Syrie : Obama traite avec Moscou et s’accommode d’Assad

Vladimir-Poutine-Barack-Obama-750x400Lors d’un entretien lundi, Vladimir Poutine et Barack Obama se sont entendus sur des « principes fondamentaux » pour la Syrie, a déclaré mardi le secrétaire d’Etat John Kerry.

Le renforcement de la présence militaire russe a sans doute amené le président américain Barack Obama à tirer deux conclusions désagréables sur la Syrie: il lui faut traiter avec Moscou et s’accommoder, du moins provisoirement, du maintien au pouvoir de Bachar al Assad. Isolé sur le plan international depuis le début de la crise ukrainienne au printemps 2014, Vladimir Poutine s’est replacé au centre du jeu dans le pays en envoyant chars et blindés près de Lattaquié, une manoeuvre qui inquiète Washington et a certainement poussé le président américain à accepter une entrevue en tête à tête lundi avec son homologue russe.

Lors de cet entretien, le premier en plus de deux ans, Vladimir Poutine et Barack Obama se sont entendus sur des « principes fondamentaux » pour la Syrie, a déclaré mardi le secrétaire d’Etat John Kerry, même si le Kremlin voit dans les divergences persistantes sur l’avenir de Bachar al Assad le signe que les relations entre les deux superpuissances ne sont pas encore au beau fixe. Le président syrien est solidement soutenu pas Vladimir Poutine, qui a estimé lundi à la tribune des Nations unies que ne pas collaborer avec Bachar al Assad contre les djihadistes de l’Etat islamique (EI) était une « énorme erreur ».

Barack Obama a au contraire répété à Vladimir Poutine que la Syrie ne retrouverait jamais sa stabilité si Bachar al Assad, qu’il venait de qualifier de « tyran » à la tribune de l’Onu, devait conserver sa place de président, selon un responsable américain au fait des discussions. Le point de vue du président américain est partagé par la France ou l’Arabie saoudite, dont le ministre des affaires étrangères Adel al Djoubeïr a jugé « inconcevable » le maintien au pouvoir d’Assad dans le cadre d’un règlement politique.

Multiples échecs diplomatiques

John Kerry a passé l’essentiel de ses journées à l’Assemblée générale des Nations unies à tenter de définir une nouvelle voie politique sur la Syrie et d’assembler un nouveau « groupe de contact » après les multiples échecs diplomatiques passés. Un groupe qui s’il émerge, comprendrait probablement la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et un certain nombre d’acteurs régionaux comme l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, qui soutiennent la rébellion anti-Assad.

A la tribune de l’Onu, Barack Obama a ajouté que les Etats-Unis étaient disposés à coopérer avec la Russie et l’Iran pour résoudre le conflit syrien. La possibilité de reconstituer un groupe P5+1 (Etats-Unis, Russie, Chine, Allemagne, France, Royaume-Uni) comme celui qui a négocié avec Téhéran l’accord sur le nucléaire iranien a également été évoquée. John Kerry reconnaît cependant qu’il sera difficile de rassembler toutes ces parties sans accord sur l’avenir de Bachar al Assad.

« Même si le président Obama voulait jouer le jeu (…), il y a 65 millions d’Arabes sunnites entre Bagdad et les frontières de Turquie, de Syrie et d’Irak qui n’accepteront jamais, jamais plus, Assad comme dirigeant légitime », a dit mardi le chef de la diplomatie américaine dans l’émission « Morning Joe » de MSNBC. « Les Russes doivent comprendre qu’on ne peut avoir la paix sans résoudre la question de l’adhésion de la population sunnite », a-t-il ajouté. Les spécialistes de politique étrangère jugent que la meilleure solution serait donc de laisser la question d’Assad de côté, en attendant.

Ils relèvent d’ailleurs qu’en dépit de sa position officielle en faveur du départ du président syrien, Washington dit ne pas voir de moyen d’y parvenir à un coût acceptable et affiche comme première priorité la lutte contre l’EI. « Si le départ d’Assad, la défaite de l’EI et un avenir pacifique pour la Syrie sont l’objectif ultime, n’essayons pas de tout faire en une seule fois », dit Matthew Rojansky, du Wilson Center, groupe de recherches de Washington. Une phase 1 consisterait par exemple selon lui à voir les Etats-Unis et la Russie travailler ensemble à la lutte contre l’EI, même si cela implique provisoirement de renforcer Assad.

« Il peut y avoir une phase 2. Il peut y avoir une phase 5 », ajoute-t-il.

Phil Gordon, coordonnateur jusqu’en avril dernier de la politique de la Maison blanche au Proche-Orient, prônait vendredi dans le magazine Politico « un nouveau processus diplomatique qui mettra autour de la table tous les principaux acteurs extérieurs et débouchera sur un compromis compliqué en vue d’une désescalade du conflit, même si cela oblige à remettre à plus tard la question d’Assad ».

Andrew Harnik

Source Les Echos.fr 30/09/2015

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Politique, Politique Internationale, rubrique Etats-Unis Russie, Syrie,

L’Arabie saoudite, ce pays qui décapite les droits de l’homme

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L’Arabie saoudite, l’une des championnes du monde de la peine de mort, a pris la tête lundi d’une instance chargée de nommer les experts du Conseil des droits de l’homme de l’Onu. Pour Hillel Neuer, directeur exécutif de l’ONG UN Watch, « il est scandaleux que l’Onu choisisse un pays comme l’Arabie Saoudite pour présider ce groupe : les pétrodollars et la politique l’emportent sur les droits de l’homme. » Cette nomination intervient au même moment que la condamnation d’Ali Mohammed al-Nimr. Ce jeune homme va être « décapité puis attaché à une croix et laissé [jusqu’à] pourrissement ». Comment en est-on arrivé là ? Le focus d’ARTE Info sur ce pays, berceau du wahhabisme, forme la plus « pure » de l’islam.

La sentence va être appliquée dans les prochains jours. Ali Mohammed al-Nimr a épuisé tous les recours possibles et toutes les possibilités d’appel. Arrêté en 2012, à l’âge de 17 ans, lors d’une manifestation contre le régime saoudien, cet opposant chiite a été condamné le 15 octobre 2014 par le tribunal pénal spécial de Riyad pour les infractions suivantes : « désobéissance et déloyauté à l’égard du chef de l’État », « appel au renversement du régime », « appel à manifester », « incitation au conflit sectaire », « remise en question de l’intégrité du pouvoir judiciaire » et « ingérence dans les affaires d’un État voisin » (à savoir Bahreïn). Une décision fondée sur les « aveux » obtenus sous la torture selon Ali al-Nimr.

Cette exécution suscite l’indignation dans le monde entier et est relayée par les réseaux sociaux, notamment Twitter sous le hashtag #Freenimr. Son père, Mohammed al-Nimr, est réfugié en Grande-Bretagne. Il détaille sur Twitter les incohérences du procès, pointées du doigt par Amnesty International.

En 2015, une frénésie d’exécutions

Cette condamnation s’ajoute aux tristes statistiques de l’Arabie saoudite où, entre 2014 et le début de 2015, près de la moitié des exécutions concernent des crimes n’ayant pas entrainé la mort. Au moins 175 personnes ont été exécutées, soit une personne tous les deux jours. Une cadence qui a obligé récemment l’Arabie Saoudite à recruter des bourreaux. En une année, la fréquence des exécutions a considérablement augmenté.

Le wahhabisme, forme radicale de l’islam

On ne peut guère expliquer ce pic d’exécutions, qui place ce pays à la troisième place des pays pratiquant l’exécution capitale derrière la Chine et l’Iran. L’Arabie saoudite est un Etat autocratique, dirigé par une seule famille. La vie quotidienne est réglementée par des lois strictes et le droit saoudien est basé sur la charia. Les exécutions -décapitation, lapidation ou flagellation – se font souvent en public. Des méthodes qui poussent à la comparaison avec celles pratiquées par le groupe Etat islamique, même si les autorités saoudiennes s’en défendent.

Mathieu Bosh

Source Arte 23 /09/2015

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Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Arabie Saoudite,

Comment éviter le chaos climatique ? Tous responsables ?

L’exploitation des ressources fossiles a provoqué l’avènement d’une nouvelle ère géologique. Une prouesse des nations industrialisées et de leurs élites, qui ont bâti leur suprématie sur des échanges écologiques inégaux.

Isaac Cordal. – « Résistance », 2013

Isaac Cordal. – « Résistance », 2013

Anthropocène : ce mot désigne une nouvelle époque de l’âge de la Terre, ouverte par une humanité devenue force tellurique (1). Le point de déclenchement de ce nouvel âge géohistorique reste sujet à controverse : la conquête et l’ethnocide de l’Amérique ? la naissance du capitalisme industriel, fondé sur les énergies fossiles ? la bombe atomique et la « grande accélération » d’après 1945 ? Mais il y a du moins un constat sur lequel les scientifiques s’accordent : bien plus qu’une crise environnementale, nous vivons un basculement géologique, dont les précédents — la cinquième crise d’extinction, il y a 65 millions d’années, ou l’optimum climatique du miocène, il y a 15 millions d’années — remontent à des temps antérieurs à l’apparition du genre humain. D’où une situation radicalement nouvelle : l’humanité va devoir faire face dans les prochaines décennies à des états du système Terre auxquels elle n’a jamais été confrontée.

L’anthropocène marque aussi l’échec d’une des promesses de la modernité, qui prétendait arracher l’histoire à la nature, libérer le devenir humain de tout déterminisme naturel. A cet égard, les dérèglements infligés à la Terre représentent un coup de tonnerre dans nos vies. Ils nous ramènent à la réalité des mille liens d’appartenance et de rétroaction attachant nos sociétés aux processus complexes d’une planète qui n’est ni stable, ni extérieure à nous, ni infinie (2). En violentant et en jetant sur les routes des dizaines de millions de réfugiés (22 millions aujourd’hui, 250 millions annoncés par l’Organisation des Nations unies en 2050), en attisant injustices et tensions géopolitiques (3), le dérèglement climatique obère toute perspective d’un monde plus juste et solidaire, d’une vie meilleure pour le plus grand nombre. Les fragiles conquêtes de la démocratie et des droits humains et sociaux pourraient ainsi être annihilées.

 

Cette logique d’accumulation a tiré toute la dynamique de transformation de la terre

Mais qui est cet anthropos à l’origine de l’anthropocène, ce véritable déraillement de la trajectoire géologique de la Terre ? Une « espèce humaine » indifférenciée, unifiée par la biologie et le carbone, et donc uniformément responsable de la crise ? Le prétendre reviendrait à effacer l’extrême différenciation des impacts, des pouvoirs et des responsabilités entre les peuples, les classes et les genres. Il y a eu des victimes et des dissidents de l’« anthropocénéisation » de la Terre, et c’est peut-être d’eux qu’il s’agit d’hériter.

A dire vrai, jusqu’à une période récente, l’anthropocène a été un occidentalocène ! En 1900, l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest avaient émis plus des quatre cinquièmes des gaz à effet de serre depuis 1750. Si la population humaine a grimpé d’un facteur 10 depuis trois siècles, que de disparités d’impact entre les différents groupes d’humains ! Les peuples de chasseurs-cueilleurs aujourd’hui menacés de disparition ne peuvent guère être tenus responsables du basculement. Un Américain du Nord aisé émet dans sa vie mille fois plus de gaz à effet de serre qu’un Africain pauvre (4).

Pendant que la population décuplait, le capital centuplait. En dépit de guerres destructrices, il a crû d’un facteur 134 entre 1700 et 2008  (5). N’est-ce pas cette logique d’accumulation qui a tiré toute la dynamique de transformation de la Terre ? L’anthropocène mériterait alors la qualification plus juste de « capitalocène ». C’est d’ailleurs la thèse des récents ouvrages du sociologue Jason W. Moore et de l’historien Andreas Malm (6).

Depuis deux siècles, un modèle de développement industriel fondé sur les ressources fossiles a dans le même temps dérouté la trajectoire géologique de notre planète et accentué les inégalités. Les 20 % les plus pauvres détenaient 4,7 % du revenu mondial en 1820, mais seulement 2,2 % en 1992  (7). Existe-t-il un lien entre l’histoire des inégalités et l’histoire des dégradations écologiques globales de l’anthropocène ? Non, répondent les tenants du « capitalisme vert », qui reprennent le vieux discours du « gagnant-gagnant » entre marché, croissance, équité sociale et environnement. Pourtant, de nombreux travaux récents, à la croisée de l’histoire et des sciences du système Terre, mettent en évidence un ressort commun aux dominations économiques et sociales, aux injustices environnementales et aux dérèglements écologiques désormais d’une ampleur géologique.

Si toute activité humaine transforme l’environnement, les impacts sont inégalement distribués. Quatre-vingt-dix entreprises sont ainsi responsables à elles seules de plus de 63 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre depuis 1850  (8). Les nations qui en ont émis le plus sont historiquement les pays du « centre », ceux qui dominent l’économie-monde (voir la carte « Pollueurs d’hier et d’aujourd’hui »). Ce fut d’abord le Royaume-Uni, qui, à l’époque victorienne, au XIXe siècle, produisait la moitié du CO2 total et colonisait le monde. Ce furent ensuite, au milieu du XXe siècle, les Etats-Unis, en concurrence frontale avec les pays sous influence soviétique, dont le système n’était pas moins destructeur. C’est de plus en plus la Chine, qui émet aujourd’hui plus de gaz à effet de serre que les Etats-Unis et l’Europe réunis. Pékin est engagé dans une compétition économique avec les Etats-Unis qui passe, à court terme, par une ruée sur les ressources fossiles et, à moyen terme, par le numérique, la finance et les technologies « vertes ». Au vu de cette réalité historique, peut-on limiter les dérèglements globaux sans remettre en question cette course à la puissance économique et militaire ?

Plus profondément, la conquête de l’hégémonie économique par les Etats-nations du centre (9) a permis la suprématie de son élite capitaliste, ainsi que l’achat de la paix sociale domestique grâce à l’entrée des classes dominées dans la société de consommation. Mais elle a été possible qu’au prix d’un endettement écologique, c’est-à-dire d’un échange écologique inégal avec les autres régions du monde. Tandis que la notion marxiste d’« échange inégal » désignait une dégradation des termes de l’échange (en substance, le montant des importations que financent les exportations) entre périphérie et centre mesurée en quantité de travail, on entend par « échange écologique inégal » l’asymétrie qui se crée lorsque des territoires périphériques ou dominés du système économique mondial exportent des produits à forte valeur d’usage écologique et reçoivent des produits d’une valeur moindre, voire générateurs de nuisances (déchets, gaz à effet de serre…). Cette valeur écologique peut se mesurer en hectares nécessaires à la production des biens et des services, au moyen de l’indicateur d’« empreinte écologique » (10), en quantité d’énergie de haute qualité ou de matière (biomasse, minerais, eau, etc.) incorporée dans les échanges internationaux, ou encore en déchets et nuisances inégalement distribués.

Ce mode d’analyse des échanges économiques mondiaux apporte depuis quelques années un regard nouveau sur les métabolismes de nos sociétés, et sur la succession historique d’autant d’« écologies-monde » (Jason W. Moore) que d’« économies-monde », selon la définition de l’historien Fernand Braudel. Chacune se caractérise, selon les périodes, par une certaine organisation (asymétrique) des flux de matière, d’énergie et de bienfaits ou méfaits écologiques.

La gloutonnerie énergétique des « trente glorieuses »

L’historien Kenneth Pomeranz a montré le rôle d’un échange écologique inégal lors de l’entrée du Royaume-Uni dans l’ère industrielle (11). La conquête de l’Amérique et le contrôle du commerce triangulaire permirent une accumulation primitive européenne ; accumulation dont les Britanniques profitaient au premier chef au XVIIIe siècle grâce à leur supériorité navale. Cela leur offrit un accès aux ressources du reste du monde indispensables à leur développement industriel : la main-d’œuvre esclave cultivant le sucre (4 % de l’apport énergétique alimentaire de leur population en 1800) ou le coton pour leurs manufactures, la laine, le bois, puis le guano, le blé et la viande. Au milieu du XIXe siècle, les hectares de la périphérie de l’empire mobilisés équivalaient à bien plus que la surface agricole utile britannique. L’échange était inégal puisque, en 1850, en échangeant 1 000 livres de textile manufacturé à Manchester contre 1 000 livres de coton brut américain, le Royaume-Uni était gagnant à 46 % en termes de travail incorporé (échange inégal) et à 6 000 % en termes d’hectares incorporés (échange écologiquement inégal) (12). Il libérait ainsi son espace domestique d’une charge environnementale, et cette appropriation des bras et des écosystèmes de la périphérie rendait possible son entrée dans une économie industrielle.

De même, au XXe siècle, la croissance forte des soi-disant « trente glorieuses » de l’après-guerre se caractérise par sa gloutonnerie énergétique et son empreinte carbone. Alors qu’il avait suffi de + 1,7 % par an de consommation d’énergie fossile pour une croissance mondiale de 2,1 % par an dans la première moitié du XXe siècle, il en faut + 4,5 % entre 1945 et 1973 pour une croissance annuelle de 4,18 %. Cette perte d’efficacité touche aussi les autres matières premières minérales : alors qu’entre 1950 et 1970 le produit intérieur brut (PIB) mondial est multiplié par 2,6, la consommation de minerais et de produits miniers pour l’industrie, elle, est multipliée par 3, et celle des matériaux de construction, quasiment par 3 aussi. C’est ainsi que l’empreinte écologique humaine globale bondit de l’équivalent de 63 % de la capacité bioproductive terrestre en 1961 à plus de 100 % à la fin des années 1970. Autrement dit, nous dépassons depuis cette époque la capacité de la planète à produire les ressources dont nous avons besoin et à absorber les déchets que nous laissons.

La course aux armements, à l’espace, à la production, mais aussi à la consommation, à laquelle se sont livrés le bloc de l’Ouest et le bloc de l’Est durant la guerre froide a nécessité une gigantesque exploitation des ressources naturelles et humaines. Mais avec une différence notable : le camp communiste exploitait et dégradait surtout son propre environnement (échanges de matières premières avec l’extérieur proches de l’équilibre et nombreux désastres écologiques domestiques), tandis que les pays industriels occidentaux construisaient leur croissance grâce à un drainage massif des ressources minérales et renouvelables (avec des importations de matières premières dépassant les exportations de 299 milliards de tonnes par an en 1950 à plus de 1 282 milliards en 1970  (13)). Ces ressources provenaient du reste du monde non communiste, qui, lui, se vidait de sa matière et de son énergie de haute qualité.

Ce drainage fut économiquement inégal, avec une dégradation des termes de l’échange de 20% pour les pays « en voie de développement » exportateurs de produits primaires entre 1950 à 1972. Mais il fut aussi écologiquement inégal. Vers 1973, tandis que la Chine et l’URSS atteignaient une empreinte écologique équivalant à 100 % de leur biocapacité domestique, l’empreinte américaine était déjà de 176 %, celle du Royaume-Uni de 377 %, celle de la France de 141 %, celle de l’Allemagne fédérale de 292 % et celle du Japon de 576 %, tandis que nombre de pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine restaient sous un ratio de 50 % (14).

On comprend que le moteur de « la grande accélération » de cette période fut le formidable endettement écologique des pays industriels occidentaux, qui l’emportent sur le système communiste et entrent dans un modèle de développement profondément insoutenable, tandis que leurs émissions massives de polluants et de gaz à effet de serre impliquent une appropriation des fonctionnements écosystémiques réparateurs du reste de la planète. Cette appropriation creuse un écart entre des économies nationales qui génèrent beaucoup de richesses sans soumettre leur territoire à des impacts excessifs et d’autres dont l’économie pèse lourdement sur le territoire.

Aujourd’hui, un échange écologique inégal se poursuit entre ceux — Etats et oligarchie des 5 % les plus riches de la planète — qui entendent asseoir leur puissance économique et leur paix sociale sur des émissions de gaz à effet de serre par personne nettement supérieures à la moyenne mondiale (voir la carte « Pollueurs d’hier et d’aujourd’hui ») et, d’autre part, les régions (insulaires, tropicales et côtières, principalement) et les populations (essentiellement les plus pauvres) qui seront les plus durement touchées par les dérèglements climatiques. Ces régions et populations sont aussi celles dont les écosystèmes — leurs forêts — sont les plus mis à contribution pour atténuer les émissions excessives de déchets des régions et populations riches ; et ce à titre gratuit — une dette écologique incommensurablement plus élevée que les dettes souveraines — ou contre une faible rémunération, via des mécanismes tels que Reducing Emissions from Deforestation and Forest Degradation (REDD) et autres marchés des biens et services environnementaux, qui constituent une nouvelle forme d’échange inégal.

Il incombe à notre génération, et il est de la responsabilité des dirigeants du monde, de rompre avec cette trajectoire destructrice et injuste. Il en va, à long terme, d’un basculement majeur de la géologie planétaire et, à court terme, de la vie et de la sécurité de centaines de millions de femmes et d’hommes, des zones côtières au Sahel, de l’Amazonie au Bangladesh. Que ces violences frappent déjà durement les populations les plus pauvres et les moins responsables des émissions passées est un héritage du capitalocène. Mais le choix d’ajouter ou non à ce bilan des dizaines de millions de déportés climatiques supplémentaires, de nouvelles violences, souffrances et injustices, relève de notre responsabilité.

Toute démarche qui retarderait le gel d’une partie des réserves fossiles et toute émission nous amenant à dépasser le seuil des + 2 °C (voire + 1,5 °C, selon certains climatologues — lire « Deux degrés de plus, deux degrés de trop »), doivent désormais être prises pour ce qu’elles sont : des actes qui attentent à la sûreté de notre planète, lourds de victimes et de souffrances humaines (15). Même si les causalités et les calculs sont complexes, on sait déjà qu’à chaque gigatonne de CO2 émise en sus du « budget + 2 ° » correspondront plusieurs millions de déplacés et de victimes supplémentaires. Comme Condorcet ou l’abbé Raynal surent le faire à propos de l’esclavage, osons donc l’affirmer : ces émissions incontrôlées de gaz à effet de serre méritent la qualification de « crimes ».

Après les crimes esclavagistes, coloniaux et totalitaires, voici donc l’idée de la valeur intangible de la vie humaine à nouveau menacée. Dès lors, comme le note l’archevêque sud-africain Desmond Tutu, autrefois engagé dans la lutte contre l’apartheid, réduire notre empreinte carbone n’est pas une simple nécessité environnementale ; c’est « le plus grand chantier de défense des droits de l’homme de notre époque (16) ». Il est désormais inacceptable que des individus et des entreprises s’enrichissent par des activités climatiquement criminelles. M. Tutu appelle à s’attaquer aux causes et aux fauteurs du réchauffement climatique comme on a combattu l’apartheid : par les armes de la réprobation morale, du boycott, de la désobéissance civile, du désinvestissement économique et de la répression par le droit international.

 

Mettre hors d’état de nuire les négriers du carbone

A-t-on vaincu l’esclavage, il y a deux siècles, en demandant aux dirigeants des colonies et territoires esclavagistes de proposer eux-mêmes une baisse du nombre d’êtres humains importés ? Aurait-on accordé aux négriers des quotas échangeables d’esclaves ? De même, aujourd’hui, peut-on espérer avancer en comptant sur des engagements purement volontaires d’Etats pris dans une guerre économique effrénée, ou en confiant l’avenir climatique à la main invisible d’un marché du carbone à travers une monétisation et une privatisation de l’atmosphère, des sols et des forêts ?

Ne faut-il pas rechercher plutôt les forces capables d’arrêter le dérèglement climatique dans l’insurrection des victimes du capitalisme fossile (Pacific climate warriors océaniens, militants anti-extractivistes, précaires énergétiques, réfugiés climatiques) et dans le sursaut moral de ceux qui, dans les pays riches, ne veulent plus être complices et le manifestent par diverses actions — solutions pour vivre autrement et mieux avec moins, campagnes pour contraindre les banques à se désinvestir des entreprises climaticides, pressions sur les gouvernements pour qu’ils passent des paroles aux actes en matière de réduction des émissions (17), résistance aux grands projets inutiles, etc. ?

Il faut également espérer un retour du courage politique. Nul doute que si Bartolomé de Las Casas, Condorcet, Jaurès, Gandhi ou Rosa Parks vivaient aujourd’hui, l’abolition des crimes climatiques, la mise hors d’état de nuire des quatre-vingt-dix négriers du carbone et la sortie du capitalocène seraient leur grand combat (18).

Christophe Bonneuil

Historien, coauteur de L’Evénement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, Paris, 2013, et de Crime climatique stop ! L’appel de la société civile, Seuil, 2015.

(1) Paul J. Crutzen, « Geology of mankind », Nature, vol. 415, n° 23, Londres, 3 janvier 2002.

(2) Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Evénement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, Paris, 2013 ; Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », Paris, 2015.

(3) Lire Agnès Sinaï, « Aux origines climatiques des conflits », Le Monde diplomatique, août 2015.

(4) David Satterthwaite, « The implications of population growth and urbanization for climate change », Environment & Urbanization, vol. 21, n° 2, Thousand Oaks (Californie), octobre 2009.

(5) Calcul effectué en dollars 1990 constants à partir des données de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013.

(6) Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life : Ecology and the Accumulation of Capital, Verso, Londres, 2015 ; Andreas Malm, Fossil Capital. The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Verso, janvier 2016.

(7) François Bourguignon et Christian Morrisson, « Inequality among world citizens : 1820-1992 » (PDF), The American Economic Review, Nashville, vol. 92, n° 4, septembre 2002.

(8) Richard Heede, « Tracing anthropogenic carbon dioxide and methane emissions to fossil fuel and cement producers, 1854-2010 » (PDF), Climatic Change, vol. 122, n° 1, Berlin, janvier 2014.

(9) Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, La Découverte, 2006.

(10) Pour la méthode et les résultats récents, cf. www.footprintnetwork.org

(11) Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », Paris, 2010.

(12) Alf Hornborg, Global Ecology and Unequal Exchange. Fetishism in a Zero-Sum World, Routledge, Londres, 2011.

(13) Anke Schaffartzik et al., « The global metabolic transition : Regional patterns and trends of global material flows, 1950-2010 », Global Environmental Change, vol. 26, mai 2014.

(14) « National footprint accounts 1961-2010, 2012 edition », Global Footprint Network, 2014.

(15) Laurent Neyret (sous la dir. de), Des écocrimes à l’écocide. Le droit pénal au secours de l’environnement, Bruylant, coll. « Droit(s) et développement durable », Bruxelles, 2015 ; Valérie Cabanes, « Crime climatique et écocide : réformer le droit pénal international », dans Crime climatique stop ! L’appel de la société civile, Seuil, 2015.

(16) Desmond Tutu, « Nous avons combattu l’apartheid. Aujourd’hui, le changement climatique est notre ennemi à tous », dans Crime climatique stop !, op. cit.

(17Cf. par exemple Andrea Barolini, « Une décision historique : un tribunal néerlandais impose à l’Etat d’agir contre le changement climatique », Reporterre, 25 juin 2015.

(18Cf. la pétition « Laissons les fossiles dans le sol pour en finir avec les crimes climatiques ».

Source : Le Monde Diplomatique Novembre 2015

Voir aussi. Rubrique Ecologie, On Line 100 entreprises responsables de plus de 70 % des émissions mondiales de carbone,

L’insoutenable pression mondiale sur la société civile

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Selon un nouveau rapport, six personnes sur sept vivent dans des pays où les libertés civiques sont menacées, alors que les organisations qui les défendent connaissent des difficultés financières et font l’objet de pressions politiques et d’autres formes de harcèlement.

Dans son rapport sur l’état de la société civile (2015 State of Civil Society Report), CIVICUS, une alliance mondiale d’organisations de la société civile, estime que partout dans le monde, les organisations de la société civile ont également été touchées par les attaques portées à la liberté d’expression, poussant son directeur exécutif, Dhananjayan Sriskandarajah, à qualifier la situation « d’insoutenable ».

Mandeep Tiwana, responsable des politiques et du plaidoyer chez CIVICUS, a expliqué aux journalistes d’Equal Times que, ces dernières années, des organisations de la société civile – qui comprennent des organisations non gouvernementales, des syndicats et des groupes confessionnels – se sont battus en première ligne lors de nombreuses urgences humanitaires, y compris à l’occasion de la crise d’Ebola et des bombardements à Gaza.

« Alors que les organisations de la société civile n’ont eu de cesse de prouver leur valeur lors de crises mondiales, notamment lors d’actions humanitaires à la suite de catastrophes, dans la résolution de conflits, dans les phases de reconstruction après un conflit et pour combler l’important déficit démocratique dans le monde, le secteur de la société civile tout entier connaît de graves problèmes de moyens », explique-t-il.

« Il s’agit d’une insuffisance de fonds, surtout pour les petites organisations de la société civile qui en ont besoin pour garantir leur pérennité à long terme, mais aussi d’environnements réglementaires restrictifs qui empêchent la mobilisation de ressources au niveau national comme international. »

Le rapport s’inquiète également du faible niveau de financement public consacré à la société civile : sur les 166 milliards de dollars US destinés à l’aide publique au développement par les principaux pays bailleurs de fonds en 2013, seulement 13 % – soit 21 milliards de dollars US – ont été attribués à la société civile.

Plus de fonds pour les dissidents

Pour certains défenseurs des droits humains, l’une des raisons de la situation est que les gouvernements veulent affaiblir les organisations de la société civile exprimant une opinion différente et faisant campagne pour un changement de politiques, et réduire leur financement.

Dans un essai intitulé The Clamp-down on Resourcing (Coup de frein aux ressources), Maina Kiai, le rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit de réunion et d’association pacifiques, écrit : « Couper les ressources financières est une façon facile pour un gouvernement de réduire au silence une organisation de la société civile qui se montre un peu trop critique. »

Maina Kiai donne l’exemple de l’Éthiopie où les autorités ont adopté une loi en 2009 qui interdit aux organisations de la société civile qui travaillent dans les domaines de l’égalité et des droits des enfants de recevoir plus de 10 % de leur financement de sources étrangères.

Des actes similaires ont également eu lieu au Pakistan, en Turquie et en Russie, où, plus tôt dans l’année, Amnesty International a critiqué le président russe, Vladimir Poutine, qui avait introduit une loi qualifiant d’indésirables les organisations étrangères représentant une menace pour la « sécurité de l’État » ou « l’ordre constitutionnel ».

Pour Marta Pardavi, une prééminente défenseuse des droits humains hongroise, les conclusions de CIVICUS sont cohérentes avec ce que vivent les organisations en Hongrie.

« Le secteur des ONG indépendantes, qui comptent sur des financements étrangers et qui adoptent souvent des positions critiques envers les politiques gouvernementales, subit des contrôles sans précédent de la part des autorités, comme des enquêtes fiscales, et est victime d’insinuations politiques dévalorisantes », explique-t-elle.

« Réagir à toutes ses attaques, aux critiques non fondées et aux actions en justice constitue une charge de travail supplémentaire pour nombre d’ONG, les empêchant de mener à bien leurs projets et les entraînant dans une politisation d’activités essentiellement non partisanes. »

Dhananjayan Sriskandarajah estime que cette réaction violente à l’échelle mondiale contre la société civile est très inquiétante.

« Malgré le travail incroyable que mène la société civile, elle est toujours attaquée. Rien qu’en 2014, nous avons prouvé de graves atteintes à “l’espace civique” – libertés d’expression, syndicale et de réunion – dans pas moins de 96 pays du monde entier », poursuit-il.

« Pour noircir encore le tableau, les organisations ayant le plus besoin de fonds, principalement basées dans l’hémisphère sud, ne reçoivent qu’une partie des milliards de dollars attribués au secteur. C’est une situation insoutenable. Nombre de bailleurs de fonds savent que la société civile accomplit un travail essentiel, mais il faut faire preuve d’encore plus de courage pour garantir la survie de celles et ceux qui se battent en première ligne. »

by Mischa Wilmers

Source : Equal Times 31/08/2015

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Yanis Varoufakis déplore l’impuissance de la France en Europe

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L’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis a déploré lundi l’impuissance de la France en Europe, qu’il dit avoir découvert avec surprise lors des négociations sur la Grèce.

Le premier secrétaire du Parti socialiste, Jean-Christophe Cambadélis, a balayé ces remarques, expliquant qu’on ne pouvait pas à la fois souhaiter une bonne entente entre Paris et Berlin et reprocher à la France sa position lors de la crise grecque.

La veille, Yanis Varoufakis avait plaidé, aux côtés de l’ancien ministre français de l’Economie Arnaud Montebourg, pour une réorientation de la politique économique en Europe.

« J’admire beaucoup la France, or j’ai été témoin de son impuissance en Technicolor, j’ai constaté un décalage entre ce que ses représentants disaient et ce qu’ils faisaient », a dit Yanis Varoufakis sur BFM TV et RMC.

« C’était très douloureux pour quelqu’un comme moi qui pensait que la France pouvait être très influente au sein de la zone euro », a-t-il ajouté.

Yanis Varoufakis avait quitté le gouvernement d’Alexis Tsipras début juillet après avoir été le tenant d’une ligne dure dans les négociations européennes.

« Lors de mes conversations avec Messieurs Sapin et Macron, nous sommes tombés d’accord sur quasiment tout. Mais quand on se retrouvait aux réunions de l’Eurogroupe, cet accord s’évaporait », a-t-il poursuivi. « Pourquoi ? Parce que les représentants de la France ne croyaient pas disposer de l’autorité nécessaire pour décider. »

Le ministre des Finances Michel Sapin « avait de bonnes intentions », a précisé Yanis Varoufakis, mais l’influence de son prédécesseur Pierre Moscovici, devenu commissaire aux Affaires économiques, n’était pas suffisamment importante, a ajouté l’ancien ministre grec.

Interrogé sur ces déclarations, Jean-Christophe Cambadélis a répondu sur RTL : « ce n’est pas ce que dit monsieur Tsipras. »

« J’ai cru comprendre il y a quelques mois qu’on reprochait au président de la République de s’être éloigné de Madame Merkel et aujourd’hui on lui ferait le reproche de s’être aligné. Franchement, à un moment donné, il faut choisir ses angles d’attaque », a-t-il ajouté.

Jean-Baptiste Vey,

Source : Reuter 24/08/2015

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