Vu la République, la fraternité en ses fondements, l’hospitalité à l’horizon.
Vu les bouleversements des temps présents, la perspective de mouvements migratoires extraordinaires à venir, la démultiplication annoncée de « jungles » dans les plis et replis de nos métropoles.
Considérant que la « jungle » de Calais est habitée par 5 000 exilés, non pas errants mais héros, rescapés de l’inimaginable, armés d’un espoir infini.
Considérant qu’ici-même vivent effectivement, et non survivent à peine, des rêveurs colossaux, des marcheurs obstinés que nos dispositifs de contrôle, procédures carcérales, containers invivables s’acharnent à casser afin que n’en résulte qu’une humanité-rebut à gérer, placer, déplacer.
Considérant que Mohammed, Ahmid, Zimako, Youssef, et tant d’autres s’avèrent non de pauvres démunis, mais d’invétérés bâtisseurs qui, en dépit de la boue, de tout ce qui bruyamment terrorise ou discrètement infantilise, ont construit en moins d’un an deux églises, deux mosquées, trois écoles, un théâtre, trois bibliothèques, une salle informatique, deux infirmeries, vingt-huit restaurants, quarante quatre épiceries, un hammam, deux salons de coiffure, des histoires d’humanité reléguées au statut d’anecdotes dans l’histoire officielle de la « crise des migrants ».
Considérant qu’ici-même l’on habite, cuisine, danse, fait l’amour, fait de la politique, parle une vingtaine de langues, chante l’espoir et la peine, pleure et rit, contredit ô combien les récits dont indignés comme exaspérés s’enivrent, assoiffés des images du désastre, bourrés de plaintes, écoeurés par ce qui s’invente, s’affirme et déborde.
Considérant que chacun des habitats ici dressé, tendu, planté, porte l’empreinte d’une main soigneuse, d’un geste attentif, d’une parole liturgique peut-être, de l’espoir d’un jour meilleur sans doute, et s’avère une écriture bien trop savante pour tant de témoins dont les yeux n’enregistrent que fatras et cloaques, dont la bouche ne régurgite que les mots « honte » et « indignité ».
Considérant que quotidiennement depuis début septembre 2015 des centaines de britanniques, belges, hollandais, allemands, italiens, français, construisent dans la « jungle », distribuent vivres et vêtements, organisent concerts et pièces de théâtre, créent radios et journaux, dispensent conseils juridiques et soins médicaux, et le soir venu occupent les lits des campings alentours et de l’Auberge de Jeunesse de Calais, haut-lieu d’une solidarité active extraordinaire, centre de l’Europe s’il en est.
Considérant que jamais les associations calaisiennes n’ont enregistré autant de propositions de dons et de bénévolat, et que ne cesse pourtant d’être narré le récit d’une unanime exaspération collective, d’une violence et d’un racisme prétendument généralisés, d’une pourriture surexposée salissant une ville autant que les kilomètres de barbelés la défigurent.
Considérant que Calais est, de facto, une ville-monde, avant-garde d’une urbanité du 21e siècle dont le déni, à la force de politiques publiques brutales, témoigne d’un aveuglement criminel à l’endroit de ce qui vient, d’un mépris mortifère de ce qui s’affirme.
Considérant que la « jungle » ne disparaîtra pas, ni à la force d’une violence légale déployée comme si s’organisait là une bande de criminels, ni par la grâce des « solutions » abstraites de « l’hébergement pour tous », dont les containers du « Centre d’Accueil Provisoire » à 20 millions d’euros exposent, sidérante, l’absurdité.
Considérant que la faillite des acteurs publics et l’incurie de leurs solutions sont si vastes, que dans une semaine, un mois, un an, la « jungle » de Calais apparaîtra au centuple, et que demeurera comme seul trésor public le fruit de ce que calaisiens et exilés auront cultivé malgré tout, à savoir ce qui nous rapproche.
Déclare :
– 1 : Que la destruction annoncée par la Préfète du Pas-de-Calais de la partie sud de la « jungle » de Calais, comprenant notamment une école resplendissante, s’avère une infamie, un acte de guerre irresponsable conduit non seulement contre des constructions, mais aussi contre des hommes, des femmes, des enfants, des rêves, des solidarités, des amitiés, des histoires, une opération militaire écervelée conduite non seulement contre le bidonville, mais contre ce qui fait ville à Calais.
– 2 : Que résister nécessite de riposter enfin au déni de réalité généralisé, de contredire les professionnels de la plainte comme les promoteurs de l’exaspération, de rendre célèbre ce qui s’affirme aujourd’hui à Calais, de faire retentir le souffle européen qui s’y manifeste, de s’avérer autrement attentifs aux promesses d’avenir qui s’y dessinent, à la beauté des bâtisseurs, à la vie qui toujours invente.
– 3 : Que penser et agir de nouveau à Calais, au devant d’une situation-monde nous concernant tous, c’est s’inspirer des gestes de celles et ceux qui construisent inlassablement en dépit de la haine qui porte le nom de « politique publique », c’est poursuivre l’édification d’une cité-oasis du 21 siècle où trouver abris de droits, de culture, de joie et de fraternité, c’est risquer d’autres formes d’écritures politiques de l’hospitalité, de ce que nous avons en commun, de notre République.
NB : Le PEROU développe à Calais des « actes documentaires » associant huit équipes de chercheurs et étudiants d’universités et d’écoles d’enseignement supérieur ainsi que des photographes. Intitulé « New Jungle Delire » (voir sur le site du PEROU : www.perou-paris.org), ce travail est soutenu par le PUCA et la Fondation de France. Il est présenté chemin faisant au Pavillon de l’Arsenal (21 boulevard Morland, 75004 Paris) dans le cadre d’Ateliers Publics bi-mensuels. Le troisième Atelier Public du PEROU aura lieu le mardi 23 février à 18h30.
L’avant-projet de loi de Myriam El Khomri se révèle explosif. Photo AFP/MARTIN BUREAU
Les 35 heures restent – sur le papier – mais la ministre du Travail fait des propositions que n’auraient pas reniées les politiques les plus libéraux. Revue de détail.
Selon Le Parisien, La future loi Travail de Myriam El Khomri empile les propositions chocs. L’avant-projet de loi livre les principaux points d’un texte explosif sur le plan du droit social. Reste qu’il est encore loin d’être voté: la loi doit encore passer en comité interministériel, avant d’être présentée en Conseil des ministres le 9 mars et devant le Conseil d’État.
Revue de détail d’un texte qui n’a pas fini de faire parler de lui.
Vers la semaine de 60 heures?
La durée légale du travail resterait à 35 heures (autrement dit, les heures supplémentaires débuteraient toujours à la 36e heure), mais la durée maximale d’une semaine de travail serait portée à… 60 heures! Un cas possible aujourd’hui « pour des circonstances exceptionnelles, sous réserve d’accord de l’inspection du travail ». Sauf qu’El Khomri veut faire sauter cette demande d’autorisation – quasiment jamais accordée.
Un salaire… « modulable »
Lors d’un passage à vide économique, ou dans le cas de la conquête de nouveaux marchés, l’entreprise pourrait moduler (à la baisse) librement le temps de travail et le salaire des employés pour cinq ans maximum. Si l’accord préalable des salariés est prévu, ceux qui refuseront pourront être licenciés pour « cause réelle et sérieuse ». Jusqu’ici, en cas de modification unilatérale du contrat, le salarié qui refusait la nouvelle version pouvait être licencié économique, ce qui lui était plus favorable.
Des astreintes non travaillées… et non payées
Aujourd’hui, un salarié en astreinte est considéré comme à disposition de l’entreprise, ne serait-ce que parce qu’il ne peut s’éloigner ou s’absenter. Il doit donc à ce titre être indemnisé. Le texte d’El Khomri prévoit tout simplement qu’il soit considéré comme… « en repos », à partir du moment où l’entreprise n’aurait pas fait appel à lui. Pourtant, selon la Charte sociale européenne, une astreinte peut être moins payée – ce n’est pas un travail effectif – mais elle doit tout de même être indemnisée.
Prud’hommes: les indemnités plafonnées
Au-delà des indemnités légales de base, les prud’hommes peuvent librement fixer le montant des indemnités allouées à un salarié licencié abusivement. Mais El Khomri prévoit un plafonnement, réclamé et attendu par les patrons. Le juge doit s’en tenir à un barème, qui tient uniquement compte de l’ancienneté du salarié. Avec une limitation à 15 mois de salaire pour les employés qui ont plus de 20 ans d’ancienneté.
Des référendums plutôt que des syndicats
Le principe d’un accord d’entreprise voté par les syndicats demeure, mais ceux-ci devront représenter au moins 50% des suffrages lors des élections professionnelles (contre 30%) pour être jugés représentatifs. Si les syndicats majoritaires ne valident pas l’accord, des syndicats pourront demander la tenue d’un référendum, sans pouvoir s’opposer à sa validation si les voix sont majoritaires.
Coup de canif dans le forfait jour
En France, 50% des cadres sont au « forfait jour »: ils peuvent donc déroger aux 35 heures hebdomadaires, mais doivent s’en tenir à d’autres contraintes: 235 jours de travail par an au maximum, et 11 heures de repos consécutives obligatoires par 24 heures. La mise en place du forfait jour passait par la signature d’un accord collectif dans les PME de moins de 50 salariés. Selon le texte de la ministre, un accord individuel de chaque salarié suffira désormais. Et ce n’est pas tout: les 11 heures de repos pourront être fractionnées, plutôt que consécutives.
Les apprentis travailleront plus
La durée légale de travail d’un apprenti serait portée à 40 heures hebdomadaire (contre 35), avec 10 heures par jour au maximum (contre 8), ce qui était déjà possible, mais uniquement avec l’accord de l’inspection du travail et d’un médecin du travail. Désormais, le patron devra seulement « informer » l’inspection et le médecin du travail.
Patrimoine immatériel. A Alès, le Centre Méditerranéende littérature orale (CML0) accueille 9 000 stagiaires par an.
A Alès sur le quai Boissier de Sauvage, le Centre méditerranéen de littérature orale (CMLO) est niché dans les locaux de l’ancienne maternité. Un symbole pour une équipe naturellement très sensible à cette dimension. Le CMLO a, entre autres, vocation de recenser, analyser, valoriser, diffuser et transmettre les littératures orales, une discipline que l’on réduit souvent à tort aux histoires contées aux enfants et à la littérature jeunesse.
« Cette dimension demeure importante, précise l’ethnologue et fondateur du centre Marc Aubaret qui s’apprête à transmettre la direction après vingt deux ans d’engagement, mais la littérature orale concerne un champ bien plus vaste. Elle participe à la transmission de l’héritage symbolique et identitaire d’un groupe. Elle véhicule la façon de voir d’un peuple et constitue un repère de culture et de civilisation tout en évoluant. »
La création même du CMLO a partie liée avec le Festival de la parole d’Alès qui se tenait entre 1987 et 1994 dans la cité du bassin houiller des Cévennes. Durant cette manifestation populaire portée par des forts en gueule comme Claude Chabrol, la parole investissait pleinement l’espace public. On y a vu l’émergence des premières compagnies de théâtre de rue comme Malabar ou les Tambours du Bronx.
Espace de formation
Aujourd’hui, le CMLO s’est recentré sur la vocation d’espace ressource et de formation. Il conserve un lien privilégié avec le spectacle vivant. A travers une programmation de conteurs* et un programme de 1 500 heures de formation par an. Le CMLO dispose d’un centre de documentation ouvert aux chercheurs.
Il propose divers modules de formation aux savoirs traditionnels répondant à nombre de besoins dans des secteurs aussi diversifiés que les services éducatifs et sociaux, la santé, l’enseignement, les sciences sociales, l’orthophonie, le spectacle, la lutte contre l’illettrisme… « Faute de moyens et de personnel, il nous est difficile de valoriser notre fond notamment à travers la numérisation, indique Marc Aubaret. Former des intervenants qui interviennent dans l’espace public nous paraît plus efficace. »
Qu’il s’agisse de la mémoire des migrants ou du travail sur la conscience de la langue et de ses dérives ouvrant sur les manipulations politiques et religieuses, la consignation et l’étude de la littérature orale reste un outil incontournable pour appréhender les mutations contemporaines. La vocation éclairante du CMLO d’Alès s’avère plus que jamais nécessaire.
JMDH
* La grande conteuse Catherine Zarcate est attendue sur la scène nationale d’Alès le 6 avril. Elle racontera Salomon et la reine de Saba.
«Expliquer le jihadisme, c’est déjà vouloir un peu excuser.» Samedi, le Premier ministre a exprimé, une nouvelle fois, sa défiance envers l’analyse sociale et culturelle de la violence terroriste. Une accusation qui passe mal auprès des intellectuels.
En matière de terrorisme, Manuel Valls ferait-il un déni de savoir ?? Voilà trois fois qu’il s’en prend à tous ceux, sociologues et chercheurs, qui tentent de comprendre les violences contemporaines. Samedi, lors de la commémoration de l’attaque contre l’Hyper Cacher, le Premier ministre a de nouveau rejeté toute tentative d’explication à la fabrique de jihadistes. «Pour ces ennemis qui s’en prennent à leurs compatriotes, qui déchirent ce contrat qui nous unit, il ne peut y avoir aucune explication qui vaille? ; car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser.» Au Sénat, le 26 novembre, il avait déjà porté la charge : «J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications culturelles ou sociologiques à ce qu’il s’est passé.» Et la veille, le 25 novembre, devant les députés ?: «Aucune excuse ne doit être cherchée, aucune excuse sociale, sociologique et culturelle.»
Pourquoi ce rejet? ? Ces déclarations s’inscrivent dans une remise en cause bien plus large de la sociologie qui, à force de chercher des explications, donnerait des excuses aux contrevenants à l’ordre social. Aujourd’hui, il s’agit de jihadisme, hier, de délinquance. Cette dénonciation du «sociologisme» était un discours plutôt porté par la droite jusqu’ici. Manuel Valls innove sur ce terrain – ?soutenu par des journalistes comme Philippe Val (dans Malaise dans l’inculture, Grasset, 2015)? – quitte à se couper encore un peu plus avec les intellectuels de gauche. En 2015, il les sommait de donner de la voix contre le Front national ; aujourd’hui, il répète leur inutilité. Face à un Valls multirécidiviste, la colère monte. «Il n’y a que la sociologie qui peut expliquer pourquoi la France est gouvernée par un PM [Premier ministre, ndlr] si médiocre. Mais ce n’est pas une excuse», tweetait dimanche l’historien des images André Gunthert. Même le pondéré Marcel Gauchet, historien et philosophe, juge«particulièrement regrettable» la phrase de Valls. «Pour bien combattre un adversaire, a-t-il rappelé lundi à la matinale de France Inter, il faut le connaître. C’est le moyen de mobiliser les esprits et de donner une efficacité à l’action publique.»
Mais sur le fond, la sociologie se confond-elle vraiment avec la culture de l’excuse? ? Comprendre n’est ni excuser ni déresponsabiliser, rappelle le sociologue Bernard Lahire dans un essai qui vient de paraître (lire ci-dessous). Le propre de la recherche est de mettre à jour les déterminismes sociaux et replacer l’individu dans des interactions aussi fortes que souterraines. La sociologie n’a donc pas pour but de juger ou de rendre irresponsable, c’est à la justice d’effectuer ce travail. Pourquoi alors une telle hargne contre l’analyse sociologique ?? «En fait, écrit Lahire, la sociologie vient contrarier toutes les visions enchantées de l’Homme libre, autodéterminé et responsable.» Or, Valls, dans sa rénovation du socialisme, souhaite promouvoir un être responsable. En dénonçant la culture de l’excuse, il souscrit à cette vision libérale de l’individu.
Au sein d’une autre gauche pourtant, certains revendiquent le mot. «Excuser, c’est un beau programme, estime le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie (dans Juger?: l’Etat pénal face à la sociologie, Fayard, 2016). Il prend en compte avec générosité et rationalité la manière dont les vies sont formées, les violences que les gens ont subies.» Un mot qu’il veut revaloriser dans les pratiques juridiques. «Aujourd’hui, la justice utilise déjà un savoir (psychiatrique) pour lever, parfois, la responsabilité (dans les cas de troubles mentaux). Pourquoi ne pourrait-on pas utiliser de la même manière le savoir sociologique? ? Ne serait-ce pas une conquête de la raison sur les pulsions répressives et de jugement??» (lire ci-dessous).
Plus largement, l’attitude de Valls serait symptomatique d’un déni de tout savoir sur la compréhension de la violence. «Ce qui s’est passé ressemble à une opération de non-penser de grande envergure, explique le philosophe Alain Badiou à Libération. De toute évidence, les pouvoirs ont intérêt à bloquer la chose dans son caractère incompréhensible.»
A l’inverse de Valls, on pourrait reprocher aux sociologues de ne pas assez expliquer. Les accusations répétées contre cette discipline sont peut-être aussi le reflet d’une déception. Celle d’une sociologie privilégiant les études qualitatives et l’enquête de terrain au détriment du chiffre et d’une vision globale de la société – ?voire du travail avec les politiques. Quatre sociologues réagissent aux propos du Premier ministre.
Bernard Lahire : « Il rompt avec l’esprit des Lumières »
«Déclaration après déclaration, Manuel Valls manifeste un rejet public très net de toute explication des attentats de 2015. Il ramène toute explication à une forme de justification ou d’excuse. Pire, il laisse penser qu’existerait une complicité entre ceux qui s’efforcent d’expliquer et ceux qui commettent des actes terroristes. Il fait odieusement porter un lourd soupçon sur tous ceux qui ont pour métier d’étudier le monde social. Ce discours est problématique à trois égards.
«Tout d’abord, le Premier ministre, comme tous ceux qui manient l’expression « culture de l’excuse », confond explication et justification. Il accuse les sciences sociales d’excuser, montrant par là son ignorance. Tout le monde trouverait ridicule de dire qu’en étudiant les phénomènes climatiques, les chercheurs se rendent complices des tempêtes meurtrières. C’est pourtant bien le type de propos que tient Manuel Valls au sujet des explications scientifiques sur le monde social. Non, comprendre ou expliquer n’est pas excuser. Nous ne sommes ni des procureurs, ni des avocats de la défense, ni des juges, mais des chercheurs, et notre métier consiste à rendre raison, de la façon la plus rigoureuse et la plus empiriquement fondée, de ce qui se passe dans le monde social.
«Ensuite, le Premier ministre préfère marteler un discours « guerrier », qui met en scène une fermeté un peu puérile censée rassurer tout le monde (mais qui ne fait qu’entretenir les peurs), plutôt que de prendre le recul nécessaire à la bonne gestion des affaires humaines. En faisant de la surenchère verbale pour clamer l’intransigeance du gouvernement, il prouve la montée dans l’espace public des discours d’autorité et des thématiques sécuritaires. Il devient ainsi une sorte de superministre de l’Intérieur. Il se cantonne dans un registre affectif au lieu de tenir un discours de raison, fondée sur une connaissance des réalités en jeu.
«Enfin, il rompt avec l’esprit des Lumières, qui est pourtant au fondement de notre système scolaire, de l’école primaire à l’université ?: doit-on demander aux professeurs d’histoire et de géographie, de sciences économiques et sociales ou de philosophie de cesser de mettre en question les évidences, de cesser d’argumenter, d’expliquer et de transmettre les connaissances accumulées sur la société? ? A écouter certains de nos responsables politiques, on pourrait en déduire qu’une démocratie a besoin de policiers, de militaires, d’entrepreneurs et de professeurs de morale mais en aucun cas de savants. Ceux qui sont censés nous gouverner ont bien du mal à se gouverner eux-mêmes. Du calme et de la raison ?: voilà ce dont nous aurions besoin.»
Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue «culture de l’excuse», La Découverte, janvier 2016.
Farhad Khosrokhavar : «Il flatte une opinion publique blessée»
«La position de Manuel Valls sur les excuses sociologiques du terrorisme est indigne. Le Premier ministre semble oublier que la sociologie, en regardant à la loupe les trajectoires de jihadistes, peut donner des clés de compréhension et donc des pistes pour en sortir. J’ai travaillé pendant plus de vingt ans sur les phénomènes de radicalisation, ce sont des sujets complexes qui ne peuvent être balayés d’un revers de main. Expliquer ne veut pas dire justifier. Mais dire l’état d’esprit de ces acteurs, c’est donner un sens et rendre intelligible le phénomène.
«Contextualiser permet de combattre les différentes formes de radicalisation et d’examiner de quelle façon la société peut y parer. Plus que jamais, on devrait donc analyser plutôt que d’abandonner ces phénomènes à des impensés. Comprendre, c’est précisément restituer, pénétrer l’intentionnalité des acteurs. Empathie ne veut pas dire sympathie. Dire qu’expliquer, c’est en partie excuser équivaut à dire qu’il ne faut surtout pas chercher à comprendre. C’est faire des jihadistes des bêtes féroces, ou alors des fous. Cette seconde hypothèse existe en partie. J’ai d’ailleurs souligné les fragilités mentales de certains. Pour les autres, il ne reste que la première, celle des bêtes féroces, qui consiste à souligner leur inhumanité et dire «on les tue». D’ailleurs,à la suite à la récente attaque dans un commissariat du XVIIIe arrondissement de Paris, personne ne s’est interrogé sur la mort de l’assaillant.
«Finalement, il n’est pas vraiment question de sociologie. Le Premier ministre cherche à prendre des positions électoralement rentables comme il le fait avec la déchéance de la nationalité. Il tente de flatter une opinion publique blessée, en plein désarroi. La réalité demeure qu’il existe en Europe une armée de réserve jihadiste dont les acteurs sont des jeunes Européens souffrant d’exclusion sociale ou ayant grandi en banlieues. Pour la neutraliser sur le long terme, la mort ou la prison ne suffiront pas. Il faudra la neutraliser par des mesures socio-économiques, faire sortir du ghetto ces jeunes et inventer un nouveau mode d’urbanisme et de socialisation. Et pour cela, mobiliser l’ensemble des sciences sociales.»
Avec David Bénichou et Philippe Migaux, Le jihadisme. Le comprendre pour mieux le combattre, Plon, 2015.
Nilüfer Göle : « Il franchit une nouvelle étape dans le débat sur l’islam »
«En accusant la sociologie de propager une culture de l’excuse, Manuel Valls franchit une nouvelle étape dans le débat autour de l’islam. Cette dynamique est une régression intellectuelle qui va de pair avec une politique basée sur la construction d’ennemis. En 2002 déjà, Oriana Fallaci, journaliste italienne de renom, appelait à ignorer « le chant » des intellectuels et leur prétendue tolérance pour pouvoir librement et courageusement exprimer la rage contre l’islam. Depuis, la rhétorique anti–intellectuelle ne cesse de se propager, trouvant d’autres porte-parole aussi bien à droite et à gauche, et ce dans toute l’Europe.
«En érigeant la liberté d’expression comme une arme dans la bataille contre l’islam, un appel à l’intransigeance gagne du terrain. A chaque étape, les tabous tombent les uns après les autres, on cherche à se libérer de la culpabilité du passé colonial, on annonce la fin du multiculturalisme, on refuse l’appellation raciste, et on ridiculise la pensée bienveillante, «politiquement correcte». C’est la sociologie, accusée d’être porteuse de cette culture de l’excuse, qui entraverait la fermeté des politiques publiques.
«Certes, on ne peut pas expliquer des actes de violence par les seuls facteurs d’inégalités et d’exclusion. Ce serait bien trop superficiel. Mais il est tout aussi paradoxal d’ignorer que c’est par les enquêtes sociologiques que nous comprenons comment l’islam, les musulmans « ordinaires » comme les « jihadistes », font partie des sociétés européennes. Le confort des frontières qui séparent les citoyens de « souche » de ceux issus de l’immigration a disparu. Les attaques terroristes en témoignent d’une manière violente et tragique. Les débats sur la présence des musulmans, la visibilité des signes religieux dans la vie de la cité en sont aussi la preuve. Le souhait de ne pas faire l’amalgame entre les différents musulmans n’a plus vraiment cours depuis le 13 Novembre. Vouloir juxtaposer une communauté monolithique de la nation avec la société, qui est de plus en plus constituée de citoyens aux multiples appartenances, est pourtant une nostalgie du passé républicain. Le désir d’adhérer à l’identité nationale et d’expulser ceux qui ne font pas corps avec la nation et ses valeurs conduit à une impasse politique. Plus que jamais, la sociologie peut nous aider à comprendre la possibilité de faire lien et de faire cité.»
Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, La Découverte, 2015.
Geoffroy de Lagasnerie : « Excuser, c’est un beau programme de gauche »
«Je revendique totalement le mot « excuse ». C’est un beau mot. Dans le débat rituel sur « explication », « compréhension » et « excuse », les deux attitudes qui s’affrontent me paraissent problématiques et me gênent beaucoup. Celle qui nie, comme Manuel Valls, la pertinence même de la sociologie : le déterminisme n’existerait pas, les individus seraient responsables de leurs actes. Cette position a au moins le mérite de la cohérence. Elle sent bien que le savoir sociologique met en crise les fondements du système de la responsabilité individuelle, du jugement et de la répression ; mais comme elle veut donc laisser intact ce système, elle doit nier la pertinence de la vision sociologique du monde.
«La deuxième position me paraît la plus étrange et incohérente. C’est celle de nombreux sociologues ou chercheurs en sciences sociales qui font un usage dépolitisant de leur pratique et leur savoir, et qui affirment ainsi que la tâche de connaître les phénomènes – qui relèverait de la « connaissance » – ne doit pas être confondue une prise de position critique sur les institutions – qui relève de l’engagement –, ou que comprendre un système relèverait de la science quand la responsabilité relèverait du droit, en sorte que nous aurions affaire ici à deux mondes différents. Expliquer ne serait pas excuser. Comment peut-on à ce point désamorcer la portée critique de la sociologie ?
«Je pense qu’il faut récupérer le mot d’excuse. On cède trop facilement aux offensives de la pensée réactionnaire ou conservatrice. Excuser, c’est un beau programme de gauche. Oui, c’est un beau mot « excuser », qui prend en compte avec générosité et rationalité la manière dont les vies sont formées, les violences que les gens ont subies, les cadres dans lesquels ils vivent, etc. Il faut revaloriser ce mot dans la culture juridique et politique. C’est d’autant plus légitime que le droit prévoit déjà des excuses – ce qui montre à quel point des deux côtés, le débat se fonde sur une ignorance du fonctionnement du droit contemporain.
«On peut penser à « l’excuse de minorité » pour les enfants, mais aussi à l’irresponsabilité pénale pour les malades mentaux. Aujourd’hui, la justice utilise déjà un savoir (psychiatrique) pour lever, parfois, la responsabilité (dans les cas de troubles mentaux). Pourquoi ne pourrait-on pas utiliser de la même manière le savoir sociologique ? J’ai assisté à de nombreux procès d’assises pour mon dernier livre. A plusieurs d’entre eux, les accusés étaient des SDF : ils boivent, ils se battent, l’un d’entre eux tombe et meurt. Je pourrais très bien comprendre qu’on déclare ce SDF irresponsable de ces coups mortels, ou qu’on atténue sa responsabilité, en raison de la façon dont son geste fut prescrit et engendré par la situation dans laquelle il s’est trouvé pris. Ne serait-ce pas une conquête de la raison sociologique et politique sur les pulsions répressives et de jugement ?»
Juger, l’Etat pénal face à la sociologie, Fayard, janvier 2016
Politique culturelle. Le théâtre universitaire devient Scène Conventionnée pour l’émergence et la diversité. L’Université Montpellier 3 s’affirme lieu de culture.
L’année 2016 débute bien au Théâtre de la Vignette qui vient d’obtenir le titre de Scène Conventionnée via la direction des affaires culturelles. « Les conventionnements correspondent à un programme spécifique, ils contribuent comme les CDN et les Scènes nationales à l’aménagement culturel du territoire explique François Duval, le conseiller Drac Languedoc-Roussillon Midi Pyrénées qui travaille désormais de concert avec son homologue à Toulouse.
« La Drac accompagne le Théâtre de la Vignette depuis sa phase d’étude en 2002. Elle a soutenu la transversalité entre la culture et l’Enseignement supérieur et la Recherche. Ce conventionnement consacre l’attention que porte le théâtre à la création en région et l’exigence de ses choix.» Cette identification s’attache au projet et à la programmation qui ont permis l’émergence d’artiste comme Marie- José Malis qui dirige le CDN La Commune à Aubervilier au côte de Fréderic Sacard, ou la metteur en scène Marie Lamachère.
Le directeur de La Vignette Nicolas Dubourg identifie pour sa part «l’émergence » à une double notion. « Celle de la confiance que l’on doit apporter aux jeunes créateurs en terme de co-production, de programmation et de suivi, et celle de l’attention portée aux nouvelles formes et aux nouveaux langages du théâtre contemporain.» Concernant la diversité, il évoque « l’élargissement des horizons à l’échelle nationale, internationale et notamment européenne », ainsi que l’ouverture artistique à des formations issues de différents parcours.» La Vignette qui doit beaucoup aux deux mandats non reconductibles de la Présidente Anne Fraïsse, tient à être un lieu de formation et de mise en réseau par son inscription dans les réseaux professionnels.
Si le conventionnement est pluriannuel, la dotation de l’Etat n’évolue que très sensiblement. Mais l’affirmation de cette identité artistique et du projet dans sa cohérence, inscrit durablement le théâtre dans le paysage du spectacle vivant. Il se prépare ainsi à renforcer et développer les coopérations dans le cadre de la nouvelle région.