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L’hommage le plus fidèle que l’on puisse rendre à notre consœur et à notre confrère de RFI assassinés au Mali, c’est de défendre le journalisme, la nécessité de ses curiosités et l’exigence de son indépendance. Y compris, sinon surtout, contre ceux qui seraient tentés d’embrigader leurs morts dans leur « guerre contre le terrorisme ».
« La première victime de la guerre, c’est la vérité » : il y a précisément vingt ans, le cinéaste Marcel Ophüls était parti de cette maxime, attribuée à Rudyard Kipling et reprise par l’historien des médias Philip Knightley, pour son exceptionnel Veillée d’armes, enquête sur le journalisme par temps de guerre, de Bagdad à Sarajevo (retrouver ici la rencontre, il y a un an, entre Ophüls et Mediapart). L’assassinat de Ghislaine Dupont et Claude Verlon, artisans de la vérité au risque de leur vie, nous rappelle brutalement que la France est en guerre au Mali et que cette guerre, sans autre horizon politique lisible qu’une opération de police antiterroriste, n’est pas près de se terminer.
De cette guerre dans un des pays les plus pauvres de la planète, nous avions regretté à Mediapart (voir ici notre vidéo et là notre réente série) qu’il n’en soit pas débattu de façon plus approfondie, au-delà des refrains va-t-en guerre de l’antiterrorisme qui embrigadent et endorment, tant ils ignorent la réalité des peuples (la question Touareg), la complexité des situations (la faillite de l’Etat malien) et le poids de l’histoire (le statut d’ex-puissance coloniale de la France). C’est pour que nous ne soyons pas les spectateurs passifs de cette guerre menée en notre nom, sous notre drapeau et par notre armée, pour que nous soyons à même d’en discuter les enjeux et les finalités, bref pour que nous nous sentions concernés que Ghislaine Dupont et Claude Verlon n’avaient de cesse de retourner au Nord-Mali.
Il suffit de réécouter leurs reportages de l’été dernier, lors de l’élection présidentielle (c’est ici) – élection qui, selon un François Hollande bien imprudent, devait signifier la fin d’une guerre qu’il jugeait déjà gagnée –, pour prendre la mesure de leur souci de la vérité. Le souci de toutes ces vérités de fait, diverses et contradictoires, qui composent le puzzle de ces réalités complexes qui résistent aux simplifications guerrières. Car dire la vérité par temps de guerre, c’est aussi dire des vérités qui dérangent le monde auquel on voudrait nous assigner, d’énoncer des faits qui bousculent le camp dans lequel on voudrait nous enrégimenter.
L’honneur de nos deux journalistes et, à travers eux, des équipes de Radio France Internationale, c’est d’avoir maintenu cette distance nécessaire, esprit critique et liberté d’action, qui les préserve de toute assimilation à une quelconque propagande officielle française. Si nous y insistons, alors que c’est l’évidence même – y compris dans les choix pratiques qu’ils ont fait pour mener leurs reportages à Kidal, jusqu’à celui qui leur a été fatal –, c’est que nous n’avons guère goûté la façon dont, au lendemain de leur assassinat, le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, a paru annexer leurs morts dans sa propre croisade, déclarant à la sortie de l’Elysée que ceux qui les avaient tués sont les ennemis auxquels la France fait la guerre : « Les assassins sont ceux que nous combattons, les groupes terroristes qui refusent la démocratie et refusent les élections ».
Or, en temps de guerre et d’autant plus si c’est son propre pays qui la mène, dans une disproportion des forces évidentes, un journaliste n’a pas d’autre ennemi, d’ennemi plus intime, que le mensonge. Mensonges en tous genres, de silence, d’omission ou de propagande, de conviction ou d’idéologie, de raison d’Etat ou de secret défense. Informer librement, honnêtement et loyalement, sur la guerre au Mali, ce n’est donc pas mener une guerre médiatique à ceux que combat la France. C’est tout dire sur tous les camps pour que nous puissions savoir, comprendre, débattre et, du coup, faire entendre notre avis, tant, en démocratie, la guerre ne saurait être l’apanage d’un seul homme, fût-il président de la République.
Dire la guerre au Mali, c’est donc dire aussi ce qui contredit ce partage simpliste énoncé depuis le palais de l’Elysée entre un Mal terroriste indistinct, dont on n’évoque ni ne cherche ni n’explique les causes, et un Bien autoproclamé dont la France, avec ses alliés – subordonnés de fait – locaux, aurait l’apanage par essence. C’est, par exemple, faire état des enquêtes minutieuses menées sur le terrain par Amnesty International qui, en juin dernier, ont établi que « les violations graves des droits humains se sont multipliées au Mali depuis l’intervention de la France ». Rapport suivi d’autres, concernant ici « des enfants forcés à combattre, détenus avec des adultes et torturés » et là, tout récemment, « des soldats mutins capturés et tués dans le cadre d’une purge ».
L’honneur d’une démocratie, et d’un peuple attaché à la démocratie, c’est de ne pas avoir peur qu’on lui dise la vérité et d’accepter de l’entendre, même si elle fait mal. A l’orée du centenaire de la levée en masse d’août 1914 qui fut une terrible boucherie humaine, cataclysme inaugural de la catastrophe européenne, de ses crimes de guerre et crimes contre l’humanité, méfions-nous de ces mots guerriers qui embrigadent et qui enrégimentent, autrement dit qui aveuglent et qui égarent. C’est ainsi que, sous le coup de l’émotion provoquée par la mort des journalistes de RFI, on entendit parler de « barbares » pour évoquer les auteurs de leur assassinat.
Il est bien vrai qu’il y a des actes barbares – et ce crime en est évidemment un – et que, de ces actes qui soulèvent le cœur, l’humanité, hélas, n’a jamais été avare. Mais il n’y a pas d’hommes barbares par essence, naissance, origine, situation ou assignation. Sauf à se considérer en droit de décréter que des hommes n’appartiennent pas à l’humanité, sauf à s’autoriser à faire le tri parmi cette humanité dont nous sommes… Désigner l’autre, quel qu’il soit, ennemi, adversaire, criminel, etc., comme un barbare, c’est emprunter, dans l’ignorance de nos propres passions, ce chemin pernicieux où l’on risque un jour de se barbariser à son tour en considérant que l’ennemi, parce que barbare, mérite d’être privé de ses droits humains.
De la torture aux enlèvements, des crimes collatéraux aux prisons secrètes, la part d’ombre de la guerre américaine contre le terrorisme, dont la justice la plus élémentaire fut absente, témoigne amplement de cette potentielle perdition, largement documentée grâce, encore une fois, à des journalistes libres et audacieux. Grâce aussi à des citoyens lanceurs d’alerte. La première des informations transmises à WikiLeaks par le soldat Bradley Manning, aujourd’hui condamné à trente-cinq années de prison, témoignait du tribut payé par le journalisme en Irak. C’était une vidéo, captée depuis un hélicoptère d’assaut de l’armée américaine dont l’équipage prit pour cible, sans guère d’état d’âme, un groupe de civils. Parmi ceux-ci, deux journalistes irakiens qui travaillaient pour l’agence Reuters. « Collateral murder » : c’est l’intitulé que lui a donné WikiLeaks en contrepoint de l’habituel euphémisme « dommage collatéral » dont on recouvre les bavures guerrières, et c’est à retrouver ici et à voir là.
Ghislaine Dupont et Claude Verlon honorent, par leur sacrifice même, un métier plus que jamais nécessaire, dans ce monde de l’immédiateté où la vérité, c’est-à-dire l’information véritable, recoupée, sourcée, documentée, expliquée, justifiée, contextualisée, etc., a tant d’adversaires, de la rumeur au divertissement, de la marchandise à l’idéologie, des mensonges étatiques aux aveuglements idéologiques. Ils sont morts à quelques jours de l’ouverture des Assises internationales du journalisme et de l’information qui tiennent leur septième édition à Metz les 5,6 et 7 novembre avec, en thème central, cette injonction : « Réinventons le journalisme ». Ce qu’ils nous lèguent, c’est cette certitude que nous ne réussirons à réinventer ce métier au service du droit de savoir des citoyens qu’en commençant à le défendre, pied à pied : défendre sa nécessité, sa vitalité, son risque, ses exigences.
Les vérités de fait sont « les vérités politiquement les plus importantes », insistait la philosophe Hannah Arendt en écrivant Vérité et politique, au cœur des années 1960, ajoutant : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat ». Aussi défendait-elle les journalistes, sans lesquels, écrivait-elle, « nous ne nous y retrouverions jamais dans un monde en changement perpétuel, et, au sens le plus littéral, nous ne saurions jamais où nous sommes ». Ghislaine Dupont et Claude Verlon ont donné leurs vies pour que nous ne soyons pas perdus.
Dans le monde, depuis le début de l’année 2013, selon le décompte de Reporters sans frontières, 45 journalistes ont été tués, 183 ont été emprisonnés, mais aussi 28 net citoyens et citoyens journalistes ont été tués tandis que 157 étaient emprisonnés.
Source : Médiapart 06/11/2013
Voir aussi : Rubrique Médias, Trois syndicats de journalistes demandent commission d’ enquête parlementaire,