Quand ils lynchaient les noirs, les blancs aussi se croyaient soldats de Dieu

klu_004

Le symbole du KKK : une croix enflammée. © dinosoria.com

A l’instar des barbaries de l’Etat islamique, le lynchage et la torture des noirs américains pendant la ségrégation n’étaient pas seulement des actes de racisme mais aussi des actes empreints de signification religieuse, justifiés par le christianisme de l’époque

Si, selon un certain cliché, les Américains ont la mémoire courte, cela n’empêche pas, depuis le samedi 7 février, un bon nombre d’entre nous de débattre au sujet des guerres de religion médiévales et de l’idée que nous puissions en tirer quelques leçons sur la violence qui règne aujourd’hui au Moyen-Orient.

Ce qu’a dit Obama

Pour ceux qui ne seraient pas encore au courant, ce débat fait suite aux commentaires du président Obama lors du National Prayer Breakfast annuel, où –après avoir condamné le groupe radical Etat islamique et l’avoir qualifié de «culte de la mort»– il a proposé une réflexion appelant à la rationalisation.

«Avant de monter sur nos grands chevaux et de penser que le phénomène est l’apanage d’un lieu différent du nôtre, souvenons-nous que pendant les croisades et l’Inquisition, les gens ont commis des actes atroces au nom du Christ. Dans notre patrie, l’esclavage et les lois [ségrégationnistes] Jim Crow ont trop souvent été justifiés au nom du Christ (…) Par conséquent, cela n’est pas l’apanage d’un seul groupe ou d’une seule religion. Il existe une tendance en nous, une tendance immorale qui peut pervertir et déformer notre foi.»

Ce point simplissime –«aucune foi n’a le monopole de l’arrogance religieuse»– est devenu un point d’ignition partisan incitant les conservateurs à sermonner le président en l’accusant de «mettre sur le même pied» chrétiens croisés et radicaux islamiques, à l’accuser d’entretenir des croyances anti-chrétiennes et à se demander pourquoi il évoque un conflit vieux de plusieurs siècles, quand bien même on relèverait quelques analogies entre celui-ci et l’époque actuelle.

Ce qui nous manque dans l’argument sur les croisades cependant, c’est la mention par Obama de l’esclavage et de Jim Crow. Dans The Atlantic, Ta-Nehisi Coates choisit de souligner les justifications religieuses de l’esclavage américain, et il vaut la peine d’en faire autant pour son successeur d’après la guerre de Sécession. Et puisque nous en sommes à réfléchir en termes de violence religieuse, nous nous devons de nous pencher sur le spectacle le plus brutal du règne de Jim Crow: le lynchage.

Pendant pratiquement tout le siècle entre les deux Reconstructions américaines, la plus grande partie du Sud blanc a fermé les yeux et approuvé la violence terroriste exercée contre les noirs. Un nouveau rapport de l’Equal Justice Initiative, basée en Alabama, signale presque 4.000 lynchages de noirs dans 12 Etats du Sud –en Alabama, en Arkansas, en Floride, en Géorgie, dans le Kentucky, en Louisiane, dans le Mississippi, en Caroline du Nord et du Sud, au Tennessee, au Texas et en Virginie– entre 1877 et 1950, ce qui, note l’organisation, représente «au moins 700 lynchages de plus dans ces Etats que ce qui avait été signalé auparavant».

«Le Juge Lynch» –nom donné par la journaliste et militante antiségrégationniste Ida B. Wells aux foules de lyncheurs– se montrait capricieux, impitoyable et barbare à l’égard de ses victimes. C.J. Miller, accusé à tort du meurtre de deux sœurs adolescentes blanches dans l’ouest du Kentucky, fut «traîné dans les rues jusqu’à un échafaud de fortune fait de vieilles douves de tonneau et autre petit bois», écrit l’historien Philip Dray dans At the Hands of Persons Unknown: The Lynching of Black America. Ses agresseurs le pendirent à un poteau téléphonique, et tandis que «la première chute lui brisa le cou (…) le corps fut soulevé et abaissé à maintes reprises pendant que la foule le criblait de balles avec des armes de poing». Son corps resta pendu dans la rue pendant deux heures, au cours desquelles il fut photographié et mutilé par des badauds. Puis il fut décroché et brûlé.

Plus sauvage encore fut le lynchage de Mary Turner, tuée pour avoir protesté contre le meurtre de son mari, et de l’enfant qu’elle portait.

«Devant une foule où se trouvaient des femmes et des enfants, écrit Philip Dray, Mary fut déshabillée, pendue par les chevilles, aspergée d’essence et brûlée à mort. Au milieu de son supplice, un homme blanc lui ouvrit le ventre avec un couteau de chasse et son bébé tomba à terre, poussa un cri et fut piétiné à mort.»

 

 

Des rituels de l’évangélisme sudiste et de son dogme

Scène de lynchage dans l'Indiana, en 1930, sous le regard indifférent des spectateurs. (Domaine public)

Scène de lynchage dans l’Indiana, en 1930, sous le regard indifférent des spectateurs. (Domaine public)

Ces lynchages n’étaient pas seulement des punitions infligées par des groupes d’autodéfense, ou, comme le note l’Equal Justice Initiative, «des actes de célébration du contrôle et de la domination d’une race sur l’autre». C’était des rituels. Et plus spécifiquement, des rituels de l’évangélisme sudiste et de son dogme d’alors prônant la pureté, le littéralisme et la suprématie blanche.

«Le christianisme était le principal prisme par lequel la plupart des Sudistes conceptualisaient et donnaient un sens à la souffrance et à la mort, quelle que soit leur forme», écrit l’historienne Amy Louise Wood dans Lynching and Spectacle: Witnessing Racial Violence in America, 1890–1940.

«Il serait inconcevable qu’ils aient pu infliger douleurs et tourments aux corps des hommes noirs sans imaginer cette violence en tant qu’acte religieux, chargé de symbolisme et de signification chrétienne.»

Le Dieu du Sud blanc exigeait de la pureté –pureté incarnée par la femme blanche. Les Sudistes blancs construisirent une frontière à l’aide de la ségrégation. Mais quand celle-ci était violée, c’est avec le lynchage qu’ils réparaient la brèche et affirmaient qu’ils étaient libres de toute contamination morale, représentée par les noirs, par les hommes noirs en particulier –même si elle ne se limitait pas à eux. Leo Frank, lynché en 1915, était juif.

La brèche imaginée était souvent d’ordre sexuel, définie par le mythe du violeur noir, un «démon» et une «bête» décidée à profaner la pureté chrétienne de la féminité blanche. Dans son récit du lynchage d’Henry Smith –tué à la suite d’accusations de viol et de meurtre d’une fillette de 3 ans, Myrtle Vance– P.L. James raconte comment l’énergie d’une ville et d’un pays entier s’était tournée vers «l’arrestation du démon qui avait dévasté un foyer et souillé une vie innocente».

La «volonté de Dieu»

James n’était pas un cas isolé. De nombreux autres défenseurs du lynchage interprétaient leurs actes comme un devoir chrétien, consacré comme étant la volonté de Dieu contre la transgression raciale.

«Après le lynchage de Smith, note Amy Louise Wood, un autre de ses défenseurs écrivit: “ce ne fut rien d’autre que la vengeance d’un Dieu outragé, qui Lui fut offerte, au moyen de l’instrument que furent ceux qui provoquèrent la crémation.»

Comme l’écrit Donald G. Mathews, professeur émérite à l’UNC-Chapel Hill dans le Journal of Southern Religion:

«La religion s’insinuait dans le lynchage communautaire parce que cet acte se produisait dans le contexte d’un ordre sacré conçu pour garantir la sainteté.»

L’«ordre sacré» c’était la suprématie blanche, et la «sainteté», la vertu blanche.

Je me dois de souligner que les noirs de l’époque voyaient le lynchage comme étant enraciné dans la pratique chrétienne des Sudistes blancs. «Il est extrêmement douteux que le lynchage puisse exister dans une autre religion que le christianisme», écrivit Walter White, leader de l’association de défense des droits civiques NAACP en 1929.

«Quiconque connaît bien les prédicateurs intempestifs, acrobatiques, fanatiques prêchant les feux de l’enfer dans le Sud, et a vu les orgies d’émotion qu’ils suscitent, ne peut douter un seul instant qu’ils libèrent des passions dangereuses contribuant à l’instabilité émotionnelle et jouant un rôle dans les lynchages.»

Et si certains chefs d’église ont condamné ces pratiques comme étant contraires à la parole de Dieu –«Religion et lynchage, christianisme et écrasement, feu et bénédiction, sauvagerie et raison nationale ne peuvent aller main dans la main dans ce pays», affirmait un éditorial en 1904– le consentement écrasant du Sud blanc confirmait le point de vue de Walter White.

Le seul christianisme sudiste uni dans son opposition au lynchage était celui des noirs américains, qui tentaient de re-contextualiser les attaques comme un genre de crucifixion et ses victimes comme des martyrs, renversant la situation et faisant des noirs les véritables héritiers du salut et de la rédemption chrétienne. Et c’est ce dernier point qui doit mettre en exergue le fait que rien de tout cela n’était intrinsèque au christianisme: c’était une question de pouvoir, et du besoin qu’avaient les puissants de sanctifier leurs actes.

Pourtant, il est impossible de nier que le lynchage –dans toute sa grotesque violence– était un acte empreint de signification religieuse, justifié par le christianisme de l’époque.

Il avait également un caractère politique: c’était un acte de terreur et de contrôle social et la chasse gardée de citoyens privés, de responsables publics et de législateurs puissants. Le sénateur Ben Tillman de Caroline du Sud défendit le lynchage devant le Congrès des Etats-Unis, et le président Woodrow Wilson applaudit un film qui célébrait le juge Lynch et ses disciples.

Ce qui signifie qu’Obama avait raison. Les environnements extrêmement différents de l’Amérique d’avant les droits civiques et du Moyen-Orient d’aujourd’hui cachent les similitudes conséquentes qui existent entre la violence religieuse relativement récente de nos ancêtres suprématistes blancs et celle de nos ennemis contemporains. Et le fossé actuel entre musulmans modérés et leurs opposants fanatiques trouve une analogie dans notre division passée entre christianisme nordiste et son homologue sudiste.

Il ne s’agit pas tant de relativisme que de vision clairvoyante de notre vulnérabilité commune, de la vérité qui est que les graines de la violence et de l’autocratie peuvent germer n’importe où, et du fait que notre position actuelle de supériorité morale n’est pas la preuve d’une quelconque supériorité intrinsèque.

Source : Slate 09/02/2015

Voir aussi : Rubrique International, rubrique Amérique du Nord, Etats-Unis, rubrique Histoire, rubrique Société, Mouvements sociaux, On Line, Comment l’«islamisme» est-il devenu un extrémisme?L’histoire oubliée d’un lynchage de masse dans l’Arkansas ,il y a eu plus de noirs lynchés que ce que l’on croyait, rubrique Musique,“Strange Fruit”, Billie Holiday,

 

1892 Déclaration de Ravachol

arton3993-e9d25Ce texte clair, que Ravachol avait écrit pour son procès à Montbrison, le 21 juin 1892, est devenu une référence. D’ailleurs, au bout de quelques paroles, les juges lui ont interdit de le déclamer. [1]

 

Si je prends la parole, ce n’est pas pour me défendre des actes dont on m’accuse, car seule la société, qui par son organisation met les hommes en lutte continuelle les uns contre les autres, est responsable.

 

En effet, ne voit-on pas aujourd’hui dans toutes les classes et dans toutes les fonctions des personnes qui désirent, je ne dirai pas la mort, parce que cela sonne mal à l’oreille, mais le malheur de leurs semblables, si cela peut leur procurer des avantages. Exemple : un patron ne fait-il pas des vœux pour voir un concurrent disparaître ; tous les commerçants en général ne voudraient-ils pas, et cela réciproquement, être seuls à jouir des avantages que peut rapporter ce genre d’occupations ?

 

L’ouvrier sans emploi ne souhaite-t-il pas, pour obtenir du travail, que pour un motif quelconque celui qui est occupé soit rejeté de l’atelier ? Eh bien, dans une société où de pareils faits se produisent on n’a pas à être surpris des actes dans le genre de ceux qu’on me reproche, qui ne sont que la conséquence logique de la lutte pour l’existence que se font les hommes qui, pour vivre, sont obligés d’employer toute espèce de moyen.

 

Et, puisque chacun est pour soi, celui qui est dans la nécessité n’en est-il pas réduit a penser :

« Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je n’ai pas à hésiter, lorsque j’ai faim, à employer les moyens qui sont à ma disposition, au risque de faire des victimes ! Les patrons, lorsqu’ils renvoient des ouvriers, s’inquiètent-ils s’ils vont mourir de faim ? Tous ceux qui ont du superflu s’occupent-ils s’il y a des gens qui manquent des choses nécessaires ? »

 

Il y en a bien quelques-uns qui donnent des secours, mais ils sont impuissants à soulager tous ceux qui sont dans la nécessité et qui mourront prématurément par suite des privations de toutes sortes, ou volontairement par les suicides de tous genres pour mettre fin à une existence misérable et ne pas avoir à supporter les rigueurs de la faim, les hontes et les humiliations sans nombre, et sans espoir de les voir finir.

 

Ainsi ils ont la famille Hayem et le femme Souhain qui a donné la mort à ses enfants pour ne pas les voir plus longtemps souffrir, et toutes les femmes qui, dans la crainte de ne pas pouvoir nourrir un enfant, n’hésitent pas à compromettre leur santé et leur vie en détruisant dans leur sein le fruit de leurs amours. Et toutes ces choses se passent au milieu de l’abondance de toutes espèces de produits ! On comprendrait que cela ait lieu dans un pays où les produits sont rares, où il y a la famine.

 

Mais en France, où règne l’abondance, où les boucheries sont bondées de viande, les boulangeries de pain, où les vêtements, la chaussure sont entassés dans les magasins, où il y a des logements inoccupés !

 

Comment admettre que tout est bien dans la société, quand le contraire se voit d’une façon aussi claire ?

Il y a bien des gens qui plaindront toutes ces victimes, mais qui vous diront qu’ils n’y peuvent rien.

Que chacun se débrouille comme il peut !

 

Que peut-il faire celui qui manque du nécessaire en travaillant, s’il vient à chômer ? Il n’a qu’à se laisser mourir de faim. Alors on jettera quelques paroles de pitié sur son cadavre.

 

C’est ce que j’ai voulu laisser à d’autres. J’ai préféré me faire contrebandier, faux monnayeur, voleur, meurtrier et assassin. J’aurais pu mendier : c’est dégradant et lâche et c’est même puni par vos lois qui font un délit de la misère. Si tous les nécessiteux, au lieu d’attendre, prenaient où il y a et par n’importe quel moyen, les satisfaits comprendraient peut-être plus vite qu’il y a danger à vouloir consacrer l’état social actuel, où l’inquiétude est permanente et la vie menacée à chaque instant.

 

On finira sans doute plus vite par comprendre que les anarchistes ont raison lorsqu’ils disent que pour avoir la tranquillité morale et physique, il faut détruire les causes qui engendrent les crimes et les criminels : ce n’est pas en supprimant celui qui, plutôt que de mourir d’une mort lente par suite des privations qu’il a eues et aurait à supporter, sans espoir de les voir finir, préfère, s’il a un peu d’énergie, prendre violemment ce qui peut lui assurer le bien-être, même au risque de sa mort qui ne peut être qu’un terme à ses souffrances.

 

Voilà pourquoi j’ai commis les actes que l’on me reproche et qui ne sont que la conséquence logique de l’état barbare d’une société qui ne fait qu’augmenter le nombre de ses victimes par la rigueur de ses lois qui sévissent contre les effets sans jamais toucher aux causes ; on dit qu’il faut être cruel pour donner la mort à son semblable, mais ceux qui parlent ainsi ne voient pas qu’on ne s’y résout que pour l’éviter soi-même.

 

De même, vous, messieurs les jurés, qui, sans doute, allez me condamner à la peine de mort, parce que vous croirez que c’est une nécessité et que ma disparition sera une satisfaction pour vous qui avez horreur de voir couler le sang humain, mais qui, lorsque vous croirez qu’il sera utile de le verser pour assurer la sécurité de votre existence, n’hésiterez pas plus que moi à le faire, avec cette différence que vous le ferez sans courir aucun danger, tandis que, au contraire, moi j’agissais aux risque et péril de ma liberté et de ma vie.

 

 

Eh bien, messieurs, il n’y a plus de criminels à juger, mais les causes du crime a détruire. En créant les articles du Code, les législateurs ont oublié qu’ils n’attaquaient pas les causes mais simplement les effets, et qu’alors ils ne détruisaient aucunement le crime ; en vérité, les causes existant, toujours les effets en découleront. Toujours il y aura des criminels, car aujourd’hui vous en détruisez un, demain il y en aura dix qui naîtront.

 

Que faut-il alors ? Détruire la misère, ce germe de crime, en assurant à chacun la satisfaction de tous les besoins ! Et combien cela est facile à réaliser ! Il suffirait d’établir la société sur de nouvelles bases où tout serait en commun, et où chacun, produisant selon ses aptitudes et ses forces, pourrait consommer selon ses besoins.

 

Alors on ne verra plus des gens comme l’ermite de Notre-Dame-de-Grâce et autres mendier un métal dont ils deviennent les esclaves et les victimes ! On ne verra plus les femmes céder leurs appas, comme une vulgaire marchandise, en échange de ce même métal qui nous empêche bien souvent de reconnaître si l’affection est vraiment sincère. On ne verra plus des hommes comme Pranzini, Prado, Berland, Anastay et autres qui, toujours pour avoir de ce métal, en arrivent à donner la mort ! Cela démontre clairement que la cause de tous les crimes est toujours la même et qu’il faut vraiment être insensé pour ne pas la voir.

 

Oui, je le répète : c’est la société qui fait les criminels, et vous jurés, au lieu de les frapper, vous devriez employer votre intelligence et vos forces à transformer la société. Du coup, vous supprimeriez tous les crimes ; et votre œuvre, en s’attaquant aux causes, serait plus grande et plus féconde que n’est votre justice qui s’amoindrit à punir les effets.

 

Je ne suis qu’un ouvrier sans instruction ; mais parce que j’ai vécu l’existence des miséreux, je sens mieux qu’un riche bourgeois l’iniquité de vos lois répressives. Où prenez-vous le droit de tuer ou d’enfermer un homme qui, mis sur terre avec la nécessité de vivre, s’est vu dans la nécessité de prendre ce dont il manquait pour se nourrir ? J’ai travaillé pour vivre et faire vivre les miens ; tant que ni moi ni les miens n’avons pas trop souffert, je suis resté ce que vous appelez honnête. Puis le travail a manqué, et avec le chômage est venue la faim. C’est alors que cette grande loi de la nature, cette voix impérieuse qui n’admet pas de réplique, l’instinct de la conservation, me poussa à commettre certains des crimes et délits que vous me reprochez et dont je reconnais être l’auteur.

 

Jugez-moi, messieurs les jurés, mais si vous m’avez compris, en me jugeant jugez tous les malheureux dont la misère, alliée à la fierté naturelle, a fait des criminels, et dont la richesse, dont l’aisance même aurait fait des honnêtes gens !

 

Une société intelligente en aurait fait des gens comme tout le monde !

 

Ravachol

Mort guillotiné le 11 juillet 1892

 

1] Cette déclaration qui parut dans La Révolte n°40 (1-7 juillet 1892) et Le Père Peinard n°172 du 3-10 juillet 1892, a été reprise par Zanzara athée sur le site Infokiosques.net

 

Source : Rebellyon Info 11/07/2016

 

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Histoire, rubrique Politique, rubrique Société,

Les remords de Blair face aux accusations de la commission d’enquête sur la guerre en Irak

4964937_6_6c99_devant-le-centre-de-conferences-ou-devait_14dfa6a3b6a525056cdefca568d7666eLe Royaume-Uni est intervenu en Irak en mars 2003 aux côtés des Etats-Unis alors que Saddam Hussein « ne présentait pas de menace imminente » et que « toutes les alternatives pacifiques (…) n’avaient pas été épuisées ». John Chilcot, le haut fonctionnaire qui préside la commission d’enquête sur les conditions de l’engagement britannique, en a dressé, mercredi 6 juillet, un bilan accablant, en particulier pour le premier ministre travailliste de l’époque, Tony Blair. « Pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, a souligné le rapporteur, le Royaume-Uni a participé à l’invasion et à l’occupation complète d’un Etat souverain. »

Peu après la publication du document, M. Blair s’est exprimé lors d’une conférence de presse : « C’était la décision la plus difficile que j’ai jamais prise, a déclaré Tony Blair. Je l’ai prise de bonne foi. J’en endosse l’entière responsabilité. J’éprouve plus de peine, de regrets et d’excuses que vous pouvez l’imaginer. »

Fort de douze volumes et de 2,6 millions de mots, le rapport Chilcot, rendu public mercredi établit que M. Blair s’est appuyé sur son propre jugement alors que les services de renseignement « n’avaient pas établi de façon incontestable » que Saddam Hussein, le dictateur qu’il s’agissait de renverser, continuait de produire des armes chimiques et biologiques. En particulier, devant la Chambre des communes, le 24 septembre 2002, Tony Blair a présenté « avec une certitude qui n’était pas justifiée [la] sévérité de la menace » posée par ces armes de destruction massive.

Le rapport souligne la docilité du premier ministre à l’égard du président américain Georges W. Bush, et même ses pressions en faveur d’une invasion. Le 28 juillet 2002, dix mois après le 11-Septembre, le premier ministre britannique assurait par écrit le président américain : « Je serai avec vous quoiqu’il arrive. »

Cent soixante-dix-neuf soldats tués en Irak

Or, selon le rapport Chilcot, non seulement Saddam Hussein ne posait pas de menace imminente, non seulement « la stratégie de confinement [poursuivie par les Nations unies] pouvait continuer pendant un certain temps », non seulement « le Royaume-Uni a sapé l’autorité du Conseil de sécurité de l’ONU », mais en plus « les conséquences de l’invasion ont été sous-estimées ». Selon M. Chilcot, le gouvernement britannique « a échoué à prendre en compte l’ampleur de la tâche nécessaire pour stabiliser, administrer et reconstruire l’Irak et les responsabilités qui allaient incomber au Royaume-Uni ». A propos des relations anglo-américaines, le rapport estime qu’« un soutien inconditionnel n’est pas nécessaire lorsque nos intérêts ou notre appréciation diffèrent ».

C’est peu dire que les conclusions du rapport, commandé le 15 juin 2009 par Gordon Brown, successeur de M. Blair à Downing Street, étaient attendues. Les familles des 179 soldats britanniques morts en Irak menaçaient même de poursuites judiciaires en cas de nouveau report. En 2009, au moment du retour des derniers combattants, M. Brown, avait annoncé que les investigations dureraient un an.

Sept ans plus tard, l’enquête était devenue un mauvais feuilleton et son indépendance mise en doute, tant les services du premier ministre ont tenté – finalement en vain – d’empêcher la déclassification de documents, notamment la correspondance entre Tony Blair et George Bush, et tant M. Blair lui-même a multiplié les embûches et les « droits de réponse ». Dans l’intervalle, 120 personnes, dont MM. Blair et Brown ont été entendues, pour un coût de 10 millions de livres (11,7 millions d’euros), l’un des membres de la commission est mort et M. Chilcot lui-même a fêté ses 77 ans.

La publication officielle du rapport a été organisée dans un centre de conférences en face du Parlement de Westminster, en présence de familles des militaires décédés. Certaines envisagent de s’appuyer sur ses conclusions pour lancer des poursuites à l’encontre de Tony Blair. « Il a détruit nos familles. On devrait lui retirer tout ce qu’il possède, témoignait ainsi le père d’un soldat mort au front. Cette guerre était illégale. Mon fils est mort pour rien. »

Devant le centre de conférences où devait être présenté le rapport Chilcot sur l’engagement britannique dans la guerre contre le régime de Saddam Hussein, à Londres, le 6 juillet 2016. Matt Dunham / AP

Devant le centre de conférences où devait être présenté le rapport Chilcot sur l’engagement britannique dans la guerre contre le régime de Saddam Hussein, à Londres, le 6 juillet 2016. Matt Dunham / AP

« Pas d’opinion sur la légalité de l’intervention »

Alors que les Verts et l’aile gauche du Parti travailliste – dont son chef actuel Jeremy Corbyn – militent afin que M. Blair soit poursuivi pour « complicité de crimes de guerre », le rapport « n’exprime pas d’opinion sur la légalité de l’intervention militaire », renvoyant la question à la compétence d’une cour internationale.

Devant le centre de conférence, sur un podium dressé par la coalition « Stop the war », très active en 2003 et dont M. Corbyn a longtemps été le président, un personnage portant un masque de Tony Blair avait pris place entre deux faux juges perruqués. « Blair a menti. Des milliers de gens sont morts », claquait la banderole. « Blair est un criminel de guerre », a lancé Caroline Lucas, la dirigeante des Verts.

Aux Communes, un débat de deux jours sur le rapport Chilcot sera organisé mi-juillet. Mais dès mercredi après-midi, moment traditionnel des questions au gouvernement, le premier ministre démissionnaire David Cameron et le chef contesté du Labour, Jeremy Corbyn, se sont exprimés.

M. Cameron a appelé à « retenir les leçons du rapport » Chilcot. « Il serait faux d’en conclure que la Grande-Bretagne ne doit pas soutenir les Etats-Unis, a-t-il tempéré. Il serait faux d’en conclure qu’une intervention armée ne peut être couronnée de succès. » Le locataire en fin de bail de Downing Street avait reporté la publication du rapport Chilcot au-delà du référendum du 23 juin, pour ne pas perturber le Labour dans la campagne contre le Brexit, mais aussi pour l’affaiblir une fois la victoire passée. Le scénario s’est révélé différent : il a perdu le référendum et le Labour est depuis lors en état de guerre civile.

Une « catastrophe » selon le chef du Labour

Son chef, Jeremy Corbyn, a mis en cause les dirigeants de l’époque pour « tromperie dans l’engagement de la guerre ». « Tous ceux qui ont pris les décisions mises en évidence dans le rapport Chilcot doivent subir les conséquences de leurs actes quelles qu’elles soient », a-t-il ajouté, visant implicitement Tony Blair. « L’invasion et l’occupation de l’Irak ont été une catastrophe, a poursuivi M. Corbyn. Elles ont conduit à casser la confiance dans la politique et dans les institutions. »

Rappelant l’énorme manifestation anti-guerre organisée en février 2003 au Royaume-Uni et dans d’autres pays, le chef du Labour a ajouté : « Pendant que la classe gouvernante se trompait si cruellement, une large partie de notre peuple a eu raison. » Une remarque qui renvoie directement à sa situation actuelle. Jeremy Corbyn, appelé à la démission par 80 % des députés travaillistes en raison de son faible engagement pro-européen dans la campagne contre le Brexit, se maintient en poste en se prévalant du mandat (59,5 %) qu’il a reçu de la base du parti.

Philippe Bernard

Source Le Monde 06/07/2016

 

Voir aussi: Actualité Internationale, Rubrique EuropeGrande Bretagne, Rubrique Moyen Orient  Irak : Un premier bilan de la guerre, Une série d’attentats marque l’ouverture des élections , Pétrole contre nourriture L’Irak demande des réclamations, Le président irakien vient conclure des contrats à Paris, rubrique Afghanistan, Enlisement total : Actualité nationale Les « idiots utiles » de la guerre en Irak , Gilles Kepel : « La politique française arabe est difficile à décrypter. » , La première victime de guerre c’est la vérité , On line  En 2015, les excuses de Tony Blair pour la guerre en Irak, une « opération de communication »

La base américaine d’Okinawa, épine dans le pied du premier ministre japonais

 Shinzo Abe au mémorial de la paix d'Itoman, près d'Okinawa, le 23 juin.

Sous prétexte de s’émanciper des Etats-Unis, M. Abe Shinzo veut contourner la Constitution pacifiste de son pays. Le premier ministre japonais masque ainsi sa volonté de renforcer l’armée, malgré une forte opposition de la population. Du reste, il a accepté l’extension des bases militaires réclamée par Washington dans l’île d’Okinawa, qui abrite déjà les deux tiers des troupes américaines déployées au Japon.

par Gavan McCormack   

Si les tensions entre le Japon et la Chine, ou entre la Chine et des pays voisins, font couler beaucoup d’encre, le conflit qui oppose l’archipel d’Okinawa à Tokyo et à Washington est, lui, bien moins médiatisé. Depuis dix-huit ans, les habitants de cette préfecture japonaise s’insurgent contre le projet de construction, décidé par les deux gouvernements, d’une nouvelle base militaire de marines américains à Henoko, dans le Nord. Le premier ministre Abe Shinzo, qui a entamé son second mandat en décembre 2012, considère ce projet comme prioritaire. Mais il fait face à des adversaires plus déterminés que jamais.

En avril 2015, devant un Congrès américain conquis, il a proclamé son attachement aux « valeurs partagées » de démocratie, de respect de la légalité et des droits humains, ainsi qu’à certains objectifs particuliers, tels que la base militaire de Henoko. Un mois après sa visite, le gouverneur d’Okinawa, M. Onaga Takeshi, arrivait à son tour à Washington pour le contredire : pas question de tolérer la construction d’une nouvelle base.

Entre Taïwan et l’île japonaise méridionale de Kyushu, l’archipel que recouvre la préfecture d’Okinawa s’étire sur quelque 1 000 kilomètres. Pour la Chine, il constitue potentiellement un « grand mur maritime » commandant l’accès au Pacifique. C’est dire s’il joue un rôle essentiel dans l’équilibre des forces en Asie de l’Est.

Avant d’être intégrées au Japon, ces îles formaient le royaume de Ryukyu ; elles dépendaient à la fois des Etats pré-modernes chinois et nippon, et connurent cinq siècles de voisinage paisible en mer de Chine orientale, dans le cadre du système du tribut chinois (1). Dans les années 1850, le royaume jouissait d’une indépendance qui lui permit de négocier des traités avec les Etats-Unis, la France et les Pays-Bas.

Mais cette relative autonomie prit fin dans les années 1870. L’Etat japonais moderne, établi en 1868, abolit le royaume de Ryukyu pour le punir d’avoir tenté de conserver ses liens avec la Chine. Il annexa les îles, qui devinrent la préfecture d’Okinawa, et fit du château de Shuri, surplombant la capitale, Naha, la première base militaire de l’archipel. Les Okinawaïens se virent interdire l’usage de leur langue ; ils furent contraints d’employer des noms japonais et d’adopter la religion impériale shintoïste.

De la part du Japon, cette annexion de l’archipel représentait un signe d’hostilité envers la Chine, puis envers les Etats-Unis, ce qui conduisit à la catastrophe de 1945 : un Okinawaïen sur quatre trouva la mort dans le cyclone américain d’acier et de napalm qui s’abattit entre fin mars et fin juin (2). Nombre d’habitants, accusés d’espionnage, furent exécutés ou contraints par les forces japonaises de se « suicider » collectivement (ce fut le cas parfois de familles entières). Le traumatisme a profondément marqué l’âme d’Okinawa.

Soixante-dix ans après la défaite du Japon lors de la seconde guerre mondiale, l’armée américaine occupe encore 20 % du territoire de l’île, où se concentrent les trois quarts de ses forces présentes dans le pays. Elle exerce une autorité souveraine (extraterritoriale) à peine moins étendue qu’à l’époque où les Etats-Unis administraient directement l’archipel — une période qui a duré jusqu’en 1972, soit vingt ans après la fin de l’occupation du reste du Japon.

En théorie, la base prévue à Henoko doit remplacer celle de Futenma, qui s’étend au beau milieu de la ville de Ginowan, dans le sud de l’île. Les hangars et les pistes y jouxtent les écoles, les hôpitaux et les zones d’habitation, ce qui en fait « la base la plus dangereuse du monde » pour la population, comme l’a reconnu l’ancien secrétaire américain à la défense Donald Rumsfeld. Chacun se souvient encore de l’hélicoptère qui s’est écrasé en 2004 sur l’université internationale d’Okinawa, fort heureusement en août, donc sans faire de victimes.

Les installations de remplacement (Futenma Replacement Facility, FRF), bien plus vastes et aux fonctions encore plus diverses, doivent comporter des infrastructures terrestres, maritimes et aériennes, dont un port en eau profonde, sur un site de 160 hectares qui doit être gagné sur la mer, face à la baie de Henoko au sud et à celle d’Oura au nord. La base consiste en une masse de béton s’élevant à 10 mètres au-dessus de la mer, avec deux pistes d’atterrissage de 1 800 mètres et un quai de 272 mètres de longueur.

 

Adieu, coraux, tortues et crustacés

Or il s’agit de l’une des plus belles zones côtières du pays, théoriquement protégée — le ministre de l’environnement japonais veut même obtenir son classement au Patrimoine mondial de l’Organisation des Nations unies pour la science et la culture (Unesco)… Le site recèle une biodiversité particulièrement riche. Il abrite de multiples formes de vie : coraux, crustacés, concombres de mer et algues, des centaines d’espèces de crevettes, d’escargots, de poissons, de tortues, de serpents et de mammifères, dont beaucoup sont rares ou menacées de disparition.

Si cette base voit le jour, elle figurera probablement parmi les plus importantes concentrations de puissance militaire du XXIe siècle en Asie de l’Est, ce qui en fera un élément-clé du « pivot » cher à M. Barack Obama (3). Constat amer pour les Okinawaïens : le déplacement de Futenma a été promis en 1996 sans aucune condition. Le gouvernement Abe affirme que les marines jouent un rôle essentiel dans la défense du pays et ont donc toute leur place à Henoko ; mais le ministre de la défense Nakatani Gen a lui-même concédé, début 2014, qu’il n’y avait aucune raison militaire ou stratégique de ne pas transférer la base en plusieurs autres endroits, dont Kyushu, par exemple ; seule l’empêche l’opposition de Tokyo (4).

En réalité, depuis le départ, l’occupation de Futenma par les marines est illégale, la base ayant été installée sur des terres extorquées à leurs propriétaires par la force « des baïonnettes et des bulldozers », selon la formule gravée dans la mémoire de tous les Okinawaïens. Et ce en violation de l’article 46 de la Convention de La Haye, qui interdit à des armées d’occupation de confisquer des biens privés. Cette considération devrait conduire sur-le-champ à la fermeture de Futenma, sans même que l’on ait besoin d’invoquer le danger, le bruit et les nuisances.

La résistance locale englobe une majorité de la population, le gouverneur de la préfecture, les assemblées préfectorale et municipale, les sections préfectorales des principaux partis politiques nationaux ainsi que les deux plus grands journaux, Ryukyu Shimpo et Okinawa Times. Au cours des premières années, elle a réussi à bloquer le projet. Mais, à partir de 2013, le second gouvernement Abe n’a eu de cesse de la neutraliser. Le premier ministre a d’abord persuadé les cinq parlementaires d’Okinawa de sa propre formation, le Parti libéral-démocrate (PLD), de s’aligner sur ses positions, puis la section préfectorale du PLD elle-même, et enfin, en décembre, le gouverneur, M. Nakaima Hirokazu.

Outrés par ces défections successives, les opposants à la base militaire ont pris leur revanche en remportant une série d’élections tout au long de l’année 2014 : la mairie et l’assemblée de la ville de Nago, dans le nord de l’île, en janvier et en septembre, puis le poste de gouverneur en novembre et les quatre sièges de la chambre basse de la Diète en décembre. A l’élection pour le poste de gouverneur, le conservateur Onaga Takeshi préconisait une politique du « tout Okinawa » — un slogan qui rassemble tous les partis, des communistes aux conservateurs, autour de la défense de l’île — et promettait de « faire tout ce qui était en [son] pouvoir » pour stopper le projet. Il a remporté une victoire décisive avec 100 000 voix d’avance sur le candidat sortant (360 800 voix contre 261 000) et une participation record, supérieure à 64 %.

Cela n’a pas empêché le secrétaire du cabinet — qui a rang de ministre —, M. Suga Yoshihide, d’affirmer que les dés étaient jetés et que le gouvernement allait s’atteler « de façon sérieuse et appropriée », selon son expression favorite, à la construction de la base. Les travaux d’études préliminaires, entamés en juillet 2014 et interrompus durant la période qui a précédé les élections législatives de novembre, ont repris en janvier 2015. Mobilisant la police anti-émeutes et des navires garde-côtes, M. Abe a alors adopté une stratégie du choc et de la terreur contre les manifestants. Le 4 mars, par exemple, lors de la journée nationale du sanshin (le luth d’Okinawa), vingt-neuf musiciens rassemblés à l’extérieur du site de la FRF pour donner un concert de musique classique en faveur de la lutte contre la base militaire ont été brutalement interrompus par la police anti-émeutes, qui a détruit l’abri de fortune destiné à les protéger de la pluie.

En janvier 2015, M. Onaga a nommé une commission d’experts dite « de la troisième voie », chargée d’examiner les étapes qui avaient conduit son prédécesseur à autoriser le déplacement de la base de Futenma. Il voulait savoir si la procédure s’était déroulée correctement ou s’il existait un moyen de l’annuler. Il a aussi demandé aux autorités de Tokyo d’interrompre les travaux d’études qu’elles avaient commandités, en soulignant qu’ils avaient endommagé les coraux.

Au cours des quatre mois qui ont suivi son élection, le gouvernement a refusé ne serait-ce que de lui parler. « A quoi cela servirait-il ? », a interrogé le ministre de la défense Gen Nakatami (5). Lorsque, enfin, en avril et mai 2015, il a pu rencontrer le secrétaire du cabinet, le premier ministre et le ministre de la défense, le fossé séparant les deux camps n’avait fait que se creuser davantage. « Plus vous emploierez des termes condescendants, plus les Okinawaïens se détourneront de vous et plus leur colère grandira », a martelé M. Onaga —des paroles qui ont eu un grand retentissement dans l’île. « Rien ne serait plus scandaleux que d’affirmer que les Okinawaïens, dont la terre a été confisquée pour y construire une base aujourd’hui obsolète, la plus dangereuse du monde, devraient supporter ce fardeau et que, si cela ne leur plaît pas, ils n’ont qu’à proposer une solution de rechange », a-t-il prévenu en ouverture de sa rencontre avec M. Abe. Il a alors été interrompu, après ne s’être exprimé en public que trois minutes sur les cinq convenues, et les journalistes ont été priés de quitter la salle.

Le premier ministre japonais exerce un contrôle sans précédent sur la Diète ; l’opposition est divisée et affaiblie, et les médias nationaux sont en grande partie acquis au pouvoir — ce n’est pas pour rien que M. Abe soigne les magnats de la presse, qu’il côtoie sur les terrains de golf et dans les réceptions mondaines. Mais, au-delà de la Diète et des salles de rédaction, la sympathie pour Okinawa et sa résistance grandit.

Lors de sa visite de 2013 à Washington, M. Abe n’avait pas reçu un accueil très chaleureux. Aucun dîner ni conférence de presse n’avait été prévu avec le président Obama. « Le Japon revient », « En finir avec le régime d’après-guerre » ou encore « Enseigner une histoire digne de ce nom, dont les gens seront fiers » : ses mots d’ordre ne pouvaient qu’offenser ses interlocuteurs, à la fois par l’hostilité qu’ils manifestaient envers l’Etat d’après-guerre que façonna l’occupant américain et par l’attachement qu’ils révélaient aux valeurs du Japon d’hier, militariste et fasciste.

Deux ans plus tard, cependant, le premier ministre japonais s’est vu dérouler le tapis rouge, et il a prononcé un discours devant les deux chambres du Congrès réunies. La raison de ce retournement est simple : il s’était au préalable engagé à mettre en œuvre le calendrier réclamé par les conseillers « experts » du Japon de Washington. Revenant sur la ligne qui avait prévalu durant les six décennies précédentes, son gouvernement avait revu son interprétation de la Constitution japonaise pour étendre le champ d’intervention des forces d’autodéfense et leur permettre de se joindre à de futures « coalitions de volontaires » n’importe où dans le monde, comme le réclament les Etats-Unis. Il s’apprêtait à intégrer les 225 000 militaires japonais sous commandement américain et promettait de continuer à payer pour conserver les forces américaines au Japon. Les chiffres sont gardés secrets, mais on peut estimer le coût de ce maintien à plus de 8,6 milliards de dollars (7,8 milliards d’euros) par an (6). Enfin, outre la nouvelle base militaire promise à Henoko, M. Abe s’était engagé à construire et à financer en majeure partie de nouvelles bases militaires américaines à Guam et dans les îles Mariannes du Nord, soit un versement direct de 2,8 milliards de dollars (2,5 milliards d’euros). Si l’on y ajoute les frais de déménagement de 8 000 marines et leurs familles (au moins 9 000 personnes), la subvention totale sera de 6,09 milliards de dollars.

C’est ce que le premier ministre appelle un « pacifisme positif », censé supplanter le pacifisme inscrit dans la Constitution et qui prévaut au Japon depuis 1947. Au cas où cela ne serait pas suffisamment clair, M. John McCain, président du comité des forces armées du Sénat américain, a précisé dans Japan Times ce qu’il fallait entendre par là : l’envoi des forces d’autodéfense japonaises en Corée, au Proche-Orient et dans la mer de Chine méridionale (7).

Le Japon est peut-être bien gouverné aujourd’hui par le dirigeant national le plus activement proaméricain de son histoire. L’attitude de M. Abe envers Washington se caractérise par un curieux mélange de soumission servile et d’hostilité profonde. Il se retrouve prisonnier de la contradiction fondamentale de l’Etat japonais moderne : devoir conjuguer asservissement clientéliste et affirmation nationaliste (8).

Un problème immédiat se pose à lui : celui d’Okinawa, pour lequel il n’a aucune réponse. Devant l’effritement de sa base sociale dans tout le Japon (lire « Une Constitution pacifiste en péril »), le gouvernement temporise. Bien que les premiers contrats pour la construction de Henoko, d’un montant de 460 millions de dollars, aient été signés, il hésite toujours à donner le coup d’envoi des travaux, d’autant que, le 16 juillet dernier, la commission d’experts « de la troisième voie » a rendu son rapport et constaté plusieurs irrégularités dans les processus de décision de l’ex-gouverneur. Dans le même temps, M. Onaga a annoncé son intention de porter l’affaire dès septembre devant le Comité des droits de l’homme des Nations unies à Genève.

Puis, le 4 août, à la surprise générale, le gouvernement Abe a annoncé un accord en quatre parties avec le gouverneur d’Okinawa : ouverture de négociations, suspension de tous les travaux entre le 10 août et le 9 septembre, suspension de toute action juridique de la part d’Okinawa et autorisation de l’enquête d’impact — réclamée par le gouverneur — sur le corail de la baie d’Oura.

Certes, le gouvernement ne prend pas trop de retard dans ses projets, la saison des typhons étant peu propice aux travaux. Mais, politiquement, cela confirme que l’affrontement avec l’île lui pose un problème qu’il ne peut complètement ignorer.

Après cette trêve d’un mois, peut-être réussira-t-il à imposer sa volonté à la préfecture. Mais le peuple okinawaïen pourrait alors ne plus se contenter de demander l’arrêt de la construction d’une nouvelle base, et aller jusqu’à réclamer la fermeture de toutes les bases militaires.

Gavan McCormack

Professeur émérite à l’université nationale d’Australie, coordinateur du site Japan Focus. Dernier ouvrage paru (avec Satoko Oka Norimatsu) : Resistant Island : Okinawa Confronts Japan and the United States, Rowman & Littlefield, Lanham (Etats-Unis), 2012.

(1) La Chine, au centre de l’Asie de l’Est, proposait aux pays voisins un système d’allégeance en contrepartie de droits commerciaux.

(2) Les actes les plus horribles de la bataille d’Okinawa se déroulèrent dès le 26 mars dans les îles Kerama. Les combats durèrent jusqu’au 22 juin 1945. Les troupes américaines débarquèrent dans l’île, qui leur servit de base arrière pour bombarder puis occuper le reste du Japon.

(3) Lire Michael T. Klare, « Quand le Pentagone met le cap sur le Pacifique », Le Monde diplomatique, mars 2012.

(4) Okinawa Taimusu, Naha, 25 décembre 2014.

(5) Okinawa Times, Naha, 13 mars 2015.

(6) Estimations de 2012.

(8) Lire Bruce Cumings, « Le couple nippo-américain à l’heure du soupçon », Le Monde diplomatique, avril 1999.

Source : Le Monde Diplomatique Septembre 2015

Actualité Internationale , Rubrique Asie, Japon, Les enjeux cachés des législatives, Etats-Unis, Rubrique Politique, Politique Internationale,

Comédie du Livre. Claudio Magris. La littérature un voyage vers l’inconnu et le connu…

magris

Claudio Magris «La vérité fait une concurrence déloyale à la littérature». Photo dr

Ecrivain chercheur et voyageur né à Trieste Claudio Magris fait partie du patrimoine, bien vivant, de la littérature mondiale

A l’invitation de la Comédie du livre Claudio Magris est revenu vendredi sur son rapport à la littérature dans le cadre d’un grand entretien. La question des racines triestines de l’auteur né aux frontières orientales de l’Italie, habite son oeuvre. «Les problèmes d’identité liés à l’histoire incroyable de cette ville nous poussent à une continuelle mise-en scène. Quand on ne sait pas qui l’on est, la littérature s’impose comme le seul royaume possible...»

A 18 ans Claudio Magris quitte Trieste pour étudier à Turin l’autre  ville qui marque son parcours «Turin est le contraire de Trieste, pour la liberté de pensée. La ville est à l’origine du communisme italien, la capitale de 68, des Brigades Rouges et de la réaction contre les Brigades rouges. Turin a aussi accueilli massivement les immigrants venus du Sud de l’Italie. Je suis poursuivi par une bigamie entre Trieste pour la liberté gitane, et Turin ville de fièvre et de connaissance. Sans Trieste je ne serais pas devenu un écrivain. Sans Turin , je n’aurais pas pu écrire.»

Pour Magris le processus d’écriture ne peut se prédéfinir, il participe d’une démarche. Comme un voyage qui suit le fleuve en se détournant parfois de son lit. « C’est comme une aventure. Je suis entré dans un bois où j’avais des racines sans savoir ce que j’allais écrire et puis des sentiers se sont ouverts», rapporte-il à propos de son grand roman Danube.

Claudios  Magris exerce de longue date une activité de journaliste  pour le Corriere della Serra qu’il envisage comme une tentative de se confronter à la réalité. « Cela exige précision d’un côté et imagination de l’autre. La vérité fait une concurrence déloyale à la littérature. Je suis fasciné par la vérité. Dans mes romans je considère  que chaque personne à le même droit  à la philologie. J’ai le sentiment d’écrire à partir d’une mosaïque composé de morceaux de réalité avec lesquels je  crée de la fiction.»

JMDH

Les éditions Liana Levi : L’Italie au coeur

Liana Levi

Liana Levi

Liana Levi est une éditrice d’exception, discrète et exigeante. livre après livre, elle a offert aux lecteurs français un des plus beau catalogue de littérature contemporaine, française comme étrangère. L’itale au coeur, elle a révélé en France des auteurs transalpins importants. Autour d’elle, la célèbre romancière sarde  Milena Agus, Giorgio Scianna, très beau romancier récemment traduit en France, et l’agent littéraire Marco Vigevani, fils d’Alberto Vigevani, auteur de Un été au bord du lac. Une rencontre débat se tient à 11h30 avec Liana Levi et les écrivains Milena Agus et Giorgio Scianna et l’agent littéraire Matco Vigevani. A 11h30  Espace Rencontre Comédie.

Auteur : Milena Agus

Milena Agus

Milena Agus

Milena Agus enthousiasme le public français en 2007 avec Mal de pierres. Le succès se propage en Italie et lui confère la notoriété dans les 26 pays où elle est aujourd’hui traduite. Après Battement d’ailes, Mon voisin, Quand le requin dort, La Comtesse de Ricotta et Prends garde (janvier 2015, Piccolo 2016), Milena Agus poursuit sa route d’écrivain, singulière et libre. Mal de pierres, adapté au cinéma par Nicole Garcia avec Marion Cotillard, sortira en salle le 19 octobre 2016.

Milena Agus vient de collaborer avec l’historienne Luciana Castellina, figure de la gauche italienne à une expérience éclairante dans le livre Prends gardes. L’ ouvrage offre deux approches, l’une fictionnelle, l’autre historique d’un même fait divers.Chacune à sa manière raconte les tragiques événements des Pouilles.  En 1946, dans les Pouilles, des ouvriers agricoles se révoltent contre l’iniquité des propriétaires fonciers. Les soeurs Porro, quatre femmes aisées, à la vie monotone, sont agressées dans leur palais par la foule de paysans en colère. Deux d’entre elles, Luisa et Carolina, périssent lynchées.

Prends gardes Liana Levi 2016.

 

Goncourt 2015.  Grand entretien avec Mathias Enard

FRANCE-LITERATURE-ENARDMathias Enard  avait usé de sa carte blanche en offrant une superbe programmation en 2013. Il est de retour à la Comédie du livre cette année après avoir remporté le prix Goncourt 2015 pour son roman Boussole, une exploration sensible et érudite des liens qui rapprochent depuis des siècles Orient et Occident en une fascination réciproque.  Boussole est le dixième livre de Mathias Enard, né à Niort en 1972, diplômé de persan et d’arabe, qui a beaucoup voyagé au Liban, en Syrie et en Turquie, notamment, et dont toute l’œuvre porte la trace de sa passion pour cette partie du monde. Entré en littérature en 2003 avec La Perfection du tir (Actes Sud), où l’on se tenait au plus près d’un sniper, dans un pays ressemblant furieusement au Liban, il s’est imposé comme l’un des grands auteurs de sa génération grâce à son quatrième roman, Zone (Actes Sud, 2008), tour de force sans point, embrassant l’histoire du XXe siècle sur le bassin méditerranéen, récompensé par le prix Décembre et le prix du livre Inter.

A l’occasion de cet entretien animé par Thierry Guichard, du Matricule des Anges, le romancier reviendra sur l’ensemble de son oeuvre. A 15h30 Salle Molière.

 

Roman

Rome. Walter Siti La Contagion
waltersitiWalter Siti. Voyage dans les zones sombres de la  société italienne Professeur de littérature, romancier, essayiste et critique littéraire, Walter Siti est un spécialiste de Paolo Pasolini dont il prolonge l’héritage tout en le renouvelant dans un monde un peu plus usé. Chez Siti les coupables ne sont pas toujours les autres. On en trouve la preuve dans La contagion son dernier roman traduit en français (Verdier 2015).

A partir de l’immeuble de la rue Vermeer, l’auteur trace un portrait saisissant de la borgata quartier périphérique romain où se retrouvent les pauvres, les paumés et la faune, en gros  les victimes de la crise. La structure du roman, évoque un peu la Vie mode d’emploi de Perec pour le réalisme baroque, mais avec beaucoup  plus de noirceur, de came et de sexe. La vie de chaque foyer et les liens entre les habitants dressent une toile pasolinienne de notre siècle d’un pessimisme effrayants.

On y croise Chiara et son mari Marcello, ancien bodybuilder entre deux sexes, Francesca, handicapée militante, Bruno supporter de la Roma, Gianfranco, dealer qui veut s’élever, Eugénio ouvrier amoureux d’une prostituée…  Walter Siti observe avec délectation  ce petit laboratoire au quotidien qui révèle tout ce que la bienséance laisse dans le noir. Pour  pénétrer ce monde l’auteur semble s’être inoculer une partie du mal pour mieux en traduite son effet. La contagion morale, celle des péchés, des vices et des hérésies, est un de ses thèmes récurrents. Elle est antérieure au modèle théorisé par la médecine. Ne dit on pas que l’amour est une maladie contagieuse ?

L’oeuvre de Siti l’est aussi, parsemée d’éléments soulevant le comportement discutable de ses semblables. La cruauté provocatrice et destructrice de ses personnages, renvoie à certaines évidences. Pourquoi les gens agissent-ils de la sorte ?

« C’est qu’ils y prennent du plaisir, sinon ils ne le feraient pas » indique l’auteur qui prend également  un certain plaisir à imbriquer de manière obscène le cynisme, l’opulence, la politique, le sexe, l’affairisme, la drogue, la spéculation, la corruption, les assassinats commandités, les pots de vin et l’impuni.

Tous ces ingrédients font de La contagion un roman romain polymorphique incontournable.

JMDH

La Contagion ed Verdier 24 euros.

Source : La Marseillaise 29/05/2016

Voir aussi : Actualité locale, Rubrique LivreComédie du livre 2016 1, Comédie du livre 2016 3,Lecture, Littérature italienne, Edition, rubrique Montpellier, rubrique Italie, Rendez-vous de l’Italie littéraire,