Rationalité et scepticisme..

Paul-Jorion

Paul Jorion : « La leçon de Keynes fut et demeure ignorée. »

Idées. Paul Jorion pense tout haut l’économie avec Keynes à Montpellier.

Ce passage de Paul Jorion à Montpellier, invité par la librairie Sauramps et le campus Richter à l’occasion de la sortie de son essai sur Keynes, compte parmi les rares moments où l’économie devient passionnante. Peut-être parce que Paul Jorion a une formation d’anthropologue et de sociologue et donc qu’il pense l’économie autrement. Justement, dans Penser tout haut l’économie avec Keynes*, on mesure à quel point Keynes aussi. Cela explique qu’il reste encore très « incompris » des milieux financiers nous explique Jorion.

L’auteur rappelle dans son introduction le tournant, qui vit jour à partir des années 1870 entre la pensée économique répondant à l’appellation d’économie politique dont Keynes est un enfant prodige et l’appellation science économique adoptée sous la houlette du milieu financier.

Prenez le Traité de probabilités, ouvrage très peu mathématique, rédigé par le jeune économiste entre 1906 et 1914 et partiellement réécrit en 1921. La question pose par exemple, le problème de partager les enjeux de façon équitable d’une partie de carte interrompue alors qu’elle est déjà entamée.

Keynes rapporte les travaux de ses prédécesseurs mais n’aborde pas le problème à partir de la doxa. Il ne considère pas l’état présent de la question mais rase toute construction existante pour la rebâtir entièrement à partir de ses fondations. Le lecteur se trouve contraint soit de garder « les oeillères que lui proposent les autorités du moment et le livre lui apparaît comme une bizarrerie produite par un excentrique coupé  des usages de la profession, commente Jorion, soit il l’aborde tous sens éveillés et les livres contemporains sur le sujet lui apparaissent prisonniers d’une profession académique. »

Le prix Nobel d’économie qui vient d’être décerné au chercheur américano-britannique Angus Deaton pour ses travaux sur la consommation illustre bien comment on privilégie le traitement des conséquences, plutôt que de s’attaquer à celui des causes. Il est plus que temps de revenir à une économie politique qui maîtrise aussi bien les problèmes techniques que politiques et humains, ne serait-ce que pour comprendre ce qui nous arrive !

JMDH

 * Edition Odile Jacob 23,90 euros

Source: La Marseillaise 16/10/2015

 

Voir aussi : Rubrique Livre, Essais, rubrique Economie, rubrique Finance,

 

Japon. Une Constitution pacifiste en péril

Les forces de défense de la navy japonaise

Les forces de défense de la navy japonaise

Mobilisation populaire contre le projet militariste de M. Abe Shinzo

Soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, nul ne pouvait imaginer une telle mobilisation des Japonais — des plus âgés, qui ont vécu la guerre, jusqu’aux plus jeunes, qui n’ont même pas vu la chute du mur de Berlin. Refusant le « coup d’Etat parlementaire » du gouvernement de M. Abe Shinzo, ils manifestent devant la Diète tous les jours depuis plus d’un an, y compris cet été, en pleine canicule. Rien que le 18 juillet dernier, plus de cent mille personnes sont descendues dans la rue.

Le premier ministre veut faire passer un projet de loi sur la sécurité qui autorise les Forces d’autodéfense (le nom officiel de l’armée) à participer à des opérations extérieures — ce qu’il appelle l’« autodéfense collective » — dans deux cas : quand le Japon ou l’un de ses alliés est attaqué et quand il n’existe pas d’autre moyen de protéger le peuple (1). Pourtant, la Constitution japonaise affirme, dans son article 9 : « Le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu’à la menace ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Pour atteindre ce but, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’Etat ne sera pas reconnu. » C’est ce droit que le gouvernement Abe veut rétablir. Mais la Constitution ne peut être modifiée qu’avec les deux tiers des voix de chacune des chambres de la Diète (Chambre des représentants et Chambre des conseillers), approbation qui doit elle-même être obligatoirement suivie d’un référendum. Ce dernier serait impossible à remporter aujourd’hui, tant la population reste traumatisée par la guerre.

M. Abe ne s’est pas attaqué directement à l’article 9. Au cours de son premier mandat, il a cherché à obtenir une plus grande souplesse parlementaire en modifiant l’article 96, afin de pouvoir faire adopter des « amendements constitutionnels » à la majorité simple. Ayant échoué, il s’est lancé dans une « réinterprétation » de l’article 9, exposée dans le projet de loi sur la sécurité et qui conduit à son abrogation de fait. C’est « une trahison de la Constitution et une trahison de l’histoire », estime le constitutionnaliste Higuchi Yoichi, traduisant l’opinion de la majorité des juristes : selon une enquête de Nippon Hoso Kyokai (NHK), le groupe public audiovisuel, 90 % des juristes de droit public interrogés en juin dernier jugeaient « anticonstitutionnel » le projet d’autodéfense collective (2).

Malgré l’opposition suscitée, y compris dans les rangs du Parti libéral-démocrate (PLD), le parti du premier ministre, le texte a été approuvé par la majorité de la Chambre des représentants le 16 juillet dernier. Même si celle des conseillers vote différemment, ou si elle ne vote pas dans les soixante jours, c’est-à-dire d’ici au 14 septembre, le projet pourrait être adopté à la majorité des deux tiers par la Chambre des représentants, qui a le dernier mot (3). M. Abe a prolongé la session parlementaire jusqu’au 27 septembre. Mais son impopularité n’a jamais été aussi grande. Selon un sondage effectué à la fin de juillet par le journal économique Nikkei Asian Review, 57 % des personnes interrogées sont contre l’adoption du projet de loi sécuritaire en session parlementaire ordinaire (26 % y étant favorables) et 50 % désapprouvent l’ensemble de la politique du premier ministre (contre 38 % qui l’approuvent) (4).

L’ampleur du rejet et la ténacité des protestations rappellent les manifestations de 1960 contre la ratification du traité de sécurité (et de renforcement du poids militaire) américano-japonais, concocté par le premier ministre d’alors, Kishi Nobusuke. Celui-ci, qui fut contraint à la démission, n’était autre que le grand-père de M. Abe… Toutefois, la forme comme la nature de la contestation actuelle diffèrent à plusieurs égards. Celle-ci rassemble la population dans sa diversité, tant à Tokyo que dans les autres grandes villes, alors que la lutte des années 1960 était menée essentiellement par des groupes d’étudiants, et notamment par la Zengakuren (Fédération japonaise des associations d’autogestion étudiante), souvent appuyés par les partis d’opposition et par les grands syndicats. De plus, ces mouvements affrontaient fréquemment les forces de l’ordre, et beaucoup dans leurs rangs croyaient aux lendemains qui chantent, au socialisme.

A l’inverse, les manifestants d’aujourd’hui sont non violents, soucieux de démocratie, et ils multiplient les formes de contestation : percussions, déguisements et slogans en tout genre. Ils se battent aussi bien contre le contenu du projet de loi que contre la façon dont le pouvoir veut l’imposer. Traumatisés par l’accident nucléaire de Fukushima du 11 mars 2011, précarisés dans leur vie quotidienne, ces jeunes forment une génération pour laquelle « il n’y a pas d’avenir heureux », comme nous l’explique M. Okuda Aki, l’un des principaux membres du très actif réseau Action étudiante urgente pour la démocratie libérale (Students Emergency Action for Liberal Democracy, SEALDs).

Beaucoup inscrivent cette loi sécuritaire dans le projet de société du premier ministre, ce que M. Abe nomme « le beau Japon », pour reprendre le titre de son livre (5) : nouvelle loi fondamentale sur l’éducation, avec une forte connotation nationaliste insistant sur « l’amour du pays natal » ; loi de « protection des secrets d’Etat » de décembre 2013, qui restreint la liberté au nom de la lutte contre les « ennemis de l’intérieur » (6)…

En somme, le premier ministre veut réaliser le vieux rêve des conservateurs d’en finir avec une Constitution qui aurait été imposée par les Américains, force d’occupation des Alliés après la défaite dans la guerre du Pacifique et d’Asie. Il s’agirait d’un pas indispensable à franchir pour un Japon souverain, redevenu un pays « normal ». Mais c’est oublier les circonstances historiques. Au cours de cette guerre, le Japon a subi la perte de plus de trois millions de vies humaines, y compris les victimes des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki ; sans oublier les dizaines de millions de morts dans les autres pays d’Asie et chez les Alliés. Même si la Constitution a été écrite par les Américains, c’est bien le peuple qui l’a voulue, réclamant le droit de vivre en paix, comme le montrent les enquêtes d’alors (7).

Avec la nouvelle loi, le Japon, loin de s’émanciper des Etats-Unis, aura l’obligation de seconder militairement son allié américain à travers le monde. « Sans l’article 9, les dirigeants japonais n’auraient pas pu dire “non” à la guerre d’Irak », rappelle Higuchi (8). D’autant que, lors de son voyage à Washington, en mai dernier, M. Abe a accepté le principe d’une « transformation de l’alliance américano-japonaise » dans le sens d’une plus grande coopération (9).

A l’inverse, la Constitution de 1947, unanimement acceptée par les Japonais, commence par ce préambule : « Nous, le peuple japonais (…), décidés à ne jamais plus être les témoins des horreurs de la guerre du fait de l’action du gouvernement, proclamons que le pouvoir souverain appartient au peuple. » Dans le même esprit, la Charte des Nations unies, née dans les cendres de la seconde guerre mondiale, vise à « préserver les générations futures du fléau de la guerre qui, deux fois en l’espace d’une vie humaine, a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances ».

Aux yeux de certains — japonais ou étrangers —, cette Constitution apparaît naïve et obsolète, voire idéaliste. Mais, dans le contexte actuel, ce volontarisme pacifiste ne devrait-il pas, au contraire, devenir une norme internationale ? L’Asie aurait tout à y gagner, au lieu de se livrer à des exercices militaires mimant une confrontation armée.

Katsumata Makoto

Economiste, professeur émérite à l’université Meiji Gakuin (Tokyo), chercheur au Centre d’études internationales pour la paix.

(1) « National security strategy » (PDF), ministère de la défense, Tokyo, 2013.

(2) Sondage mené auprès de 1 146 juristes. Yahoo News Japan, 7 août 2015.

(3) La coalition du PLD et du parti Komei, parti bouddhiste en principe pacifiste, a obtenu 326 sièges sur 480.

(4) « Nikkei poll : Half of Japonese electorate gives Abe government thumbs down », Nikkei Asian Review, Tokyo, 27 juillet 2015.

(5) Paru au Japon en 2006, le livre a été traduit en anglais : Abe Shinzo, Towards a Beautiful Country : My Vision for Japan, Vertical, New York, 2007.

(6) « State secrecy law takes effect amid protests, concerns over press freedom », The Japan Times, Tokyo, 10 décembre 2014.

(7) Cf. Higuchi Yoichi, Constitutionalism in a globalizing world : Individual rights and national identity, University of Tokyo Press, 2002.

(9) Cf. Jeffrey W. Hornung, « US-Japan : a Pacific Alliance transformed », The Diplomat, Tokyo, 4 mai 2015.

Source : Le Monde Diplomatique Septembre 2015

Voir aussi : Actualité Internationale , Rubrique Asie, Japon, La base américaine d’Okinawa, épine dans le pied du premier ministre japonais, Les enjeux cachés des législatives, Etats-Unis, Rubrique Politique, Politique Internationale,

Le pape contre le « fumier du diable »

 

 Le Pape François à l’aéroport de Quito dimanche 5 juillet. Photo Afp

En septembre, le chef de l’Eglise catholique doit visiter Cuba, puis les Etats-Unis, après avoir œuvré au rapprochement de ces deux pays. Ces deux dernières années, François, premier pape non européen depuis treize siècles, a décentré le regard de l’Eglise sur le monde. Promoteur d’une écologie « intégrale » socialement responsable, ce pasteur jésuite argentin vient aussi chatouiller les consciences aux Nations unies.

Devant un auditoire dense réuni au parc des expositions de Santa Cruz, la capitale économique de la Bolivie, un homme en blanc fustige « l’économie qui tue », « le capital érigé en idole », « l’ambition sans retenue de l’argent qui commande ». Ce 9 juillet, le chef de l’Eglise catholique s’adresse non seulement aux représentants de mouvements populaires et à l’Amérique latine, qui l’a vu naître, mais au monde, qu’il veut mobiliser pour mettre fin à cette « dictature subtile » aux relents de « fumier du diable » (1).

« Nous avons besoin d’un changement », proclame le pape François, avant d’inciter les jeunes, trois jours plus tard au Paraguay, à « mettre le bazar ». Dès 2013, au Brésil, il leur avait demandé « d’être des révolutionnaires, d’aller à contre-courant ». Au fil de ses voyages, l’évêque de Rome diffuse un discours de plus en plus musclé sur l’état du monde, sur sa dégradation environnementale et sociale, avec des mots très forts contre le néolibéralisme, le technocentrisme, bref, contre un système aux effets délétères : uniformisation des cultures et « mondialisation de l’indifférence ».

En juin, dans la même veine, François adressait à la communauté internationale une « invitation urgente à un nouveau dialogue sur la façon dont nous construisons l’avenir de la planète ». Dans cette encyclique sur l’écologie, Laudato si’ Loué sois-tu »), il appelle chacun, croyant ou non, à une révolution des comportements et dénonce un « système de relations commerciales et de propriété structurellement pervers ». Un texte « à la fois caustique et tendre », qui « devrait ébranler tous les lecteurs non pauvres », estime la New York Review of Books (2). En France, 100 000 exemplaires de ce petit manuel se sont envolés en six semaines (3).

Voici donc un pontife qui assure qu’un autre monde est possible, non pas au jour du Jugement dernier, mais ici-bas et maintenant. Ce pape superstar, dans la lignée médiatique de Jean Paul II (1978-2005), tranche et divise : canonisé par des figures écologistes et altermondialistes (Naomi Klein, Nicolas Hulot, Edgar Morin) pour avoir « sacralisé l’enjeu écologique » dans un « désert de la pensée » (4) ; diabolisé par les ultralibéraux et les climato-sceptiques, capables de faire de lui « la personne la plus dangereuse sur la planète », comme l’a caricaturé un polémiste de la chaîne ultraconservatrice américaine Fox News.

Les droites chrétiennes s’inquiètent de voir un pape au discours gauchisant et si peu disert sur l’avortement. Et les éditorialistes de la gauche laïque s’interrogent sur la profondeur révolutionnaire de cet homme du Sud, premier pape non européen depuis le Syrien Grégoire III (731-741), qui crie au scandale face au trafic des migrants, appelle à soutenir les Grecs en rejetant les plans d’austérité, nomme « génocide » un génocide (celui des Arméniens), signe un quasi-concordat avec l’Etat de Palestine, appuie son front, façon prière au mur des Lamentations, sur la barrière de séparation que les Israéliens imposent aux Palestiniens (lire « La cérémonie de l’humiliation ») et se rapproche de M. Vladimir Poutine sur la question syrienne quand l’heure, chez les Occidentaux, est aux sanctions contre la Russie en raison du conflit ukrainien.

« Il a remis l’Eglise dans le jeu international », estime Pierre de Charentenay, ancien rédacteur en chef de la revue Etudes, aujourd’hui spécialiste des relations internationales à la revue jésuite romaine La Civiltà Cattolica. « Il a aussi changé son visage. Il est le champion de l’altermondialisme ! A côté de lui, Benoît XVI est un gentil garçon. » Le prédécesseur, en effet, tout en introversion théologique, toujours enclin à condamner, fait figure de rabat-joie à côté du miséricordieux Argentin, plutôt prêt à pardonner. Mais, sur le fond, « sa force est surtout d’interroger l’ensemble d’un système », estime le père de Charentenay.

Voici ce que dit précisément ce premier pape jésuite et américain : l’humanité porte la responsabilité de la dégradation généralisée et laisse le système capitaliste néolibéral détruire la planète, « notre maison commune », en semant les inégalités. Elle doit donc rompre avec une économie de laquelle, comme le dit l’économiste — et jésuite lui aussi — Gaël Giraud, « depuis Adam Smith et David Ricardo, la question éthique est exclue par la fiction de la main invisible » censée réguler le marché (5). Elle a besoin désormais d’une « autorité mondiale », de normes contraignantes et, surtout, de l’intelligence des peuples, au service desquels il convient d’urgence de replacer l’économie. Car la solution, politique, se trouve entre leurs mains, et non entre celles des élites, égarées par la « myopie des logiques du pouvoir ».

Pour le pape, la crise environnementale est d’abord morale, fruit d’une économie déliée de l’humain, où les dettes s’accumulent : entre riches et pauvres, entre Nord et Sud, entre jeunes et vieux. Où « tout est lié » : pauvreté-exclusion et culture du déchet, dictature du court-termisme et aliénation consumériste, réchauffement climatique et glaciation des cœurs. De sorte qu’« une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale ». Appelée à se ressaisir, l’humanité doit donc se doter d’une « nouvelle éthique des relations internationales » et d’une « solidarité universelle » — ce que plaidera François à l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) le 25 septembre, à l’occasion du lancement des Objectifs du millénaire pour le développement.

Certes, arguera-t-on, tout cela n’est pas totalement neuf. « François s’inscrit avec une assez belle continuité dans la ligne du concile Vatican II [qui s’est tenu entre 1962 et 1965 et dont le but était d’ouvrir l’Eglise au monde moderne] », constate par exemple à Rome M. Michel Roy, secrétaire général du réseau humanitaire Caritas Internationalis. De fait, le pontife renvoie à l’Evangile, revisite la doctrine sociale de l’Eglise élaborée à l’ère industrielle et, surtout, arrime ses convictions à celles de Paul VI (1963-1978), en qui le père de Charentenay voit son « maître intellectuel et spirituel (6) ».

Premier pape de la mondialisation et des grands voyages intercontinentaux, Paul VI, à la suite du réformateur Jean XXIII (1958-1963), est celui qui a physiquement sorti la papauté de l’Italie, internationalisé le collège des cardinaux, multiplié les nonciatures (ambassades du Saint-Siège) et les relations bilatérales avec les Etats (7). Celui, aussi, qui a amené l’Eglise à outrepasser ses compétences restreintes de gendarme des libertés religieuses pour la rendre « solidaire des angoisses et des peines de l’humanité tout entière (8) ». Pour Paul VI, le développement était le nouveau nom de la paix ; une paix appréhendée non pas comme un état de fait, mais comme le processus dynamique d’une société plus humaine, ouvrant sur une richesse partagée.

Cependant, s’il y a là de la continuité, et même, pour certains, comme un aboutissement du grand chambardement catholique entamé dans les années 1960, il est difficile d’ignorer que le pontife argentin tranche sur ses prédécesseurs. Même s’ils n’étaient pas, eux non plus, avares de discours antilibéraux, les pontificats du Polonais Jean Paul II et de l’Allemand Benoît XVI, ces Saints-Pères la rigueur, ont été marqués par leur ancrage doctrinal. Le dernier a en outre été éclaboussé par quelques « affaires » que l’administration vaticane a eu un certain mal à gérer, tel le scandale VatiLeaks : la diffusion de documents confidentiels accusant l’administration du Saint-Siège de corruption et de favoritisme, notamment pour des contrats signés avec des entreprises italiennes.

Deux types de causes peuvent être avancés au renouveau actuel : les unes tiennent au contexte ; les autres sont inhérentes à l’homme. « Sur un plan éthico-politique, François comble un vide au niveau international », constate François Mabille, professeur de sciences politiques à la Fédération universitaire et polytechnique de Lille et spécialiste de la diplomatie pontificale. Il est le pape de l’après-crise financière de 2008, comme Jean Paul II avait été celui de la fin du communisme. « En procédant à un aggiornamento de la doctrine sociale, François introduit une pensée systémique, c’est-à-dire où tout fait système, et il occupe avec succès le créneau de la sollicitude contestataire. » Il y avait urgence, ajoute Mabille : « Le temps de l’Eglise n’était plus celui du monde. Tout allait bien trop vite pour Benoît XVI. Il y avait une nécessité d’être dans l’anticipation et non plus dans la réaction. »

Avant d’aller secouer le monde, le nouveau pape a donc bousculé sa maison. Adepte d’une sobriété qu’il partage avec François d’Assise, dont il a emprunté le nom, il a instauré, si l’on peut dire, une papauté « normale », qu’il veut exemplaire. Il a remisé au placard les derniers attributs vestimentaires honorifiques de sa fonction et pris demeure dans un deux-pièces de 70 mètres carrés qu’il a préféré aux luxueux appartements pontificaux. Le pape aime le symbole et joint souvent le geste à la parole, ce qui paie dans une société de l’image.

Ainsi, avec une bonhomie qui semble faire de lui le curé du monde, il apparaît direct, spontané, et appelle un chat un chat — au risque de quelques écarts diplomatiques, qu’ensuite porte-parole et nonces parviennent (ou pas) à rattraper. Désigné par ses pairs pour réformer en profondeur la curie, c’est-à-dire l’appareil d’Etat du Saint-Siège, il a listé sans prendre de gants quinze maux frappant l’institution, marquée par un clientélisme à l’italienne. Parmi ces fléaux : l’« Alzheimer spirituel » et, en première place, l’habitude de « se croire indispensable » (9)…

Théologie de la libération non marxiste

Pour gouverner, François s’est entouré d’une garde rapprochée de huit prélats de terrain. Il a lancé des commissions pour réformer les finances et la communication ; multiplié les installations d’experts laïcs pour conseiller son administration ; créé un tribunal au Vatican pour juger les évêques ayant couvert des prêtres pédophiles ; nommé un premier jet d’une quinzaine de nouveaux cardinaux, futurs électeurs de son successeur. Le prochain pape sera choisi a priori de son vivant, comme l’avait voulu Benoît XVI pour lui-même. François l’a répété avant d’aller voir M. Evo Morales en Bolivie et M. Rafael Correa en Equateur : il est, lui, contre les « leaders à vie »…

Ses nouveaux hussards pourpres, le pape les choisit parmi ceux qui sont allés au charbon, là où les plaies sociales sont vives, comme à Agrigente, au diocèse de laquelle appartient Lampedusa, l’île des migrations clandestines. Il va les chercher en Asie, au fin fond de l’Océanie, en Afrique, en Amérique latine, s’affranchissant ainsi de règles non écrites : fini les archidiocèses qui poussaient mécaniquement leurs titulaires vers la haute hiérarchie romaine en augmentant le poids de l’Europe au conclave et, en son sein, celui de l’Italie (10).

« Ce pape brise les tabous, donne des coups de pied dans la fourmilière, sans trop prendre de précautions, constate un diplomate français, observateur de l’action pontificale. Il a compris qu’il était chef d’Etat. La fonction le rattrape. Il est pragmatique et très politique. » Tout cela déteint sur l’Eglise, puisque François « est » l’Eglise, comme il l’a lui-même rappelé, non sans une onction maligne de jésuite « un peu rusé » (c’est ainsi qu’il se définit), à ceux qui s’inquiétaient de savoir si l’institution le suivait.

« On se presse pour le voir ! », se délecte à l’autre bord, côté nonciatures, un conseiller pontifical. En deux ans, plus de cent chefs d’Etat ont été reçus au Vatican. Certains recherchent sa médiation : les Etats-Unis et Cuba, dont il a facilité le rapprochement ; la Bolivie et le Chili, en bisbille quant à l’accès de la première à l’océan (lire « La Bolivie les yeux vers les flots) ; et jusqu’à la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), qui, lorsqu’il passera à Cuba, demande à bénéficier de son intercession… Ainsi soient les désirs du pape, qui fait rouvrir à Rome un bureau de médiation pontificale. Sans succès garanti : en juin 2014, faire prier ensemble, très médiatiquement, le président palestinien Mahmoud Abbas et le président israélien Shimon Pérès dans les jardins du Vatican n’a pas empêché les meurtrières attaques israéliennes sur Gaza un mois plus tard.

Né en Argentine Jorge Mario Bergoglio, François « est le premier pape qui comprend véritablement les échanges Sud-Sud, que ce soit en matière de biens matériels ou de biens symboliques, religieux, estime Sébastien Fath, membre du Groupe sociétés, religions, laïcités (GSRL) du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Il sait que des prédicateurs africains sont en lien avec des Eglises brésiliennes, que les jésuites indiens partent en mission en Afrique. » C’est un « Latino parfait… qui ne parle pas anglais », complète M. Roy chez Caritas. Petit-fils d’immigrés piémontais, « il fait penser à un pape européen qui aurait quitté l’Europe : une Europe no future  ! », reprend notre diplomate français. « Il n’a pas une vision à proprement parler géopolitique du monde », précise M. Roy. Un monde qu’il connaît d’ailleurs peu : François n’a quasiment pas voyagé avant la papauté. « Il pointe d’abord du doigt un système, matérialiste, basé sur la promotion de l’individu, qui détruit les solidarités traditionnelles et plonge les plus fragiles dans la pauvreté. » Pour le conseiller pontifical, « c’est un lanceur d’alerte ! ».

Jadis gamin des faubourgs de Buenos Aires, Bergoglio a cependant sa propre géographie de l’espace : moins une opposition entre Sud et Nord qu’entre un centre et des « périphéries », qu’elles soient spatiales (pays pauvres, banlieues, bidonvilles) ou existentielles (populations précaires, exclus, détenus, etc.). Il y a, dans cette vision, bien des périphéries au Nord et des visages colonialistes dans les circuits globalisés ; et c’est là qu’il veut que son Eglise prioritairement travaille.

Bergoglio a choisi son camp : celui de « l’option préférentielle pour les pauvres » et les « petits », que, dans ses discours, comme à Santa Cruz, il accroche personnellement : « chiffonnier », « ramasseur d’ordures », « vendeur ambulant », « transporteur », « travailleur exclu », « paysan menacé », « indigène opprimé », « migrant persécuté », « pêcheur qui peut à peine résister à l’asservissement des grandes corporations »… C’est un pasteur avec des élans missionnaires très forts, dit-on. Pas un diplomate. Est-ce un problème ? Pour cela, il y a… des diplomates, pilotés par l’expérimenté secrétaire d’Etat du Vatican Pietro Parolin, jadis l’homme de missions délicates au Venezuela, en Corée du Nord, au Vietnam ou en Israël.

Le synode sur la famille bientôt achevé

« Le pape est convaincu que l’avenir repose sur ceux qui sont sur le terrain », reconnaît M. Roy. Il se méfie des organisations (à commencer par la sienne !), dont les dérives mènent, selon lui, à la stérilité des discours autoréférentiels éloignés des réalités. Cela fait de lui un dirigeant à l’approche humaine et managériale très ascendante, constatent les diplomates, alors que ses prédécesseurs étaient totalement vectorisés du sommet vers la base par la transcendance. « Je vous demande votre prière qui est la bénédiction du peuple pour son évêque », a dit François aux fidèles place Saint-Pierre, en inversant les rôles, le jour de son élection.

Cet attachement aux populations, qui lui confère des accents populistes (il a été proche d’un groupe de la Jeunesse péroniste (11)), il l’ancre conceptuellement dans la théologie du peuple, une branche argentine non marxiste de la théologie de la libération (12). La théologie du peuple ? « Une théologie pour le peuple et non par le peuple, résume Pierre de Charentenay pour marquer la différence. Le pape opère une sorte de reprise populaire et culturelle de la théologie de la libération. » Mezza voce, ce n’en est pas moins une réhabilitation. Issue de l’appropriation latino-américaine de Vatican II dans les années 1970, la théologie de la libération était honnie par Benoît XVI et Jean Paul II pour son approche marxisante. En septembre 2013, François recevait en audience privée, à Rome, l’un de ses illustres fondateurs, le père péruvien Gustavo Gutierrez. En mai 2015, il béatifiait Mgr Oscar Romero, l’archevêque de San Salvador assassiné en 1980 en pleine messe par des militants d’extrême droite. Ses prédécesseurs ne s’étaient guère empressés d’instruire la procédure. Selon M. Leonardo Boff, l’un des chefs de file brésiliens du mouvement, la vision de François s’inscrit « dans le grand héritage de la théologie de la libération ». Son règne pourrait même ouvrir sur une « dynastie de papes du tiers-monde » (13).

Mais Bergoglio détonne aussi car il est un vrai chef d’Eglise, un pape manager, le premier à avoir concrètement exercé des responsabilités territoriales, extra-diocésaines, à un niveau national. De 2005 à 2011, il fut président de la Conférence épiscopale argentine (14). Du coup, « les troupes [au Vatican] sont bien mieux organisées, constate un observateur romain, et sa personnalité, son implication personnelle, ont redynamisé la diplomatie du Saint-Siège ».

En dirigeant, François a défini un cap pour sa multinationale. Habilement, il a découplé l’attaque en fonction de la cible. Au grand monde, il donne à son projet l’air connu de l’« internationalisme catholique » (15) : participer à la pacification des relations entre Etats, promouvoir la démocratie, insister sur les structures de dialogue international, sur la justice pour les peuples, le désarmement, le bien commun international ; tous thèmes qui confèrent parfois à l’Eglise catholique des airs de pure organisation non gouvernementale (ONG). Et en interne, à ses collègues cardinaux sur le point de l’élire, le jésuite argentin rappelle l’essentiel : évangéliser, bien sûr. Mais aussi sortir l’Eglise d’elle-même, de son « narcissisme théologique », pour aller sans attendre vers les « périphéries » (16).

Certains semblent n’avoir pas mesuré à qui ils confiaient les clés. Car pour évangéliser, François ne brandit pas sa croix comme Jean Paul II, qui, dès son premier sermon, passait à l’offensive : « N’ayez pas peur ! Ouvrez toutes grandes les portes au Christ (…), ouvrez les frontières des Etats, des systèmes politiques et économiques (17)…  » Le pape argentin a un autre sens politique. Il ne rechigne pas à faire travailler l’Eglise avec les mouvements populaires, qui sont bien loin de partager sa foi. Il a compris que si l’Eglise restait universelle, elle n’était plus le centre du monde — tout au plus une « experte en humanité », comme la présentait Paul VI.

Ces nouvelles inclinations ne cachent pas les difficultés. Au Proche-Orient, où François, en 2013, lançait le retour de la diplomatie vaticane en appelant à la paix en Syrie quand la France et les Etats-Unis voulaient en découdre avec le régime de M. Bachar Al-Assad, le Saint-Siège a finalement dû en rabattre face à l’urgence : un an plus tard, il demandait aux Nations unies de « tout faire » pour contrer les violences de l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), responsable d’« une espèce de génocide en marche » qui contraignait les chrétiens à l’exode. Les fondamentalismes n’ont que faire du dialogue interreligieux.

De même, en Asie, région perçue comme un gisement de développement, la diplomatie vaticane patine. Si les relations avec le Vietnam sont en cours de réchauffement, en Chine, tout un courant catholique, contrôlé par l’Association patriotique des catholiques chinois, une structure étatique, continue d’échapper à l’évêque de Rome. Certes, François a fait des pas de deux pour amadouer le président Xi Jinping — en évitant notamment une rencontre avec le dalaï-lama — et a reconnu une ordination d’évêque intervenue en juillet à Anyang (province du Henan), ce qui n’était pas arrivé depuis trois ans. Mais la réalité est bien loin des rêves missionnaires : ces derniers mois, rapporte l’agence Eglises d’Asie, les autorités chinoises ont fait détruire par dizaines les croix sur les églises, trop ostensibles, notamment dans la province du Zhejiang. Enfin, en Inde, l’infime minorité catholique (2,3 % de la population) subit régulièrement des atteintes aux biens et aux personnes.

Les obstacles, pour François, ne sont pas qu’en terres lointaines non christianisées. Aux Etats-Unis, où il s’exprimera le 24 septembre devant le Congrès, sa cote de popularité a pris du plomb dans l’aile : de 76 % d’opinions favorables en février, elle a chuté à 59 % en juillet, après l’encyclique et le discours de Santa Cruz, surtout chez les républicains (45 %) (18). Le ton, tout autant que le fond, passe mal. On lui reproche son tropisme latino-américain, son peu de considération pour ce que le capitalisme a pu apporter aux pays pauvres ou ses sermons qui ne proposent pas de solutions (19). A gauche, on suspecte une offensive de charme pour faire passer des pilules plus amères. On remarque qu’il maintient l’opposition doctrinale à la contraception et ne fait pas évoluer celle relative à l’usage du préservatif en matière de lutte contre le sida. Qu’il élude les conséquences de la démographie galopante, aussi problématique que le consumérisme. « La croissance démographique est pleinement compatible avec un développement intégral et solidaire », assure-t-il au contraire. Les conservateurs, eux, le renvoient sèchement à ses attributions théologiques et morales. « Je ne tiens pas ma politique économique de mes évêques, de mon cardinal ou de mon pape », a déclaré M. Jeb Bush, candidat républicain à la Maison Blanche converti au catholicisme il y a vingt ans (20). Le pape ne s’en formalise pas : « N’attendez pas de ce pape une recette » ; « L’Eglise n’a pas la prétention (…) de se substituer à la politique. »

Plus généralement, François est attendu sur les questions de société, au sujet desquelles les orgues vaticanes jouent depuis deux ans en sourdine. En 2014, il a ouvert une boîte de Pandore en demandant aux évêques, réunis en synode, de plancher sur la famille. Les travaux se termineront cette année, en octobre. A plusieurs reprises, il a semblé plaider pour une évolution, sur la question, très sensible dans l’institution, des divorcés remariés privés de communion, ou encore sur l’homosexualité — son retentissant « Qui suis-je pour juger ? », qui ne l’a cependant pas empêché de geler, au printemps, la procédure de nomination auprès du Saint-Siège d’un nouvel ambassadeur de France dont l’orientation sexuelle était stigmatisée, notamment par la curie.

En interne, plus d’un l’attend au tournant. Il veut rompre avec le centralisme romain, développer la collégialité, rendre aux conférences épiscopales leur part d’autorité doctrinale, promouvoir l’inculturation de la liturgie… De quoi chahuter l’unité de son Eglise. Or il a déjà 78 ans… Et la curie, un univers qui lui était inconnu, oppose de belles résistances. « Il s’y casse les dents, observe Pierre de Charentenay. La charrue s’est bloquée dans une terre difficile. » Pour la famille, François appelle « un miracle ». Et pour le reste, rien ne dit pour l’instant que ce pape qui dérange réussira.

Jean-Michel Dumay

Source : Le Monde Diplomatique Septembre 2015
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Turquie. Si la guerre pouvait résoudre le problème, « ce serait fait depuis longtemps »

L’Agence France Presse a obtenu une interview exclusive du chef du PKK et du KCK, à l’abri des bombardements du régime Erdogan depuis les montagnes de l’extrême-nord du Kurdistan irakien.

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Depuis trois mois, les combats font à nouveau rage entre l’armée turque et les rebelles kurdes. Pourtant, de son repaire irakien, leur chef Cemil Bayik se dit prêt à faire taire les armes, et prévient que la « logique de guerre » d’Ankara risque d’étendre le conflit.

« Nous sommes prêts à cesser le feu dès maintenant », assure le dirigeant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). « Mais si (le gouvernement turc) persiste dans cette logique de guerre (…) le conflit va s’étendre à toute la Turquie, à la Syrie et à tout le Proche-Orient », menace-t-il. Dans son impeccable « battle dress » vert pàle, Cemil Bayik a accordé un entretien à l’AFP au cœur des monts Kandil, dans l’extrême nord du Kurdistan irakien. Dans ce dédale de vallées étroites, le PKK règne en maître absolu. Les flancs des montagnes y sont recouverts de portraits du fondateur historique du mouvement, Abdullah Ocalan, qui purge depuis 1999 une peine de réclusion à perpétuité dans une prison turque. A l’entrée de chaque village, des combattants rebelles, Kalachnikov à l’épaule, filtrent le trafic. Mais l’essentiel de leurs unités reste caché dans les montagnes, pour se protèger des bombardements réguliers des F16 turcs.

Légitime défense

Dissimulé sous un bosquet d’arbres, assis devant deux drapeaux kurdes frappés de l’étoile rouge, Cemil Bayik accuse le Président islamo-conservateur turc Recep Tayyip Erdogan d’être le seul responsable de la reprise des hostilités. « Nous ne voulons pas la guerre (…) Nous avons tenté jusque-là par une voie politique et démocratique de faire avancer le dialogue », affirme le chef de l’Union des communautés du Kurdistan (KCK), qui regroupe tous les mouvements de la rébellion. « Mais Erdogan a empêché ce processus-là (…) il n’y a jamais cru ». Le PKK dément également alimenter la récente escalade de violence déclenchée par un attenta de l’EI qu’Ankara est accusée de soutenir. Il évoque la « légitime défense ». « La guérilla n’est pas encore entrée en guerre », se défend Cemil Bayik. « Ce que l’on voit, ce sont plutôt les jeunes qui sont montés au créneau, qui se protègent et protègent le peuple et la démocratie ».

Racines politiques

De plus, pour ce vétéran de la lutte kurde, ce retour aux « années de plomb » a des racines purement politiques. « Erdogan a perdu aux élections la majorité absolue, c’est pour ça qu’il a commencé à faire la guerre ». Le 7 juin, le Parti de la justice et du développement (AKP) de M. Erdogan a de fait perdu le contrôe qu’il exerçait depuis treize ans sur le pays. En raflant 80 sièges de députés, le Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde), a largement contribué à ce revers. A l’approche des législatives anticipées du 1er novembre, l’homme fort du pays a concentré ses attaques sur le HDP, accusé d’être complice des « terroristes ». Si le HDP répugne à reconnaître tout lien avec le PKK, Cemil Bayik, lui, affiche sans complexe sa proximité avec le parti. Il promet même une « initiative » pour le soutenir. « Il est nécessaire d’aider le HDP », juge-t- il. Un autre dirigeant du KCK, Bese Hozat, a même laissé entendre cette semaine dans la presse que le PKK pourrait suspendre ses opérations « pour contribuer à la victoire du HDP ». Cemil Bayik se dit in fine prêt à reprendre les discussions avec la Turquie, mais à condition qu’un « cessez-le-feu bilatéral » soit imposé et qu’Ankara libère des prisonniers kurdes dont Abdullah O calan.

Soutien occidental

Il compte aussi sur le soutien des Occidentaux. Américains et Européens « ont compris que les Kurdes étaient devenus une force stratégique dans la région », se réjouit-il. « Si la communauté internationale retire le PKK de la liste des organisations terroristes, la Turquie sera obligée d’accepter la réalité du problème kurde et acceptera le dialogue ». A 64 ans, le dirigeant du PKK, un modèré du mouvement, affirme avoir toujours « l’espoir » d’une « solution pacifique ». « S’il était possible de résoudre le problème par la guerre », dit-il, « ce serait fait depuis longtemps ».

Source AFP 10/10/2015

Voir aussi ; Actualité Internationale, Rubrique Moyen Orient, Kurdistan, Irak, Turquie,

Morozov : « Internet est la nouvelle frontière du néolibéralisme »

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Selon le chercheur et essayiste Evgeny Morozov, la technologie sert le néolibéralisme et la domination des Etats-Unis. « Il faut considérer la Silicon Valley comme un projet politique et l’affronter en tant que tel », dit-il.

Evgeny Morozov s’est imposé en quelques années comme l’un des contempteurs les plus féroces de la Silicon Valley. A travers trois ouvrages – « The Net Delusion » (2011, non traduit en français), « Pour tout résoudre, cliquez ici » (2014, FYP éditions) et « Le Mirage numérique » (qui paraît ces jours-ci aux Prairies ordinaires) –, à travers une multitudes d’articles publiés dans la presse du monde entier et des interventions partout où on l’invite, il se fait le porteur d’une critique radicale envers la technologie en tant qu’elle sert la domination des Etats-Unis.

A 31 ans, originaire de Biélorussie, il apprend toutes les langues, donne l’impression d’avoir tout lu, ne se trouve pas beaucoup d’égal et maîtrise sa communication avec un mélange de charme et de froideur toujours désarmant.

L’écouter est une expérience stimulante car il pense largement et brasse aussi bien des références historiques de la pensée (Marx, Simondon…) que l’actualité la plus récente et la plus locale. On se demande toujours ce qui, dans ses propos, est de l’ordre de la posture, d’un agenda indécelable, ou de la virtuosité d’un esprit qui réfléchit très vite, et « worldwide » (à moins que ce soit tout ça ensemble).

Nous nous sommes retrouvés dans un aérogare de Roissy-Charles-de-Gaulle, il était entre deux avions. Nous avons erré pour trouver une salade niçoise, car il voulait absolument une salade niçoise.

Rue89 : Est-ce qu’on se trompe en ayant l’impression que vous êtes de plus en plus radical dans votre critique de la Silicon Valley ?

Evgeny Morozov : Non. Je suis en effet plus radical qu’au début. Mais parce que j’étais dans une forme de confusion, je doutais de ce qu’il fallait faire et penser. J’ai aujourd’hui dépassé cette confusion en comprenant que la Silicon Valley était au centre de ce qui nous arrive, qu’il fallait comprendre sa logique profonde, mais aussi l’intégrer dans un contexte plus large.

Or, la plupart des critiques ne font pas ce travail. Uber, Apple, Microsoft, Google, sont les conséquences de phénomènes de long terme, ils agissent au cœur de notre culture. Il faut bien comprendre que ces entreprises n’existeraient pas – et leur modèle consistant à valoriser nos données personnelles serait impossible – si toute une série de choses n’avaient pas eu lieu : par exemple, la privatisation des entreprises télécoms ou l’amoncellement de données par d’énormes chaînes de grands magasins.

Cette histoire, il faut la raconter de manière plus politique et plus radicale. Il faut traiter cela comme un ensemble, qui existe dans un certain contexte.

Et ce contexte, c’est, il faut le dire, le néolibéralisme. Internet est la nouvelle frontière du néolibéralisme.

Le travail critique de la Silicon Valley ne suffit pas. Il faut expliquer que le néolibéralisme qu’elle promeut n’est pas désirable. Il faut expliquer que :

  • A : le néolibéralisme est un problème ;
  • B : il y a des alternatives.

Il faut travailler à l’émergence d’une gauche qui se dresse contre ce néolibéralisme qui s’insinue notamment par les technologies.

Le travail que fait Podemos en Espagne est intéressant. Mais voir les plateformes seulement comme un moyen de se passer des anciens médias et de promouvoir un renouvellement démocratique ne suffit pas. Il faut aller plus en profondeur et comprendre comment les technologies agissent sur la politique, et ça, Podemos, comme tous les mouvements de gauche radicale en Europe, ne le fait pas.

Mais vous voyez des endroits où ce travail est fait ?

En Amérique latine, on voit émerger ce type de travail. En Argentine, en Bolivie, en Equateur, on peut en voir des ébauches.

En Equateur par exemple, où la question de la souveraineté est essentielle – notamment parce que l’économie reste très dépendante du dollar américain -,- on l’a vue s’articuler à un mouvement en faveur d’une souveraineté technologique.

Mais on ne voit pas de tels mouvements en Europe. C’est certain.

La Silicon Valley va au-delà de tout ce qu’on avait connu auparavant en termes d’impérialisme économique. La Silicon Valley dépasse largement ce qu’on considérait auparavant comme les paragons du néolibéralisme américain – McDonald’s par exemple – car elle affecte tous les secteurs de notre vie.

C’est pourquoi il faut imaginer un projet politique qui rénove en fond notre conception de la politique et de l’économie, un projet qui intègre la question des infrastructures en garantissant leur indépendance par rapport aux Etats-Unis.

Mais si je suis pessimiste quant à l’avenir de l’Europe, c’est moins à cause de son impensée technologique que de l’absence flagrante d’esprit de rébellion qui l’anime aujourd’hui.

Mais est-ce que votre dénonciation tous azimuts de la Silicon Valley ne surestime pas la place de la technologie dans nos vies ? Il y a bien des lieux de nos vies – et ô combien importants – qui ne sont pas ou peu affectés par la technologie…

Je me permets d’être un peu dramatique car je parle de choses fondamentales comme le travail, l’éducation, la santé, la sécurité, les assurances. Dans tous ces secteurs, des changements majeurs sont en train d’avoir lieu et cela va continuer. La nature humaine, ça n’est pas vraiment mon objet, je m’intéresse plus à ses conditions d’existence.

Et puis je suis obligé de constater que la plupart des changements que j’ai pu annoncés il y a quelques années sont en train d’avoir lieu. Donc je ne pense pas surestimer la force de la Silicon Valley.

D’ailleurs, ce ne sont pas les modes de vie que je critique. Ce qui m’intéresse, ce sont les discours de la Silicon Valley, ce sont les buts qu’elle se donne. Peu importe si, au moment où j’en parle, ce sont seulement 2% de la population qui utilisent un service. Il se peut qu’un jour, ce soient 20% de la population qui l’utilisent. Cette possibilité à elle seule justifie d’en faire la critique.

D’accord, mais en vous intéressant à des discours, ne prenez-vous pas le risque de leur donner trop de crédit ? Dans bien des cas, ce ne sont que des discours.

En effet, on peut toujours se dire que tout ça ne marchera pas. Mais ce n’est pas la bonne manière de faire. Car d’autres y croient.

Regardez par exemple ce qui se passe avec ce qu’on appelle les « smart cities ». Quand vous regardez dans le détail ce qui est vendu aux villes, c’est d’une pauvreté confondante. Le problème, c’est que les villes y croient et paient pour ça. Elles croient à cette idée du logiciel qui va faire que tout fonctionne mieux, et plus rationnellement. Donc si la technologie en elle-même ne marche pas vraiment, le discours, lui, fonctionne à plein. Et ce discours porte un agenda propre.

Il est intéressant de regarder ce qui s’est passé avec la reconnaissance faciale. Il y a presque quinze ans, dans la suite du 11 Septembre, les grandes entreprises sont allées vendre aux Etats le discours de la reconnaissance faciale comme solution à tous leurs problèmes de sécurité. Or, à l’époque, la reconnaissance faciale ne marchait absolument pas. Mais avec tout l’argent des contrats, ces entreprises ont investi dans la recherche, et aujourd’hui, la reconnaissance faciale marche. Et c’est un énorme problème. Il faut prendre en compte le caractère autoréalisateur du discours technologique.

Quelle stratégie adopter ?

Il faut considérer la Silicon Valley comme un projet politique, et l’affronter en tant que tel.

Ça veut donc dire qu’un projet politique concurrent sera forcément un projet technologique aussi ?

Oui, mais il n’existe pas d’alternative à Google qui puisse être fabriquée par Linux. La domination de Google ne provient pas seulement de sa part logicielle, mais aussi d’une infrastructure qui recueille et stocke les données, de capteurs et d’autres machines très matérielles. Une alternative ne peut pas seulement être logicielle, elle doit aussi être hardware.

Donc, à l’exception peut-être de la Chine, aucun Etat ne peut construire cette alternative à Google, ça ne peut être qu’un ensemble de pays.

Mais c’est un défi gigantesque parce qu’il comporte deux aspects :

  • un aspect impérialiste : Facebook, Google, Apple, IBM sont très liés aux intérêts extérieurs des Etats-Unis. En son cœur même, la politique économique américaine dépend aujourd’hui de ces entreprises. Un réflexe d’ordre souverainiste se heurterait frontalement à ces intérêts et serait donc voué à l’échec car il n’existe aucun gouvernement aujourd’hui qui soit prêt à affronter les Etats-Unis ;
  • un aspect philosophico-politique  : on pris l’habitude de parler de « post-capitalisme » en parlant de l’idéologie de la Silicon Valley, mais on devrait parler de « post-sociale-démocratie ».

Car quand on regarde comment fonctionne Uber – sans embaucher, en n’assumant aucune des fonctions de protection minimale du travailleur –, quand on regarde les processus d’individualisation des assurances de santé – où revient à la charge de l’assuré de contrôler ses paramètres de santé –, on s’aperçoit à quel point le marché est seul juge.

L’Etat non seulement l’accepte, mais se contente de réguler. Est complètement oubliée la solidarité, qui est au fondement de la sociale-démocratie. Qui sait encore que dans le prix que nous payons un taxi, une part – minime certes – sert à subventionner le transport des malvoyants ? Vous imaginez imposer ça à Uber….

Il faut lire le livre d’Alain Supiot, « La Gouvernance par les nombres » (Fayard, 2015), il a tout juste : nous sommes passés d’un capitalisme tempéré par un compromis social-démocrate à un capitalisme sans protection. C’est donc qu’on en a bien fini avec la sociale-démocratie.

Ce qui m’intrigue, si l’on suit votre raisonnement, c’est : comment on a accepté cela ?

Mais parce que la gauche en Europe est dévastée ! Il suffit de regarder comment, avec le feuilleton grec de cet été, les gauches européennes en ont appelé à la Commission européenne, qui n’est pas une grande défenseure des solidarités, pour sauver l’Europe.

Aujourd’hui, la gauche a fait sienne la logique de l’innovation et de la compétition, elle ne parle plus de justice ou d’égalité.

La Commission européenne est aujourd’hui – on le voit dans les négociations de l’accord Tafta – l’avocate d’un marché de la donnée libre, c’est incroyable ! Son unique objectif est de promouvoir la croissance économique. Si la vie privée est un obstacle à la croissance, il faut la faire sauter !

D’accord, mais je repose alors ma question : comment on en est venus à accepter cela ?

Certains l’ont fait avec plaisir, d’autres avec angoisse, la plupart avec confusion.

Car certains à gauche – notamment dans la gauche radicale – ont pu croire que la Silicon Valley était une alliée dans le mesure où ils avaient un ennemi commun en la personne des médias de masse. Il est facile de croire dans cette idée fausse que les technologies promues par la Silicon Valley permettront l’émergence d’un autre discours.

On a accepté cela comme on accepte toujours les idées dominantes, parce qu’on est convaincus. Ça vient parfois de très loin. L’Europe occidentale vit encore avec l’idée que les Américains ont été des libérateurs, qu’ils ont ensuite été ceux qui ont empêché le communisme de conquérir l’Europe. L’installation de la domination idéologique américaine – de McDonald’s à la Silicon Valley – s’est faite sur ce terreau.

Il y a beaucoup de confusion dans cette Histoire. Il faut donc théoriser la technologie dans un cadre géopolitique et économique global.

En Europe, on a tendance à faire une critique psychologique, philosophique (comme on peut le voir en France chez des gens comme Simondon ou Stiegler). C’est très bien pour comprendre ce qui se passe dans les consciences. Mais il faut monter d’un niveau et regarder ce qui se passe dans les infrastructures, il faut élargir le point de vue.

Il faut oser répondre simplement à la question : Google, c’est bien ou pas ?

Aux Etats-Unis, on a tendance à répondre à la question sur un plan juridique, en imposant des concepts tels que la neutralité du Net. Mais qu’on s’appuie en Europe sur ce concept est encore un signe de la suprématie américaine car, au fond, la neutralité du Net prend racine dans l’idée de Roosevelt d’un Etat qui n’est là que pour réguler le marché d’un point de vue légal.

Il faut aller plus loin et voir comment nous avons succombé à une intériorisation de l’idéologie libérale jusque dans nos infrastructures technologiques.

Et c’est peut-être en Amérique latine, comme je vous le disais tout à l’heure, qu’on trouve la pensée la plus intéressante. Eux sont des marxistes qui n’ont pas lu Simondon. Ils se donnent la liberté de penser des alternatives.

Pour vous, le marxisme reste donc un cadre de pensée opérant aujourd’hui pour agir contre la Silicon Valley ?

En tant qu’il permet de penser les questions liées au travail ou à la valeur, oui. Ces concepts doivent être utilisés. Mais il ne s’agit pas de faire une transposition mécanique. Tout ce qui concerne les données – et qui est essentiel aujourd’hui – n’est évidemment pas dans Marx. Il faut le trouver ailleurs.

Xavier de La Porte

Source : Rue 89 04/10/2015
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