« La triste droitisation du PS »

Illustration Dusault

Illustration Dusault

Pour la gauche gouvernementale, le « réalisme » s’avère irréaliste : le ralliement au sens commun de droite attise « l’insécurité culturelle » sans apaiser l’insécurité économique. La cote de François Hollande dans les sondages baisse à mesure que progresse celle de Manuel Valls. De même, la « démagogie » sarkozyenne s’était révélée impopulaire : les « grands débats » sur l’identité nationale ou l’islam n’ont pas évité la défaite de 2012. Bref, « réalisme » de gauche et « démagogie » de droite ne paient pas.

Pour autant, la désaffection pour la gauche « réaliste » ne bénéficie guère à la gauche de gauche. En revanche, l’extrême droite prospère à la faveur de la dérive idéologique de la droite. C’est une raison supplémentaire pour ne pas reprendre à son compte la fausse symétrie entre les « extrêmes ». De fait, si la droitisation du paysage politique, depuis les années 1980, justifie plus que jamais de qualifier le Front national de parti d’extrême droite, être à la gauche du Parti socialiste n’est plus synonyme de radicalité !

Pourquoi l’échec de la première ne fait-il pas le succès de la seconde ? On aurait tort d’invoquer quelque logique mécanique, la crise économique déterminant la droitisation de la société française. D’une part, l’expérience historique nous rappelle que, en même temps que les fascismes européens, les années de la Grande Dépression ont vu fleurir le New Deal aux Etats-Unis et le Front populaire en France.

D’autre part, l’analyse des évolutions de l’opinion dément l’hypothèse d’une droitisation de la société – culturelle mais aussi économique. Quant au racisme, il ne date pas d’aujourd’hui ; il a surtout changé d’habits, puisqu’il s’autorise le plus souvent de rhétorique républicaine. Bref, la droitisation de la politique n’est pas l’effet d’une droitisation de la société française. Il faut expliquer la politique par la politique – et non par la société qu’elle prétend pourtant refléter.

SUR LE TERRAIN DU FN POUR LE CONTRER

Cette droitisation résulte donc d’un choix politique – celui qui prévaut depuis trente ans. En 1984, comment comprendre la percée du Front national ? Au lieu d’interroger le tournant de la rigueur de 1983, droite puis gauche vont s’employer à contrer le parti de Jean-Marie Le Pen en allant sur son terrain – insécurité, immigration. C’était faire comme si l’extrême droite posait les bonnes questions. On mesure toutefois le chemin parcouru : aujourd’hui, les mêmes diraient que le Front national apporte les bonnes réponses. Certes, la gauche socialiste continue de revendiquer un « juste milieu » entre les « extrêmes » ; mais à mesure que le paysage se déporte, ce « milieu » est moins juste. Il suffit, pour s’en convaincre, de le comparer à celui de 1974.

Reste le paradoxe actuel : le Front national accuse droite et gauche de mener la même politique. Il est vrai qu’il est le seul ou presque à vouloir rompre avec l’Europe. Mais en matière d’immigration, si la gauche finit par rejoindre la droite, depuis longtemps, celle-ci chasse sur les terres de l’extrême droite. S’il faut faire l’amalgame, en matière « identitaire », c’est donc d’UMPSFN que devrait parler Marine Le Pen. Or, comme le disait son père, les électeurs préfèrent l’original à la copie. Les partis majoritaires semblent ainsi pasticher Sacha Guitry : contre le FN, tout contre…

Loin de rompre avec cette stratégie, François Hollande la reconduit. C’est ainsi qu’il choisit de mettre en avant le candidat le plus marginal, car le plus droitier, des primaires socialistes. C’est valider l’opposition chère à la droite entre angélisme et réalisme – qui débouche toujours sur le renoncement aux principes. On en voit les effets : comme Nicolas Sarkozy hier, comme Jean-Marie Le Pen avant-hier, Manuel Valls prend régulièrement le parti de choquer par des propos sulfureux (sur le regroupement familial, ou l’incapacité culturelle des Roms à s’intégrer). Et à chaque fois, un sondage vient valider son pari « auto-réalisateur » de droitisation. C’est que, comme toujours, « l’opinion » répond aux questions qu’on lui pose. Lui en soumettrait-on d’autres (si d’aventure la gauche parlait redistribution, et plus largement lutte contre les inégalités) qu’elle donnerait d’autres réponses.

C’est dans ce contexte que la « gauche de gauche », qui se veut populaire, se trouve marginalisée. Le consensus politique, que redouble le sens commun médiatique, repose en effet sur un préjugé : le « peuple » serait forcément « populiste », xénophobe et raciste. Mais c’est surtout qu’il devient impossible de parler d’autre chose. Jusqu’aux années 2000, il fallait 200 000 à 300 000 sans-papiers pour occuper le terrain médiatico-politique ; aujourd’hui, dans un pays de 65 millions d’habitants, il suffit de 20 000 Roms.

Mieux : François Hollande préfère s’exprimer sur le cas Leonarda, au risque de l’absurdité d’un jugement de Salomon, plutôt que de devoir justifier son choix d’une politique conforme aux attentes des marchés. Sans doute aura-t-il réussi, tel Mitterrand, à affaiblir sa gauche ; mais en se livrant aux seules pressions de la droite, il paiera son habile victoire au prix fort. Pour l’Histoire, il pourrait bien rester le président « de gauche », entre guillemets, qui a permis en France l’avènement de l’extrême droite – sans guillemets.

Entretien : Boris Cyrulnik : Nos neurones anticipent notre passé

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La mémoire est toujours sociale. Photo dr

Le psychyatre aborde le fonctionnement imparfait de notre mémoire. Dans le cadre d’une conférence donnée à Béziers au Chapiteaux du Livre le 27 septembre 2013 sur le thème « Mémoire et autobiographie ».

Le psychiatre Boris Cyrulnik se dirige vers l’éthologie et se diversifie au maximum : éthologie, psychologie, neurologie, psychanalyse… Adepte de la multicausalité, à partir des années 1980, il voue son existence à la vulgarisation de son savoir grâce à ses livres : Mémoire de singe et paroles d’homme (Hachette, 1998), Les vilains petits canards (2004) et Quand un enfant se donne la mort – Attachement et sociétés (2011) éditions Odile Jacob.

L’intitulé de votre conférence « Mémoire et autobiographie » semble nous renvoyer dans le passé pour définir la perception que nous avons de nous-mêmes ?

A vrai dire, notre mémoire va chercher dans notre cerveau la trace neurologique qui nous rend sensible à un type d’événement. En quelque sorte, nos neurones anticipent notre passé. Il ne s’agit pas d’un retour des événements mais d’une reconstruction de notre passé. Nous allons chercher les images et les mots qui nous permettent de construire notre autobiographie. Cela répond à un processus neurologique et psychologique. Le passé s’éclaire à la lumière du présent. Si je suis de bonne humeur mon passé s’éclaire à partir d’éléments positifs. Si je ne me sens pas bien, je vais chercher à expliquer les éléments de ma tristesse. Dans les deux cas je ne mens pas.

Dans le cas de l’autobiographie et plus encore dans celui de l’autofiction ce travail de mémoire se trouve doublé d’un récit réinterprété qui peut se situer dans la fiction.

Quand on écrit son autobiographie, on s’adresse à l’intime qui saura nous comprendre. Il y a une intentionnalité de la mémoire. On va chercher les mots qui expliquent le fait que l’on ait été dédouané ou que l’on ait triomphé.

Même dans le roman, l’imagination la plus folle sollicite toujours des morceaux de réalité. La science-fiction par exemple, se compose à partir de la réalité. L’auteur retravaille sa mémoire, la remanie pour l’adresser à quelqu’un, pour en faire un souvenir identifiable. Quand Semprun s’attaque à son autobiographie, il écrit « mes brouillons saignent ». Il entretient dans un premier temps la mémoire de son passé douloureux jusqu’au moment où il se met au roman en utilisant des bribes de réalité, ce qui lui permet de redevenir maître de son passé.

Mais la mémoire peut intégrer nos blessures sans toujours les révéler ?

Oui, dans ce cas, il s’agit de la mémoire traumatique. On est prisonnier du passé. Celui-ci s’impose à nous dans le présent. On voudrait mettre notre souffrance dans le passé mais elle s’impose à nous comme si elle relevait d’un processus d’intentionnalité de la mémoire. C’est le cas des personnes victimes d’une agression qui vous disent « j’y pense toute la journée sans parvenir à chasser ces images et elles s’imposent la nuit dans mes cauchemars ».

Comment s’en libérer ?

Il faut retravailler sa mémoire, la remanier, l’adresser à quelqu’un, en faire un souvenir.

Ce qui suppose de trouver un environnement humain favorable…

La mémoire est toujours sociale. Un enfant ou un adulte isolé ne met rien en mémoire. On ne peut mettre en mémoire que des éléments extérieurs à soi. Les enfants abandonnés ou les prisonniers au cachot ont d’énormes trous de mémoire parce qu’ils n’ont pas accès à l’altérité. Le rapport aux autres est essentiel parce qu’il donne du sens et apporte un soutien.

Sans soutien le blessé de l’âme ne peut faire le travail seul. Il est très important d’être compris. Lorsqu’une femme agressée sexuellement se trouve confrontée à un fonctionnaire de police qui sourit ou refuse de la croire, elle subit un deuxième traumatisme.

Le déni est trop douloureux. Il peut se trouver aussi que l’entourage affectif de la personne y participe, en tenant un discours du type : c’est fini maintenant tout cela, on n’en parle plus… Et le blessé est souvent complice, parce que c’est trop dur à dire. Cette attitude empêche d’affronter le problème et de le résoudre.

On définit l’éthologie humaine comme l’étude des comportements individuels, la dimension collective doit-elle s’entendre comme l’agrégation des individus ?

De nombreux travaux existent comme la socio-éthologie des foules, ou l’éthiologie du récit collectif. Nous croyons intérioriser nos récits alors que la plupart d’entre-eux proviennent de notre environnement, ne serait-ce que notre langue maternelle.

A Toulon, nous menons des travaux collectifs avec les soldats blessés ou des communautés comme les Pieds-noirs qui ont été très mal accueillis ce qui a produit des blessures qui saignent encore. Les guerres sont à l’origine de beaucoup de films qui sont utiles parce qu’ils posent le problème.

Au Vietnam ou en Irak l’armée préparait les soldats qu’elle envoyait au feu en leur donnant un traitement afin de limiter leur état de conscience. Quels sont les résultats en terme de traumatisme ?

Cela a fait beaucoup de dégâts, on connaît les difficultés d’intégration vécues par les vétérans du Vietnam. A leur retour au pays bon nombre des GI’s victimes des horreurs de la guerre se sont identifiés à des agresseurs. Depuis on a compris qu’il fallait s’occuper d’eux et les soutenir. L’armée américaine a mis en place les Buddys sur le principe qu’il ne faut jamais laisser un soldat seul. Chaque soldat à son Buddy qui peut l’aider au moment du départ ou à son retour.

En même temps l’armée a changé. Aujourd’hui nous avons des armées de métier et on a de plus en plus recours à des entreprises privées qui embauchent des mercenaires.

La nature des combats a aussi évolué avec les conflits asymétriques. Dans la dernière guerre menée par Israël contre le Hezbollah, Israël disposait de 130 000 hommes contre 3 000. Il y a eu une victime israélienne contre 500 dans l’autre camps, pourtant Israël n’a pas gagné la guerre et a perdu la guerre psychologique.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source : La Marseillaise 26/09/2013

Voir aussi : Rubrique Sciences humaines, rubrique Rencontre, Daniel Friedman, Roland Gori, Ken Anderson

Histoire : Le discours sur l’éducation à fin du XIX et au XXe siècle

L'historien Jean Sagnes

L’historien Jean Sagnes

Jean Sagnes. L’historien spécialiste de la région co-signe avec Louis Secondy «Ils ont parlé à la jeunesse, un ouvrage qui analyse les discours et le sens de l’éducation à fin du XIX et au XXe siècle

Jean Sagnes est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Perpignan Via-Domitia dont il a assuré la présidence. Il est un spécialiste de l’histoire contemporaine, notamment de la France et de l’histoire du Languedoc-Roussillon. Il a publié ou dirigé une quarantaine d’ouvrages dont L’Enseignement du second degré en France au XXe siècle, Jean-Moulin et son temps, 2000 et Jaurès.

D’où est partie l’idée de ce livre que vous co-signez avec l’historien Louis Secondy ?
Au cours des recherches menées sur l’histoire de la région,  nous sommes tombés sur un panel exceptionnel. Nous avons découvert plusieurs discours d’hommes célèbres prononcés dans le cadre de distribution de prix. A l’époque, ces moments qui ponctuaient la fin de l’année faisaient événement dans les établissement scolaires. Les discours sont certes conventionnels mais ils présentent aussi des particularités liés aux faits que les orateurs livrent à la jeunesse se qu’ils ont au fond du coeur.
Votre travail couvre les discours de notre région entre la fin du XIXe jusqu’à la moitié du XXe siècle.

Quel était l’objectif de ces interventions ?
On voulait donner du lustre à la distribution de prix qui donnait lieu au classement général de l’établissement. On considérait que cela introduisait une valorisation qui rejaillissait sur l’institution. Il n’existe pas de cérémonie équivalente aujourd’hui. Elles ont complètement disparu depuis 1968.

Qu’est ce qui a retenu votre attention dans le discours des personnages célèbres ?
Il y avait cette préoccupation commune, surtout pour les garçons, car nous n’avons pas trouvé de discours dans les établissements de filles, que la jeunesse était amenée à devenir les futurs citoyens. Chacun mettait dans ces discours ses convictions en fonction de sa personnalité et de l’environnement dans lequel il évoluait. Dans son discours de 1903 prononcé à Albi, Jaurès apporte la notion de courage, il fait de la politique. Il vante les mérites de la République du socialisme et de la paix alors qu’il ne devrait pas. On sent qu’il s’adresse aux parents en  oubliant un peu la jeunesse.  En 1931  au collège Victor Hugo de Narbonne le député audois Léon Blum évoque le passage du romantisme littéraire au romantisme moral, philosophique et politique en se gardant de mentionner les surréalistes français,  le constructivisme russe ou l’expressionnisme allemand. Quatre ans plus tard au collège de Sète l’académicien Paul Valery évoque déjà devant les élèves la crise de civilisation et d’idée liée a l’émergence d’un monde moderne modifiant la vie humaine en profondeur sans que les lois et la politique n’aient nsuivi. Il appelle de ses voeux une évolution profonde au moment où les revendications territoriale de l’Allemagne qui n’accepte pas le traité de Versaille se font plus pressantes.

Le discours du général de corps d’armée Jean de Lattre de Tassigny à Montpellier en juillet 1942 se tient lui sous l’autorité de Pétain…
En effet, lorsque le général de Tassigny prends la parole à Montpellier en juillet 1942, la partie nord et toute la côte atlantique sont occupées par l’armée Allemande. Le sud, dépend de l’autorité du gouvernement de Vichy avant que les allemands ne descendent du nord en novembre. Dans son discours, il fait l’éloge de Pétain, cultive le sens de l’effort et l’apologie du chef mais  certains points où non dit comme l’absence de toute référence à la collaboration laissent transparaître des messages subliminaux qui contre balancent sa docilité. Au moment du franchissement de la ligne de démarcation en novembre 1942 il refuse les ordres et est arrêté. Après son évasion de Gaulle le nomme générale d’armée.
Les discours ne prennent en considération le rôle éducatif des femmes que durant la guerre…

La première guerre mondiale place les femmes dans une condition nouvelle. A Agde en 1918 le discours  du professeurs Soulas se prononce en faveur d’une généralisation de la mixité dans l’enseignement et interroge l’inégalité de traitement  entre les hommes et les femmes inscrite dans le code civile. Clémenceau et nos braves républicains ne se sont pas battus pour l’accès des femmes à l’éducation. A partir de 1919, les différentes propositions de loi allant dans ce sens ont toujours été bloquées par le sénat.  Les femmes ne disposaient pas du droit de vote et l’église faisait un forcing pour maintenir ses prérogatives en matière d’éducation.

Malgré le centralisme républicain, la culture languedocienne semble bien présente dans les discours ?
On relève dans de nombreuses intervention de professeurs une mise en avant de la civilisation occitane. C’est d’autant plus étonnant que contrairement au personnes célèbres, leur discours devait recevoir l’assentiment du recteur. Jaurès évoque le génie méridionale permettant de mieux apprendre le français tandis que certains professeurs militent pour la réintégration de la langue d’Oc a une époque où les instituteurs ont pour mission ou se donnent pour mission de faire disparaître le «patois».

A la lecture de votre ouvrage on mesure l’importance donner à la valeur de l’enseignement quel est votre regard sur la crise que nous traversons actuellement ?
Je n’adhère pas vraiment à la thèse du niveau qui baisse. C’est un vieux serpent de mer. Aujourd’hui l’enseignement n’a plus pour objet l’éducation mais l’instruction. En tant que président d’université j’ai observé les difficultés rencontrées par les entreprises pour s’investir dans l’enseignement supérieur. Je ne considère pas l’entrée du privée comme une menace même si l’autonomie financière des universités peut changer la donne. Le danger viendrait plutôt de  l’ingérence des collectivités qui veulent ériger des grandes usines à gaz en regroupant les université pour les rendre plus visibles. Ce qui, on le sait ne permet pas le résultat recherché au niveau international. La Région a fait état de menaces précises à l’encontre de plusieurs universités dans le Languedoc-Roussillon. Je me réjouis  qu’elle se soit heurtée à des directions solides. Mais il faut demeurer vigilant car avec la nouvelle loi  du gouvernement socialiste et la paralysie des syndicats, on peut craindre le pire.

Propos recueillis par Jean-Marie Dinh

Ils ont parlé à la jeunesse, ed, Nouvelles Presses du Languedoc, 22 euros

Source : La Marseillaise 02/09/2013

Voir aussi : Rubrique Livre, rubrique Education, rubrique Histoire

Syrie : parions sur la voie du compromis, par Edgar Morin

strategie

Décider c’est parier. Décider l’intervention en Syrie, plus de deux ans après le début d’une protestation pacifique dont la répression a provoqué une horrible guerre civile, est un pari risqué. Une telle intervention dès le début pour soutenir des résistants en majorité démocrates aurait été risquée, mais elle aurait couru des risques moindres qu’aujourd’hui.

L’utilisation du gaz sarin sur une population civile est avérée. Reste à prouver que ces gaz ont été employés par l’armée régulière, et non par un éventuel groupe rebelle « al-qaïdiste » ou autre. Haute probabilité ne signifie pas certitude. Le mensonge américain sur les armes de destruction massive de Saddam Hussein crée un doute qui pèse sur les esprits.

Même s’il était enfin prouvé que M. Al-Assad a employé ce gaz contre son propre peuple, même si le gaz est une arme prohibée depuis la première guerre mondiale et n’a pas été utilisé même au cours de la seconde, cette arme immonde ne massacre pas plus les civils que les bombardements massifs à gros calibres et bien entendu la plus petite bombe atomique. Toutefois, c’est un pas de plus dans l’horreur d’une guerre. Que cette tuerie déclenche une réaction morale tardive qui se traduit en intervention militaire, cela se comprend. Mais nous sommes devant une contradiction énorme : intervenir, c’est parier dangereusement, mais ne pas intervenir c’est parier non moins dangereusement, et nous payons déjà les conséquences de ce pari passif, comme l’a été le pari passif de la non-intervention pendant la guerre d’Espagne en 1937. Les ennemis de l’intervention ont montré ses dangers. Les ennemis de la non-intervention ont montré ses dangers. Ajoutons que dans l’un et l’autre cas, il est impossible de prédire la chaîne des interactions et rétroactions qui vont suivre.

Le pari d’intervention est un pari limité à des frappes de « punition ». Il n’est prévu aucune intervention au sol, et il semble difficile de penser que ces frappes puissent atteindre des objectifs capables de renverser la situation en Syrie. La guerre civile est déjà en fait une guerre internationale : l‘Iran, la Russie, le Hezbollah y participent du côté du régime ; des aides limitées parviennent aux rebelles de la part de pays arabes et occidentaux, des volontaires islamistes de multiples pays participent aux combats. Une intervention accroît les débordements du conflit hors Syrie, notamment au Liban, ce qui risque de transformer une guerre internationale limitée en un embrasement plus large : elle serait une aventure dont les effets sont inconnus.

EFFETS NÉGATIFS PROBABLES

Toute action en situation incertaine risque d’aller à l’encontre de l’intention qui l’a provoquée. C’est ce qui est arrivé au « printemps arabe » de Tunisie et d’Egypte. En Libye, la conséquence de l’élimination de Kadhafi a été le développement d’Al-Qaida au Sahel. On ne peut donc éliminer l’idée que l’intervention éventuelle ait des effets positifs très limités et des effets négatifs très grands. On ne peut éliminer qu’elle ajoute de l’huile sur un brasier et provoque son extension. On ne peut éliminer l’idée que la « punition » dégénère en punissant les punisseurs. Elle est de plus mal partie : pas de légitimité de l’ONU, pas de soutien affirmé des pays arabes, défection anglaise. Un vote négatif du Congrès américain conduirait à l’inaction, car la France ne saurait intervenir seule.

Mais l’inaction est elle-même un pari très dangereux, car la logique aboutit soit à une victoire implacable et épouvantable de M. Al-Assad, soit, en cas de défaite du président syrien, à une nouvelle guerre civile entre rebelles laïques et démocrates, sunnites, alaouites, kurdes, djihadistes, et à une décomposition de la Syrie en fragments ennemis, ce qui est le chemin que prend l’Irak, stimulé par les conflits interreligieux et interethniques de Syrie.

On ne peut donc échapper à la contradiction qu’en essayant la seule voie qui arrêterait la spirale des pires périls de l’intervention et de la non-intervention. C’est le compromis. Un tel compromis doit commencer par être un compromis entre les puissances. Un accord pourrait se faire sur le compromis entre la Russie, l’Iran, les nations arabes, les nations occidentales, peut-être sous l’égide de l’ONU, et proposé, voire imposé aux combattants. Il peut sembler inconcevable à beaucoup que Bachar Al-Assad ne soit pas éliminé. Mais la démocratie n’a été rétablie au Chili qu’avec un compromis qui a laissé le bourreau Pinochet deux ans à la tête de l’Etat et six ans à la tête de l’armée. L’irrésistible processus pacifique a abouti à la condamnation de Pinochet. Si une paix avait été conclue en Algérie en 1956 sur un compromis temporaire, la France n’aurait pas couru le risque d’une dictature militaire qu’a pu éviter le « coup de judo » de De Gaulle, l’Algérie n’aurait pas sombré dans la dictature du Front de libération nationale (FLN), on aurait évité tant de massacres ultimes provoqués par l’Organisation armée secrète (OAS) et le FLN.

Le compromis devrait se faire sous garantie internationale, voire avec la présence de forces de l’ONU. Il arrêterait les massacres et le processus de décomposition de la Syrie. Il arrêterait – avec la radicalisation actuelle – l’irrésistible progression d’Al-Qaida. Il inhiberait les puissances déchaînées de mort et de folie. Entre des impératifs éthico-politiques contradictoires, il constitue le plus prudent pour la Syrie, le Moyen-Orient, la planète. Ce n’est pas la solution, mais c’est le vrai moindre mal et c’est la possibilité d’une évolution pacifique. C’est donc le troisième pari qu’il faut tenter, incertain et risqué, mais moins que les deux autres, et, lui, humain et humanitaire pour un peuple martyr.

 Edgar Morin

Source : Le Monde 04/09/2013

Voir aussi : Rubrique Politique Internationale, rubrique Syrie,

Contre les professionnels de la politique

egoiste-revue-francaise-elitiste-retour-L-15r4RUPar Jacques Julliard

Avec la multiplication des instruments d’information et d’expression propre aux techniques modernes – médias, Internet -, la confiscation de la démocratie est désormais ressentie comme intolérable par la masse des citoyens.

« Rejet ! », c’était notre une il y a deux semaines. Rejet de la droite. Rejet de la gauche. Rejet de la politique. Mais pourquoi donc ? Parce que la masse des citoyens, toutes tendances confondues, ne veut plus de l’exercice du pouvoir en bandes organisées.

Ces bandes s’appellent les partis. Leur fonction est la collecte des suffrages au profit d’eux-mêmes et de leurs caciques. Alors que tout les oppose, ils sont au moins d’accord sur un point : la monopolisation du suffrage universel au profit du réseau qu’ils constituent ensemble. Quitte à accepter de revoir à chaque scrutin la clé de répartition des revenus – pardon, des suffrages ! – entre les bandes.

Ce n’est pas pour rien que la plupart des démocraties naissantes ont banni les partis comme des organes de corruption du suffrage populaire. Mieux, sous la Révolution, faire acte de candidature était considéré comme un délit, que certains voulaient même punir de la peine de mort…

Les propos que je viens de tenir pourraient facilement être taxés par un esprit malveillant de poujadisme, de populisme, voire de lepénisme. La situation qu’ils décrivent n’est pourtant que la conséquence directe de la démocratie représentative. La démocratie est en effet le seul système qui, à la faveur de scrutins réguliers, remet périodiquement en jeu le pouvoir lui-même. Il est donc naturel, il est donc inévitable, il est donc indispensable que se constituent à l’intérieur du corps politique des organismes qui se proposent de recueillir et de regrouper les suffrages à leur profit, pour accéder le plus légitimement du monde au pouvoir. Rien à redire à cela.

Sauf que, dans la pratique, ces organismes se constituent en monopoles pour confisquer à leur profit exclusif les volontés du suffrage universel. Les partis deviennent ainsi à la politique ce que les trusts, les ententes, les cartels sont à la vie économique : des organismes d’accaparement, qui font obstacle au libre-échange. Avec la multiplication des instruments d’information et d’expression propres aux techniques modernes – médias, Internet -, cette confiscation de la démocratie est désormais ressentie comme intolérable par la masse des citoyens.

D’où, partout à travers le monde, ces mouvements d’« indignés », ces révoltes populaires à l’écart des partis politiques qui surgissent hier en Espagne, aujourd’hui en Turquie, en Egypte, au Brésil. Qui aurait en effet imaginé ce soulèvement contre le football au pays de Pelé ?

En France, cette révolte a pris – pour le moment – la forme du vote de protestation en faveur du Front national. Eh oui ! c’est un peu dur à avaler et surtout à comprendre chez les démocrates les plus sincères, mais c’est ainsi : le vote pour le Front national n’a plus pour ressort principal l’immigration ou l’insécurité, mais la défiance à l’égard des formes traditionnelles de la démocratie et de son accaparement par la classe politique.

Les plus lucides commencent à le comprendre : ils savent que leur âge d’or est désormais révolu, et qu’il va falloir progressivement se résoudre à déprofessionnaliser la carrière politique. C’est à quoi correspondent les propositions actuellement en discussion au Parlement : limitation du cumul des mandats et du nombre de mandats successifs, réduction des avantages propres aux élus, qui visent presque tous à échapper à l’impôt. Car ceux-là mêmes dont la fonction principale est de voter l’impôt n’ont rien eu de plus pressé que de se mettre à l’abri des mesures qu’ils appliquent aux autres.

Qu’il s’agisse de leurs rémunérations, de leurs retraites et des divers avantages en nature dont ils bénéficient, le « hors impôt » est chez les parlementaires l’équivalent du « sans dot ! » de Harpagon dans l’Avare de Molière. Là où le citoyen ordinaire a recours à la fraude pour échapper à l’impôt, le député peut se permettre de recourir à une loi en sa propre faveur. Loi privée, autrement dit privilège, c’est-à-dire négation même de l’ordre démocratique.

Voilà des années, et même des décennies, que l’abolition du cumul des mandats, cette anomalie française, se heurte à la résistance acharnée de la classe politique prise dans son ensemble. On déploie depuis lors des trésors d’ingéniosité et même d’intelligence pour défendre l’indéfendable, c’est-à-dire le verrouillage du suffrage universel au profit d’un seul individu dans un « fief » donné. En refusant de « partager », cette classe politique est en train de se suicider.

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La mesure la plus efficace contre l’accaparement serait la limitation du nombre des mandats successifs autorisés à un seul individu. La commission des Lois de l’Assemblée nationale s’est prononcée, sans aucune chance d’être suivie, pour un maximum de trois mandats successifs. La mesure ne serait efficace que si un tel maximum était réduit à deux. Faut-il rappeler que toutes les assemblées qui ont fait œuvre utile et fait progresser la démocratie étaient composées d’hommes nouveaux et « inexpérimentés » ? Ce fut le cas de la Constituante de 1789, de l’Assemblée de 1848, et à nouveau de la Constituante de 1945, à la faveur de circonstances exceptionnelles.

L’avantage d’une telle mesure est qu’elle interdirait de faire de la politique un métier, ou une «carrière», comme c’est le cas aujourd’hui. Les sociologues de la politique du début du XXe siècle appelés « machiavéliens », Robert Michels, Gaetano Mosca, ou Vilfredo Pareto, ont montré, à la suite des thèses fondamentales de Max Weber sur la professionnalisation de la politique à l’ère démocratique, que le jeu finit par opposer deux « élites»  rivales, en laissant de côté le peuple lui-même, réduit au rôle d’arbitre dérisoire et impuissant.

Ce qui se passe aujourd’hui ? Le peuple est en train de réclamer sa place en politique, c’est-à-dire dans le lieu même où se décident ses propres destinées. Il ne faut donc pas voir dans la critique actuelle de la profession politique par la population un déclin de la passion démocratique mais, au contraire, une nouvelle exigence de cette passion. Il serait grave pour l’avenir d’en laisser le monopole au Front national.

Après de Gaulle, qui avait justement vu dans le mouvement de 1968 une aspiration à la « participation » des citoyens à la vie politique, Ségolène Royal, lors de sa campagne de 2007, avait fait le même diagnostic. Ce que nous constatons jour après jour, c’est l’appel d’une « démocratie gouvernée » à une « démocratie gouvernante ». Permettez-moi de reprendre ici une formule qui m’est chère : pour que la politique devienne quelque chose pour tous, il faut qu’elle cesse d’être le tout de quelques-uns.

Source : Marianne 16/0713

Voir aussi : Rubrique Politique, Société civile, rubrique Société, Citoyenneté,