Bruxelles
Source AFP 13/05/2016
Actualité Internationale, Rubrique UE, rubrique Politique, Politique Internationale, Politique de l’Immigration,
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Source AFP 13/05/2016
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IDOMENI (Grèce), 18 avril 2016 – Une des choses qui me frappe le plus chez tous ces réfugiés bloqués depuis des mois à la frontière gréco-macédonienne c’est de les voir, lentement, perdre la raison.
Voilà des années que je couvre cette crise de réfugiés. Je suis allé dans un grand nombre d’endroits et à chaque fois la situation est différente. J’ai vu des Syriens franchir en masse la clôture barbelée à la frontière turque pour échapper aux combats qui faisaient rage chez eux, à quelques centaines de mètres. J’en ai vu d’autres débarquer sur les côtes de Lesbos après une dangereuse traversée depuis la Turquie. Et maintenant me voici un peu plus loin sur la route des Balkans, à Idomeni. Ce village grec à la frontière macédonienne est devenu un cul-de-sac depuis que plusieurs pays européens ont fermé leurs frontières, en espérant mettre un terme à l’afflux de migrants. Environ onze mille personnes s’entassent ici.
Ce qu’il y a de particulier ici, c’est le désespoir extrême, absolu. Ces gens ont quitté des pays dévastés par la guerre. Ils ont accompli un dangereux voyage, souvent avec leurs enfants sur les épaules. Et les voici maintenant bloqués dans une mare de boue face aux portes fermées de l’Europe, obligés de vivre dans des conditions aussi déplorables que chez eux, sans avoir la moindre idée de ce qui va leur arriver ensuite. Certains végètent ici depuis deux ou trois mois. Ils n’ont rien d’autre à faire qu’attendre, dans l’incertitude totale. Pourront-ils rejoindre l’Europe de l’Ouest comme l’ont fait des centaines de milliers de réfugiés avant eux ? Seront-ils reconduits de force en Turquie ? Devront-ils, au final, rentrer chez eux ?
Alors ils perdent la raison. Ce n’est pas étonnant. Vous aussi vous deviendriez fou à leur place. Jour après jour, leur comportement change. Et même moi qui ai couvert d’innombrables situations de ce genre, qui suis ici pour faire mon travail, qui sais qu’au bout de deux semaines je retrouverai ma maison et ma famille, je me sens de plus en plus déprimé, de plus en plus agressif au fur et à mesure que le temps passe. Je ne fais pas que sentir l’ambiance. Je la sens qui pèse sur moi, de tout son poids.
Et il y a les conditions matérielles dans lesquelles tous ces gens vivent. Une horreur. Je n’ai pas de mots pour les décrire. A Idomeni, on trouve exactement la même chose que dans les camps de personnes déplacées en Syrie, un pays en guerre depuis cinq ans…
La première chose qui vous frappe ici, c’est l’odeur. Des effluves de toilettes mêlées à de puissantes odeurs corporelles. Les gens vivent, dorment et mangent près des toilettes, au milieu de leurs excréments. Que pourrais-je dire de plus ? Il n’y a pas assez de douches, pas assez d’endroits pour se laver les mains, pas assez d’eau. Les conditions d’hygiène sont tout simplement effroyables. La pestilence est omniprésente. Des enfants tombent malades. J’ai déjà vu des choses pareilles dans des zones de guerre. Mais ici nous sommes en Grèce, un pays en paix dans l’Union européenne, et des gens y vivent exactement comme s’ils étaient restés au cœur de la Syrie ! Cet endroit, c’est vraiment la honte de l’Europe.
Et puis que dire de la vie quotidienne ? Peut-on vraiment appeler ça une vie quotidienne ? Les habitants du camp passent leur temps à faire la queue pour recevoir de quoi manger auprès des organisations non gouvernementales. Il n’y a rien à faire ici, à part satisfaire ses besoins primaires et attendre. Pouvez-vous imaginer ça ? Passer ses journées à voir vos rêves et vos espoirs mourir à petit feu, le tout sans savoir de quoi votre avenir sera fait ?
Les réfugiés ne vont pas rentrer pas chez eux. Premièrement parce chez eux, il n’y a plus rien. Et deuxièmement, parce qu’ils n’ont pas dépensé toutes leurs économies et pris des risques insensés pour se laisser bloquer aux portes de la Macédoine par quelques rangées de barbelés. Cette idée leur est insupportable.
C’est parfois difficile d’être un journaliste ici, parce que les gens ont tendance à vous prendre pour une sorte de sauveur. Tous les jours, des gens me posent des questions du genre : « quand est-ce qu’ils vont ouvrir la barrière ? » ou encore : « que va-t-il nous arriver ? » Et moi je n’en ai pas la moindre idée.
A Idomeni, je suis devenu ami avec une Kurde de Syrie, dont le mari est parti le premier pour l’Allemagne il y a six mois. Elle essaye de le rejoindre avec leurs deux enfants. Et cela fait deux mois qu’elle est bloquée à la frontière. Tous les jours elle fait la queue pour recevoir de la nourriture. Les gens deviennent fous. Ils se bousculent, se battent pour être servis les premiers. « De ma vie je n’ai jamais frappé personne », me dit-elle. « Comment pourrais-je le faire maintenant, pour de la nourriture ? Même ici, je ne peux pas, c’est impossible ». Alors il y a des jours où elle et ses enfants ne mangent rien.
Les enfants, c’est le pire, dans cette histoire. Ce sont les images d’enfants qui vous restent à jamais gravés dans la tête une fois que vous êtes rentré chez vous, surtout si vous avez des enfants vous-même. Leurs visages reviennent vous hanter, encore et encore. Bien sûr ils ne vont pas à l’école. Et vous savez ce qui se passe quand un enfant ne va pas à l’école ? Son comportement change. Son cerveau change.
Les enfants, ici, passent leurs journées à jouer dans la boue, ou sur la voie ferrée. Ils viennent vers vous, vous poussent, vous crient dessus. Eux aussi deviennent fous. Mon amie kurde de Syrie a un garçon de huit ans et une fille de quatorze ans. Cela fait trois ans qu’ils n’ont pas mis les pieds à l’école, à cause de la guerre. Elle est vraiment inquiète pour eux. Ils n’apprennent rien. Que vont-ils devenir ?
Et pour couronner le tout il y a eu ces incidents il y a quelques jours. Un groupe d’individus a essayé d’entrer en Macédoine par la force, et les soldats les ont repoussés avec des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc. Plusieurs dizaines de personnes ont été blessées, elles ont été soignées par les ONG.
Pouvez-vous imaginer ? Vous avez vécu l’enfer de la guerre, vous avez fui pour vous retrouver dans un autre enfer, vous n’avez aucune idée de ce qui va vous arriver et des soldats vous aspergent de gaz lacrymogènes. C’est juste complètement fou. Dans ces circonstances, qui ne perdrait pas la raison ?
(Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l’anglais par Roland de Courson)
Source AFP 18/04/2016
Voir aussi : Actualité France Rubrique Politique, Politique de l’immigration, L’Unicef dénonce l’exploitation des migrants mineurs dans les « jungles » françaises, rubrique Société, Justice,
Après le «Grexit», évité de justesse en juillet 2015, et le possible «Brexit» à venir (le 23 juin), le «Nederxit» ? En effet, selon les sondages de sortie des urnes, les citoyens néerlandais ont voté, ce mercredi, par 64 % contre 36 % contre la ratification de l’accord d’association entre l’Europe et l’Ukraine. Même si la consultation ne portait pas directement sur l’appartenance à l’Union des Pays-Bas, l’un des six membres fondateurs de la construction communautaire, c’était bien la question qui était posée en filigrane. Cette réponse négative pourrait ouvrir une nouvelle crise européenne, une de plus, «à l’échelle continentale», selon l’expression de Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, si le taux de participation dépasse les 30 % requis pour que le référendum soit validé (l’estimation à 21 heures se situait entre 29 et 32 %).
Cette consultation d’initiative populaire, une première, ce droit ayant été seulement reconnu en juillet 2015, a été lancée par le collectif GeenPeil («pas de sondage») qui rassemble deux think tanks eurosceptiques et le site GeenStijl.nl, afin d’obtenir l’annulation de la loi néerlandaise autorisant la ratification de l’accord d’association. Il fallait, pour l’organiser, réunir 300?000 signatures, objectif largement atteint avec 428?000 paraphes obtenus en six semaines seulement. L’extrême droite (PVV de Geert Wilders qui est en tête des intentions de vote dans les sondages), la gauche radicale (SP) et le «Parti pour les animaux» (PvdD), en bref tout ce que ce pays compte comme partis europhobes, se sont joints à cette campagne. Car, même si ce référendum est en théorie consultatif, le Parlement néerlandais sera politiquement obligé d’en tenir compte si, au final, la participation dépasse bien les 30 %.
La campagne du «non», comme celle qui a eu lieu en 2005 aux Pays-Bas sur le traité constitutionnel européen (non à 61,5%), a fait feu de tout bois et a été particulièrement virulente dans un pays travaillé par l’euroscepticisme et par la défiance à l’égard des partis politiques de gouvernement, à l’image de ce qui se passe ailleurs en Europe : crainte d’un possible élargissement de l’Union à l’Ukraine, peur d’être envahi par les travailleurs ukrainiens, dénonciation de la corruption endémique de ce pays (le président Petro Porochenko est impliqué dans le scandale des Panama papers), rappel de la catastrophe du Boeing MH-17 de la Malasya Airlines abattu en juillet 2014 au-dessus de l’Ukraine et qui transportait de nombreux Néerlandais, rejet l’euro, des migrants, des réfugiés, peur qu’un super-Etat européen raye de la carte le pays et bien sûr critique du bilan du gouvernement libéral-social-démocrate de Mark Rutte…
Cette addition des peurs et des mécontentements a finalement, comme on pouvait le craindre, débouché sur un non massif. D’autant que les partisans du «oui», essentiellement les partis de gouvernement, ont eu du mal à faire entendre leurs arguments sur un texte extrêmement technique qui vise à créer une zone de libre-échange entre Kiev et l’Union afin d’aider économiquement ce pays ravagé par la guerre. Surtout, après avoir eux-mêmes pratiqué la critique tous azimuts de l’Europe à des fins électorales, ils ont été pris à leur propre piège… Comment mobiliser un électorat que l’on a consciencieusement éloigné de l’Europe ? Ce n’est donc pas un hasard si les Néerlandais se sont massivement désintéressés de ce scrutin et si ce sont les partisans du «non» qui se sont mobilisés afin de le transformer en un vote de défiance à l’égard de l’Union, un argument autrement plus vendeur que l’accord d’association proprement dit. Un pari gagné.
Quelles seront les conséquences de ce refus populaire, si le seuil des 30 % est finalement atteint ? En bonne logique, le Parlement néerlandais devrait le dénoncer, ce qui rendrait ce texte caduc, puisque l’unanimité des États est requise dans ce domaine. Un «opt out» néerlandais, envisagé par certains responsables néerlandais, serait difficile à appliquer puisque le pays restant dans l’Union, les marchandises, les services, les capitaux et les hommes continueront à circuler librement. Techniquement, rétablir des contrôles aux frontières néerlandaises afin de bloquer tout ce qui provient d’Ukraine est impossible, car cela constituerait une violation des règles du marché intérieur et de Schengen. La seule option semble donc être la dénonciation de l’accord d’association, ce qui risque de déstabiliser davantage l’Ukraine…
En réalité, l’irruption de la démocratie directe dans le champ de la politique commerciale et des relations extérieures de l’Union va réduire à néant toutes ses marges de manœuvre, les traités internationaux pouvant désormais être remis en cause, à tout moment, par un seul pays. Le risque de contagion est énorme : les partis populistes d’autres pays auront beau jeu de réclamer les mêmes droits que les Néerlandais au nom de la démocratie. En clair, l’Union deviendrait imprévisible et partant ingouvernable. En outre, le vote négatif néerlandais va renforcer les partisans d’une sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, ceux-ci trouvant là à la fois un argument supplémentaire sur le refus des peuples de poursuivre l’aventure européenne et sur sa paralysie annoncée…
Enfin, à plus long terme, c’est la place des Pays-Bas au cœur de la construction communautaire qui est désormais posée : les europhobes néerlandais ne désespèrent pas de pouvoir organiser à terme un référendum sur une sortie de leur pays de l’Union, comme le souhaite le PVV qui caracole actuellement en tête des sondages, tout comme le FN en France, son parti frère. Or, un «Nederxit» serait autrement plus mortel pour l’Union qu’un «Brexit», le Royaume-Uni bénéficiant déjà de nombreuses dérogations à la différence des Pays-Bas. Dire qu’à Bruxelles on est inquiet est un euphémisme.
Un renoncement dont le président a tenté de faire porter la responsabilité à l’opposition : « Une partie de l’opposition est hostile à toute révision constitutionnelle. Je déplore profondément cette attitude. » Il a par ailleurs tenu à rappeler « l’efficacité » de l’état d’urgence et les engagements qui ont été pris pour augmenter les moyens de la police, de la gendarmerie, de l’armée, de la police des douanes et des services pénitentiaires.
Depuis vingt-quatre heures, les différents acteurs parlementaires ont multiplié les déclarations et enterré peu à peu l’hypothèse d’une réunion du Congrès, même si la révision était réduite à l’article 1 sur la constitutionnalisation de l’état d’urgence, seul aspect de la mesure qui faisait consensus entre les parlementaires. Echauffés par une nouvelle attaque du premier secrétaire du Parti socialiste, Jean-Christophe Cambadélis – « la balle est dans le camp de la droite » –, les dirigeants du parti Les Républicains (LR) ont été à la manœuvre en rejetant toute la journée de mardi l’idée d’une révision limitée. « Tout ça n’a pas de sens, l’état d’urgence fonctionne déjà très bien, expliquait ainsi au Monde Bruno Retailleau après la réunion des sénateurs LR. Nous mettons François Hollande face à ses responsabilités, c’est sa majorité qui s’est divisée, sa ministre qui a démissionné, ce n’est plus notre problème. » Son homologue à l’Assemblée, Christian Jacob, a lui expliqué qu’un « Congrès a minima ne présente aucun intérêt ».
Histoire d’accentuer encore un peu plus la pression, Gérard Larcher a, lui, envoyé un courrier au président de la République pour lui demander de renoncer au Congrès ou d’engager une navette sur les deux articles tels qu’ils avaient été réécrits par le Sénat. Dans l’expectative, Bruno Le Roux a continué à défendre cette révision tout en accusant la droite. « Oui, nous avons besoin de cette révision constitutionnelle, a expliqué le président du groupe socialiste à l’Assemblée sur France Info avant d’accuser la droite. La raison qui peut bloquer aujourd’hui c’est qu’une partie, et je dis bien une partie, de la droite ne veut pas que le président de la République puisse se prévaloir d’une révision constitutionnelle, même sur des questions qui sont des questions essentielles pour notre pays et des questions essentielles. »
Annoncé lors du Congrès du 16 novembre par le président de la République, l’article 2 sur la déchéance de nationalité a subi dès son annonce la contestation d’une partie de la majorité socialiste. Une notion a irrité en particulier. Dans le « projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation », présenté mercredi 23 décembre au conseil des ministres, l’extension de la déchéance de nationalité ne concerne que les binationaux. Ce texte grave dans le marbre de la Constitution deux classes de Français, selon les opposants, notamment la ministre de la justice, Christiane Taubira, qui finit par démissionner, le 27 janvier. Le même jour, mis sous pression, Manuel Valls est alors contraint de proposer une nouvelle rédaction devant la commission des lois de l’Assemblée. Cette fois-ci, la déchéance peut concerner tous les Français et le gouvernement étend cette peine aux délits. L’Assemblée nationale finit par adopter cette version par 317 voix pour, 199 contre et 51 abstentions, le 10 février. La réécriture a permis de ramener quelques députés socialistes dans le camp du oui (165 pour, 83 contre, 36 abstentions). « Je ne doute pas un seul instant que le Sénat fera preuve de la même responsabilité », déclare après le vote M. Valls à la presse.
C’était sans compter sur le désir d’indépendance du Sénat et de sa majorité de droite. A la manœuvre, Gérard Larcher, président du Sénat, Bruno Retailleau, président du groupe LR, et Philippe Bas, président de la commission des lois, avaient répété dans les médias que la création d’apatrides est une « ligne rouge » à ne pas franchir. En commission, les sénateurs réintroduisent la notion de binationalité en écrivant que la déchéance « ne peut concerner qu’une personne condamnée définitivement pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation et disposant d’une autre nationalité que la nationalité française ». Ce nouveau texte est adopté, mardi 22 mars, par 176 voix pour, 161 contre et 11 abstentions. Entre la majorité de l’Assemblée rétive à la notion de binationalité et celle du Sénat très attachée à son texte qu’elle estime plus proche du discours de François Hollande fait devant le Congrès, la synthèse était donc impossible.
Source : Le Monde.fr 30.03.2016
Voir aussi : Actualité France Rubrique Politique, Politique de l’immigration, rubrique Société, Justice,
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L’engouement quasi unanime des responsables politiques pour la « guerre » traduit une grave méconnaissance de la réalité du terrain. Décidé durant l’été 2014, l’engagement militaire occidental ajoute une cinquième strate à une superposition de conflits qui embrasent l’aire arabo-islamique.
En 1979, la révolution iranienne mettait en place le premier régime politique officiellement « islamique », mais en réalité exclusivement chiite. Elle revivifiait ainsi le conflit ancestral entre sunnites et chiites, qui représente la première strate d’une lente sédimentation. Quand, après sa prise du pouvoir à Téhéran, l’ayatollah Rouhollah Khomeiny demande une gestion collective des lieux saints de l’islam, le défi apparaît insupportable pour l’Arabie saoudite. Un an avant de trouver la mort près de Lyon à la suite des attentats de 1995 en France, le jeune djihadiste Khaled Kelkal déclarait au sociologue allemand qui l’interrogeait : « Le chiisme a été inventé par les juifs pour diviser l’islam » (1). Les wahhabites saoudiens ont la vieille habitude de massacrer des chiites, comme en témoignait dès 1802 la prise de Kerbala (aujourd’hui en Irak), qui se traduisit par la destruction de sanctuaires et de tombeaux, dont celui de l’imam Hussein, et le meurtre de nombreux habitants.
Cette « guerre de religion » déchire aujourd’hui sept pays de la région : Afghanistan, Irak, Syrie, Pakistan, Liban, Yémen et Bahreïn. Elle surgit sporadiquement au Koweït et en Arabie saoudite. En Malaisie, le chiisme est officiellement banni. A l’échelle de la planète, les attentats les plus aveugles, comme ceux commis durant des pèlerinages, tuent dix fois plus de musulmans que de non-musulmans, les trois pays les plus frappés étant l’Afghanistan, l’Irak et le Pakistan. L’oumma, la communauté des croyants, que les salafistes djihadistes prétendent défendre, recouvre aujourd’hui un gigantesque espace d’affrontements religieux. Dans ce contexte, on comprend pourquoi Riyad mobilise beaucoup plus facilement ses avions et ses troupes contre les houthistes du Yémen, assimilés aux chiites, que pour porter secours au régime prochiite de Bagdad. On voit mal pourquoi les Occidentaux devraient prendre position dans cette guerre, et avec quelle légitimité.
La deuxième guerre est celle que mènent les Kurdes pour se rendre maîtres de leur destin, en particulier contre l’Etat turc. Elle est née en 1923, dans les décombres de l’Empire ottoman, avec le traité de Lausanne, qui divisait le Kurdistan entre les quatre pays de la région : Turquie, Syrie, Irak et Iran. Les nombreuses révoltes qui ont secoué le Kurdistan turc entre 1925 et 1939 ont toutes été écrasées par Mustafa Kemal Atatürk. Depuis les années 1960, tous les soulèvements, en Turquie, en Irak ou en Iran, ont été noyés dans le sang, dans l’indifférence de la communauté internationale. Depuis 1984, cette guerre a causé plus de 40 000 morts en Turquie, où 3 000 villages kurdes ont été détruits, pour un coût estimé à quelque 84 milliards de dollars (2).
Nul ne devrait être surpris qu’Ankara ait laissé affluer les candidats djihadistes vers les deux principales forces dans lesquelles ils se reconnaissent, le Front Al-Nosra et l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), puisqu’elles combattent les Kurdes d’Irak et surtout de Syrie, très proches de ceux de Turquie. Principale menace pour Ankara, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) reste classé comme groupe terroriste par l’Union européenne et les Etats-Unis, et ne peut recevoir d’aide militaire occidentale. Seul pays de la région à appartenir à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et à avoir la capacité de modifier la situation militaire sur le terrain, la Turquie a fini par rejoindre la coalition. Mais elle concentre ses moyens sur la reprise des affrontements avec le PKK et voit d’un mauvais œil les Kurdes d’Irak et de Syrie gagner une indépendance de fait.
Troisième guerre en cours : celle qui déchire les islamistes entre eux depuis la guerre du Golfe (1990-1991) et plus encore depuis les révoltes arabes. La rivalité la mieux connue oppose les Frères musulmans, soutenus par le Qatar, et les salafistes, soutenus par l’Arabie saoudite, en Egypte, en Libye ou en Tunisie. Plus nouvelle est la concurrence entre, d’une part, Al-Qaida et ses franchisés et, d’autre part, les affidés de M. Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’OEI. Au cours des premiers mois de 2014, ces derniers ont pris le pas sur le Front Al-Nosra, filiale locale d’Al-Qaida en Syrie, au prix de plus de 6 000 morts (3). La proclamation du « califat » a suscité de nombreux ralliements. Les combattants étrangers de l’OEI proviennent d’une centaine de pays. En désignant M. Al-Baghdadi comme leur ennemi principal, les pays occidentaux orientent de façon décisive la mobilisation des djihadistes à ses côtés.
Enfin, l’une des guerres les plus meurtrières, qui a fait près de 250 000 morts et des millions de réfugiés, est celle que mène le président syrien Bachar Al-Assad contre tous ses opposants.
La bataille que livrent les Occidentaux apparaît, elle, comme un nouvel épisode d’une guerre beaucoup plus ancienne, avec une autojustification historique insupportable pour les populations de la région. Faut-il remonter aux accords Sykes-Picot, ce partage colonial de la région entre la France et le Royaume-Uni sur les ruines de l’Empire ottoman ? Faut-il remonter à Winston Churchill, alors secrétaire à la guerre du Royaume-Uni, faisant raser des villes et des villages kurdes — bombardés au gaz chimique ypérite — et tuer les deux tiers de la population de la ville kurde de Souleimaniyé, ou réprimant violemment les chiites irakiens entre 1921 et 1925 ? Comment oublier la guerre Iran-Irak (1980-1988), dans laquelle Occidentaux et Soviétiques soutinrent l’agresseur (Bagdad) et mirent sous embargo l’agressé (Téhéran) ? M. Barack Obama est le quatrième président américain à envoyer des bombardiers en Irak, pays déjà meurtri par vingt-trois ans de frappes militaires occidentales. Après l’invasion américaine, entre 2003 et 2011, près de 120 000 civils ont été tués (4). En 2006, la revue médicale The Lancet estimait le nombre de décès imputables à cette guerre à 655 000, cette catastrophe démographique s’ajoutant aux 500 000 morts causés par l’embargo international entre 1991 et 2002. Aux dires de l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Albright, le 12 mai 1996 sur CBS, cela en « valait la peine ».
Aujourd’hui, pourquoi les Occidentaux interviennent-ils contre l’OEI ? Pour défendre des principes humanistes ? Il est permis d’en douter lorsqu’on constate que trois pays de l’alliance continuent à pratiquer la décapitation, la lapidation et à couper les mains des voleurs : le Qatar, les Emirats arabes unis et — très loin devant les deux premiers — l’Arabie saoudite. La liberté religieuse ? Personne n’ose l’exiger de Riyad, où une cour d’appel vient de condamner à mort un poète palestinien pour apostasie (5). S’agit-il alors d’empêcher les massacres ? L’opinion arabe a du mal à le croire quand, deux mois après les 1 900 morts des bombardements israéliens sur Gaza, qui avaient laissé les capitales occidentales étrangement amorphes, la décapitation de trois Occidentaux a suffi pour les décider à bombarder le nord de l’Irak. « Mille morts à Gaza, on ne fait rien ; trois Occidentaux égorgés, on envoie l’armée ! », dénonçait un site salafiste francophone.
Pour le pétrole, alors ? L’essentiel des hydrocarbures de la région s’en va vers les pays d’Asie, totalement absents de la coalition. Pour tarir le flot des réfugiés ? Mais, dans ce cas, comment accepter que les richissimes Etats du Golfe n’en accueillent aucun ? Pour protéger les « droits de l’homme » en défendant l’Arabie saoudite ? Riyad vient d’en démontrer sa conception novatrice en condamnant M. Ali Al-Nimr, un jeune manifestant chiite, à être décapité puis crucifié avant que son corps soit exposé publiquement jusqu’au pourrissement (6).
Sur le plan militaire, les contradictions sont plus évidentes encore. Aujourd’hui, seuls les avions occidentaux bombardent réellement l’OEI. Les Etats-Unis en déploient près de 400, et la France une quarantaine, dans le cadre de l’opération « Chammal », avec l’arrivée du porte-avions Charles- de-Gaulle (7). L’Arabie saoudite dispose d’environ 400 avions de combat, mais elle n’en engage qu’une quinzaine en Irak, soit autant que les Pays-Bas et le Danemark réunis. En revanche, au Yémen, près d’une centaine d’avions saoudiens participent aux bombardements de la coalition des dix pays arabes sunnites contre les houthistes (chiites), menée par Riyad. Dix pays arabes contre les chiites du Yémen, cinq contre l’OEI : étrange déséquilibre ! C’est bien contre les houthistes que Riyad mobilise toutes ses forces, et non contre Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA), dont se revendiquait Chérif Kouachi, auteur des attentats contre Charlie Hebdo à Paris. Cette organisation que l’ancien directeur de la Central Intelligence Agency (CIA) David Petraeus qualifiait de « branche la plus dangereuse » de la nébuleuse Al-Qaida a pris le contrôle d’Aden, la deuxième ville du Yémen.
Désormais, l’OEI a atteint trois objectifs stratégiques. Tout d’abord, elle apparaît comme le défenseur des sunnites opprimés en Syrie et en Irak. Ses victimes sont à 90 % des musulmans. En Afghanistan, en Irak, en Syrie, au Pakistan, les victimes des attentats sont d’abord des chiites, ensuite de « mauvais musulmans » — en particulier des soufis —, puis des représentants des régimes arabes et, en dernier lieu seulement, des membres de minorités religieuses ou des Occidentaux.
Par ailleurs, l’OEI est parvenue à délégitimer Al-Qaida et sa branche locale en Syrie, le Front Al-Nosra. Les appels du successeur d’Oussama Ben Laden, M. Ayman Al-Zawahiri, mettant en demeure M. Al-Baghdadi de se placer sous son autorité, traduisent une impuissance pathétique. La somme des défections au sein des groupes djihadistes montre la dynamique nouvelle créée par l’OEI.
Enfin, l’OEI est devenue l’ennemi numéro un de l’Occident. Celui-ci a déclenché contre elle une « croisade » qui ne dit pas son nom, mais qui peut facilement être présentée comme telle par les propagandistes du djihad. L’opération américaine « Inherent Resolve » (« Détermination absolue ») regroupe principalement douze pays de l’OTAN (plus l’Australie), et l’alliance retrouvée avec la Russie renforcera encore plus le caractère de « front chrétien » que la propagande sur Internet sait si bien utiliser. Selon une pétition en ligne signée par 53 membres du clergé saoudien, les frappes aériennes russes ont visé des « combattants de la guerre sainte en Syrie » qui « défendent la nation musulmane dans son ensemble ». Et, si ces combattants sont vaincus, « les pays de l’islam sunnite tomberont tous, les uns après les autres » (8).
La contre-stratégie militaire des Saoud ne laisse planer aucune ambiguïté : elle est essentiellement axée sur la lutte contre les chiites. Riyad, comme les autres capitales du Conseil de coopération du Golfe, ne peut considérer l’OEI comme la principale menace, sous peine de se trouver contesté par sa propre société. L’intervention militaire saoudienne à Bahreïn en 2012 était destinée à briser le mouvement de contestation républicain, principalement chiite, qui menaçait la monarchie sunnite des Al-Khalifa. Au Yémen, l’opération « Tempête décisive » lancée en mars 2015 vise à rétablir le président Mansour Hadi, renversé par la révolte houthiste. Il n’est évidemment pas question pour Riyad d’envoyer ses fantassins contre l’OEI alors que 150 000 hommes sont déployés sur la frontière yéménite. Pourtant, le prochain objectif de l’OEI devrait être d’asseoir la légitimité religieuse de son « calife », qui s’est nommé lui-même Ibrahim (Abraham) Al-Muminim (« commandeur des croyants », titre de l’époque abbasside) Abou Bakr (nom du premier calife) Al-Baghdadi Al-Husseini Al-Qurashi (nom de la tribu du Prophète). Une véritable compétition est engagée avec l’autre puissance qui prétend prendre la tête de l’oumma et représenter l’islam : l’Arabie saoudite est dorénavant contestée sur le terrain. Pour l’emporter, M. Al-Baghdadi doit défier le « défenseur des lieux saints ». On peut donc penser qu’à terme, une fois réduites les zones chiites, le « calife » visera l’Arabie saoudite.
Quelles conséquences probables pour l’Europe ? Après les réfugiés afghans, irakiens et syriens, elle devrait rapidement voir arriver les réfugiés yéménites. Pays plus peuplé que la Syrie, le Yémen ne peut évacuer ses ressortissants vers les pays frontaliers, tous membres de la coalition qui le bombarde. Depuis 2004, la guerre a fait plus de 340 000 déplacés, dont 15 % vivaient dans des camps, selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies. En outre, le Yémen accueillait 246 000 réfugiés, somaliens à 95 %. Les pays du Conseil de coopération du Golfe montreront le même égoïsme que lors de l’exode syrien, c’est-à-dire : aucune place offerte aux réfugiés. Reste donc l’Europe.
On comprend mieux pourquoi l’alliance mène une guerre pour laquelle elle ne peut fixer un objectif stratégique clair : chacun de ses alliés est en conflit avec un autre. Les interventions en Irak, en Syrie, au Mali ou en Afghanistan s’apparentent au traitement de métastases ; le cancer salafiste a son foyer dans les pays du Golfe, protégés par les forces occidentales. Peut-on détruire l’OEI sans renforcer d’autres mouvements djihadistes, le régime de M. Al-Assad ou Téhéran ? La guerre sera longue et impossible à gagner, car aucun des alliés régionaux n’enverra de troupes au sol, ce qui risquerait de menacer ses propres intérêts.
La stratégie occidentale fondée sur les bombardements et la formation de combattants locaux a échoué en Syrie et en Irak comme en Afghanistan. Européens et Américains poursuivent des objectifs qui ignorent les mécanismes des crises internes au monde arabo-musulman. Plus l’engagement militaire s’accentuera, plus le risque terroriste augmentera, avant l’affrontement prévisible et ravageur qui devrait finir par opposer l’OEI à l’Arabie saoudite. Est-ce « notre » guerre ?
Pierre Conesa
(1) Lire Akram Belkaïd, « Une obsession dans le monde arabe », dossier « Vous avez dit “complot” ? », Le Monde diplomatique, juin 2015.
(2) Lire Allan Kaval, « Les Kurdes, combien de divisions ? », Le Monde diplomatique, novembre 2014.
(3) Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, cité par Le Monde, 25 juin 2014.
(4) Décompte établi par le site Iraq Body Count
(5) Selon l’organisation Human Rights Watch, citée par Reuters, 20 novembre 2015.
(6) « Arabie saoudite : un jeune de 21 ans risque la décapitation », Amnesty International France, 24 septembre 2015.
(7) Selon le ministère de la défense, l’opération mobilise 3 500 hommes, 38 avions de combat et divers moyens de logistique et de protection. « “Chammal” : point de situation au 19 novembre », Ministère de la défense.
(8) « Des religieux saoudiens appellent au jihad contre Assad et ses alliés », L’Orient Le Jour, Beyrouth, 6 octobre 2015.