Et si on liquidait les partis politiques ?

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Photo : Cyrille Choupas

Au cœur de la vie démocratique française depuis un siècle, les partis politiques n’ont jamais été aussi décriés. Et si leur disparition pure et simple était le préalable au renouvellement des fondements de la démocratie ?

0,57 %. Le chiffre, bien connu, produit toujours son effet. Les effectifs des partis politiques ne représentent plus, en France, que 0,57 % des votants. L’abstention bat des records, le militantisme ne fait plus rêver, et jamais le niveau de défiance envers les politiques n’avait atteint un tel degré. « Les partis politiques, PS en tête, sont devenus des partis d’élus ou d’apprentis élus. Ils n’encadrent plus les catégories populaires, constate Loïc Blondiaux, professeur de sciences politiques à la Sorbonne.

0,1 % des parlementaires sont issus de la classe ouvrière

« La nouveauté, aujourd’hui, c’est Alain Juppé », pointe quant à lui avec sarcasme Julien Bayou, porte-parole d’Europe Écologie-Les Verts (EELV). « Les partis politiques sont condamnés à mourir, poursuit-il. Il y a bien trop de conflits d’intérêts et trop peu de renouvellement. Regardez, nous avons un gouvernement qui pourrait dater de 1993, avec Michel Sapin à l’Économie et Ségolène Royal à l’Environnement… »

« Soif de politique »

Historiquement, les partis politiques se veulent une courroie de transmission entre la société civile et les institutions, un lieu de politisation et de formation intellectuelle, de réflexion sur un projet commun. Mais la professionnalisation de la politique et l’institutionnalisation de ces institutions les empêchent de tenir leurs promesses. « La politique est devenue un métier, réservé à des acteurs issus des catégories supérieures de la population : 0,1 % des parlementaires sont issus de la classe ouvrière et guère plus ont déjà été employés. Pourtant, ces deux catégories constituent la majorité des Français », rappelle Loïc Blondiaux. Sur le plan débat d’idées, le paysage est tout aussi aride. La formation intellectuelle ne fait plus partie du panorama et les militants ne participent qu’à la marge à la constitution de programmes fragilisés par l’apparition de primaires ouvertes à tous. « La dernière prérogative des partis reste la désignation des candidats aux élections, estime Loïc Blondiaux. Finalement, on peut se demander à quoi servent les militants. Leur rôle est réduit à la portion congrue, un collage d’affiches de temps en temps. »

Il y a autant de lignes que d’individus, et de leur côté les citoyens bricolent leurs convictions en piochant ici et là

 

Si la « forme parti » semble à ce point obsolète, c’est aussi parce que les lignes idéologiques sont de moins en moins lisibles. Le souverainisme a désormais sa déclinaison de droite comme de gauche. Et même au sein d’un parti plutôt homogène sur les questions familiales comme Europe Écologie-Les Verts, José Bové s’oppose à la PMA au nom de son rejet de toute forme de manipulation du vivant… Il y a autant de lignes que d’individus, et de leur côté les citoyens bricolent leurs convictions en piochant ici et là.

Si les partis sont moribonds, la « soif de politique » des citoyens, elle, n’est toujours pas assouvie – en témoigne l’élan populaire du mouvement Nuit Debout. « À la grande surprise de ceux qui nous disaient doctement que l’individualisme avait définitivement triomphé, les sociétés manifestent aujourd’hui, sous le coup de la paupérisation, des inégalités et de l’émergence de nouveaux publics, un degré de politisation épatant », observe Albert Ogien, coauteur du livre Le Principe démocratie, enquête sur les nouvelles formes du politique (La Découverte, 2014). Le sociologue considère que « deux voies » s’ouvrent désormais : « Le recours à l’autorité et le gel du débat public, comme en Turquie, en Russie ou au Japon, ou alors l’extension de la démocratie avec l’accroissement des capacités politiques des citoyens. C’est sur cette seconde voie que les partis-mouvements comme Syriza, Podemos ou le Mouvement 5 étoiles nous entraînent. »

La disparition des partis politiques est une antienne, un marronnier. En pleine Seconde Guerre mondiale, Simone Weil écrivait déjà, dans ses Écrits de Londres, une « Note sur la suppression générale des partis ». « Presque partout, l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’opération de la pensée, observait la philosophe. Il est douteux qu’on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques. » Plus récemment, c’était au tour de Daniel Cohn-Bendit de délivrer sa sentence, dans un livre-manifeste intitulé Pour supprimer les partis politiques ?! (Indigènes, 2013). Mais si les partis politiques gangrènent à ce point la démocratie, par quoi vaut-il mieux les remplacer ?

Scénario 1 / L’essor des partis-mouvements

Les Indignés, Occupy Wall Street, Nuit Debout… Caractérisée par l’occupation des places, une nouvelle forme d’action politique émerge depuis quelques années. Selon Albert Ogien, elle se caractérise par sept signes distinctifs : le rejet de l’encadrement des partis et des syndicats ; le refus de la conquête du pouvoir ; une organisation sans chef, sans programme et sans stratégie ; la formulation de mots d’ordre unanimistes (« Nous sommes les 99 % ») ; la non-violence comme mode d’action ; le respect de l’égalité entre les personnes ; et la récusation de toute hiérarchie entre opinions. « Quand les Tunisiens, les Égyptiens et les Syriens exigent de leurs dirigeants qu’ils “dégagent”, lorsque les Espagnols, les Grecs, les Burkinabés ou les Brésiliens leur signifient qu’ils ne les représentent pas, lorsque les “occupants” de New York ou de Londres dénoncent le pouvoir de la finance, ils expriment trois exigences : une démocratie qui se réalise à la hauteur de toutes les promesses qu’elle porte en termes de respect de la volonté du peuple, une action de l’État qui réponde aux besoins réels de la population, et un comportement décent et humble de la part des politiques. Ces rassemblements ont mis au jour le fait que la conquête et l’accaparement du pouvoir doivent cesser d’être au cœur de l’activité politique », explique Albert Ogien.

Manifestation d'Indignados à la Puerta del Sol à Madrid en 2011

Manifestation d’Indignados à la Puerta del Sol à Madrid en 2011

De ces mouvements, horizontaux et inclusifs, peuvent jaillir de nouvelles propositions politiques que le sociologue qualifie de « partis mouvementistes ». Ainsi en est-il de Podemos, qui tente de « convertir l’indignation en changement politique ». Podemos préfigure ce que pourrait être une nouvelle forme de parti politique, à la fois guidé par un leader charismatique – Pablo Iglesias – mais aussi adossé et porté par une base militante, participant aux décisions et s’exprimant au travers de « cercles » implantés dans les quartiers. « Si nous ne voulons pas retomber dans la cartellisation des partis politiques, nous avons besoin d’un vaccin, d’une dimension extérieure au parti, de démocratie directe. Et ce vaccin, ce sont les cercles », explique Juan Carlos Monedero, éminence grise du jeune parti espagnol. Pour la sociologue Héloïse Nez, auteure de Podemos, de l’indignation aux élections (Les Petits Matins, 2015), le succès de cette formation s’explique aussi par une stratégie mûrement réfléchie : exit les références au prolétariat ou à la classe ouvrière. Mieux vaut affirmer la possibilité d’une alternative face à l’austérité et construire la figure d’un leader charismatique par une utilisation stratégique de la télévision, des sondages et des réseaux sociaux. Aux dernières élections générales, en juin 2016, Podemos a ainsi rassemblé 20 % des suffrages, deux ans seulement après sa création. Pourtant, l’exercice du pouvoir s’avère bien délicat pour les premiers partis-mouvements arrivant aux plus hautes responsabilités.

En Grèce, le parti de gauche Syriza a perdu son âme le jour où son leader, Alexis Tsipras, a accepté la règle européenne. Mêmes difficultés pour le Mouvement 5 étoiles italien. Après s’être fait remarquer pour sa proximité à Bruxelles avec l’extrême droite britannique, le mouvement écolo-populiste a conquis la mairie de Rome en juin 2016. Mais les « cent premiers jours » de Virginia Raggi, la maire, ont tout d’une mauvaise blague. Propos homophobes, promotion canapé, salaires indécents… Ses proches collaborateurs ont tué dans l’œuf l’espoir que les Romains avaient placé dans cet étrange parti. Deux exemples qui font douter de la capacité des mouvements populaires – populistes – à s’affirmer à l’avenir comme des alternatives crédibles aux partis politiques classiques.

Scénario 2 / L’avènement de la démocratie liquide

Né lui aussi en Espagne, en janvier 2013, le Parti X affiche clairement son opposition à Podemos, « l’ennemi numéro 1 ». Également fondé dans le sillage des occupations de places en Espagne, ce parti entend refuser toute personnalisation de la politique. Il s’agit de se focaliser sur une méthode davantage que sur un programme. « La question que nous nous posons est la suivante : comment améliorer la démocratie grâce à Internet ? explique sa fondatrice, Simona Levi. Un parti politique ne doit pas absorber les idées de la société civile, comme le fait par exemple Podemos, mais faciliter l’action de la société civile. » Concertations, débats en ligne, recours aux nouvelles technologies… Tels sont les axes de travail du Parti X.

« Nous croyons profondément à une démocratie de réseaux, une démocratie liquide où tu ne signes pas un chèque en blanc tous les cinq ans à tes élus »

 

L’émergence de nouveaux outils numériques à usage politique – les fameuses Civic Tech – peut-elle permettre de changer les règles de la vie démocratique ? C’est la conviction du Partido de la Red (« parti du réseau »). Cette formation argentine propose d’élire dans les institutions des représentants « porte-voix ». De simples « chevaux de Troie » qui ne feraient qu’appliquer les orientations des citoyens par le truchement de débats et de votes en ligne. Le Partido de la Red a notamment créé un outil, baptisé DemocracyOS, aujourd’hui traduit dans des dizaines de langues. Caroline Corbal et Virgile Deville, de DemocracyOS, font la promotion de cette solution en France : « Nous ne pensons pas que les partis traditionnels peuvent évoluer et devenir plus participatifs, expliquent-ils. Notre génération est dégoûtée de la politique, on ne croit ni aux partis, ni aux hommes politiques. En revanche, nous croyons profondément à une démocratie de réseaux, une démocratie liquide où tu ne signes pas un chèque en blanc tous les cinq ans à tes élus. » La notion de démocratie liquide se situe à mi-chemin entre la démocratie directe et la démocratie participative. Les citoyens peuvent voter sur tous les sujets ou déléguer leur voix à un représentant. Aux élus, ensuite, d’appliquer les « consignes ». Un chemin emprunté en France par le mouvement Ma Voix. Cette fois, il s’agit de faire élire des citoyens volontaires, formés et tirés au sort, qui voteront durant leur mandat comme les électeurs le décideront.

« Des organisations et des communautés participant à la prise de décision prendront la suite des partis politiques. Une sorte de politique en open source, une gouvernance plus distribuée »

 

De telles initiatives, exploitant le potentiel des Civic Tech, ne manquent pas. Revolución Democrática au Chili, Wikipolítica au Mexique, g0v (« gov-zéro ») à Taïwan… ou encore le Parti pirate au niveau européen. En Californie, les membres de Democracy Earth œuvrent quant à eux au perfectionnement des outils de gouvernance numérique, en exploitant les possibilités offertes par la blockchain, cette technologie permettant la diffusion et la circulation d’informations, de manière sécurisée et transparente, sans base de données centralisée. « De tous temps, les partis politiques ont dû évoluer, rappelle Mair Williams, de Democracy Earth. Des organisations et des communautés participant à la prise de décision prendront leur suite. Une sorte de politique en open source, une gouvernance plus distribuée. » Une question centrale reste en suspens, celle de l’adhésion populaire aux Civic Tech. « Le potentiel est incroyable, souligne Loïc Blondiaux, mais pour le moment ces technologies sont utilisées seulement par quelques dizaines de milliers de personnes. La vraie déflagration se produira quand des millions de personnes emploieront ces outils. »

Scénario 3 / Après l’État-providence, l’État-plateforme

En poussant le curseur encore davantage, on peut imaginer la suppression pure et simple des partis politiques. Et briser ainsi la loi d’airain de l’oligarchie, qui pose que « tout gouvernement ne saurait être autre chose que l’organisation d’une minorité », selon les termes du sociologue Robert Michels. Dans une étude intitulée  « Le modèle Loch Ness » (2014), la Banque mondiale a esquissé quatre étapes jalonnant la conversion des États et des gouvernements au numérique. L’étape ultime, après la transparence, la participation puis la collaboration, serait celle de « l’État-plateforme ». Dans cette optique, « le citoyen est au cœur du système et coproduit le gouvernement, il prend les décisions avec lui », précise Virgile Deville. L’intermédiation des partis politiques devient alors caduque. Une refonte de la démocratie représentative dans une version beaucoup plus participative. « On ne peut voir les partis politiques disparaître sans changer radicalement de système. Démocratie représentative et partis politiques sont consubstantiels », tient à rappeler Loïc Blondiaux.

« La politique, c’est par définition le domaine de l’antagonisme, du conflit »

 

Dans un rapport intitulé « Le futur du gouvernement », le forum économique de Davos réfléchit à l’avenir des démocraties occidentales à l’horizon 2050. Un scénario évoque l’émergence de « cités-États » où « le pragmatisme l’emporte sur l’idéologie ». Le citoyen serait profondément impliqué dans la gouvernance de la cité et seule compterait la bonne gestion et le projet collectif. Cette hypothèse n’est pas sans rappeler des mouvements comme En Comú Podem en Catalogne, ou les listes de « convergences citoyennes » qui sont parvenues à conquérir des villes comme Madrid, Barcelone ou Saragosse.

Faut-il pour autant se résoudre à une vie politique sans débats d’idées, où la démocratie reposerait sur la prétendue sagesse des foules ? La philosophe belge Chantal Mouffe, proche de Podemos, n’y croit pas. « La politique, c’est par définition le domaine de l’antagonisme, du conflit, confiait-elle en avril 2016 à Libération. La politique consiste à établir une frontière entre un “nous” et un “eux”, et tout ordre politique est fondé sur une certaine forme d’exclusion. » Proposer de nouveaux horizons politiques, voilà la solution envisagée par la philosophe pour sortir de ce qu’elle nomme la « post-démocratie », à savoir l’effacement factice du clivage entre droite et gauche. Bref, un retour à la bonne vieille politique.

Fabien Benoît

Source : Usbek & Rica 03/11/2016