Contre les professionnels de la politique

egoiste-revue-francaise-elitiste-retour-L-15r4RUPar Jacques Julliard

Avec la multiplication des instruments d’information et d’expression propre aux techniques modernes – médias, Internet -, la confiscation de la démocratie est désormais ressentie comme intolérable par la masse des citoyens.

« Rejet ! », c’était notre une il y a deux semaines. Rejet de la droite. Rejet de la gauche. Rejet de la politique. Mais pourquoi donc ? Parce que la masse des citoyens, toutes tendances confondues, ne veut plus de l’exercice du pouvoir en bandes organisées.

Ces bandes s’appellent les partis. Leur fonction est la collecte des suffrages au profit d’eux-mêmes et de leurs caciques. Alors que tout les oppose, ils sont au moins d’accord sur un point : la monopolisation du suffrage universel au profit du réseau qu’ils constituent ensemble. Quitte à accepter de revoir à chaque scrutin la clé de répartition des revenus – pardon, des suffrages ! – entre les bandes.

Ce n’est pas pour rien que la plupart des démocraties naissantes ont banni les partis comme des organes de corruption du suffrage populaire. Mieux, sous la Révolution, faire acte de candidature était considéré comme un délit, que certains voulaient même punir de la peine de mort…

Les propos que je viens de tenir pourraient facilement être taxés par un esprit malveillant de poujadisme, de populisme, voire de lepénisme. La situation qu’ils décrivent n’est pourtant que la conséquence directe de la démocratie représentative. La démocratie est en effet le seul système qui, à la faveur de scrutins réguliers, remet périodiquement en jeu le pouvoir lui-même. Il est donc naturel, il est donc inévitable, il est donc indispensable que se constituent à l’intérieur du corps politique des organismes qui se proposent de recueillir et de regrouper les suffrages à leur profit, pour accéder le plus légitimement du monde au pouvoir. Rien à redire à cela.

Sauf que, dans la pratique, ces organismes se constituent en monopoles pour confisquer à leur profit exclusif les volontés du suffrage universel. Les partis deviennent ainsi à la politique ce que les trusts, les ententes, les cartels sont à la vie économique : des organismes d’accaparement, qui font obstacle au libre-échange. Avec la multiplication des instruments d’information et d’expression propres aux techniques modernes – médias, Internet -, cette confiscation de la démocratie est désormais ressentie comme intolérable par la masse des citoyens.

D’où, partout à travers le monde, ces mouvements d’« indignés », ces révoltes populaires à l’écart des partis politiques qui surgissent hier en Espagne, aujourd’hui en Turquie, en Egypte, au Brésil. Qui aurait en effet imaginé ce soulèvement contre le football au pays de Pelé ?

En France, cette révolte a pris – pour le moment – la forme du vote de protestation en faveur du Front national. Eh oui ! c’est un peu dur à avaler et surtout à comprendre chez les démocrates les plus sincères, mais c’est ainsi : le vote pour le Front national n’a plus pour ressort principal l’immigration ou l’insécurité, mais la défiance à l’égard des formes traditionnelles de la démocratie et de son accaparement par la classe politique.

Les plus lucides commencent à le comprendre : ils savent que leur âge d’or est désormais révolu, et qu’il va falloir progressivement se résoudre à déprofessionnaliser la carrière politique. C’est à quoi correspondent les propositions actuellement en discussion au Parlement : limitation du cumul des mandats et du nombre de mandats successifs, réduction des avantages propres aux élus, qui visent presque tous à échapper à l’impôt. Car ceux-là mêmes dont la fonction principale est de voter l’impôt n’ont rien eu de plus pressé que de se mettre à l’abri des mesures qu’ils appliquent aux autres.

Qu’il s’agisse de leurs rémunérations, de leurs retraites et des divers avantages en nature dont ils bénéficient, le « hors impôt » est chez les parlementaires l’équivalent du « sans dot ! » de Harpagon dans l’Avare de Molière. Là où le citoyen ordinaire a recours à la fraude pour échapper à l’impôt, le député peut se permettre de recourir à une loi en sa propre faveur. Loi privée, autrement dit privilège, c’est-à-dire négation même de l’ordre démocratique.

Voilà des années, et même des décennies, que l’abolition du cumul des mandats, cette anomalie française, se heurte à la résistance acharnée de la classe politique prise dans son ensemble. On déploie depuis lors des trésors d’ingéniosité et même d’intelligence pour défendre l’indéfendable, c’est-à-dire le verrouillage du suffrage universel au profit d’un seul individu dans un « fief » donné. En refusant de « partager », cette classe politique est en train de se suicider.

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La mesure la plus efficace contre l’accaparement serait la limitation du nombre des mandats successifs autorisés à un seul individu. La commission des Lois de l’Assemblée nationale s’est prononcée, sans aucune chance d’être suivie, pour un maximum de trois mandats successifs. La mesure ne serait efficace que si un tel maximum était réduit à deux. Faut-il rappeler que toutes les assemblées qui ont fait œuvre utile et fait progresser la démocratie étaient composées d’hommes nouveaux et « inexpérimentés » ? Ce fut le cas de la Constituante de 1789, de l’Assemblée de 1848, et à nouveau de la Constituante de 1945, à la faveur de circonstances exceptionnelles.

L’avantage d’une telle mesure est qu’elle interdirait de faire de la politique un métier, ou une «carrière», comme c’est le cas aujourd’hui. Les sociologues de la politique du début du XXe siècle appelés « machiavéliens », Robert Michels, Gaetano Mosca, ou Vilfredo Pareto, ont montré, à la suite des thèses fondamentales de Max Weber sur la professionnalisation de la politique à l’ère démocratique, que le jeu finit par opposer deux « élites»  rivales, en laissant de côté le peuple lui-même, réduit au rôle d’arbitre dérisoire et impuissant.

Ce qui se passe aujourd’hui ? Le peuple est en train de réclamer sa place en politique, c’est-à-dire dans le lieu même où se décident ses propres destinées. Il ne faut donc pas voir dans la critique actuelle de la profession politique par la population un déclin de la passion démocratique mais, au contraire, une nouvelle exigence de cette passion. Il serait grave pour l’avenir d’en laisser le monopole au Front national.

Après de Gaulle, qui avait justement vu dans le mouvement de 1968 une aspiration à la « participation » des citoyens à la vie politique, Ségolène Royal, lors de sa campagne de 2007, avait fait le même diagnostic. Ce que nous constatons jour après jour, c’est l’appel d’une « démocratie gouvernée » à une « démocratie gouvernante ». Permettez-moi de reprendre ici une formule qui m’est chère : pour que la politique devienne quelque chose pour tous, il faut qu’elle cesse d’être le tout de quelques-uns.

Source : Marianne 16/0713

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