territoire européen.

Mais les voyages en Syrie ou dans d’autres zones de conflit au nom du jihad n’ont pas d’influence univoque sur les individus. Parmi ceux qui reviennent, on trouve des jihadistes endurcis, mais également des individus qui doutent, d’autres qui prennent leurs distances comprennant que ce n’est pas la bonne voie, on a des personnes qui reviennent traumatisées par la guerre et enfin quelques repentis. Les cas sont diversifiés.

C’est pourquoi les autorités cherchent à se servir des repentis de retour de Syrie pour lutter contre cette logique d’endoctrinement. C’est le cas dans les pays anglo-saxons et d’autres pays européens où l’on donne la parole aux repentis dans l’espace public afin qu’ils puissent convaincre ceux qui sont attirés par l’islam radical du caractère délétère et dangereux du jihadisme. Leur témoignage, qui a un accent de vérité pour les autres jeunes, peut aider, au moins pour certains, à éviter qu’ils empruntent cette voie scabreuse.

Selon vous, comment peut-on, plus précisément, lutter contre ces nouvelles formes de radicalisation, contre ce terrorisme «maison» dont le foyer est en Europe et non au Moyen-Orient ?

Il est tout d’abord important, bien entendu, d’empêcher les jeunes de partir en Syrie ou ailleurs. Lorsqu’ils reviennent, les mettre tous dans le «même sac» est très dangereux, car ceux qui doutent vont s’endurcir en cotoyant des aguerris (alors que l’inverse n’est pas vrai, les endurcis ne vont pas douter). Il faut donc essayer de les séparer à leur retour. Ensuite, les plus durs doivent suivre des séances de désendoctrinement étalées sur plusieurs mois, voire sur deux ou trois ans, à la condition qu’ils soient volontaires. Leur imposer serait contraire à nos règles démocratiques. En revanche, il serait possible de moduler la peine en fonction de l’acceptation des programmes de déradicalisation : donner la pénalité maximale à ceux qui refusent et la rendre flexible pour ceux qui consentent à les suivre. Par ailleurs, pour dissuader les jeunes adultes, de retour des zones de conflit ou bien seulement endoctrinés, d’adhérer à ces formes d’extrémisme religieux, il me semble nécessaire s’associer des psychiatres et des psychologues à des imams et des représentants de l’ordre. En ce qui concerne les adolescents et post-adolescents, la dimension affective est beaucoup plus présente que la dimension idéologique dans leur radicalisation, qui est souvent révélatrice d’une crise de la famille et de l’adolescence. Pour eux, l’aspect psychothérapeutique de la prise en charge doit être beaucoup plus important, alors que pour les adultes radicalisés, il faut aussi prendre en compte la motivation religieuse et idéologique de leur adhésion à l’islam radical, on ne peut en faire abstraction sous prétexte de laïcité.

L’ouverture de centres fermés de déradicalisation pour les jeunes de retour des zones de conflit est-elle une bonne solution ?

L’ouverture de ces centres pour les jihadistes est un pas plutôt positif, bien qu’ils restent toujours situés dans les prisons, avec toutes les restrictions qu’on sait, à condition qu’on puisse bien les gérer et surtout qu’on ne néglige pas le religieux comme je l’ai dit. Notre société laïque ne comprend plus très bien le sens du religieux, et surtout le sens du religieux dans la radicalisation. La dissuasion doit se faire aussi au nom du religieux.

En quoi consisterait cette dissuasion au nom du religieux ?

Il s’agit de montrer que l’islam ne se réduit pas à sa version radicale et qu’il a une épaisseur historique, civilisationnelle, culturelle, irréductible au jihadisme. La version radicale de l’islam attire les jeunes des banlieues, mais leur inculture de l’islam les aide grandement à légitimer cette identification comme étant la seule version valable de l’islam. Il s’agit de faire un travail de «sape», pour montrer le caractère hasardeux et peu fondé de cette version extrémiste, qui dissuadera une partie de cette jeunesse.

Il faut aussi comprendre que la situation de chômage et cette contre-culture de déviance en banlieue, ainsi que la situation explosive au Moyen-Orient, jouent chacune un rôle dans cette radicalisation. La solution doit se construire sur le long terme et il faut surtout tout faire pour que le lien entre «la haine de la société» et «l’islam» ne se fasse pas automatiquement sous une forme qu’encourage précisément l’inculture religieuse de ces jeunes et l’évitement du religieux par une laïcité «frileuse» qui fait de l’ignorance du religieux une vertu cardinale. Une véritable laïcité doit tout faire pour que le religieux ne soit pas tabou : le caractère «privé» du religieux doit être la conséquence d’une «culture religieuse» bien comprise et pas du rejet du religieux au nom même de la sacralisation de la sécularité.

Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.

Pour aller plus loin :

Outre les ouvrages de Farhad Khosrokhavar mentionnés dans la présentation (voir la liste complète sur sa page personnelle), pour plus de développements, on pourra consulter les publications et interventions suivantes du sociologue :

Farhad Khosrokhavar, « Les trajectoires des jeunes jihadistes français », Etudes n°6, juin 2015, p.33-44.

Conférence en ligne de F. Khosrokhavar sur « Les deux types de jihadisme européen », Cycle pluridisciplinaire d’études supérieures, PSL Research University, 21 mai 2015 (1h20).

Compte rendu de l’audition de F. Khosrokhavar à l’Assemblée Nationale, par la Commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, 10 février 2015.

A signaler : La réponse de Farhad Khosrokhavar (et celle d’autres sociologues dont Bernard Lahire), dans le journal Libération, au rejet des explications sociologiques du terrorisme : « «Culture de l’excuse» ?: les sociologues répondent à Valls ».

Notes :

[1] A l’issue de cette deuxième enquête, F. Khosrokhavar a remis un rapport sur la radicalisation en prison à l’administration pénitentiaire (2014). On trouvera plus de détails sur cette enquête dans les prisons françaises dans l’intervention de Ouisa Kies (EHESS), « La radicalisation en prison », au colloque « La France et la République face à la radicalisation » (Fondation Res Publica, 9 mars 2015). Sur sa méthodologie, on pourra consulter ce compte rendu fort instructif du séminaire CEE-CERI sur les méthodes des sciences sociales à SciencePo : « Enquête sur l’islam carcéral : paroles de détenus et de surveillants » (avril 2014).

[2] Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Denoël, 2009.

[3] Olivier Roy est un politologue spécialiste des mouvements politiques et phénomènes de radicalisation islamiques. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont : Iran : comment sortir d’une révolution religieuse ? avec Farhad Khosrokhavar (Seuil, 1999), L’islam mondialisé (Seuil, 2002), La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture (Seuil, 2008).

[4] Dostoïevski à Manhattan, Robert Laffont, 2002.

[5] Diego Gambetta (dir.), Making Sense of Suicide Missions, Oxford, Oxford University Press.

[6] Marc Sageman, 2004, Understanding Terror Networks, Philadelphie, University of Pennsylvania Press. M. Sageman est un spécialiste en sociologie et psychologie du terrorisme.

[7] Voir par exemple son article en français « Ce que la sociologie propose dans la lutte contre la violence extrémiste », Huffington Post, 29/06/2015.

[8] Farhad Khosrokhavar avait développé cette idée dans L’islam des jeunes (Flammarion, 1997).

[9] Pour plus de précisions sur les différentes catégories de jihadistes français, on pourra consulter l’article de Farhad Khosrokhavar : « Les trajectoires des jeunes jihadistes français », Etudes n°6, juin 2015, p.33-44 (disponible sur cairn).

[10] La communauté des musulmans.

[11] L’expression «terroristes maison» (homegrown terrorism) désigne les terroristes élevés et éduqués dans le pays où ils commettent des attentats.

Source : site SES-ENS 10/01/2016

Voir aussi : Rubrique Science, Sciences Humaines«Radicalisations» et «islamophobie» : le roi est nu, rubrique Société, Citoyenneté, Religion,

«Radicalisations» et «islamophobie» : le roi est nu

Fatima al-Qaws berce son fils de 18 ans, Zayed, souffrant des effets des gaz lacrymogènes lancés lors d’une manifestation de rue à Sanaa, Yémen, 15 octobre 2011. Photo Samuel Aranda

Fatima al-Qaws berce son fils de 18 ans, Zayed, souffrant des effets des gaz lacrymogènes lancés lors d’une manifestation de rue à Sanaa, Yémen, 15 octobre 2011. Photo Samuel Aranda

Par,Gilles Kepel*

Le succès du slogan «Islamisation de la radicalité» et le refus des chercheurs, par peur d’être soupçonnés d’islamophobie, d’analyser la spécificité du jihadisme confortent la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle.

 

L’une des premières victimes collatérales des attentats de 2015 est l’université française. Alors que les sciences humaines et sociales sont concernées au premier chef pour fournir les clés d’interprétation du phénomène terroriste d’une ampleur inouïe qui a frappé l’Hexagone, les institutions universitaires sont tétanisées par l’incapacité à penser le jihadisme dans notre pays. Cela provient pour une part d’une politique désinvolte de destruction des études sur le monde arabe et musulman – la fermeture, par Sciences-Po en décembre 2010, le mois où Mohamed Bouazizi s’immole par le feu à Sidi Bouzid, du programme spécialisé sur ces questions est l’exemple le plus consternant : ont été éradiqués des pans entiers de la connaissance et notamment la capacité des jeunes chercheurs à lire dans l’original arabe la littérature de propagande salafiste et jihadiste. Mais cela provient aussi d’un interdit idéologique : entre le marteau de la «radicalisation» et l’enclume de «l’islamophobie», il est devenu très difficile de penser le défi culturel que représente le terrorisme jihadiste, comme une bataille à l’intérieur même de l’islam au moment où celui-ci est confronté à son intégration dans la société française.

«Radicalisation» comme «islamophobie» constituent des mots écrans qui obnubilent notre recherche en sciences humaines. Le premier dilue dans la généralité un phénomène dont il interdit de penser la spécificité – fût-ce de manière comparative. Des Brigades rouges et d’Action directe à Daech, de la bande à Baader à la bande à Coulibaly ou Abaaoud, il ne s’agirait que de la même «radicalité», hier, rouge, aujourd’hui, peinturlurée du vert de l’islamisation. Pourquoi étudier le phénomène, apprendre des langues difficiles, mener l’enquête sur le terrain dans les quartiers déshérités où les marqueurs de la salafisation ont tant progressé depuis trente ans, puisqu’on connaît déjà la réponse ? Cette posture intellectuelle, dont Olivier Roy est le champion avec son slogan de «L’islamisation de la radicalité», connaît un succès ravageur car elle conforte la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle – toutes deux suicidaires. Le corollaire de la dilution du jihadisme dans la radicalisation est la peur de «l’islamophobie» : l’analyse critique du domaine islamique est devenue, pour les nouveaux inquisiteurs, haram – «péché et interdit». On l’a vu avec l’anathème fulminé lors du procès en sorcellerie intenté au romancier algérien Kamel Daoud pour ses propos sur les violences sexuelles en Allemagne, par une douzaine de chercheurs auxquels le même Olivier Roy vient d’apporter sa caution (1).

Le rapport que vient de publier le président du CNRS sous le titre «Recherches sur les radicalisations» participe de la même démarche. On aurait pu s’attendre, de la part d’une instance scientifique, à une définition minimale des concepts utilisés. Il n’en est rien. Le postulat des «radicalisations» est à la fois le point de départ et d’arrivée d’un catalogue des publications et des chercheurs où la pondération des noms cités montre, sans subtilité, le parti pris idéologique des scripteurs. Emile Durkheim, bien oublié par une sociologie française dont il fut pourtant le père fondateur, avait établi l’identité de la démarche scientifique par sa capacité à distinguer les concepts opératoires des «prénotions». Il qualifiait ces dernières de «sortes de concepts, grossièrement formés», qui prétendent élucider les faits sociaux, mais contribuent, en réalité, à les occulter car ils sont le seul produit de l’opinion, et non de la démarche épistémologique de la recherche. Or, l’usage ad nauseam des «radicalisations» (le pluriel en renforçant la dimension fourre-tout) illustre à merveille le fonctionnement des prénotions durkheimiennes par ceux-là mêmes qui en sont les indignes – fussent-ils lointains – héritiers.

Cette prénotion-ci est d’origine américaine. Diffusée après les attentats du 11 septembre 2001, elle prétendait rendre compte des ruptures successives du «radicalisé» par rapport aux normes de la sociabilité dominante. Les analyses qui s’en réclament partent du même postulat propre à la société libérale – celui d’un individu abstrait, sans qualités, atome détaché de tout passé et de tout lien social. L’interrogation initiale porte la marque de l’école américaine des choix rationnels : pourquoi pareil individu décide-t-il de tuer et de mourir ? Son intérêt bien compris n’est-il pas plutôt de vivre le bonheur de l’American Way of Life ? Un commencement d’explication relève des aléas de la biographie individuelle. On présume que l’intéressé a vécu une rupture initiale (humiliation, racisme, rejet…) à l’origine de sa «radicalité», voire de son basculement ultérieur. La révolte attend alors sa mise en forme idéologique.

Pour résoudre l’énigme, l’analyse se tourne alors vers le rôle de l’offre. C’est ici que les postulats de la sociologie individualiste coïncident avec les fiches signalétiques de l’analyse policière. En effet, l’offre en question est incarnée par des «cellules de recrutement» sophistiquées, animées par des «leaders charismatiques» dont le savoir-faire repose sur un jeu subtil d’incitations religieuses, d’explications politiques et de promesses paradisiaques. Resocialisé par l’organisation réseau, l’individu adopte progressivement les modes de perception et d’action qui lui sont proposés. A la fin, il est mûr pour le passage à l’acte. Il est «radicalisé». Le recours fréquent au lexique de la «dérive sectaire» ou de la «conversion religieuse» (même lorsque l’individu en question est déjà musulman) inscrit le phénomène dans un continuum absurde reliant le terroriste Abaaoud au «Messie cosmo-planétaire» Gilbert Bourdin. La messe est dite, si l’on ose dire. Et les crédits de recherches dégagés par l’administration américaine sont allés aux think tanks de Washington où personne ne connaît un mot d’arabe ni n’a jamais rencontré un salafiste.

Venus d’outre-Atlantique et hâtivement mariés par une partie de la recherche universitaire française généraliste et ignorante de la langue arabe elle aussi, le couple «radicalisation – islamophobie» empêche de penser la manière dont le jihadisme tire profit d’une dynamique salafiste conçue au Moyen-Orient et porteuse d’une rupture en valeurs avec les sociétés européennes. L’objet «islamophobie» complète le dispositif de fermeture de la réflexion, car son objectif vise à mettre en cause la culture «blanche néocoloniale» dans son rapport à l’autre – source d’une prétendue radicalité – sans interroger en retour les usages idéologiques de l’islam. Il complète paradoxalement l’effort de déconstruction de la République opéré par les religieux salafistes, main dans la main avec les Indigènes de la République et avec la bénédiction des charlatans des «postcolonial studies» – une autre imposture qui a ravagé les campus américains et y a promu l’ignorance en vertu, avant de contaminer l’Europe.

Quelle alternative, face au défi jihadiste qui a déclenché la terreur dans l’Hexagone ? Le premier impératif est, pour la France, de prendre les études du monde arabe et de sa langue au sérieux. Les mesurettes du ministère de l’Enseignement supérieur, qui vient de créer quelques postes dédiés à «l’analyse des radicalisations» (la doxa triomphe rue Descartes) et aux «langues rares» (sic – l’arabe compte plusieurs centaines de millions de locuteurs) – relèvent d’une thérapie de l’aspirine et du sparadrap (et une opacité de mauvais aloi a orienté le choix des heureux bénéficiaires). Pourtant, c’est en lisant les textes, et en effectuant des enquêtes de terrain dans les langues locales que l’on peut mettre en perspective les événements des décennies écoulées, comprendre comment s’articulent les mutations du jihadisme, depuis le lancement américano-saoudien du jihad en Afghanistan contre l’URSS en 1979 jusqu’à la proclamation du «califat» de Daech à Mossoul en 2014, avec celles de l’islam en France, puis de France. Repérer les articulations, les charnières, comme cette année 2005 où Abou Moussab al-Souri publie son «Appel à la résistance islamique mondiale» qui érige l’Europe, ventre mou de l’Occident, en cible par excellence du jihad universel, et où les grandes émeutes de l’automne dans les banlieues populaires permettent, à côté de la participation politique massive des enfants de l’immigration musulmane, l’émergence d’une minorité salafiste visible et agissante qui prône le «désaveu» (al bara’a) d’avec les valeurs de l’Occident «mécréant» et l’allégeance exclusive (al wala’) aux oulémas saoudiens les plus rigoristes. Analyser les modes de passage de ce salafisme-là au jihadisme sanglant, qui traduit en acte les injonctions qui veulent que le sang des apostats, mécréants et autres juifs soit «licite» (halal).

A cette fin, toutes les disciplines doivent pouvoir contribuer – à condition d’aller aux sources primaires de la connaissance, et non de rabâcher des pages Wikipédia et des articles de presse. Les orientalistes, médiévistes comme contemporanéistes, les sociologues, les psychologues et cliniciens, les historiens, les anthropologues, mais aussi les spécialistes de datascience ont devant eux un champ immense à défricher – qui ne concerne pas seulement l’étude des ennemis de la société qui ont ensanglanté la France, mais aussi l’étude de la société même dont les failles ont permis à ces derniers de s’y immiscer et d’y planter leurs racines. Il est temps d’en finir avec la royale ignorance qui tétanise les esprits et fait le jeu de Daech.

(1) Libération du 10 mars.

*Gilles Kepel Professeur des universités, Sciences-Po – Ecole normale supérieure (dernier ouvrage paru : «Terreur dans l’Hexagone, genèse du djihad français», éd. Gallimard, 2015, 352 pp., 21 €) et Bernard Rougier, Professeur des universités Sorbonne-Nouvelle

Source Libération : 14/03/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Revue de presse, rubrique Science, Sciences humaines, rubtique Politique  Politique de l’immigration, Politique Internationale, Nous payons les inconséquences de la politique française au Moyen-Orient, rubrique Méditerrranée, rubrique Moyens Orient, Syrie, rubrique Rencontre, Gilles Kepel,