Dans les rues d’Alep, un homme porte sur son dos un blessé, après une frappe aérienne.• Crédits : Mamun Ebu Omer / ANADOLU AGENCY
Les rebelles ont perdu le tiers d’Alep-Est face aux forces du régime syrien, lesquelles espère faire rapidement tomber cette partie de la ville que fuit désormais la population en proie à la faim et au froid.
Elle se prénomme Bana. Elle a 7 ans. Et depuis plus de deux mois, rappelle le site de la chaîne américaine CNN, elle raconte via le compte Twitter de sa mère son quotidien à Alep. Dimanche matin, sous un déluge de feu et tandis que les troupes du régime de Bachar el-Assad resserraient un peu plus encore leur étau autour de la zone tenue par les rebelles, elle a posté ces mots : « L’armée est entrée, c’est peut-être sincèrement le dernier jour où nous pouvons nous parler. S’il vous plaît, s’il vous plaît, priez pour nous ». Une heure plus tard, Bana lancera encore un nouveau message, qu’elle imagine alors être le dernier : « nous sommes sous des bombardements nourris, dit-elle, nous ne pourrons pas rester en vie. Quand nous serons morts, continuez à parler pour les 200 000 personnes qui sont toujours à l’intérieur. » Plus tard, sa mère diffusera finalement une photo de sa fille, recouverte de poussière, manifestement sortie de justesse de chez elle en plein bombardement. Viendront ensuite ces derniers mots : « Ce soir, nous n’avons plus de maison. Elle a été bombardée. Et je me suis retrouvée dans les décombres. J’ai vu des morts. Et j’ai failli mourir. »
Interrogé au début du mois par THE SUNDAY TIMES sur le sort des enfants syriens, le président Bachar el-Assad avait rejeté la faute sur les « terroristes » qui, disait-il, « utilisent des civils comme boucliers humains ». Avant de préciser que lui-même « dormait bien ». Et depuis, hier, on imagine que le bourreau de Damas non seulement dort toujours aussi bien mais qu’il a même le sourire. En quelques heures, la bataille d’Alep s’est en effet accélérée. Et pour les partisans du régime syrien, c’est désormais une quasi certitude : la chute des quartiers rebelles se rapproche.
L’offensive a été menée simultanément des deux côtés de l’enclave, précise LE TEMPS, la sectionnant au nord de la vieille ville d’Alep, comme l’aurait fait une tenaille. Une fois les premiers verrous levés, les assaillants se sont répandus dans toute la partie nord de l’enclave, tombée comme un fruit mûr, à en croire la télévision d’État syrienne. Aux côtés des unités d’élite de l’armée, les alliés du président syrien Bachar el-Assad avaient pour cela regroupé des milliers de combattants chiites pro-iraniens, notamment du Hezbollah libanais, mais aussi des milices composées d’Irakiens, d’Afghans ou de factions palestiniennes établies en Syrie.
En 48 heures, les rebelles ont ainsi perdu le tiers d’Alep-Est, peut-on lire dans les colonnes du journal de Beyrouth L’ORIENT LE JOUR. Et face à la violence de ces combats, d’importants mouvements de civils ont lieu désormais à l’intérieur de la zone assiégée. Depuis samedi, on estime que près de 10 000 personnes ont fui, soit vers les quartiers kurdes, soit vers les zones gouvernementales. Sur la chaîne du Hezbollah libanais AL-MANAR, notamment, on peut voir ces habitants par dizaines (infirmes, femmes, enfants) en train de quitter certaines zones sous l’escorte de soldats, tandis que le bruit des canons rappelle la proximité des combats. Les médias d’État syriens, eux aussi, ne manquent pas de donner à voir ces habitants dirigés par des militaires tout en précisant, sans plus de détails, qu’ils sont conduits vers « des lieux sûrs ». On y voit l’accueil impeccable réservé à ces civils, une fois arrivés à Alep-Ouest. En réalité, la plupart des Aleppins désireux aujourd’hui d’échapper à l’enfer des bombardements savent qu’ils n’ont aucune garantie du régime. Et en particulier qu’ils seront, très certainement, soumis à un interrogatoire des services de renseignement militaires. Des informations, non confirmées, évoquent déjà une séparation immédiate des hommes âgés de plus de 15 ans au sein de ces groupes conduits en zone gouvernementale.
Désormais, tout le monde s’attend à ce que les forces du régime lancent une ultime offensive près de la citadelle, pour couper de nouveau la zone en deux, précise un expert au Washington Institute. Ce qui signifie qu’au terme de ces mouvements de cisaille, il ne restera plus qu’une dernière poche d’insurgés. Les hommes armés devront alors se rendre ou « accepter la réconciliation nationale », selon les termes fixés par l’État syrien. Ce qui, à lire les messages inscrits sur les tracts lancés à destinations des rebelles, a une toute autre signification, beaucoup plus radicale. Sur l’une de ces brochures, raconte ce matin THE NEW YORK TIMES, on peut lire notamment : « Ne soyez pas stupide, pensez à vous et à vos familles. Mais pensez vite, car le temps passe et il n’est pas de votre côté. Rendez-vous. Ou affrontez la mort. »
Et face à l’évolution des combats ces derniers jours, la communauté internationale, elle, ne dit mot. A l’exception hier du ministre britannique des Affaires étrangères, Boris Johnson, lequel a réclamé un « cessez-le feu-immédiat » à Alep, le silence de la communauté internationale est assourdissant. De sorte qu’à Alep, aujourd’hui, règne la certitude que tout espoir s’est évanoui. Personne ne viendra à l’aide des Syriens d’Alep. Et c’est, d’ailleurs, très probablement cette certitude-là qui explique pourquoi l’enclave assiégée est aujourd’hui en train de tomber comme un château de cartes, presque sans résistance. Et pourtant, note LE TEMPS, on pourra tourner l’affaire dans tous les sens, en laissant de côté les assassins directs, le régime syrien, la Russie et l’Iran, ou bien encore leurs acolytes-ennemis sunnites, pays du Golfe en tête, c’est bien l’Occident qui a laissé cette situation devenir ce qu’elle est.
Et le journal d’en conclure : il y avait le fracas des bombes. Cette angoisse intenable. Cette frayeur, qui n’a aucune sorte d’équivalent possible : celle de voir les siens emportés. D’être le prochain à assister au déblaiement des décombres, d’où l’on voit émerger un pied, puis la tête bleuie de son enfant mort. Il y a désormais l’élection d’un certain Donald Trump aux Etats-Unis et peut-être, demain, celle de François Fillon ou de Marine Le Pen en France. Il y a, maintenant, cette peur paranoïaque de l’Occident à l’égard de tout ce qui ressemble à un Musulman, inventorié comme djihadiste potentiel, fut-il en détresse au milieu de la Méditerranée ou mourant sous les bombes dans les quartiers de l’Est d’Alep.
Au cœur de la vie démocratique française depuis un siècle, les partis politiques n’ont jamais été aussi décriés. Et si leur disparition pure et simple était le préalable au renouvellement des fondements de la démocratie ?
0,57 %. Le chiffre, bien connu, produit toujours son effet. Les effectifs des partis politiques ne représentent plus, en France, que 0,57 % des votants. L’abstention bat des records, le militantisme ne fait plus rêver, et jamais le niveau de défiance envers les politiques n’avait atteint un tel degré. « Les partis politiques, PS en tête, sont devenus des partis d’élus ou d’apprentis élus. Ils n’encadrent plus les catégories populaires, constate Loïc Blondiaux, professeur de sciences politiques à la Sorbonne.
0,1 % des parlementaires sont issus de la classe ouvrière
« La nouveauté, aujourd’hui, c’est Alain Juppé », pointe quant à lui avec sarcasme Julien Bayou, porte-parole d’Europe Écologie-Les Verts (EELV). « Les partis politiques sont condamnés à mourir, poursuit-il. Il y a bien trop de conflits d’intérêts et trop peu de renouvellement. Regardez, nous avons un gouvernement qui pourrait dater de 1993, avec Michel Sapin à l’Économie et Ségolène Royal à l’Environnement… »
« Soif de politique »
Historiquement, les partis politiques se veulent une courroie de transmission entre la société civile et les institutions, un lieu de politisation et de formation intellectuelle, de réflexion sur un projet commun. Mais la professionnalisation de la politique et l’institutionnalisation de ces institutions les empêchent de tenir leurs promesses. « La politique est devenue un métier, réservé à des acteurs issus des catégories supérieures de la population : 0,1 % des parlementaires sont issus de la classe ouvrière et guère plus ont déjà été employés. Pourtant, ces deux catégories constituent la majorité des Français », rappelle Loïc Blondiaux. Sur le plan débat d’idées, le paysage est tout aussi aride. La formation intellectuelle ne fait plus partie du panorama et les militants ne participent qu’à la marge à la constitution de programmes fragilisés par l’apparition de primaires ouvertes à tous. « La dernière prérogative des partis reste la désignation des candidats aux élections, estime Loïc Blondiaux. Finalement, on peut se demander à quoi servent les militants. Leur rôle est réduit à la portion congrue, un collage d’affiches de temps en temps. »
Il y a autant de lignes que d’individus, et de leur côté les citoyens bricolent leurs convictions en piochant ici et là
Si la « forme parti » semble à ce point obsolète, c’est aussi parce que les lignes idéologiques sont de moins en moins lisibles. Le souverainisme a désormais sa déclinaison de droite comme de gauche. Et même au sein d’un parti plutôt homogène sur les questions familiales comme Europe Écologie-Les Verts, José Bové s’oppose à la PMA au nom de son rejet de toute forme de manipulation du vivant… Il y a autant de lignes que d’individus, et de leur côté les citoyens bricolent leurs convictions en piochant ici et là.
Si les partis sont moribonds, la « soif de politique » des citoyens, elle, n’est toujours pas assouvie – en témoigne l’élan populaire du mouvement Nuit Debout. « À la grande surprise de ceux qui nous disaient doctement que l’individualisme avait définitivement triomphé, les sociétés manifestent aujourd’hui, sous le coup de la paupérisation, des inégalités et de l’émergence de nouveaux publics, un degré de politisation épatant », observe Albert Ogien, coauteur du livre Le Principe démocratie, enquête sur les nouvelles formes du politique (La Découverte, 2014). Le sociologue considère que « deux voies » s’ouvrent désormais : « Le recours à l’autorité et le gel du débat public, comme en Turquie, en Russie ou au Japon, ou alors l’extension de la démocratie avec l’accroissement des capacités politiques des citoyens. C’est sur cette seconde voie que les partis-mouvements comme Syriza, Podemos ou le Mouvement 5 étoiles nous entraînent. »
La disparition des partis politiques est une antienne, un marronnier. En pleine Seconde Guerre mondiale, Simone Weil écrivait déjà, dans ses Écrits de Londres, une « Note sur la suppression générale des partis ». « Presque partout, l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’opération de la pensée, observait la philosophe. Il est douteux qu’on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques. » Plus récemment, c’était au tour de Daniel Cohn-Bendit de délivrer sa sentence, dans un livre-manifeste intitulé Pour supprimer les partis politiques ?! (Indigènes, 2013). Mais si les partis politiques gangrènent à ce point la démocratie, par quoi vaut-il mieux les remplacer ?
Scénario 1 / L’essor des partis-mouvements
Les Indignés, Occupy Wall Street, Nuit Debout… Caractérisée par l’occupation des places, une nouvelle forme d’action politique émerge depuis quelques années. Selon Albert Ogien, elle se caractérise par sept signes distinctifs : le rejet de l’encadrement des partis et des syndicats ; le refus de la conquête du pouvoir ; une organisation sans chef, sans programme et sans stratégie ; la formulation de mots d’ordre unanimistes (« Nous sommes les 99 % ») ; la non-violence comme mode d’action ; le respect de l’égalité entre les personnes ; et la récusation de toute hiérarchie entre opinions. « Quand les Tunisiens, les Égyptiens et les Syriens exigent de leurs dirigeants qu’ils “dégagent”, lorsque les Espagnols, les Grecs, les Burkinabés ou les Brésiliens leur signifient qu’ils ne les représentent pas, lorsque les “occupants” de New York ou de Londres dénoncent le pouvoir de la finance, ils expriment trois exigences : une démocratie qui se réalise à la hauteur de toutes les promesses qu’elle porte en termes de respect de la volonté du peuple, une action de l’État qui réponde aux besoins réels de la population, et un comportement décent et humble de la part des politiques. Ces rassemblements ont mis au jour le fait que la conquête et l’accaparement du pouvoir doivent cesser d’être au cœur de l’activité politique », explique Albert Ogien.
Manifestation d’Indignados à la Puerta del Sol à Madrid en 2011
De ces mouvements, horizontaux et inclusifs, peuvent jaillir de nouvelles propositions politiques que le sociologue qualifie de « partis mouvementistes ». Ainsi en est-il de Podemos, qui tente de « convertir l’indignation en changement politique ». Podemos préfigure ce que pourrait être une nouvelle forme de parti politique, à la fois guidé par un leader charismatique – Pablo Iglesias – mais aussi adossé et porté par une base militante, participant aux décisions et s’exprimant au travers de « cercles » implantés dans les quartiers. « Si nous ne voulons pas retomber dans la cartellisation des partis politiques, nous avons besoin d’un vaccin, d’une dimension extérieure au parti, de démocratie directe. Et ce vaccin, ce sont les cercles », explique Juan Carlos Monedero, éminence grise du jeune parti espagnol. Pour la sociologue Héloïse Nez, auteure de Podemos, de l’indignation aux élections (Les Petits Matins, 2015), le succès de cette formation s’explique aussi par une stratégie mûrement réfléchie : exit les références au prolétariat ou à la classe ouvrière. Mieux vaut affirmer la possibilité d’une alternative face à l’austérité et construire la figure d’un leader charismatique par une utilisation stratégique de la télévision, des sondages et des réseaux sociaux. Aux dernières élections générales, en juin 2016, Podemos a ainsi rassemblé 20 % des suffrages, deux ans seulement après sa création. Pourtant, l’exercice du pouvoir s’avère bien délicat pour les premiers partis-mouvements arrivant aux plus hautes responsabilités.
En Grèce, le parti de gauche Syriza a perdu son âme le jour où son leader, Alexis Tsipras, a accepté la règle européenne. Mêmes difficultés pour le Mouvement 5 étoiles italien. Après s’être fait remarquer pour sa proximité à Bruxelles avec l’extrême droite britannique, le mouvement écolo-populiste a conquis la mairie de Rome en juin 2016. Mais les « cent premiers jours » de Virginia Raggi, la maire, ont tout d’une mauvaise blague. Propos homophobes, promotion canapé, salaires indécents… Ses proches collaborateurs ont tué dans l’œuf l’espoir que les Romains avaient placé dans cet étrange parti. Deux exemples qui font douter de la capacité des mouvements populaires – populistes – à s’affirmer à l’avenir comme des alternatives crédibles aux partis politiques classiques.
Scénario 2 / L’avènement de la démocratie liquide
Né lui aussi en Espagne, en janvier 2013, le Parti X affiche clairement son opposition à Podemos, « l’ennemi numéro 1 ». Également fondé dans le sillage des occupations de places en Espagne, ce parti entend refuser toute personnalisation de la politique. Il s’agit de se focaliser sur une méthode davantage que sur un programme. « La question que nous nous posons est la suivante : comment améliorer la démocratie grâce à Internet ? explique sa fondatrice, Simona Levi. Un parti politique ne doit pas absorber les idées de la société civile, comme le fait par exemple Podemos, mais faciliter l’action de la société civile. » Concertations, débats en ligne, recours aux nouvelles technologies… Tels sont les axes de travail du Parti X.
« Nous croyons profondément à une démocratie de réseaux, une démocratie liquide où tu ne signes pas un chèque en blanc tous les cinq ans à tes élus »
L’émergence de nouveaux outils numériques à usage politique – les fameuses Civic Tech – peut-elle permettre de changer les règles de la vie démocratique ? C’est la conviction du Partido de la Red (« parti du réseau »). Cette formation argentine propose d’élire dans les institutions des représentants « porte-voix ». De simples « chevaux de Troie » qui ne feraient qu’appliquer les orientations des citoyens par le truchement de débats et de votes en ligne. Le Partido de la Red a notamment créé un outil, baptisé DemocracyOS, aujourd’hui traduit dans des dizaines de langues. Caroline Corbal et Virgile Deville, de DemocracyOS, font la promotion de cette solution en France : « Nous ne pensons pas que les partis traditionnels peuvent évoluer et devenir plus participatifs, expliquent-ils. Notre génération est dégoûtée de la politique, on ne croit ni aux partis, ni aux hommes politiques. En revanche, nous croyons profondément à une démocratie de réseaux, une démocratie liquide où tu ne signes pas un chèque en blanc tous les cinq ans à tes élus. » La notion de démocratie liquide se situe à mi-chemin entre la démocratie directe et la démocratie participative. Les citoyens peuvent voter sur tous les sujets ou déléguer leur voix à un représentant. Aux élus, ensuite, d’appliquer les « consignes ». Un chemin emprunté en France par le mouvement Ma Voix. Cette fois, il s’agit de faire élire des citoyens volontaires, formés et tirés au sort, qui voteront durant leur mandat comme les électeurs le décideront.
« Des organisations et des communautés participant à la prise de décision prendront la suite des partis politiques. Une sorte de politique en open source, une gouvernance plus distribuée »
De telles initiatives, exploitant le potentiel des Civic Tech, ne manquent pas. Revolución Democrática au Chili, Wikipolítica au Mexique, g0v (« gov-zéro ») à Taïwan… ou encore le Parti pirate au niveau européen. En Californie, les membres de Democracy Earth œuvrent quant à eux au perfectionnement des outils de gouvernance numérique, en exploitant les possibilités offertes par la blockchain, cette technologie permettant la diffusion et la circulation d’informations, de manière sécurisée et transparente, sans base de données centralisée. « De tous temps, les partis politiques ont dû évoluer, rappelle Mair Williams, de Democracy Earth. Des organisations et des communautés participant à la prise de décision prendront leur suite. Une sorte de politique en open source, une gouvernance plus distribuée. » Une question centrale reste en suspens, celle de l’adhésion populaire aux Civic Tech. « Le potentiel est incroyable, souligne Loïc Blondiaux, mais pour le moment ces technologies sont utilisées seulement par quelques dizaines de milliers de personnes. La vraie déflagration se produira quand des millions de personnes emploieront ces outils. »
Scénario 3 / Après l’État-providence, l’État-plateforme
En poussant le curseur encore davantage, on peut imaginer la suppression pure et simple des partis politiques. Et briser ainsi la loi d’airain de l’oligarchie, qui pose que « tout gouvernement ne saurait être autre chose que l’organisation d’une minorité », selon les termes du sociologue Robert Michels. Dans une étude intitulée « Le modèle Loch Ness » (2014), la Banque mondiale a esquissé quatre étapes jalonnant la conversion des États et des gouvernements au numérique. L’étape ultime, après la transparence, la participation puis la collaboration, serait celle de « l’État-plateforme ». Dans cette optique, « le citoyen est au cœur du système et coproduit le gouvernement, il prend les décisions avec lui », précise Virgile Deville. L’intermédiation des partis politiques devient alors caduque. Une refonte de la démocratie représentative dans une version beaucoup plus participative. « On ne peut voir les partis politiques disparaître sans changer radicalement de système. Démocratie représentative et partis politiques sont consubstantiels », tient à rappeler Loïc Blondiaux.
« La politique, c’est par définition le domaine de l’antagonisme, du conflit »
Dans un rapport intitulé « Le futur du gouvernement », le forum économique de Davos réfléchit à l’avenir des démocraties occidentales à l’horizon 2050. Un scénario évoque l’émergence de « cités-États » où « le pragmatisme l’emporte sur l’idéologie ». Le citoyen serait profondément impliqué dans la gouvernance de la cité et seule compterait la bonne gestion et le projet collectif. Cette hypothèse n’est pas sans rappeler des mouvements comme En Comú Podem en Catalogne, ou les listes de « convergences citoyennes » qui sont parvenues à conquérir des villes comme Madrid, Barcelone ou Saragosse.
Faut-il pour autant se résoudre à une vie politique sans débats d’idées, où la démocratie reposerait sur la prétendue sagesse des foules ? La philosophe belge Chantal Mouffe, proche de Podemos, n’y croit pas. « La politique, c’est par définition le domaine de l’antagonisme, du conflit, confiait-elle en avril 2016 à Libération. La politique consiste à établir une frontière entre un “nous” et un “eux”, et tout ordre politique est fondé sur une certaine forme d’exclusion. » Proposer de nouveaux horizons politiques, voilà la solution envisagée par la philosophe pour sortir de ce qu’elle nomme la « post-démocratie », à savoir l’effacement factice du clivage entre droite et gauche. Bref, un retour à la bonne vieille politique.
Aujourd’hui, quand on part à la pêche aux infos qui viennent du monde, on tombe aussi sur celles des personnes. En naviguant sur la toile ce matin, m’est apparue cette photo du camp de réfugiés de Frakaport en Grèce. La photo publiée sur le blog de Cathy Garcia est accompagnée d’un témoignage poignant mais je ne sais pas pourquoi cette image bouleversante de vérité s’est gravée dans mon esprit. J’ai cherché quelques mots pour dire ce long parcours de souffrance qui ne s’achève pas. Je n’ai rien trouver. Je me suis alors réfugié dans une mini fiction comme si cela était plus efficace pour m’inciter à réfléchir, pour exprimer le sentiment de n’être rien devant cet océan d’indifférence.
Voie fictionnelle
C’était une gentille fille pleine de vie. A son arrivée, ne tenant pas en place, elle pressait sa mère de questions, sur ce qu’ils allaient faire dans cette nouvelle région, combien de temps ils y resteraient, où serait sa nouvelle école, comment seraient ses copines… Et puis, face aux demi-réponses de sa mère, le doute s’était installé. Le jour elle la voyait parfois fondre en larme. Maintenant, elle avait l’impression qu’on la guettait depuis le carré obscure qu’elle voyait de la fenêtre, mais elle ne posait plus de question.
Elle se réveille souvent au milieu de la nuit avec une sensation d’étouffement. Elle voit des flammes courir le long de la tente et ses dessins qui tombent en cendre.
JMDH
Ce qu’ils disent
» Nous sommes ici depuis trois mois. – Avant nous étions à Idomeni, sous des tentes en plein vent. – Les tentes ici sont installées dans un ancien entrepôt. – Nous regrettons Idomeni. – Ici nous sommes totalement isolés, sans contact avec le monde extérieur. – Les Grecs sont aussi pauvres que nous. – Il n’y a pas de travail, rien à faire. – En face il y a une usine d’épuration d’eau et l’air est irrespirable…«
Source témoignage : Blog de Cathy Garcia 14/09/2016
Johanna Jaeger. — « b/w », 2013 Johanna Jaeger / Schwarz Contemporary, Berlin
Petits-fours et embrigadement
En septembre dernier, « Le Monde diplomatique » publiait un « Manuel d’économie critique » présentant, de façon pédagogique et accessible, son traitement des programmes de première et terminale en sciences économiques et sociales. Depuis longtemps, d’autres s’y intéressent également. Notamment le patronat, qui ne ménage pas ses efforts pour sensibiliser les enseignants aux vertus de l’entreprise.
« Chers collègues, les inscriptions aux Entretiens Enseignants-Entreprises [EEE] sont ouvertes. »
Ce n’est pas tous les jours que les professeurs de sciences économiques et sociales (SES) et de gestion d’Île-de-France reçoivent une missive de leur hiérarchie. Lorsque, en juin 2016, ils découvrent un courriel de leur inspectrice d’académie, ils n’en retardent pas la lecture.
Les EEE « auront lieu les jeudi 25 et vendredi 26 août 2016 sur le thème “L’Europe dans tous ses États : un impératif de réussite !”. (…) Comme vous le constaterez en consultant le programme, des intervenants très variés participeront aux échanges, qui promettent d’être de haute tenue ».
Aux côtés de M. Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, on entendrait notamment Mme Élisabeth Guigou, présidente socialiste de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, ainsi que MM. Hubert Védrine, ancien ministre socialiste des affaires étrangères et membre du Conseil d’État, Pascal Lamy, ancien commissaire européen au commerce, cinquième directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et Denis Kessler, président-directeur général (PDG) du groupe de réassurance Scor, ancien vice-président du Mouvement des entreprises de France (Medef).
Qui avait pu rassembler un tel aréopage ? Selon le courriel de l’inspectrice, la rencontre avait été « organisée, préparée et animée par une équipe de professeurs de SES, d’histoire-géographie et d’économie-gestion ». En réalité, les EEE ont été créés en 2003 par l’Institut de l’entreprise, un think tank réunissant certaines des plus grandes sociétés françaises, dont le site Internet proclame la mission : « mettre en avant le rôle et l’utilité de l’entreprise dans la vie économique et sociale ». Le courriel de l’inspection précisait néanmoins que cette université d’été s’inscrivait dans le « plan national de formation » que le ministère de l’éducation nationale réserve à ses personnels. Autrement dit, les rencontres seraient en grande partie financées par l’État, qui prendrait en charge les frais d’inscription et de transport (à hauteur de 130 euros) ainsi que l’hébergement en pension complète des participants.
« Slow dating » avec des DRH
L’inspection académique de Versailles avait mis en ligne un diaporama (1) présentant l’événement comme « le rendez-vous d’été pour préparer sa rentrée ». En guise d’illustration, la photographie d’un amphithéâtre bondé — image dont nous allions découvrir qu’elle exagérait quelque peu l’intérêt des enseignants pour ce type de rencontres. Au menu, des intervenants « très enthousiasmants » et un « “slow dating” avec des DRH », c’est-à-dire la possibilité d’échanger avec des directeurs des ressources humaines de grandes sociétés comme on rencontre des partenaires amoureux potentiels lors d’une séance de speed dating — mais en prenant tout son temps. Comment résister ?
Quand, le jour J, nous pénétrons enfin dans l’immense amphithéâtre rouge de l’École polytechnique, c’est la déception : nous sommes à peine trois cents dans cette salle capable d’accueillir mille personnes. La perspective d’un week-end tous frais payés à côtoyer la crème de la crème du patronat français n’a visiblement pas fasciné les enseignants.
Côté invités, en revanche, tout le monde a répondu présent. Outre les têtes d’affiche annoncées, une dizaine de grands dirigeants de sociétés du CAC 40, une demi-douzaine de DRH d’entreprises prestigieuses (Mazars, Veolia, Orange, Sanofi, Capgemini, etc.), ainsi que plusieurs hauts fonctionnaires en poste, dont certains issus de la Commission européenne, également partenaire des EEE. Un seul syndicaliste : M. Yvan Ricordeau, membre du bureau national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT).
M. Xavier Huillard, président de l’Institut de l’entreprise et PDG de Vinci, introduit la rencontre. Séduit par le « modèle américain », il se félicite des efforts de la France pour s’en approcher, notamment à travers « le resserrement des liens entre le monde enseignant et l’entreprise », une évolution qui produira « le meilleur pour la France ». À condition que chacun y travaille. Comment ? En défendant le « projet européen ». M. Huillard invite les enseignants à s’engager : « Votre rôle dans cette lutte urgente contre l’euroscepticisme est très important : faire en sorte que ces jeunes générations en attente d’Europe ne finissent pas par basculer dans la désillusion. » Mais les enseignants ne seront pas seuls : « En complément de votre action, l’entreprise a une contribution majeure à apporter pour défendre et illustrer les bienfaits de l’Europe, qui n’est pas seulement un projet économique, mais bel et bien un projet politique, un projet de société. » Lequel ? Il faudra le déduire des mérites de Bruxelles célébrés à la tribune. Ainsi, son intervention auprès de la Grèce aurait, selon le directeur du Trésor à la Commission, M. Benjamin Angel, démontré la capacité de l’Union à la « solidarité » (2).
Les organisateurs invitent alors à la tribune M. Jean-Marc Huart. Comment le « chef du service de l’instruction publique et de l’action pédagogique au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche » va-t-il réagir aux propos d’un chef d’entreprise qui vient de fixer la feuille de route des enseignants de SES et de gestion ? Sans le moindre accroc. Mieux : le fonctionnaire se félicite du partenariat « quotidien » liant son ministère à l’Institut de l’entreprise.
Prix du manager public de l’année en 1992, M. Huart confie d’abord un « vrai plaisir personnel » à participer à ces journées. Puis il enfile sa casquette officielle : « Je tiens, au nom de la direction de l’éducation nationale, au nom de la ministre, à saluer la solidité de cette collaboration. » Le lien avec l’entreprise, affirme-t-il, « est une priorité du ministère », car « l’école ne peut rien faire sans les entreprises ».
Soucieux de ne pas présenter aux enseignants le seul point de vue des organisations patronales sur l’entreprise, le ministère avait-il cherché à compléter ce discours par le biais d’autres partenariats, avec des syndicats, par exemple ? Pour en savoir plus, nous contactons M. Huart. La question le surprend un peu : « Alors… Par exemple… Alors… On a, avec le monde économique, un certain nombre d’autres partenariats. Par exemple, la Semaine école-entreprise. » Partenariat avec un syndicat ? Non, « avec le Medef ». « On a également un partenariat avec l’Esper, qui représente l’économie sociale et solidaire. » Oui, mais un syndicat ? « On n’a pas de partenariat spécifique avec la CGT [Confédération générale du travail] ou avec la CFDT comme on en a avec le monde patronal, concède le haut fonctionnaire. Mais les syndicats ne sont absolument pas absents. » Comment sont-ils présents ? « À travers la gestion paritaire des organismes de pilotage des branches professionnelles. » Sur un plateau de la balance, un haut fonctionnaire, membre enthousiaste du comité de pilotage des EEE ; sur l’autre, le fonctionnement routinier des structures chargées de la formation professionnelle.
Ce « deux poids, deux mesures » agace depuis longtemps les organisations de salariés. « De notre côté, on a droit à une heure de formation syndicale par mois, nous explique Mme Mathilde Hibert, du syndicat SUD Éducation. Et quand on se plaint de la façon dont l’école fait les yeux doux aux patrons, on s’entend répondre : “Il faut bien préparer les enfants au monde de l’entreprise ! Vous, vous ne créez que des chômeurs”, comme nous l’a répliqué l’ancien directeur de l’académie de Paris, Claude Michelet, il y a deux ans. »
« L’école ne peut rien faire sans les entreprises » ? Les entreprises semblent convaincues de la réciproque. Interventions répétées sur le contenu des programmes, lobbying à l’Assemblée : elles ne ménagent aucun effort pour tenter de séduire le corps enseignant. Problème : celui-ci demeure conscient de sa responsabilité politique et jaloux de son indépendance. Ainsi, l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses) dénonce la transformation du ministère de l’éducation nationale en « relais de la propagande d’un lobby patronal (3) ». La solution imaginée par l’Institut de l’entreprise ? Redoubler de sollicitude.
Serveurs en livrée, entrecôtes obèses, petits-fours, desserts exquis : les repas de l’EEE sont à la hauteur des goûts les plus exigeants. Après de longues heures à écouter des propos un peu monotones de la part d’intervenants aussi prompts à exalter la créativité et l’innovation, l’entrain renaît.
En déambulant dans le hall, on découvre les stands d’organisations comme Entreprendre pour apprendre (EPA), qui aide les enseignants à créer des minientreprises « porteuses de projets » avec un comité de direction constitué d’élèves. On nous explique que la démarche ne se limite pas à distiller l’esprit d’entreprise dans les établissements scolaires : elle dynamise la classe, motive les élèves, les prépare au marché du travail et offre un moyen de lutter contre l’échec scolaire. Rien ne suggère que l’enthousiasme est feint.
Seule fausse note : l’absence de dernière minute de Mme Najat Vallaud-Belkacem, pour cause d’« incompatibilité d’emploi du temps ». La décision de la ministre de l’éducation de rendre optionnel l’enseignement de la « loi » de l’offre et de la demande (4) en classe de seconde venait de provoquer l’ire du Medef. « Ce projet d’appauvrissement du programme contredit totalement le discours louable de la ministre en faveur d’un rapprochement de l’école et de l’entreprise, s’était indignée l’organisation patronale. Tout doit être fait au contraire pour insuffler l’esprit et le goût d’entreprendre le plus tôt possible (5). » La ministre aurait-elle préféré ne pas rencontrer ses détracteurs ?
De retour dans l’amphithéâtre, on retrouve la préoccupation des intervenants pour l’Europe. Une Europe menacée par « la recrudescence de la menace terroriste, la montée des populismes et des discours protectionnistes », selon M. Huillard, qui met tous ces « dangers » sur un pied d’égalité. « L’euro a tenu cinq promesses sur six », clame néanmoins M. Philippe Trainar, chef économiste chez Scor et ancien conseiller de M. Édouard Balladur. Son unique échec ? L’Europe politique. Car le Vieux Continent souffrirait d’un excès de démocratie. L’eurodéputée Sylvie Goulard s’en amuse : « Il n’est pas possible que les Parlements nationaux verrouillent toutes les décisions ! Que fait la Commission ? Shame on you [honte à vous] ! », lance-t-elle aux représentants de l’institution présents dans la salle, avant de leur décocher un sourire malicieux. « On se tire une balle dans le pied à estimer que tout doit être validé par les Parlements nationaux ! Vous, les profs, vous savez que c’est difficile de convaincre (…), parce qu’à un moment il faut vendre quelque chose de difficile. Vous imaginez si vous deviez organiser vos interros sur le même principe ? “Ah non, madame, on ne fait pas d’interro, on décide de manière participative !” Je pense bien sûr que les politiques doivent écouter les gens ; mais, à un moment donné, il y a un effort à faire. »
Le salaire minimum, « une absurdité »
« Faire un effort » ? Agnès Bénassy-Quéré, membre du Cercle des économistes et présidente déléguée du Conseil d’analyse économique, y invite également la France, en lui suggérant de supprimer le salaire minimum, « une absurdité en Europe ». Enhardie par la présence de M. Peter Hartz, artisan d’une dérégulation du marché du travail en Allemagne à travers une série de lois qui portent son nom, l’ancienne ministre du commerce extérieur des Pays-Bas — et présidente de la branche française de l’institution financière ING — Karien Van Gennip renchérit : « Faites les réformes en France, s’il vous plaît ! » Tonnerre d’applaudissements à la tribune… et dans la salle.
Les enseignants n’auront pas voix au chapitre. Ceux qui participent jouent le rôle peu gratifiant de présentateurs cantonnés aux introductions générales et aux résumés de biographies. Les intervenants ne cherchent même pas à dissimuler leur proximité : le tutoiement semble de mise, les prénoms connus de tous. M. Pascal Lamy confesse : « Pour une fois, je suis d’accord avec Hubert [Védrine], que j’ai trouvé étonnamment optimiste par rapport aux débats que nous avons régulièrement, en toute amitié bien entendu. » Le ton est tour à tour taquin et flagorneur, léger et complice. Les désaccords ne portent que sur des nuances, dans un camaïeu dont nul ne vient gâter l’harmonie.
Président de la Fédération française de l’assurance et du pôle International et Europe du Medef, M. Bernard Spitz enfonce le clou en invitant les professeurs « à remettre l’entreprise au centre », non seulement « en ce qui concerne le contenu des programmes », mais également pour le « financement ». « La volonté première de ces rencontres, c’est la transposition au sein des classes du vaste travail réalisé ici en lien avec les entreprises », conclut de son côté M. Huart. Qui ajoute : « Vous avez aussi un rôle de transmission des documents auprès de vos collègues ! »
De retour dans leurs lycées, des professeurs parisiens reçoivent un nouveau courriel de leur inspectrice : « Chère ou cher collègue, une journée nationale “Enseignants de SES en entreprise” est organisée le 19 octobre dans le cadre du partenariat entre le ministère de l’éducation nationale et l’Institut de l’entreprise. (…) Pour participer à cette journée, je vous remercie de m’indiquer par retour de mel la ou les entreprises dans laquelle ou lesquelles vous souhaiteriez vous rendre. Le nombre de places est limité. »
Disons-le d’emblée : la victoire de Trump s’explique avant tout par l’explosion des inégalités économiques et territoriales aux Etats-Unis depuis plusieurs décennies, et l’incapacité des gouvernements successifs à y faire face. Les administrations Clinton puis Obama n’ont fait souvent qu’accompagner le mouvement de libéralisation et de sacralisation du marché lancé sous Reagan puis Bush père et fils, quand elles ne l’ont pas elles-mêmes exacerbés, comme avec la dérégulation financière et commerciale menée sous Clinton. Les soupçons de proximité avec la finance et l’incapacité de l’élite politico-médiatique démocrate à tirer les leçons du vote Sanders ont fait le reste. Hillary a remporté d’un cheveu le vote populaire (60,1 millions de voix contre 59,8 millions pour Trump, pour une population adulte totale de 240 millions), mais la participation des plus jeunes et des plus modestes était beaucoup trop faible pour pouvoir remporter les Etats clés.
Le plus triste est que le programme de Trump ne fera que renforcer les tendances inégalitaires : il s’apprête à supprimer l’assurance-maladie laborieusement accordée aux salariés pauvres sous Obama, et à lancer son pays dans une fuite en avant dans le dumping fiscal, avec une réduction de 35% à 15% du taux de l’impôt fédéral sur les bénéfices des sociétés, alors que jusqu’ici les Etats-Unis avaient résisté à cette course-poursuite sans fin venue d’Europe. Sans compter que l’ethnicisation croissante du conflit politique américain laisse mal augurer de l’avenir si de nouveaux compromis ne sont pas trouvés : voici un pays où la majorité blanche vote structurellement à 60% pour un parti, alors que les minorités votent à plus de 70% pour l’autre, et où la majorité est en passe de perdre sa supériorité numérique (70% des suffrages exprimés en 2016, contre 80% en 2000, et 50% d’ici 2040).
La principale leçon pour l’Europe et le monde est claire : il est urgent de réorienter fondamentalement la mondialisation. Les principaux défis de notre temps sont la montée des inégalités et le réchauffement climatique. Il faut donc mettre en place des traités internationaux permettant de répondre à ces défis et de promouvoir un modèle de développement équitable et durable. Ces accords d’un type nouveau peuvent contenir si nécessaire des mesures visant à faciliter les échanges. Mais la question de la libéralisation du commerce ne doit plus en être le cœur. Le commerce doit redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cessé d’être : un moyen au service d’objectifs plus élevés. Concrètement, il faut arrêter de signer des accords internationaux réduisant des droits de douanes et autres barrières commerciales sans inclure dans le même traité, et dès les premiers chapitres, des règles chiffrées et contraignantes permettant de lutter contre le dumping fiscal et climatique, comme par exemple des taux minimaux communs d’imposition des profits des sociétés et des cibles vérifiables et sanctionnables d’émissions carbone. Il n’est plus possible de négocier des traités de libre échange en échange de rien.
De ce point de vue, le CETA est un traité d’un autre temps et doit être rejeté. Il s’agit d’un traité étroitement commercial, ne contenant aucune mesure contraignante sur le plan fiscal ou climatique. Il comporte en revanche tout un volet sur la « protection des investisseurs » permettant aux multinationales de poursuivre les Etats devant des cours arbitrales privées, en contournant les tribunaux publics applicables à tout un chacun. L’encadrement proposé est notoirement insuffisant, notamment concernant la question clé de la rémunération des juges-arbitres, et conduira à toutes les dérives. Au moment même où l’impérialisme juridique américain redouble d’intensité et impose ses règles et ses tributs à nos entreprises, cet affaiblissement de la justice publique est une aberration. La priorité devrait être au contraire la constitution d’une puissance publique forte, avec la création d’un procureur et d’un parquet européen capable de faire respecter ses décisions.
Et quel sens cela a-t-il de signer lors des accords de Paris un objectif purement théorique de limiter le réchauffement à 1,5 degré (ce qui demanderait de laisser dans le sol les hydrocarbures tels que ceux issus des sables bitumineux de l’Alberta, dont le Canada vient de relancer l’exploitation), puis de conclure quelques mois plus tard un traité commercial véritablement contraignant et ne faisant aucune mention de cette question? Un traité équilibré entre le Canada et l’Europe, visant à promouvoir un partenariat de développement équitable et durable, devrait commencer par préciser les cibles d’émissions de chacun et les engagements concrets pour y parvenir.
Sur la question du dumping fiscal et des taux minimaux d’imposition sur les bénéfices des sociétés, il s’agirait évidemment d’un changement complet de paradigme pour l’Europe, qui s’est construite comme une zone de libre échange sans règle fiscale commune. Ce changement est pourtant indispensable : quel sens cela a-t-il de se mettre d’accord sur une base commune d’imposition (qui est le seul chantier sur lequel l’Europe a légèrement avancé pour l’instant) si chaque pays peut ensuite fixer un taux quasi nul et attirer tous les sièges d’entreprises? Il est temps de changer le discours politique sur la mondialisation : le commerce est une bonne chose, mais le développement durable et équitable exige également des services publics, des infrastructures, des systèmes d’éducation et de santé, qui eux-mêmes demandent des impôts équitables. Faute de quoi le trumpisme finira par tout emporter.