Un manuel d’éducation citoyen par Jacques Généreux. Photo dr
Essai : Avec la «Déconnomie» Jacques Généreux démontre la bêtise de la théorie économique dominante et tente d’en expliquer les raisons. Nous sommes tous concernés…
Une crise ne constitue jamais un événement exceptionnel et exogène au système économique nous rappelle Jacques Généreux membre des Economistes atterrés, avant d’aborder la nature du nouveau cadre systémique dans lequel prospère les folies politiques en temps de crise. La Grèce à qui la Troïka n’a laissé pour seule alternative, que le maintien des politiques absurdes qui ont aggravé la crise au lieu de la résorber, en est un bon exemple.
Le professeur d’économie à Science Po revient rapidement sur la forme de capitalisme qui s’est imposée depuis les années 80 à savoir le capitalisme financiarisé. « Système dans lequel l’abolition des frontières économiques nationales et la dérégulation de la finance confèrent aux actionnaires le pouvoir d’exiger un taux de rendement capital insoutenable tant pour l’économie que pour l’écosystème, les salariés et la démocratie.» Le bilan dressé de ce système s’avère comme l’on sait, totalement négatif, sauf pour les 10% des plus riches qui ont accaparé l’essentiel des ressources mondiales.
Le fait que tout ce qui reste utile à l’équilibre et à la paix tient aux lois, mesures et institutions qui limitent le pouvoir de l’argent, pousse Jacques Généreux à envisager les raisons auxquelles tiennent la persistance de ce système calamiteux.
Il en dénombre trois : « 1. Il n’y a pas d’alternative, les politiques sont impuissantes face à l’inéluctable mondialisation de l’économie ; 2. d’autres voies sont possibles, mais leur accès est interdit par des élites dirigeantes au service des plus riche; 3. nous sommes gagnés par une épidémie d’incompétence et de bêtise, depuis le sommet qui gouverne la société jusqu’à la base populaire qui, en démocratie, choisit ses dirigeants.»
Le désastre de notre ignorance
La première raison est vite démontée. N’importe quel gouvernement souverain pourrait réguler la finance, plafonner le rendement du capital et limité l’exposition de son pays au dumping fiscal et social. La deuxième raison implique de trouver des contournements. Quand à la 3eme, l’auteur nous invite à s’interroger pas seulement sur les motifs cachés des politiques économiques mais aussi sur l’intelligence et les compétences des économistes qui les conçoivent, des journalistes qui les promeuvent, des dirigeants qui les mettent en oeuvre et, pour finir, de nous tous, citoyens qui lisons, écoutons ou élisons les précédents.
L’intelligence n’est pas un réflexe c’est un effort dont il faut ressentir l’exigence.
L’anthropologue Tim Ingold s’explique sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, notamment sur les nombreuses relations qu’elle entretient avec le monde de l’art.
Tim Ingold est devenu l’un des personnages les plus importants de l’anthropologie contemporaine dont le travail entre en dialogue avec celui de Philippe Descola et Bruno Latour. Son premier essai traduit en français : Une brève histoire des lignes (Zones sensibles, 2011) a contribué à sa popularité en France. À l’occasion de la parution de son ouvrage de Marcher avec les dragons, Ingold revient sur la genèse de son œuvre et la dimension interdisciplinaire et actuelle de l’anthropologie, y compris dans sa dimension créative, puisqu’il entretient de nombreuses relations avec le monde de l’art. On trouvera ci-dessous la traduction française de l’entretien qui est en anglais.
Propos recueillis par N. Auray et S. Bulle. Prise de vue et montage : A. Suhamy
Le regard d’un anthropologue sur la philosophie
J’ai été formé à l’anthropologie en Grande Bretagne où la philosophie ne faisait pas partie des apprentissages, sauf de manière indirecte à travers la linguistique. En un sens, c’est important parce qu’à la différence de Philippe Descola ou Maurice Godelier qui ont fait énormément de philosophie dans leurs études, ce qui est caractéristique de la formation des anthropologues français, j’en ai fait très peu au départ et emprunté des voies différences. J’ai commencé à explorer la philosophie vers 1983, en m’intéressant à Manchester aux relations entre les systèmes sociaux et écologiques et à la relation homme/animal. Cela m’a amené à rédiger en 1986 Evolution and social life, qui est un livre sur la relation entre histoire et évolution. C’est en écrivant ce livre que j’ai compris que je devais approfondir la philosophie. J’ai d’abord lu les marxistes puis les philosophes de l’évolution.
À l’Université de Manchester vers 1987 j’ai ensuite découvert un autre livre : Bergson, L’évolution créatrice : j’ai été fasciné. J’ai trouvé que Bergson disait très simplement les choses que je tentais d’exprimer avec difficulté dans mon anthropologie. Confronter l’héritage darwinien avec le bergsonien a donc été à partir de là mon but. Bergson fut la première philosophie réelle que j’ai lue. Elle m’a profondément influencé. Puis j’ai essayé de lire Whitehead, avant tout le monde dans les sciences sociales britanniques je pense. Personne n’avait entendu parler de Deleuze en Grande-Bretagne et donc Whitehead n’était que rarement mobilisé.
À chaque fois que j’ai importé des références de philosophie, de psychologie, elles étaient loin du courant principal. Ainsi même les philosophes en 1987-1990 trouvaient Bergson obsolète ; l’exemplaire de son livre à la bibliothèque était resté vierge de lecteurs depuis de longues années. De même la psychologie écologique était un peu à contre-courant en psychologie.
J’ai ensuite lu Ecological Approach to Visual Perception de Gibson. Pourquoi ce pont vers Gibson ? Parce qu’on m’avait fait remarquer que je ne pouvais pas me contenter de me confronter, pour traiter l’évolution sociale, à l’anthropologie sociale, à l’histoire, à la philosophie de la biologie. Je devais aussi importer ce qui a été dit en psychologie.
En même temps que je lisais Gibson, j’ai réfléchi à la façon dont un certain nombre de penseurs, comme Marx et Heidegger, avaient une certaine difficulté pour se doter d’une appréhension claire de l’acte de produire. À cette époque, un de mes sujets était de surmonter une difficulté dans la conception de Karl Marx au sujet de la production. Pour le premier Marx en effet, produire c’est produire sa propre vie, en vivant :la production se réduit à la création dans la vie en cours. C’est une conception intransitive de la production. Pour le Marx tardif, en revanche, produire c’est produire des biens marchands, des architectures. L’architecte a une image de ce qu’il veut construire avant de construire, à l’inverse de l’abeille qui n’en a pas. Il s’agit d’une conception transitive. J’étais intéressé par ce clivage. Je ne le trouvais pas suffisant. De même, dans Bauern Wohnen Denken (1951), Heidegger a réfléchi au rapport entre produire et créer. La distinction heideggerienne entre building et dwelling renvoyait exactement à la même chose que cette distinction marxiste. Toute ma pensée depuis a été de me déplacer d’une conception transitive vers une conception intransitive, selon un mouvement continu.
L’anthropologie pour finir est pour moi une façon différente de faire de la philosophie. L’anthropologie est une philosophie qui se fait avec le reste du monde : avec les pierres, avec le climat, avec les choses, avec les gens : c’est une conversation ouverte avec l’environnement.
Le faire et l’art de produire
Je cherche à travailler en continu à la relation entre systèmes sociaux et écologiques et à la résolution de la question de savoir comment les êtres humains peuvent être des personnes dans les relations sociales et des organismes dans les relations écologiques dans le même temps. Et j’ai lu James Gibson et son Ecological Approach to Visual Perception, un livre de psychologie. Car beaucoup de personnes ont fait observer que pour traiter les questions de l’évolution sociale, on ne pouvait se contenter de se confronter à l’anthropologie sociale, à l’histoire, et à la philosophie de la biologie. Il fallait aussi importer ce qui a été dit et fait en psychologie. Il fallait importer la psychologie et Gibson fut son introduction à elle. Il était au contraire des courants dominants en psychologie, qui étaient « cognitifs ». Et j’ai vu que l’écologie historique offrait une solution au problème en anthropologie historique sur le statut de la culture en rapport avec les processus naturels.
J’ai également discuté le texte dans lequel Heidegger (NDT : Building Dwelling Thinking) fait alterner deux sens de la notion de production, parce que c’était pour moi un moyen d’approcher un problème particulier. Toute ma pensée a été de me déplacer d’une conception transitive de la créativité (tu as une idée, tu produis un objet) vers une conception intransitive, où faire, être, fabriquer, sont sur un mouvement continu, une ligne. Cela a structuré toute ma pensée. Et cette influence, de Gibson, Marx, Heidegger, m’a mené à Merleau-Ponty.
Merleau-Ponty en effet traite un problème que Gibson n’a pas vu. Le problème de Gibson est qu’il comprend bien la manière dont le percevant bouge, explore, l’environnement, obtenant toujours plus d’habiletés. Mais le monde que le percevant perçoit chez Gibson est plutôt statique : tout est disposé, layed-out, et tout est dessus. Or on avait besoin de faire un pas de côté pour voir comment ce monde, l’activité et le mouvement des gens, peuvent être une partie de cette réalité perceptive… De ne pas partir du postulat d’un monde déjà formé. De traiter la formation continuelle du monde, et c’est ce que faisait Merleau-Ponty. Par ailleurs, cela ne reposait pas sur une lecture exhaustive de Merleau-Ponty, du point de vue de son projet phénoménologique par exemple. C’était un usage localisé de Merleau-Ponty, lié au projet d’introduire dans une anthropologie du geste créateur une conception plus active de la réalité perceptive.
Comment l’anthropologie contribue-t-elle à composer le monde ?
De mon point de vue, ce que nous cherchons en anthropologie, c’est un holisme fondamentalement contre la totalisation. Cela renvoie à la notion d’ordre impliqué du physicien David Bohmqui distingue ordre expliqué et ordre impliqué. Dans un ordre expliqué, chaque partie est juxtaposée à une autre, sur le modèle d’un puzzle, et il faut avoir toutes les pièces pour avoir une vue de l’ensemble. Dans un ordre impliqué, chaque partie de l’ensemble exprime une part de l’ensemble, une vue partielle de l’ensemble, c’est une vue du tout mais depuis une place particulière à l’intérieur, sur le modèle d’un hologramme. Bergson d’ailleurs avait des notions là-dessus : chaque partie n’est pas une partie de l’ensemble, mais une vue partielle sur l’ensemble.
C’est de cette manière à mon sens qu’on doit appréhender la question du social : non pas comme création de l’ordre social par agrégation de parties, mais comme implication du tout dans les parties. Dans les sciences sociales, on a surtout eu une approche par « l’ordre expliqué » de la totalisation, que ce soit dans les approches qu’on pourrait appeler transactionnelles — où le tout est une agrégation d’individus — ou depuis les approches holistes institutionnelles — selon une vue durkheimienne, le tout est fait de ses parties institutionnelles. La totalité a certes des propriétés émergentes en soi dans ces approches, mais les parties n’expriment pas le tout. On doit conceptualiser une autre vision de la totalité, comme une relation d’implication du tout dans la partie.
Cela implique l’idée que le tout n’est jamais terminé. Je vais terminer par la question de la traduction inversée. J’ai commencé à penser cette notion de traduction inversée avec un article (« L’art de la traduction dans un monde continu ») où je voulais critiquer l’idée conventionnelle que l’anthropologie est un exercice de traduction des autres cultures. Au lieu de comprendre les gens d’une autre culture, on a une entrée dans leur monde mental, on doit gagner une entrée dans leurs concepts, leurs catégories, leur système mental, avant de pouvoir comprendre ce qu’ils font. Pour réaliser la compréhension interculturelle, il y a la même circularité qu’en géographie, où pour comprendre une carte on a besoin de comprendre la clef, et où pour comprendre la clef, on a besoin de lire une carte. Il est impossible de commencer à traduire à moins qu’on assume que des catégories universelles basiques sont partagées depuis le départ par tout le monde. Ces catégories émergent avec les processus de développement, et on peut apprendre à traduire parce qu’on comprend les autres en partageant leurs activités et leurs perceptions. Cela introduit un lien avec Gibson : on entretient un lien avec les autres en ayant un lien avec la manière dont ils engagent leurs activités et leurs perceptions dans ces engagements. La compréhension suppose l’engagement dans les mêmes mouvements que les gens qu’on veut comprendre.
Un problème de la pensée sociale moderne a été de chercher à convertir les chemins, les lignes, par lesquelles les gens vivent leur vie, dans des « frontières » par lesquelles leur vie est enclose : on a ainsi pris les compréhensions développées tout au long de ce parcours comme point de départ, et supposé que ce que les gens font est l’expression de leurs concepts. C’est un peu la même « torsion » que réalisent les biologistes quand ils disent que la vie « est dans l’ADN », ils font la même chose : ils supposent qu’il y a quelque chose dans l’esprit dont la vie est l’expression. Il faut mieux concevoir la manière dont se met en place l’articulation, l’interpénétration, entre ce qu’il y a à l’intérieur et ce qu’il y a à l’extérieur.
Anthropologie versus acteur-réseau ?
J’ai souvent été accusé d’être nostalgique de quelque chose qui se serait perdu. Je ne sais pas si c’est le cas mais je vais tenter de développer pourquoi il y a cet avis sur mon travail. Je pense que nous perdons quelque chose d’infiniment solide dans la disparition graduelle de l’écriture manuelle. Aujourd’hui nous écrivons habituellement sur le clavier. Le clavier est la perte du chemin dans lequel le geste affectif est traduit dans le maniement du stylo.
J’appartiens à une génération qui est mal à l’aise avec les médias digitaux, et j’utilise les ordinateurs le moins possible. Quand j’utilise un clavier, je trouve qu’il interrompt le flot de ma pensée, il me met de mauvaise humeur. Je ne suis pas un enthousiaste des médias digitaux. Peut-être pour cette raison, je n’ai rien écrit sur la digitalisation et son impact, ni sur les réseaux. Mon excuse est que nous sommes entourés par des experts, et qu’il faut mieux les laisser parler.
Cependant, je comprends les arguments sur le fait que surfer sur le monde est réellement quelque chose de fluide, qu’il n’y a ainsi pas d’interruption. J’ai entamé un dialogue critique avec Richard Sennett à l’occasion de son ouvrage sur la main (The Craftsman, Allen Lane, 2008) : pour moi, les artisans livrent une activité très difficile, c’est très répétitif, cela peut générer des maladies chroniques ou des inconvénients de santé sur le long terme.
Ce n’est pas succomber à la nostalgie que de mettre l’emphase sur les processus, les matériels, les objets. Le monde artisanal d’autrefois était aussi un monde dans lequel l’activité était très difficile, où les gens étaient souvent malades, avaient des conditions de vie difficiles. J’ai eu ce débat avec Daniel Miller dans un article « Materials against Materiality ». L’anthropologie culturelle me semble trop préoccupée par les objets et pas assez par les matériaux desquels les objets sont faits. Miller m’a alors accusé d’être nostalgique. Mais j’ai répondu que non : cet accent sur les matériaux me porte à mettre l’accent sur des problèmes qui vont émerger dans le futur, par exemple le fait que les matériaux dont sont faits les téléphones portables sont pris dans un cycle d’extraction et de déchets. Il devient important de se demander d’où ils viennent, et où ils vont, de faire l’histoire des matériaux dont ils sont faits.
L’art de l’anthropologie : contre la spécialisation académique
Qu’est-ce qui fait la pertinence de l’anthropologie dans nos sociétés contemporaines ? C’est une question centrale pour les anthropologues ! A mon sens, les anthropologues doivent se forger une compréhension différente de la recherche académique. Les académiques ont l’habitude de regarder une petite partie du monde et de s’en faire les autorités : parce qu’ils ont un accès privilégié à celui-ci, ils disent qu’ils ont un accès privilégié à l’authenticité. Les physiciens, les historiens, de ce point de vue tous les chercheurs, sont semblables : ils réclament un accès privilégié à la réalité. Un neurobiologiste dit « voilà comment fonctionne le cerveau ». Il ne le sait pas, mais il prétend.
Le rôle d’un savant n’est pas d’imposer une représentation supérieure de la réalité, destinée à faire autorité, mais d’ouvrir les choses, de manière à ce qu’elles soient vues par les gens différemment. Les artistes quant à eux n’imposent pas une représentation supérieure, mais au contraire ils « ouvrent » les choses : ils montrent comment elles pourraient être vues de plusieurs manières différentes. Ils amènent à interroger des choses, non à imposer un point de vue, mais à regarder les choses avec des yeux frais, à noter des choses que personne n’a notées auparavant. Non à produire des représentations supérieures. L’anthropologie est au milieu de ce chemin : elle est encore dans la confusion entre une ethnographie et une anthropologie. L’anthropologie doit être poussée vers une nouvelle épistémologie : vers un art d’ouvrir les choses en leur milieu, et non dans la fermeture. Ouvrir, c’est un enjeu fort. Cela suppose de franchir des frontières.
Evolution Systèmes et activités d’information : les enjeux de la réflexivité du triptyque concepteurs-utilisateurs-outils
Par Angélique Roux
Le système d’information, dans l’organisation contemporaine, participe à la réorganisation du travail, notamment autour de la production des écrits, ce qui correspond à un bouleversement notable pour certaines catégories de personnel. Dans ce cadre, nous interrogeons les enjeux relationnels qui se renouvellent dans cette situation à travers les dynamiques à l’œuvre dans la réflexivité du triptyque concepteurs-utilisateurs-outils. À travers un cadre d’analyse spécifique, construit sur la théorie de la structuration, nous appréhenderons la dynamique et la complexité de ce qui se joue dans l’évolution des systèmes d’information et des activités d’information en observant conjointement les discours, les perceptions et les pratiques qui s’entremêlent dans différentes logiques d’acteurs. La production d’informations porteuses d’intentionnalités différenciées s’insère dans le système d’information, le transformant en lieu d’observation des travaux et contributions de chacun. Les pratiques des utilisateurs permettent de restaurer une part d’autonomie relative dès lors qu’ils se sont appropriés le système d’information dans ses différentes composantes.
1 Nous considérerons ici le système d’information au sens défendu dans la définition de B. Guyot (200 (…)
1Le système d’information1, dans l’organisation contemporaine, participe à la réorganisation du travail, notamment autour de la production des écrits, ce qui correspond à un bouleversement notable pour certaines catégories de personnel. Ces formes organisationnelles contemporaines – caractérisées par de nouvelles interrelations, une réorganisation des processus autour du produit et une importance croissante des systèmes d’informations qui acquièrent un rôle de plus en plus structurant et stratégique – connaissent des reconfigurations permanentes, au croisement de leurs transformations internes et de celles de leur environnement (Roux, 2003 ; Mayère, 2001). Les problématiques liées soulignent le rôle de la communication dans les processus de reconfiguration des entreprises et des organisations (Le Moënne, 2000) et amènent à examiner de façon simultanée les dimensions techniques, organisationnelles et humaines dans les processus de reconfiguration.
2Les évolutions en cours se caractérisent principalement par une diversification et un rapprochement des productions informationnelles avec des outils de moins en moins périphériques et de plus en plus imbriqués. Dans ce cadre, nous interrogerons les enjeux relationnels (que ce soit entre les utilisateurs, ou entre les utilisateurs et les concepteurs), enjeux qui se renouvellent dans cette situation à travers les dynamiques à l’œuvre dans la réflexivité du triptyque concepteurs-utilisateurs-outils.
2 Cf. Roux, 2003 et 2006 ; Boutary et Roux, 2005.
3Notre travail de recherche s’appuie sur une étude qualitative construite sur la méthode des cas2. Cette méthode, considérée comme une stratégie de recherche à part entière (Yin, 1990 ; Hlady-Rispal, 2000), permet une démarche de contextualisation et de compréhension qui s’inscrit dans la durée. En tant que méta-méthode, elle nous a permis de mobiliser de manière concomitante des observations in situ, des entretiens semi-directifs et une collecte de documents (journaux d’entreprise, procédures, formulaires) qui nous ont permis de recueillir un matériau riche auprès de trois organisations (Taram, Elecindustrie et Paramed) caractérisées par un système d’information et/ou un projet novateur (projet de télétravail, co-conception distante, entreprise sans bureaux) sur une durée de trois ans.
3 Cf. Roux, 2003.
4Lorsqu’on considère, dans les organisations, ce qui est désigné comme « le développement de la production collective d’informations », on constate qu’il consiste avant tout en un accroissement du nombre des écrits au travail et en une diversification des situations et des conditions de production et de circulation des informations. Ce constat nous a conduit à interroger d’une part ce qui était en jeu dans ces différentes situations de production (Roux, 2003) et à questionner d’autre part les logiques et modalités selon lesquelles les systèmes d’information étaient mobilisés pour ces productions. Dans le cadre de ce second questionnement, l’approche par les usages, considérée par Chambat (1994, p. 263) comme un « carrefour, [qui] peut […] être l’occasion de confrontations entre les disciplines qui se partagent le champ de la communication. », pouvait constituer le cadre théorique le plus adapté pour cette recherche. Nous avons cherché à explorer cette approche ainsi que d’autres courants qui à la fois prolongent et discutent ses apports3. En effet, si les travaux théoriquement ancrés dans la sociologie des usages prennent en compte l’utilisateur, c’est avant tout en tant qu’usager mettant en pratique une technologie conçue par des tiers. Or dans les entreprises observées, les utilisateurs cherchent à acquérir de nouvelles compétences y compris en tenant un rôle plus grand dans la conception des outils – alors que les organisations, via le système d’information tendent à cadrer de plus en plus précisément le travail de chacun. L’approche par les usages n’est donc pas suffisamment dynamique si l’on veut prendre en compte les interactions qui existent entre les concepteurs, les outils et les utilisateurs. Il ne s’agit pas d’analyser ici les tensions telles qu’elles prennent forme entre concepteurs et utilisateurs mais de considérer avant tout les transformations des systèmes et activités d’information et de communication. Nous avons cherché à mettre en place un cadre d’analyse capable de rendre compte des dynamiques qui existent entre outils, utilisateurs et concepteurs. Ce sont donc les questionnements concernant les logiques et les modalités de mobilisation des systèmes d’information dans le cadre de la production collective d’informations qui constituent ici le noyau de notre approche. Ce type d’approche nécessite de mettre en avant les interactions qui naissent entre les systèmes d’information pensés par les concepteurs d’une part, et les systèmes d’information tels qu’ils sont perçus par les utilisateurs d’autre part (1). Cela nous amène à considérer la réflexivité à l’œuvre entre organisations en projet, organisations en action et pratiques, par le biais des processus d’appropriation (2).
5« […] conçue comme un processus social qui inclut l’interaction réciproque entre les acteurs humains et les caractéristiques structurelles des organisations. » (Mayère, 2003), la théorie de la structuration nous semble proposer une approche intéressante permettant de prendre en compte le temps et l’espace comme dimensions intrinsèques du cadre d’analyse, ce qui aide à penser un processus dynamique, inscrit dans la durée. Élaborée par Giddens au fil de ses nombreux travaux (1976, 1987, 1994 notamment), elle vise à articuler la sociologie des structures sociales et la sociologie de l’action en appréhendant les structures sociales sous l’angle du mouvement et de la compétence de l’acteur.
4 La notion de contexte désigne l’activité même qui implique à la fois des individus et des artefacts (…)
6Le cadre théorique développé par Giddens s’est construit en relation avec différents courants d’analyse et notamment les théories de l’activité et de l’action située. Toutefois, en s’attachant à étudier des situations particulières, contingentes, ces modèles achoppent à décrire des situations stables ou récurrentes (Nardi, 2001). Cela constitue une limite importante car si le contexte4 est effectivement pris en compte, c’est de façon extrême, en renvoyant à sa singularité, ce qui ne permet plus de « modéliser » quelque situation que ce soit (chaque situation étant un cas particulier). La théorie structurationiste réintroduit la notion de contexte sans pour autant ramener tout contexte à une situation particulière. Par ailleurs, à l’inverse de l’approche de l’action située, les artefacts n’y sont pas considérés comme des boîtes noires, déconnectées de l’usage.
7La théorie de la structuration a pour objectif l’analyse de l’action sociale à travers trois dimensions qui sont la structure, les interactions et les modalités de structuration qui les lient. « L’étude de la structuration des systèmes sociaux est celle des modes par lesquels ces systèmes, qui s’ancrent dans les activités d’acteurs compétents, situés dans le temps et dans l’espace et faisant usage des règles et des ressources dans une diversité de contextes d’action, sont produits et reproduits dans l’interaction de ces acteurs, et par elle » (Giddens, 1987). Le cadre d’analyse proposé (figure 1) nous permet de mobiliser les termes originaux de Giddens tout en tenant compte explicitement de notions (structure en projet et structure en action) développées dans les travaux d’auteurs ayant mobilisé la théorie de la structuration (notamment Orlikowski, 2000 ; Poole et Sanctis, 1989 ; Groleau, 2002).
8La structure, notion centrale dans ce cadre, est considérée comme un ensemble de règles et de ressources. Les règles ont généralement deux dimensions : une dimension constitutive d’une part et une dimensions régulatrice d’autre part. Les règles constitutives permettent d’« expliquer » alors que les règles régulatrices permettront d’« organiser ». Ainsi, dans une organisation, la règle constitutive va expliciter le travail à faire, les tâches nécessaires à la réalisation de ce travail et les règles régulatrices, sous forme de procédures par exemple, viendront organiser le travail. Les ressources sont soit des ressources d’autorité qui vont permettre la coordination des agents humains, soit des ressources d’allocation, qui ont trait au monde matériel.
5 « C’est pourquoi les règles sont, quelque soit le moment, ce que les pratiques en ont fait » (Tradu (…)
9Giddens conçoit les structures à la fois comme le média et le résultat de l’action, elles donnent forme et façonnent la vie sociale en même temps qu’elles sont façonnées en retour : « […] les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois le médium et le résultat des pratiques qu’elles organisent de façon récursive. » (Giddens, 1987). C’est seulement lorsque des outils sont mobilisés régulièrement que l’on peut dire qu’ils structurent l’action et deviennent ainsi des règles et des ressources dans la constitution de pratiques sociales récurrentes. « That is why the rule is, at any given time, what the practice has made it5 » (Taylor, 1993, p. 57-58). C’est pourquoi on peut dire que les structures sont en projet, en construction, plutôt que prédéfinies. On pourra donc appréhender simultanément d’une part des structures dites « en projet », c’est-à-dire les objectifs généraux et les comportements promus par les concepteurs, les décideurs (il s’agit là de la dimension structurelle évoquée dans les travaux de Giddens) ; et d’autre part des structures dites « en action », à travers leur mise en œuvre et les pratiques des utilisateurs (autrement dit les systèmes sociaux, caractérisés par des relations variées entre acteurs, reproduites et organisées en tant que pratiques sociales (Giddens, 1987 ; Houzé, 2000). Si on considère les systèmes d’information comme des structures faites de règles et de ressources, ces structures particulières sont appropriées par les utilisateurs à travers leur usage (d’une procédure, d’un outil informatisé, d’une information).
6 Les modalités de structuration sont étroitement imbriquées et ne sont analysées séparément dans la (…)
10Nous distinguerons donc dans le haut du schéma ces deux dimensions, liées de manière réflexive par les modalités de structuration6, modalités qui régissent la continuité ou la mutation des structures, et par conséquent la reproduction (ou non) des systèmes sociaux. Afin d’aborder la complexité et la dynamique de l’information dans l’organisation, nous allons donc observer de manière concomitante et simultanée les dimensions structurelles et sociales qui – selon notre angle d’approche – opèrent à des degrés divers.
11La dimension structurelle est plus particulièrement agissante dans les structures dites « en projet ». Il s’agira donc de saisir dans notre observation les systèmes d’information et/ou les formes organisationnelles telles qu’elles sont présentées par les concepteurs, les leaders de projet ou les utilisateurs à travers les procédures, les normes, les outils, les objectifs et les modalités d’organisation spécifiques mises en place dans le cadre d’un projet (figure 2).
12Le système social est quant à lui un lieu d’interaction entre communication, pouvoir et sanctions. En tant que tel, il est central s’agissant des structures en action, c’est-à-dire des pratiques (figure 3). On observera alors ce qui se joue dans ces interactions. En l’occurrence, nous avons observé les pratiques en matière de production d’information pour questionner à la fois l’autonomie, le contrôle, la responsabilisation, la traçabilité intriqués dans un même processus complexe.
13Chez Paramed, entreprise sans bureaux, nous avons observé le réseau commercial tel qu’il fonctionne dans ses dimensions de circulation et de régulation de l’information, la finalité étant d’améliorer l’efficacité économique de l’activité et certains aspects du rapport concurrentiel. Les outils mis en place par la direction informatique de l’entreprise visent à appuyer le réseau commercial, dans la recherche d’adaptation des produits et services aux attentes du client, par le biais de retours d’informations des responsables de secteur vers le siège à partir de formulaires préformatés. À ces informations recueillies sur le terrain par la force de vente, s’ajoutent les informations saisies au siège dans un ERP.
14Les relations intra organisationnelles, structurées de façon relativement traditionnelle au début de notre observation (avec une demande d’informations ascendantes forte et relativement peu de retour aux commerciaux qui constituent la base de l’organisation, et ce en dépit des outils de communication mis en place) ont évolué vers un système permettant une information en retour plus importante auprès des commerciaux et des capacités de traitement améliorées, ce que mettent en scène les propos ci-dessous de façon quelque peu magnifiée :
15« Ce qu’on cherche à faire avec notre relation-client, c’est d’analyser la valeur de ce client, d’analyser ses besoins, ses préférences, de segmenter notre clientèle et pour nous, déterminer une meilleure stratégie. […] Et puis de là, vous allez pouvoir déterminer comment vous allez prendre soin de votre client. […] Çà commence avec un petit peu d’informations et plus vous avez d’informations, plus vous allez en fournir à votre force de vente, plus lui va approfondir et c’est un perpétuel auto-enrichissement. » [Directeur informatique (2) – Paramed – 2000].
16« L’une des volontés du groupe, c’est d’améliorer l’information, qu’elle soit interne ou externe. C’est l’un des gros objectifs de l’entreprise. » [Directeur régional – Paramed Sud Est -1999].
7 « Je le remplis parce qu’il le faut mais il ne m’apporte rien. Je fais ça dans mes temps d’attente, (…)
17Toutefois si on s’attache à la perception des responsables de secteur, l’outil de gestion de l’activité commerciale a plutôt un caractère de surveillance d’où résultent les réticences de saisie7, même si les directions n’affichent pas explicitement leur caractère de contrôle.
8 Le suivi que nous avons effectué de la société Paramed sur cinq ans, nous a en effet conduit à renc (…)
18Dans l’étude de ce terrain, nous avons donc pris en compte simultanément d’une part la dimension structurelle, l’organisation en projet, à travers les discours des acteurs, porteurs du projet ou utilisateurs ; et d’autre part la dimension sociale, l’organisation en action, à travers les pratiques en observant notamment les productions d’informations. Or on constate que les pratiques des utilisateurs ne répondent que partiellement aux exigences de production dont il est question dans le discours managérial. Le dispositif informationnel tel que nous avons pu l’observer a été le résultat d’ajustements et de refus d’utilisation, sources de crises au sein du service informatique8. Le système d’information toutefois continue d’évoluer dans le même esprit mais n’éclate pas : la structuration agit comme dynamique permanente d’ajustement entre les deux dimensions du même phénomène. Autrement dit, les pratiques (qui découlent des perceptions que les utilisateurs ont du discours managérial) contribuent, à travers la structuration, à l’évolution du système d’information dans une dynamique réflexive. La réflexivité (ou « contrôle réflexif de l’action ») est inhérente à l’action humaine : « Elle participe du fondement même de la reproduction du système de telle sorte que la pensée et l’action se réfractent constamment l’une sur l’autre. […] La réflexivité de la vie sociale moderne, c’est l’examen et la révision constante des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère ainsi constitutivement leur caractère. » (Giddens, 1994, p. 44-45). La réflexivité se distingue donc de la rétroactivité (équivalent à un feedback et donc s’inscrivant dans une temporalité asynchrone) par la simultanéité des actions.
19La structuration se caractérise par deux dimensions : les modalités de structuration d’une part, et les formes d’appropriation d’autre part. Rappelons ici quelles sont les modalités de structuration définies par Giddens : nous avons d’une part les systèmes d’interprétation (ou négociation, construction de sens) qui nécessitent l’usage de connaissances partagées par les individus ; d’autre part, l’appropriation dépend de la façon dont les ressources seront mobilisées. On distinguera deux types de ressources : les ressources dites d’allocation d’une part, et les ressources dites d’autorité d’autre part. Les ressources d’allocation font référence aux capacités qui permettent d’agir sur des biens, des matériels, alors que les ressources d’autorité font référence aux capacités de contrôler les actions ou les individus. « [Les ressources d’allocation] comprennent l’environnement et les artefacts physiques. [Elles] dérivent de l’emprise des humains sur la nature. […] [Les ressources d’autorité] dérivent de la capacité de contrôler les activités des êtres humains. [Elles] résultent de l’emprise qu’ont certains acteurs sur d’autres acteurs » (Giddens, 1987, p. 443). Enfin, les normes constituent des repères que les individus peuvent choisir de respecter ou non. Giddens apporte une précision importante au sujet de la modalité de structuration par les normes : « Les sanctions et les normes sont l’expression d’asymétries structurelles de domination, et les relations de ceux ou celles qui y sont subordonnés peuvent exprimer bien autre chose que l’engagement prétendument engendré par ces normes » (Giddens, 1987, p. 80). Ces deux derniers points, essentiels dans la théorie de la structuration, nous permettent d’abandonner la dichotomie traditionnellement adoptée entre le prescrit et le réel, de considérer les éventuels « écarts » comme partie intégrante des processus d’appropriation, et le changement comme un état normal de l’usage.
20Comme nous l’avons précisé plus haut, ces trois modalités de structuration ne peuvent être envisagées séparément hors d’un contexte analytique, elles sont en effet imbriquées dans toute interaction. Ainsi, l’exercice de pouvoir peut s’exprimer à travers un ordre donné et peut tout à fait s’exercer à travers un acte de communication tout en étant légitimé par les pratiques de l’organisation. Sont donc en interaction les structures de domination, de signification et de légitimation dans une même action. (Houzé, 2000). Parce qu’elle est complexe, l’approche par les modalités de structuration ne permet toutefois pas une opérationnalisation du modèle.
21Si Giddens (1979) parle des modalités de structuration, Poole et DeSanctis (1989) proposent de mettre en équivalence cette notion avec celle d’appropriation. L’appropriation est la façon dont un groupe utilise, adapte et reproduit une structure. L’approche par les processus d’appropriation fait référence aux dimensions collectives et subjectives, ainsi qu’aux dimensions cognitives et empiriques (acquisition des savoirs, savoir-faire, habileté pratique) (Perriault, 1989 ; Vitalis, 1994). L’appropriation est définie comme un processus, comme l’acte de se constituer en soi. L’usager y est envisagé comme un acteur. Les formes d’appropriation font référence entre autre aux comportements des acteurs à l’égard des structures émergentes. Les travaux à cet égard sont extrêmement épars et il s’agissait donc au cours de nos travaux de cerner les grands traits qui permettraient de caractériser les formes d’appropriation9. Dans ce cadre, un usage n’est que rarement stabilisé ; nous soulignons donc à nouveau le fait qu’il est nécessaire de considérer la structuration comme l’état normal de l’usage, et le fait d’ancrer ce cadre d’analyse dans un environnement tel que les dispositifs informationnels est important car cela vient conforter, voire renforcer, certaines dimensions de la théorie structurationiste. En effet, nous avons considéré le dispositif comme un environnement de mise en cohérence, d’intermédiation, entre des éléments de nature hétérogène (Roux, 2004) ; environnement dans lequel les individus, porteurs d’une intentionnalité propre, s’adaptent. C’est bien dans ce cadre que s’effectue la structuration, cadre qui de plus ne nie pas la compétence et les desseins des acteurs.
22Les structures en projet – en l’occurrence les systèmes d’information ainsi que les formes organisationnelles qui leur sont associées – sont dotées d’un ensemble de propriétés assignées par les concepteurs, les développeurs et les décideurs pour satisfaire aux fonctions attendues, pour remplir un objectif. Mais ces propriétés peuvent être mobilisées différemment de leur usage attendu, leur utilisation n’est pas inhérente ou prédéterminée par les concepteurs : l’intention des concepteurs ne peut circonscrire la façon dont les individus vont utiliser la structure (qu’il s’agisse d’artefacts ou de règles). Les utilisateurs peuvent emprunter les chemins inscrits, ignorer des propriétés, en inventer de nouvelles (en remplacement ou en complément). Selon Orlikowski (1992), nous n’utilisons généralement au mieux que 25 % des fonctionnalités (p. 407) car nous focalisons sur les éléments dont nous avons réellement besoin dans le cadre de notre activité. D’autre part, les individus sont influencés par leurs peurs, les tâches à accomplir, les opportunités ; elles-mêmes influencées par leurs interprétations, le contexte, et formées par les intentions et les pratiques (collaboration, résolution de problèmes, préservation d’un statut, amélioration de l’efficacité, apprentissage, improvisation, etc.). Ces pratiques ne sont pas pré-établies dans les structures émergentes mais se révèlent dans les interactions que les utilisateurs ont avec les structures, interactions souvent influencées par les intérêts personnels et collectifs. Ainsi, tout usage repose sur une forme d’appropriation et comporte de facto une dimension cognitive et empirique, dans la mesure où l’appropriation se construit dans la relation de l’usager avec l’outil. C’est pourquoi des outils peuvent trouver des applications multiples, même si on repère des applications dominantes qui peuvent correspondre aux usages attendus.
10 « On a de plus en plus besoin de se couvrir parce que le métier devient tellement éparpillé… L’avan (…)
23Ainsi, chez Paramed, le service informatique a proposé de mettre en place non plus un logiciel spécifique à la gestion de l’activité mais un logiciel permettant aux responsables de secteur de faire également leur analyse de données à partir des chiffres saisis, et des chiffres envoyés par le siège. Si l’outil varie dans sa forme, intrinsèquement, il demeure le même, seul le discours managérial autour de l’outil a été modifié. L’objectif est que les responsables de secteur ne se sentent pas (uniquement) surveillés à travers le système. Quoi qu’il en soit, le travailleur ne peut échapper à cette production qui, si elle le cadre, lui permet également de se protéger, voire de s’approprier l’outil à d’autres fins. Le système d’information, s’il est a priori conçu pour permettre l’action, permet également à l’individu de se couvrir par rapport au travail effectué, d’écarter une mise en doute de ses compétences (Davezie, 1993). Ainsi, chez Paramed, les utilisateurs du système d’information prennent peu à peu conscience que si ce dernier répond à des tâches de contrôle de leur travail, c’est également pour eux un moyen de mémoriser un certain nombre d’informations10, d’utiliser le système d’information pour prouver (Vacher, 2003). L’un des responsables de secteur rencontrés nous rapportait ainsi une anecdote concernant un de ses collègues qui avait rencontré quelques problèmes avec un chirurgien. Ce dernier avait appelé la direction pour signaler que le responsable de secteur ne lui avait pas présenté tel ou tel produit. Or grâce au logiciel de gestion de l’activité, il a été possible de vérifier que tel jour, le responsable de secteur était passé pour présenter les produits en question. Dans la mesure où la date de la saisie des données est définie par le système informatique, il était impossible de mettre en cause le responsable de secteur. Dans un tout autre registre, un responsable de secteur a utilisé les informations saisies concernant ses ventes pour négocier ses objectifs annuels ainsi que la réévaluation de son salaire.
24Cette approche nous a permis d’appréhender la dynamique et la complexité de ce qui se joue dans l’évolution des systèmes d’information et des activités d’information en observant conjointement les discours, les perceptions et les pratiques qui s’entremêlent dans différentes logiques d’acteurs (généralement les concepteurs, les managers versus les utilisateurs). La production d’informations porteuses d’intentionnalités différenciées (validation, traçabilité, contrôle, aide à la décision), s’insère dans le système d’information, le transformant en lieu d’observation des travaux et contributions de chacun. Les pratiques des utilisateurs permettent de restaurer une part d’autonomie relative dès lors qu’ils se sont appropriés le système d’information dans ses différentes composantes (outils et contextes).
25À travers ce type d’approche, on s’aperçoit que la conception de systèmes d’information efficaces ne s’accompagne pas toujours d’une démarche visant à mettre en adéquation ledit système et les perceptions qu’en ont les utilisateurs. Mais à vrai dire, est-ce vraiment un but en soi ? Le tout n’est-il pas que ces logiques des concepteurs et des utilisateurs interagissent de façon efficace ? Vouloir les faire coïncider revient souvent à contraindre l’une par l’autre. Une modalité fréquemment évoquée, former les utilisateurs, repose souvent sur l’objectif implicite visant à les acculturer aux logiques techniques (par la formation) ou organisationnelles (par la responsabilisation des personnels) pour qu’ils s’y conforment plus aisément. Or, si l’on se réfère au cadre d’analyse structurationiste, peu importe que les structures en projet correspondent aux structures en action dès lors que l’adéquation entre ces deux ensembles s’opère au travers des processus d’appropriation. Ce qui manque donc bien souvent dans les façons de faire observées, c’est l’acceptation de cette non adéquation et des façons de faire singulières qui permettent aux artefacts de fonctionner. C’est donc là que se joue l’enjeu de la réflexivité du tryptique concepteurs-utilisateurs-outils.
Les niveaux d’exposition aux radiofréquences annoncés par les fabricants sont dépassés en conditions réelles d’utilisation.
Dans la hotte des achats de Noël, les téléphones portables figurent en bonne place. Sans que les consommateurs soient clairement avertis de leur exposition aux radiofréquences de ces appareils et à leurs dangers potentiels. Car les données fournies par les fabricants sont fondées sur des tests effectués en laboratoire, selon des procédures très différentes des conditions réelles d’utilisation des mobiles. C’est ce que dénoncent aujourd’hui des militants « anti-ondes », qui y voient « un scandale industriel et sanitaire » de même nature que le « dieselgate ».
Un « phonegate » donc ? Dans le cas présent, il ne s’agit pas d’une tricherie au sens strict, mais plutôt d’un brouillage des informations données aux usagers, à la faveur d’une réglementation laxiste. Les enjeux sanitaires n’en sont pas moins importants. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a classé les radiofréquences comme « peut-être cancérogènes pour l’homme ». Et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a estimé, dans un rapport de juillet 2016, que ces ondes ont « des effets possibles sur les fonctions cognitives et le bien-être » des plus jeunes.
Le dossier est technique, ce qui contribue à son opacité. L’exposition aux radiofréquences émises et reçues par un téléphone portable est mesurée par le débit d’absorption spécifique (DAS), exprimé en watts par kilogramme (W/kg). Il s’agit de la quantité d’énergie absorbée, sous forme de chaleur, par les tissus biologiques. En Europe, une réglementation…
Jean-Claude Carrière, 85 ans, a déjà eu plusieurs vies. Historien, traducteur, écrivain, scénariste, parolier, metteur en scène… Il résume ses innombrables facettes sous l’appellation de «conteur». Il vient de publier deux ouvrages majeurs inspirés par le «califat» de l’État islamique. Retour sur les résonances entre la situation contemporaine et les expériences passées, entre croyance, guerre et paix.
Vos deux derniers ouvrages, Croyanceet La Paixdonnent l’impression que vous avez désormais adopté la position du sage. D’où nous écrivez-vous aujourd’hui? Est-ce bien cela?
Jean-Claude Carrière: Surtout pas! (rires). Non, je fais ici appel à ma formation d’historien. J’ai fait Normale sup et suis devenu historien. Là, je suis en terrain sûr. À dire vrai, je pense continuellement à l’histoire. Je réfléchis à la manière dont tel ou tel événement peut s’y inscrire. J’analyse: comment recevons-nous cet événement de notre présent? Comment le racontons-nous et comment sera-t-il demain raconté ?
Et puis je suis un homme de spectacle et la dramaturgie me passionne. C’est ce que j’aborde dans La Paix, cette paix durant laquelle il ne se passe rien, que pouvons-nous en dire aujourd’hui? Dans les œuvres littéraires, romanesques, théâtrales, il y a toujours un conflit, toujours une querelle, toujours une hostilité voire une guerre. Dans la tragédie, bien sûr, mais aussi la comédie. Avec, bien évidemment, au départ, l’épopée. Mais si tout cela est mis de côté, alors que peut-on encore raconter ?
Toutes les grandes épopées, à commencer par l’Iliade et le Mahabharata, tournent autour d’un très grand conflit meurtrier. Tout se passe comme si, dès l’origine, nous avions besoin de ce conflit. Peter Brook est même allé jusqu’à poser la question de savoir si le Mahabharata n’était pas une seule et longue question: qu’est-ce qu’un conflit, qu’est ce qu’une guerre? Y a-t-il au fond dans la nature humaine une part innée de violence? Je me garde bien de répondre à cette vieille question qui me dépasse.
La clef est peut-être dans les progrès de la génétique?
Pour l’heure, personne, à mon sens, n’y a jamais répondu, ni la génétique ni les généticiens. J’ai consulté des spécialistes, ils affirment que dans la préhistoire humaine, les lésions les plus anciennes retrouvées sur les plus vieux os des plus vieux squelettes sont les conséquences d’accidents, pas d’agressions. Est-ce dire que nous sommes nés en paix? Est ce le nombre qui nous a rendus violents? Est-ce Jean-Jacques Rousseau qui aurait finalement raison quand il voit dans l’instauration de la propriété la source de tous nos maux?
À vous lire, on prend conscience que les espaces de paix sont des exceptions dans l’histoire.
Oui. La paix la plus longue fut en définitive la Pax Romana. Je parle beaucoup de cette période que je connais assez bien. Au IIe siècle après J.-C., à l’apogée de la puissance romaine, il y eut le règne d’Antonin le Pieux, dont personne ne parle jamais. Il y eut alors, pendant un quart de siècle, une paix absolument totale, impériale, sans la moindre révolte –et ce depuis l’Écosse jusqu’à la Jordanie.
Vous me direz que nous vivons en paix, en Europe, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est à voir. Et qu’appelle-t-on la paix? Nous avons nommé pacification la Guerre d’Algérie. La guerre d’Indochine ne fut pas vraiment perçue comme une de nos guerres et il en fut de même pour la dislocation de la Yougoslavie.
Notre gouvernement nous dit que nous sommes en guerre, mais dans les faits nous sommes en paix. Nous sommes des soldats sans armes. La «paix» est un mot rayonnant autant que mystérieux. En avançant dans la rédaction de mes ouvrages, j’ai pris conscience que même après la mort nous ne sommes pas en paix: «Requiescat in pace» (Qu’il/elle repose en paix). Pas de repos éternel assuré… toujours le risque des diables fourchus. C’est comme si aucun territoire ne pouvait échapper aux violences et aux conflits. Et quand nous allons dans les autres mondes, c’est pour la Guerre des étoiles, jamais pour la paix.
On assiste toutefois en Occident au développement de forts courants, thérapeutiques ou pas, visant à l’apaisement individuel, via la méditation, la respiration, les retraites…
De fait, il y a peut-être là une vraie différence entre Orient et Occident. Jésus n’a jamais dit qu’il venait apporter la paix, il a dit très exactement le contraire: «Je ne suis pas venu là apporter la paix mais l’épée… Je suis venu apporter le feu sur la Terre.» Toutes les religions occidentales, y compris l’islam, ont toujours apporté le feu et le sang. Le bouddhisme qui n’est évidemment pas une religion –il n’y a pas de Dieu créateur dans le bouddhisme– dit que sans la paix intérieure, il est inutile d’en chercher une autre à l’extérieur. Ceci m’a beaucoup frappé. Ce n’est pas le cas de l’hindouisme qui génère pléthore de conflits. L’un des problèmes actuel est celui des conversions. L’actuel Premier ministre indien est un hindouiste intégriste et intransigeant. Faut-il, pour survivre, que les Indiens chrétiens et musulmans se convertissent pour pouvoir survivre? Voilà une vraie question d’aujourd’hui et non des ténèbres du passé.
Quelle articulation faites-vous entre les croyances et la paix?
En ma qualité d’athée non polémiste, je me suis toujours intéressé à l’histoire des religions. D’ailleurs, seuls les athées peuvent parler des religions de manière calme, paisible et neutre. Résumons: les religions ne nous disent évidemment rien sur les Dieux qui n’existent pas. Mais elles nous disent beaucoup sur nous-mêmes, sur ce que nous avons cherché à mettre dans d’autres personnages que ceux que nous sommes, sur d’autres entités, sur d’autres dimensions, dans d’autres fééries.
Figurez-vous qu’avec La Voie Lactée de Luis Buñuel, je suis devenu un spécialiste des hérésies de la religion chrétienne. J’ai même été jusqu’à donné des conférences dans de grands séminaires. J’ai classé ces hérésies en fonction des six grands mystères de la religion chrétienne. Et tout cela à été publié dans la revue Études. C’est dire si je ne peux pas être suspecté de côtoyer le Malin. La Controverse de Valladolidtourne aussi autour de ces questions.
Aussi ai-je été très frappé par l’annonce de la création d’un califat islamique. J’y ai aussitôt vu un phénomène que nous n’avions pas vu depuis trois siècles.
Quel phénomène?
Mais tout simplement la religion prise comme un flambeau de guerre. Nous n’avions pas vu ça depuis les Camisards. Tout à coup un groupe humain décide, au nom de la religion, qu’on va tuer les incroyants, les infidèles. Ni Napoléon, cette fausse gloire par excellence, ni Hitler ni (à plus forte raison) Staline n’ont eu besoin d’invoquer la religion comme drapeau.
Et là, avec le califat, des gens veulent et viennent nous tuer non pas pour ce que nous faisons, mais pour ce que nous sommes. C’est ainsi que j’en suis venu à me pencher sur la notion de croyance en sachant bien que la suite concernerait la guerre et la paix. Mes deux livres se répondent, n’en font qu’un.
Quand on lance une aventure guerrière pour conquérir le bien des autres, pour conquérir leur terre, leurs butins, (voire leur femme comme avec les Sabines), cela peut à la rigueur se comprendre. Cela pourrait vous arriver à vous comme à moi. Mais se battre pour l’imaginaire d’un autre, se tuer et s’entretuer pour une croyance… Voilà qui est pour moi le phénomène le plus mystérieux du comportement humain. Résumons: parce que je sais que j’ai inventé tel ou tel dieu, j’en arrive à croire à sa réalité. Vous voyez cette torsion de l’esprit: je crois à cette irréalité que je sais avoir inventé. Je finis par y croire.
Que des milliers d’individus soient allés marcher sur Rome pour se faire manger par les fauves dans la certitude d’aller au paradis chrétien. Quel étonnement… Les bras m’en tombent.
Y-a-t-il eu des exceptions, des espaces de temps où les croyances ne nourrissaient pas de violence?
Très peu. Au IIe siècle après Jésus-Christ, tout est pacifique, tous les Dieux sont admis dans l’Empire romain. On trouve même, à Rome, un temple élevé aux dieux inconnus… S’ils passent par là, ils ont un temple, sont les bienvenus. Tout alors va très bien, on peut adorer les dieux égyptiens, les dieux grecs et romains, et le chrétien. Deux siècles plus tard, Théodose Ier décide que la religion de l’Empire romain sera le christianisme et uniquement le christianisme. Tous les peuples, de l’Écosse à la Jordanie devront croire à l’acte de foi chrétien. Sinon, c’est la mort. Or, c’est très précisément à partir de ce moment là que commence la décadence de l’Empire romain. Ceci est tout particulièrement intéressant pour nous aujourd’hui, c’est quand on tente d’unifier à tout prix que l’on déchire. Nous avions rêvé avec Buñuel Bunuel de faire un film. Nous aurions été en Égypte, vers le Soudan. Là, une famille s’occupe d’un temple vieux de 4.000 ans. Soudain quelqu’un arrive et dit :
-«C’est fini, vous devez renoncer, un nouveau dieu est arrivé, le vrai Dieu.
-Qui est-ce?
-C’est un Juif.
-Un juif? Qu’est-ce?»
L’un d’entre eux va alors jusqu’à Alexandrie pour se renseigner sur ce vrai Dieu. Nous avions à nouveau prévu une scène très intéressante de discussion sur le thème Controverse de Valladolid. Puis l’homme rentrait chez lui et déclarait: «C’est un ordre impérial, nous devons nous y soumettre.» La famille creusait alors le désert, couchaient dans le sable les différentes statues, rendaient un dernier hommage, célébraient un dernier culte, recouvraient le tout de sable… Dans l’attente des siècles et des archéologues. Voilà encore un film que nous n’avons jamais fait, il aurait coûté beaucoup trop cher.
Vous avez beaucoup de projets de films de ce type restés dans les cartons?
Quelques-uns. Je me souviens d’astronautes aventureux qui se perdaient dans l’espace. Leur vaisseau spatial égaré va se poser sur une planète inconnue, quelque part très loin dans l’univers. Ils ouvrent et à leur grande surprise, l’air est respirable, un peu comme sur la Terre. Le paysage est désertique, presque sec. Soudain ils entendent des cris, ils avancent, monte sur une colline, regardent, voient alors une ville, une foule, un chemin qui monte et, en tête de cette foule, un homme qui porte une croix. Alors les astronautes crient: «Non… Surtout pas ça. De grâce. Vous êtes fous. Vous ne savez pas ce que vous faites.»
À lire Croyance et La Paix, on a la perception d’un double mouvement de balancier: la régression des croyances correspondant à la progression de la quête scientifique, de la raison, des Lumières. Que s’est-il passé pour que ce mouvement commence à s’inverser?
Plus précisément, nous avons un moment cru que la quête de la connaissance nous débarrasserait de telle ou telle croyance, cette «certitude sans preuve». Voire même nous débarrasserait de toutes. Or, nous prenons soudain conscience que ce n’est nullement le cas: elles sont toujours là, toujours avec nous. Et ce qui est vraiment nouveau, pour nous, c’est que cette croyance revient armée –armée et assassine. Trois siècles d’absence et, soudain, le retour: une guerre qui prend la religion comme étendard. Les progrès de la science ne nous ont pas protégé contre le retour de la guerre des croyances.
Où est la faille de la cuirasse? En quoi la quête de la connaissance n’a-t-elle pas permis de prévenir ce retour?
Je dis, précisément, que personne ne peut nous le dire, nous l’expliquer. C’est la grande question. Est-ce temporaire? Est-ce que cela va durer? Pour l’heure, nous en sommes réduit à observer les réactions, violentes et militaires, qui consiste à exterminer ces croyants-là par d’autres croyants –c’est ce qui se passe par exemple actuellement à Mossoul.
Les combats de Mossoul ne sont donc pas ceux de la raison contre la religion?
Non. Ce serait plutôt le contraire. On peut le dire autrement. Nous rêvons encore à Condorcet et à l’hypothèse selon laquelle les progrès des connaissances scientifiques entraîneraient automatiquement un progrès de l’esprit humain. Eh bien, c’est faux. Ou en tout cas pas partout dans le monde. Ce que nous appelions autrefois les superstitions n’a pas disparu. Bien au contraire. Elles reviennent et elles sont redoutables.
Les croyances, qui sont par définition irréelles, veulent soudains s’imposer par des moyens concrets: les armes. Personne ne peut l’expliquer. On connaît les explications et les théories traditionnelles: le désir de surnaturel, l’absence du merveilleux, la persistance de l’enfance. Non, rien ne fonctionne aujourd’hui. Comme d’autres j’arrive à une impasse, à un trou noir, quelque chose qu’on n’explique pas.
Ce n’est pas, du point de vue de la connaissance, particulièrement rassurant?
Je ne vous le fait pas dire. Il faut pour autant ne pas oublier le passé. La Révolution française, par exemple, a eu un impact considérable sur nos institutions, sur nos lois, sur nos manières de vivre. Il n’y a aucun doute là-dessus. Mais pas pour tout le monde. Et après ce que nous observons dans le monde musulman, nous voyons que le monde chrétien commence lui-aussi à se radicaliser. C’est là un échange de mauvais procédés.
Est-ce dire que vous faites une croix sur notre universalisme?
Je n’y ai jamais vraiment cru, pour tout dire, à cet universalisme. Je suis plutôt partisan de la diversité. J’insiste: la paix de l’Empire romain n’a duré que parce que les empereurs acceptaient tous les cultes.
Et que penser de Freud quand il assurait à Jung que l’Occident était menacé par l’occultisme?
Freud, ici, est allé trop loin. L’occultisme n’a certes pas disparu mais il n’a jamais pesé sur la marche du monde. L’appel à des forces occultes, la sorcellerie etc. sont des phénomènes anecdotiques. Nous sommes aujourd’hui confrontés à des phénomènes d’une toute autre ampleur…
Pour finir, votre travail vous conduira-t-il à formuler des conseils aux responsables politiques qui semblent perdre prise sur le réel?
Je ne suis en rien compétent. Je me bornerai à souligner le vrai problème, selon moi, de la politique. Nous l’avions observé quand, avec Wajda, nous écrivions notre Danton. Avec la Révolution française, des hommes, pour la première fois, étaient élus, étaient légitimes pour faire des lois universelles. Ce fut la seule fois dans l’histoire du monde. Déjà, à cet instant-là, des personnes comme Danton, Desmoulins, Robespierre et tant d’autres se sentaient investis d’un pouvoir parfaitement légitime. Des lits de camp avaient été installés dans les couloirs de la Convention sur lesquels ils ne dormaient que quelques heures de temps en temps tellement ils étaient persuadés d’être dans l’urgence et la bonne direction. Or, déjà à ce moment-là, ils doutent de la légitimité de leur pouvoir. Des lettres de Danton en témoignent. Ils sentent que quelque chose leur échappe dans le comportement du peuple –ce peuple dont ils se réclament et dont ils veulent le bien.
C’est sur la notion même de pouvoir sur laquelle il nous faudrait, aujourd’hui réfléchir. Qu’est-ce qu’un pouvoir politique? On dit par exemple que le quinquennat de François Hollande est un désastre. Du strict point de vue économique ce n’est pas vrai. Si c’était un film on parlerait de miscast… des gaffes en série, des erreurs, de la pluie à répétion… Et, pour l’heure les émissions télévisées qui précèdent les élections des primaires ne sont rien d’autre qu’un défilé chez le producteur. Voilà pour le spectacle. Reste la question aujourd’hui centrale: où est passé le pouvoir politique ?