La rue égyptienne, sans la présence d’institutions étatiques solides, ne peut révoquer un élu avant la fin de son mandat sans générer l’instabilité ou risquer la manipulation, affirme l’éditorialiste.
Il y a quelques semaines, j’ai abordé la question du pouvoir et des contre-pouvoirs qui lui sont nécessaires pour garantir l’existence d’un Etat de droit et pour atténuer la tyrannie qu’une majorité politique peut exercer à l’encontre de celles et ceux qui n’ont pas voté pour elle.L’exemple à ce sujet étant la Turquie, où les victoires électorales successives de l’AKP [le parti islamiste au pouvoir] ont vraisemblablement convaincu le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, qu’il est le maître absolu de son pays et de sa société. Pour résumer, il apparaît que le monde arabo-musulman n’est pas suffisamment attentif à la mise en place de contre-pouvoirs dès lors qu’il s’engage dans un processus de transition démocratique.La situation actuelle en Egypte permet de poursuivre la réflexion sur un autre plan, en abordant une autre question fondamentale pour la démocratie. Comment faire pour renvoyer celui qui a été élu sans attendre la prochaine échéance électorale ? Comment le faire sans générer de l’instabilité au sein des institutions ? Mais commençons d’abord par une mise au point.
Un président légitime
Rappelons donc que le président égyptien, Mohamed Morsi, a été démocratiquement élu par les Egyptiens au terme d’un scrutin qui, de l’avis de la majorité des observateurs, a été le plus régulier de l’histoire de l’Egypte indépendante (ce qui ne signifie pas qu’il a été parfait, loin de là). Cela n’est pas chose négligeable. Si l’on respecte la démocratie, si l’on respecte les règles du jeu que cette dernière impose, on est obligé de reconnaître la légitimité de sa présidence.Balayer cela d’un revers de manche au prétexte que l’on est un adversaire des islamistes et que l’on ne supporte pas leur présence au pouvoir, c’est adopter une attitude antidémocratique, et c’est se faire le partisan de scrutins censitaires où ne voteraient que les gens avec lesquels on serait d’accord. Des scrutins qui, par exemple, écarteraient les islamistes et leurs électeurs potentiels. C’est d’ailleurs ce dont rêvent, sans vraiment l’assumer, nombre de « démocrates » et autres « laïcs » dans le monde arabe.
Incapables de peser politiquement et électoralement face aux islamistes, ils préféreraient des élections débarrassées de ces puissants adversaires et cela sous la houlette d’un arbitre suprême, c’est-à-dire l’armée (ou, plus rarement, l’Occident). Relevons au passage cette (fausse ?) naïveté qui fait croire que l’armée égyptienne a chassé Morsi pour remettre le pouvoir à son opposition. En leur temps, les éradicateurs algériens opposés à la victoire de l’ex-Front islamique du salut (FIS) [en 1991] ont cru la même chose, persuadés qu’ils étaient que le pouvoir les récompenserait d’avoir contribué à sa propre survie. On connaît la suite…
Le “recall”, une procédure délicate
Pour autant, il doit être possible d’exiger le départ de celui qui a été élu si l’on considère qu’il a failli et si une majorité l’exige. Trop souvent, le mandat électoral est assimilé à un blanc-seing, une sorte de chèque en blanc qui interdirait la moindre remise en cause. D’ailleurs, le monde politique n’aime pas trop aborder cette question du “recall”, c’est-à-dire la procédure par laquelle les citoyens peuvent obtenir qu’un élu s’en aille avant la fin de son mandat ou, tout du moins, qu’il se présente de nouveau devant les électeurs.
Exception faite de quelques pays comme les Etats-Unis, le Canada ou la Suisse, le “recall” n’est guère ancré dans les mentalités, alors qu’il a existé dès les premiers temps de la démocratie athénienne. En France, ni la droite ni la gauche ne veulent en entendre parler, au nom de la nécessité d’éviter l’instabilité que cela peut générer. Il est vrai qu’un élu a besoin de temps pour agir, mais cela ne saurait lui garantir une impunité totale.
Il reste donc à savoir comment organiser et obtenir un tel rappel des électeurs. En investissant les places publiques et en recueillant plusieurs millions de signatures exigeant le départ de Morsi, l’opposition égyptienne a usé de deux moyens complémentaires mais aux conséquences et à l’efficacité différentes. Comme c’est le cas aux Etats-Unis, la collecte de signatures permet d’éviter le recours à des manifestations publiques et donc, in fine, à l’anarchie qu’elles pourraient provoquer.
Mais cette manière pacifique d’appréhender un “recall” est-elle possible pour des pays qui s’engagent à peine dans une transition démocratique ? En Egypte aujourd’hui, demain ailleurs, la capacité de précipiter les événements reste liée à la mobilisation de la rue, avec ce que cela peut entraîner comme dérapages et manipulations. C’est en cela que la situation égyptienne parle à la planète entière. Au monde arabe d’abord, du moins à celui qui est en mouvement, comme c’est le cas en Tunisie.
Mais aussi au monde développé, où la rupture entre électeurs et élus est manifeste. Car, au XXIe siècle, la démocratie, c’est, entre autres, permettre au peuple d’élire librement ses représentants. Mais c’est aussi lui permettre de leur signifier leur congé quand il le juge nécessaire, et cela sans avoir à attendre les habituels rendez-vous électoraux.
La domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, Paris, PUF, « Le lien social », 2012.
Le système éducatif a connu des transformations très profondes ces trente dernières années, en lien notamment avec les politiques visant à mener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat mais aussi avec les transformations du système productif. Les promesses de démocratisation scolaire ont fait long feu. Non seulement la majorité des enfants appartenant aux classes populaires continue d’être orientée, au sortir du collège, vers l’enseignement professionnel, mais ces réformes n’ont en rien remis en cause la division entre filières générales et professionnelles, renforçant au contraire la domination symbolique des premières sur les secondes.
L’enseignement professionnel constitue ainsi un cas privilégié pour étudier l’évolution de l’emprise des hiérarchies scolaires, ainsi que les modalités selon lesquelles les jeunes d’origine populaire s’approprient leurs destins scolaires et sociaux. Comment s’opèrent leur orientation scolaire et leur socialisation aux rôles subalternes qu’ils seront amenés à jouer dans la division sociale du travail ? Comment s’y prennent-ils pour aménager leur condition présente ? Quels clivages internes aux classes populaires l’étude de l’enseignement professionnel permet-elle de révéler ?
À propos de : Ugo Palheta, La domination scolaire, sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, PUF
Aujourd’hui comme hier, l’enseignement professionnel légitime une domination de classe fondée sur l’échec d’une grande partie des enfants d’origine populaire dans une école conçue et organisée pour ceux des classes moyennes et supérieures. Tout en confirmant cette relégation, Ugo Palheta met aussi au jour les tactiques, défensives et offensives, des classes populaires face à cet ordre imposé.
Recensé : Ugo Palheta, La domination scolaire, sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, Le lien social, PUF, Paris, 2012. 374 p., 27 €.
« La difficulté, lorsqu’on tente d’expliquer pourquoi les enfants de bourgeois obtiennent des boulots de bourgeois, est de savoir pourquoi les autres les laissent faire. La difficulté, lorsque l’on tente d’expliquer pourquoi les enfants de la classe ouvrière obtiennent des boulots d’ouvriers, est de savoir pourquoi ils se laissent faire. » Posées en exergue de l’ouvrage, ces deux phrases du sociologue britannique Paul Willis, plantent le décor théorique et politique des questions que se pose aujourd’hui Ugo Palheta à propos de l’enseignement professionnel en France. Plaçant son étude sous l’égide de la domination, il rappelle à bon droit que ce sont bien des conflits et des concurrences entre groupes sociaux qui se jouent au sein de l’enceinte scolaire, des rapports de force et de sens, qui relèvent de la lutte de classes. Fût-elle symbolique, la domination scolaire reste une forme de violence dont l’exercice ne va pas sans rencontrer des obstacles ou des résistances. Les plus dominés du champ scolaire ne se laissent pas nécessairement imposer l’image d’eux-mêmes que tend à leur assigner le fonctionnement ordinaire de cette grande gare de triage qu’est devenue l’école. L’enjeu final est bien la place qu’on occupera dans la hiérarchie sociale ainsi que le sens que cette place donnera à son existence tout au long de la vie.
Pris en étau entre le champ scolaire et le champ économique, l’enseignement professionnel dispose d’une faible autonomie. L’essentiel de son recrutement est le résultat d’une orientation négative : les élèves qu’il accueille sont là parce qu’on les a jugés incapables de suivre l’enseignement long débouchant sur des baccalauréats, généraux ou technologiques. La sélection scolaire est, aujourd’hui comme hier, une sélection sociale. Ces filières recrutent des élèves majoritairement issus des classes populaires. L’analyse minutieuse de trois cohortes d’élèves respectivement entrés en sixième en 1980, 1989 et 1995 met cruellement en évidence le caractère implacable et constant de cette sélection. Les données sont bonnes et la méthode statistique retenue pour les exploiter est la meilleure possible parce qu’elle neutralise les effets de structure et permet des comparaisons au fil du temps : Le tableau est accablant. Le collège divise et divise durablement. L’étanchéité des ordres d’enseignement tend même à croitre d’un panel à l’autre. La proportion d’élèves orientés dans l’enseignement professionnel court accédant après un Cap ou un Bep aux filières technologiques ou générales au niveau de la seconde ne cesse de diminuer au fil des ans.
Le constat objectif ainsi établi, la question est alors d’identifier les sens qu’attribuent à ces filières, lycée professionnel ou apprentissage, celles et ceux qui les fréquentent. D’analyser le sens que prennent pour les élèves concernés les contraintes sociales et scolaires qu’ils subissent, mais aussi de repérer les tactiques qui leur permettent d’infléchir ces contraintes. Si, vue d’en haut, c’est-à-dire, du point de vue de la logique de fonctionnement du système scolaire, leur présence en ces lieux est bel et bien le produit d’une sélection par l’échec, il s’en faut de beaucoup que tous les élèves adhèrent à cette vision négative d’une relégation. La réalité est plus complexe, elle est aussi contradictoire.
La tradition est longue des sociologues qui depuis les années 60 ont étudié de près ce segment du système scolaire français : Claude Grignon, Lucie Tanguy, Catherine Agulhon, Guy Brucy, Vincent Troger, Henri Eckert, Gilles Moreau aujourd’hui [1] et beaucoup d’autres encore. Leurs travaux, parfaitement connus de l’auteur, sont mobilisés à bon escient pour mesurer des évolutions ou des constantes, apporter des éclairages nouveaux ou complémentaires à l’analyse menée par l’auteur. Cet appel permanent au savoir accumulé par d’autres depuis un demi-siècle confère au livre le statut d’une véritable somme et démontre à qui en douterait encore le caractère cumulatif des connaissances produites dans le cadre de la sociologie des systèmes d’enseignements au sens le plus large du terme. D’autant qu’Ugo Palheta traite dans le même ouvrage des deux branches de l’enseignement professionnel, celle des lycées et celle de l’apprentissage, qui font souvent l’objet d’études séparées. Les envisager ensemble, en soulignant leurs différences et leurs points communs, constitue un apport majeur à l’analyse. Cette dimension historique et comparative présente aussi le grand intérêt de mettre en lumière une transformation majeure des filières de l’enseignement professionnel. Ce dernier a longtemps été structuré par les objectifs qui lui ont été assignés au sortir de la seconde guerre mondiale par les trois acteurs principaux qui ont présidé à sa mise en place, État, organisations ouvrières et patronat : la formation des ouvriers. La désindustrialisation de notre pays, l’effondrement de la classe ouvrière en tant qu’acteur majeur sur la scène politique et syndicale, la montée du tertiaire ont profondément changé l’esprit de cet enseignement tout en le désorganisant. Les débouchés ouvriers qu’assurait l’industrie à cette filière d’enseignement, la socialisation progressive au monde ouvrier et à ses valeurs qu’assurait la présence dans les lycées professionnels d’anciens ouvriers devenus professeurs, ont progressivement disparu du paysage. L’enseignement professionnel s’est ainsi vu arracher l’épine dorsale qui lui donnait son unité et sa cohérence. Il s’est morcelé et segmenté.
Ces mécanismes de différenciation sociale et scolaire des différentes filières professionnelles au début des années 2000 font l’objet d’une analyse fine et percutante. La population issue d’une première sélection à l’issue du collège se révèle, elle aussi, fortement divisée. L’apprentissage d’un côté, les lycées professionnels de l’autre, mais au sein de ces derniers des spécialités qui diffèrent fortement par leur recrutement et les possibilités d’insertion sur le marché du travail. Le niveau général des qualifications s’est élevé mais la structure des écarts entre spécialités s’est maintenue et parfois même creusée. Métiers du bâtiment et de l’alimentation recrutent en apprentissage les garçons qui sont le moins souvent à l’heure à l’entrée en sixième. Ceux de l’électricité et de l’électronique, de la mécanique de l’administration et de la distribution recrutent en revanche, en lycée professionnel, les garçons qui accusent le moins de retard à l’entrée en sixième. Un clivage du même ordre s’observe chez les filles. Les plus en retard d’entre elles entrent en apprentissage dans les services aux collectivités et dans l’hôtellerie-restaurants, les moins en retard dans des lycées professionnels formant aux métiers du secrétariat, de la comptabilité, de soins à la personne et du sanitaire et social. Le niveau scolaire n’ayant cessé de s’élever au cours des trente dernières années, les titulaires d’un Cap ou d’un Bep sont aujourd’hui concurrencés pour les emplois industriels qualifiés par les titulaires de bacs pros et, à un moindre degré, par les BTS.
On comprend alors pourquoi et comment les sens attribués par les élèves concernés aux formations qu’ils suivent sont aussi divers et contradictoires. Il convient, pour les identifier, de se frayer un chemin étroit entre les deux écueils qui menacent une telle démarche : l’hypothèse d’un consentement des élèves à la conscience de leur relégation qui se traduirait par un sentiment d’échec permanent ; mais aussi, écueil inverse, la mise en œuvre par les élèves de stratégies conscientes de résistance aux valeurs et aux règles de fonctionnement du système scolaire, par exemple la manifestation d’une culture anti-école structurée. Loin de succomber aux tentations de ces deux sirènes, Ugo Palheta maintient un cap exigeant en s’appuyant sur plusieurs enquêtes qu’il a menées lui-même auprès de plusieurs catégories d’élèves. C’est la partie la plus originale de l’ouvrage et l’analyse est menée de main de maître.
Se défiant d’une analyse menée, au nom de la relégation, en termes de manques, d’absences et de déficits, l’auteur prend aussi grand soin de ne pas céder à l’illusion d’une homogénéité des classes populaires. Enquêtant par entretiens parmi des élèves suivant une formation de niveau Bep aux « métiers de la production mécanique informatisée » (MPMI), puis chez des apprentis du bâtiment, et enfin auprès d’élèves suivant des formations administratives, Ugo Palheta élabore progressivement l’hypothèse d’une homologie entre l’espace des filières professionnelles et l’espace des habitus populaires. Une fraction non négligeable des jeunes issus des classes populaires se démarquent nettement d’une idéologie du salut social par le mérite scolaire, sans pour autant la contester en tant que telle. De sorte qu’il est préférable de substituer au concept de stratégie celui, plus modeste, de tactique, comme nous y invite Michel de Certeau [2]. Ce concept est plus adapté aux faibles marges de manœuvre laissées par le caractère implacable de l’orientation aux enfants d’origine populaire se retrouvant dans l’une des filières de l’enseignement professionnel. Ils sont ainsi condamnés à jouer sur le terrain de l’adversaire et selon les règles fixées par l’adversaire. Mais ils jouent. Ils peuvent profiter des occasions pour tirer des avantages de leur situation. Leurs marges de liberté ne sont pas nulles. Cette analyse est très convaincante. Elle renouvelle par beaucoup d’aspects la sociologie des classes populaires en ouvrant une voie escarpée mais originale entre le misérabilisme dominant (les classes populaires se définiraient uniquement par des manques et des carences) et l’idéologie d’une contre-culture structurée qui se manifesterait par des résistances organisées à l’inculcation scolaire entendue comme l’imposition de la culture bourgeoise
La dernière partie du livre est consacrée à la façon dont s’articulent les rapports de classe, de genre et de race dans l’enseignement professionnel. Les rapports de domination entre garçons et filles, Blancs et non-Blancs (terminologie discutable mais dûment justifiée dans une note) s’y reproduisent ici comme ailleurs au profit des garçons et des enfants autochtones, mais sous des formes singulières du fait qu’il s’agit déjà d’une filière d’enseignement dominée. Largement dominés dans l’ensemble de la société, les filles d’un côté, et les enfants d’immigrés de l’autre partagent, dans l’enseignement professionnel, un trait qui les distingue fortement des garçons et des « Blancs ». Ils, elle s’orientent — ou sont orienté-e-s — très majoritairement vers des filières tertiaires qui conduisent à des emplois situés dans l’administration ou les services. Cette orientation est souvent vécue comme un moyen d’échapper au statut d’ouvrier et aux pénibilités physiques associées à la condition ouvrière, (les taux de chômage y sont d’ailleurs plus faibles), mais aussi de pouvoir rejoindre, à plus ou moins brève échéance, la filière longue de l’enseignement général. C’est-à-dire de redevenir des élèves « normaux ».
Il s’en faut pourtant de beaucoup que les filles et les enfants d’immigrés aient destins liés, à taux de chômage ou de sous-emploi égal. Soucieux de mettre à distance le stigmate attaché au travail manuel que leurs pères ont vécu sous la forme la plus éprouvante physiquement, les élèves originaires du Maghreb et de l’Afrique sub-saharienne s’engagent vers des filières aux débouchés professionnels plus incertains que leurs camarades autochtones qui visent à exercer des métiers de l’industrie ou de l’artisanat. Lorsqu’ils ne trouvent pas de travail, ils vivent d’autant plus douloureusement la contradiction entre la triste réalité et l’espoir d’une ascension sociale inhérente au fait de suivre des matières plus générales et intellectuelles. Pour les filles, la déception est toujours moindre du fait que, chez les garçons comme chez les filles fréquentant l’enseignement professionnel, le stéréotypes de genre sont profondément intériorisés. Il est normal et naturel que les garçons réussissent mieux que les filles !!!!
Au total, un livre très riche, longuement médité, qui repose sur une base de données considérable. Il ajoute une pierre nouvelle à un édifice qui a commencé à s’édifier dans les années 70. Mais, ce faisant, c’est tout l’édifice qu’il reconstruit dès lors qu’il se place du point de vue du ou des sens que les élèves donnent à leur parcours. Une exigence théorique forte l’anime de bout en bout qui permet de déborder les frontières d’une stricte sociologie de l’enseignement professionnel. Ce dernier a toujours constitué un objet de réflexion particulièrement fécond pour les sociologues parce que situé à mi-chemin entre le monde scolaire et celui de l’entreprise, il informe sur les deux mondes et surtout, sur les conflits de classe qui s’y jouent. La prise en compte de la dimension historique est ici particulièrement éclairante. Les deux mondes ont connu des bouleversements considérables, mais leurs relations se sont peu modifiées. Les rapports de classe ont la peau dure.
Un oubli regrettable
par Vincent Troger
Ce compte-rendu élogieux souligne à juste titre la qualité du travail de Palheta, tant du point de vue méthodologique que du point de vue de l’appareil théorique. L’analyse très fine des hiérarchies internes de l’enseignement professionnel, et donc des mécanismes de distinction qui clivent ses publics en fonction des spécialités plus ou moins scolairement et socialement rentables qu’ils réussissent à investir est notamment tout à fait pertinente.
Il est cependant regrettable que Palheta ne se réfère jamais, ni au fil de son texte, ni dans sa bibliographie, au travail antérieur d’Aziz Jellab, publié en 2008 aux presses universitaires du Mirail et intitulé Sociologie de l’enseignement professionnel. Même si le livre de Jellab ne s’inscrit pas aussi rigoureusement que celui de Palheta dans l’héritage de la sociologie de la reproduction, il n’en est pas moins tout à fait sérieux. Il s’appuie sur un mise en perspective historique tout aussi complète que celle de Palheta, et surtout il met déjà bien en évidence les clivages internes propres au public des LP, notamment en termes de stéréotypes de genre, ce qui constitue un des passages forts du livre de Palheta.
On peut sans doute objecter à Jellab un corpus statistique et un appareil théorique moins puissant que celui de Palheta, mais cela ne justifie en rien une occultation aussi totale d’un travail tout à fait respectable, qui offre des pistes d’interprétation sans doute en partie différentes, mais également pertinentes. Compte tenu de l’exhaustivité de la bibliographie mobilisée par Ugo Palheta, il est difficile d’imaginer qu’il ait pu ignorer le travail d’Aziz Jellab.
Vincent Troger est maître de conférences, IUFM de l’université de Nantes.
Actuellement sur les écrans, le film de Margarethe von Trotta Hannah Arendt ne retrace pas la vie de la philosophe allemande. Pour se borner à l’essentiel et le rendre accessible, il ne s’attarde pas non plus sur l’élucidation des concepts de pouvoir et la théorie politique d’envergure qu’elle a posé face à l’émergence du totalitarisme. L’action se situe au début des anneés 60, au moment où Arendt se rend à Jérusalem assister au procès hyper médiatisé d’Eichmann pour le compte du New Yorker. Les extraits des enregistrements au tribunal exercent toujours un pouvoir de fascina- tion, d’autant plus que soixante ans plus tard les mécanismes qu’elle décrivait comme le refus de penser par soi-même sont, dans un autre contexte, plus que jamais d’actualité.
Face à l’idéologie sioniste et au choc émotionnel suscité par ce procés, la philosophe met le doigt sur le déni d’intelligence qui s’impose de manière plus ou moins calculé à tous. Pour développer sa pensée, Arendt s’en tient à la raison. Un des mérites du film est de montrer la grande humanité qui l’habitait par ailleurs.
Le scandale provoqué par ses articles où elle affirme le concept de « banalité du mal »* allant jusqu’à souligner que nombre des dirigeants de la communautés juives ont, pour de complexes raisons, participé au processus d’extermination, est largement abordé. Il est bien sûr question de la violente controverse que ses propos ont provoqué au sein de cette communauté juive qui l’a accusée d’antisémitisme.
On peut voir dans le rapport à l’histoire qui nous est proposé dans le film un moyen d’apaiser les mémoires blessées et une bonne manière de vaincre l’oubli en se prémunissant des excès mémoriels. Mais le fond de sa pensée était de décrire un système monstrueux et de ne pas considérer l’homme comme un monstre. Pour la philosophe, comme pour son maître à penser Heidegger, dont elle condamne les erreurs politiques, l’homme est un homme. Hannah Arendt recherche les fondements et dévoile des impensés en se confrontant aux problèmes existant.
Jean-Marie Dinh
* Eichmann à Jérusalem, Folio histoire, éditions Gallimard.
Source : La Marseillaise L’Hérault du Jour, 28/04/13
La pensée Classique est à l’origine de la science économique moderne
Introduction:
La pensée économique existe probablement depuis l’Antiquité. Le terme économie a pour origine le grec «oicos» «nomos» signifiant littéralement «les règles d’administration de la maison». Mais jusqu’au XVIIIème siècle celle ci ne disposait d’aucune autonomie. Son étude était liée aux autres types de savoirs, tantôt dépendante de la vision philosophique, tantôt de la vision politique ou encore de la vision religieuse. Mais jamais avant le XVIIIème siècle elle n’avait été étudiée en tant que sphère autonome.
La tradition économique tend à faire commencer l’analyse de l’économie comme discipline à part entière avec la parution en 1776 de l’ouvrage qui deviendra par la suite le plus célèbre de l’histoire économique, nous voulons bien sur parler des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations de l’économiste écossais, Adam SMITH. Ce courant de pensée, qui sera qualifié par la suite, par Marx puis par Keynes de « Classique », dominera largement le XVIIIème siècle et la première moitié du XIXème, jusqu’à l’apparition dans les années 1870 du courant néoclassique.
Cependant, si l’œuvre de Smith constitue un évènement marquant, il ne faut pas croire pour autant à l’absence totale d’analyse économique avant le XVIIIème siècle. Bien au contraire, les physiocrates et notamment leur chef de file, le médecin François Quesnay, posent les jalons de ce que sera l’économie Classique notamment en ce qui concerne la croyance au libéralisme et a l’existence d’un ordre spontané du monde, d’où une hostilité à l’égard de toute intervention étatique dans la sphère économique.
Nous venons ici d’évoqué assez rapidement plusieurs courants de pensée, il s’agira donc dès lors de nous demander en quoi est-ce que, au sein de l’histoire de la pansée économique, la pensée Classique est à l’origine de la science économique moderne?
Nous ferons donc dans une première partie l’analyse de la pensée classique et verrons en quoi elle constitue un tournant dans l’histoire économique, puis dans une deuxième partie nous verrons la postérité de cette pensée, dans l’étude d’autres analyses économiques qui, que ce soit pour revendiquer une filiation ou pour la critiquée, ce sont construits par rapport à la pensée classique, ce qui prouve bien qu’elle est effet fondatrice de la science économique moderne.
I – Les classiques : La naissance d’une pensée économique indépendante.
A – Une recherche sur la nature de la richesse des nations.
1 – Approche dichotomique et la neutralité de la monnaie.
2 – Le problème de la valeur. W incorporé, W cumulé.
B – Une recherche sur la cause de la richesse des nations.
1 – Les vertus du Libre- échange.
2 – Le penchant naturel des hommes à l’échange.
3 – Une contrainte sur l’offre mais pas sur les débouchés.
L’état stationnaire et le pessimisme classique.
C – La répartition de la richesse comme ressort de la dynamique capitaliste.
1 – Une société de classes aux intérêts contradictoires
2 – La dynamique de l’accumulation freinée par la baisse des profits.
La dynamique grandiose des classiques
La science lugubre de Thomas Malthus.
État stationnaire
3 – Une contrainte sur l’offre mais pas sur les débouchés.
II – Héritage, hétérodoxie et remise en question de la pensée classique.
A – La révolution marginaliste: héritage et approfondissement de la pensée Classique
1 – Le raisonnement à la marge: La résolution du paradoxe de l’eau et du diamant.
rejet de la valeur travail.
2 – Loi de Say, neutralité de la monnaie: approfondissement de la pensée classique, par l’utilisation systématique de modèles mathématisés.
B – L’hétérodoxie marxiste, le dernier des classiques?
1 – l’analyse en termes de classes
Baisse tendancielle du taux de profit.
2 – La théorie de la valeur chez Marx.
Critique du fonctionnement du système capitaliste.
Contre la théorie de la neutralité de la monnaie.
C – La remise en question Keynésienne
1 – Remise en question de la loi de Say.
2 – Remise en question de la neutralité de la monnaie
3 – Intervention nécessaire de l’état dans l’économie.
II Héritage, hétérodoxie et remise en question de la pensée classique
A. Les néoclassiques : révolution marginaliste, héritage et approfondissement
Les néoclassiques dans les années 1870, trois auteurs qui ne se connaissent pas et ne se sont pas concertés écrive chacun des ouvrages qui fondent le néoclassicisme : l’autrichien Carl Menger, l’anglais William Stanley Jevons et le suisse Léon Walras.
Ils sont dans une démarche micro-économique dans la mesure où ils s’intéressent aux comportements individuels.
Le raisonnement à la marge dans un univers de rareté
Abandon de la théorie de la valeur travail et adoption de la théorie de la valeur utilité.
L’utilité mesure la satisfaction globale qu’un individu retire de la consommation d’un bien. Le niveau d’utilité dépend donc de la quantité consommée et de la rareté d’un bien.
Raisonnement à la marge : la valeur économique résulte de l’utilité marginale.
Utilité marginale : accroissement de l’utilité procuré par la consommation d’une unité supplémentaire d’un bien. Elle est décroissante.
Exemple : J’achète un short. Je suis très contente j’ai enfin le short que je voulais. Si j’en achète un deuxième ma satisfaction (l’utilité marginale) sera moindre que celle que m’a procuré l’achat du premier c’est cool mais j’en avais déjà un.
Cela explique le paradoxe de l’eau et du diamant : l’eau étant en quantité illimitée, sa valeur marginale est très faible (j’obtiendrais peu de satisfaction à consommer une 15ème bouteille d’eau) tandis que le diamant est rare, lui aussi m’apporte une satisfaction (celle de posséder un diamant) je serais prête à offrir beaucoup pour en avoir un deuxième donc l’utilité marginale est élevée et la valeur aussi.
La loi de Say / loi des débouchés et la neutralité de la monnaie : adhésion et mathématisation des théories classiques.
Les néo-classiques y adhèrent et approfondissent ces théories. Classiques sont essentiellement théoriques tandis que les néoclassiques instaurent l’utilisation systématique des modèles mathématisés (courbes, fonctions…) qui donnent au modèle une dimension empirique.
Le modèle de Solow et les autres modèles de croissance (croissance endogène) sont les plus caractéristiques des modèles mathématisés : modèle de la croissance avec une fonction de production à deux facteurs (capital et travail) plus progrès technologique mais sans savoir d’où provient ce progrès.
B.L’hétérodoxie marxiste : « le dernier des classiques » (Marx :1818-1883)
C’est Marx qui donne le nom de « classiques ».
Marx reprend les classiques
Raisonne comme eux en terme de classes même si ce ne sont pas les mêmes classes. Ouvriers / Capitalistes / Entrepreneurs (théorie de répartition classique) différent de Prolétaires / Bourgeois (bourgeois exploitant les prolétaires et accaparant le surplus).
Rejoint les classiques sur la théorie de la valeur travail. Distinction de la valeur d’usage (subjective) et de la valeur d’échange qui ne peut être déterminée que par la valeur travail.
Rejoint les classiques sur la baisse tendancielle du taux de profit.
Divergences et critiques du classicisme
Capitalisme : parce qu’il s’appuie sur la propriété privée des moyens de production, et recherche le l’accumulation du capital par le biais du profit repose sur la théorie économique classique.
Il est selon Marx voué à l’échec car contient des contradictions en son sein qui le mèneront à une autodestruction.
But du capitalisme : augmenter le profit sans cesse. Donc course à la productivité et concurrence sur le marché. Le développement continu des techniques, permet de produire de plus en plus mais :
La technique offre la possibilité d’une distribution quasi gratuite de plus en plus de services (surtout dans les domaines de la connaissance et de l’information) : contradictoire avec la propriété privée des moyens de leur production… Droit de propriété = enjeu majeur du capitalisme avec la création d’une rareté artificielle nécessaire au bon fonctionnement du marché et à la réalisation des profits. Si les produits ne sont pas rares, ils n’ont plus de valeur.
Le progrès technique augmente la productivité. Les prix diminuent alors et font disparaître les entreprises les moins rentables, augmentant la classe prolétarienne. Cette classe a de plus en plus de mal à acheter les marchandises produites par le système.
Donc machinisation du capital.Or le profit repose sur la différence entre la valeur produite par le travail et le salaire est la extorquée par le capitaliste.Les machines ne produisent pas de sur-valeur…Baisse tendancielle du taux de profit. Donc la logique capitaliste conduit à son autodestruction.
Marx s’oppose aux classiques sur la question de la neutralité de la monnaie. Cette critique est plutôt développée par Keynes.
C. La remise en question keynésienne (Keynes :1883-1946)
Contexte de la crise de 1929. Pourquoi il y a une crise si la théorie des néoclassiques et des classiques est infaillible ?
Remise en cause de la loi de Say
L’économie n’est pas un circuit fermé autorégulateur où l’offre crée sa propre demande.
Théorie classique : l’argent de l’épargne réinjectée dans le la dynamique économique et devient source d’investissement qui devient source de distribution de salaires qui devient source de conso.
Trop d’épargne n’est pas forcément réinvestie. Dans ce cas baisse de la demande. Les entreprises anticipent une diminution continue de la demande et baissent leur investissement. Elles embauchent moins donc chômage. Donc baisse de la consommation : prophétie auto réalisatrice.
Crise !!!
De plus en tant de crise les gens ont une préférence pour l’épargne liquide. C’est une fuite dans le circuit.
Neutralité de la monnaie
Dans un monde économique dominé par l’incertitude il est rationnel de désirer l’argent en lui-même. La monnaie prend donc une valeur (valeur-refuge).
Pour empêcher une précipitation vers la liquidité monétaire le taux d’intérêt intervient. Selon qu’il est plus ou moins élevé les gens préfèrent tésoriser (épargner en monnaie liquide) ou épargner à la banque.
Si il y a trop de tésorisation il n’y a pas assez de demande donc l’entreprise n’entreprend pas donc équilibre de sous-emploi.
L’intervention de l’État
Le marché est faillible, il ne peut pas s’auto-réguler et échapper aux crises. Il mène parfois à un équilibre de sous emploi. C’est l’État qui doit jouer le rôle de régulateur.
Il doit soutenir la demande :
Par la politique monétaire
Par la politique budgétaire : dépenses publiques qui génèrent des revenus et donc augmentent indirectement la demande. Par ex : politique des grands travaux.
Conclusion.
Au terme de cette analyse la réponse à la question posée est évidente: oui les classiques sont bien les fondateurs de la science économique moderne. Ils en jettent les bases, en définissent les pourtours. Leur apport, notamment en matière d’émancipation de la science économique est considérable. Et si le coté scientifique est surtout développé dans l’analyse néoclassiques, il n’en demeure pas moins que la démarche et la pensée Classique avait la rigueur de la démonstration scientifique.
Enfin, si leurs conclusions ont souvent été réfutées, il convient tout de même de remarquer que tous les grands auteurs, ou courant de pensée qui viendront après les classiques, se définiront ou se positionneront toujours par rapport à eux: soit pour s’inscrire dans une filiation, soit pour les critiquer, soit pour complètement les remettre en question.
Bibliographie:
La pensée économique 1 / Des mercantilistes aux néoclassiques.
Daniel Martina
Auteurs et grands courant de la pensée économique.
Guillaume Vallet
La pensée économique classique 1776-1870.
Joël-Thomas Ravix.
Les grandes théories économiques.
Bernard et Dominique Saby.
L’économie aux concours des grandes écoles.
Sous la direction de C.-D Echaudemaison
Analyse économique et historique des sociétés contemporaines.
Après la Droite populaire, c’est au tour aujourd’hui de la Gauche populaire d’utiliser des concepts socio-anthropologiques qui pourraient s’avérer glissants. La Gauche populaire est un jeune collectif d’intellectuels, initié par le politologue Laurent Bouvet, qui explique la montée du vote pour le Front national dans la récente élection présidentielle non seulement par «l’économique et le social» mais encore, et c’est là sa trouvaille, par des «variables culturelles» telles que «la peur de l’immigration, des transformations du « mode de vie », de l’effacement des frontières nationales». Cette idée, défendue dans un texte issu du blog du collectif, tenu par Laurent Macaire (1), débouche sur une conclusion quelque peu alambiquée, faisant foi d’hypothèse politique, mais clairement centrée sur l’idée que «l’insécurité culturelle» doit être prise en compte par la gauche : « L’insécurité culturelle n’est pas un thème identitaire destiné à masquer la question sociale comme le ferait la Droite populaire, mais relève d’une question économique qui a une implication culturelle.»
Cette démarche témoigne de la banalisation et de la sous-estimation d’un certain type d’idées culturalistes qui traversent désormais une grande part du spectre politique. Elle se fonde en outre sur une utilisation assez malvenue de la notion de culture. En effet, grâce à une opération sémantique qui tient de la magie, la peur de l’immigration est présentée comme une «variable culturelle». Un sentiment de peur, dont on sait à quel point il est labile, à quel point il peut être instrumentalisé, devient une réalité : la peur de l’immigration se trouve incrustée dans la culture.
Que penser de cette hypothèse d’«insécurité culturelle» ? Notons d’abord que la question de l’idéologie est passée à la trappe : si des personnes manifestent un sentiment de peur de l’immigration, ce n’est pas pour autant que cette peur est justifiée, et la somme des opinions contradictoires, comme l’ampleur des débats sur le sujet, nous montrent qu’on est bien loin d’être dans la réalité avérée d’une immigration en soi menaçante. Par ailleurs, nous pourrons rappeler que le concept scientifique de culture, tel qu’il est consensuellement admis en anthropologie sociale, a été élaboré par l’Anglais E. B. Tylor à la fin du XIXe siècle et reformulée par Claude Lévi-Strauss au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, malgré le flou relatif à la définition, les anthropologues et les sociologues conviennent par commodité, à la suite de Tylor, qu’une culture est constituée d’un ensemble de savoirs, de croyances, d’arts, de morale, de lois et, à la suite de Lévi-Strauss, qu’elle s’organise en système cohérent, à l’image des langues. Or, la notion a été fabriquée pour analyser des cultures exotiques et traditionnelles, qui vivaient dans un temps relativement cyclique, en tout cas en marge des grands bouleversements historiques qui accélérèrent le rapport des peuples à l’histoire. Cette notion est du coup assez difficilement applicable à la France, pays d’immigration de longue date, où se mélangent des cultures diverses. Mais admettons, en forçant le trait, qu’il existe une culture française dominante, en perpétuelle évolution, centrée sur la langue et l’histoire (qui comprend d’ailleurs l’histoire de l’immigration). La peur de l’immigration, sentiment récent qui remonte à la IIIe République, revient certes dans les périodes de crise, étant instrumentalisée par des idéologues afin de capter un électorat souvent en perte de repères sociaux. Toutefois, on ne voit pas en quoi elle constituerait une variable culturelle, si on s’en tient à la définition ci-dessus. Le sentiment de peur est une croyance anormale, qui ne structure pas la société française. La peur, véritable pathologie sociale, ne fait pas partie de la culture, elle ne participe pas au maintien à l’équilibre du système culturel.
Par ailleurs, il existe un autre dérapage idéologique visant à présenter la xénophobie comme un sentiment acceptable voire normal, selon une lecture faussée d’un texte célèbre de Lévi-Strauss. Nous nous référerons à un autre article du blog de la Gauche populaire dans lequel est commis un abus d’interprétation : il est écrit que Lévi-Strauss aurait «montré» que «l’esprit de fermeture et l’hostilité envers l’étranger sont des propriétés inhérentes à l’espèce humaine, [débouchant] donc sur une forme de xénophobie, qui protégerait les sociétés de l’uniformisation, et assurerait donc leur pérennité». Le texte auquel il est fait allusion est Race et Culture (1971). Claude Lévi-Strauss y présente comme acceptable l’ethnocentrisme, c’est-à-dire le rejet de l’autre et la fidélité à ses propres valeurs culturelles qui, selon lui, permet d’éviter l’uniformisation culturelle généralisée. Le texte a suscité des réactions critiques, pourtant il est de même teneur que Race et Histoire (1952), célèbre manifeste contre le racisme. Car, pour Lévi-Strauss, il est nécessaire de respecter les particularités de chaque culture, sans les enfermer dans une identité cloisonnée ou une identité nationale figée, qui mène droit à la xénophobie et au racisme. Il écrivait ailleurs qu’il n’y a pas de monoculture et que «toutes les cultures résultent de brassages, d’emprunts, de mélanges». Finalement, si Lévi-Strauss réhabilite l’ethnocentrisme, il ne considère pas pour autant, loin s’en faut, que tous les peuples de la Terre sont par nature xénophobes ! Quant à la xénophobie, elle peut varier, quand elle existe, en nature et en concentration selon les époques, et se développe surtout dans les moments de crise. Bref, ce n’est pas une catégorie universelle comme on voudrait nous le faire croire.
Avec cette hypothèse, la Gauche populaire use ici d’une lecture déformée de Lévi-Strauss et elle s’avance dans le terrain quelque peu miné du différentialisme culturel : faut-il considérer que la culture d’un peuple doit être préservée, et que la xénophobie comme la peur de l’immigration sont des traits normaux d’une culture qui permettent qu’elle conserve ses spécificités et ne s’abîme dans l’uniformisation au contact des autres cultures ? En s’engouffrant dans l’hypothèse, encore en développement, de l’«insécurité culturelle», la gauche populaire pourrait légitimer l’usage du différentialisme culturel à gauche.