David Cameron, le roi nu

Malgré leur engagement à s’intéresser aux demandes britanniques, les Européens ont consacré l’essentiel du sommet des 18 et 19 février à débattre de l’avenir de l’espace Schengen. Marginalisé, le Royaume-Uni a tenté de donner le change.

893954b2bc5026519af97474adb2cf7f« J’ai négocié pour le Royaume-Uni un statut spécial au sein de l’Union européenne ». David Cameron affichait toute sa morgue, vendredi 19 février, lors de la présentation de l’accord conclu avec ses pairs à l’issue d’un très long sommet européen à Bruxelles.

Cet accord s’autodétruira

L’analyse était bien différente de l’autre côté de la Manche. « Le Royaume-Uni a une place à part. Il n’est pas dans Schengen, il n’est pas dans l’euro et il n’adhère pas à la Charte des droits », a rappelé François Hollande.

« Nous avons accepté qu’il puisse avoir un autre destin, mais pas question qu’il puisse freiner la marche de la zone euro ou déroger aux règles communes », a précisé le chef de l’État français. « Le Royaume-Uni n’est pas dans la démarche d’une Union plus étroite. »

« C’est un constat », a conclu François Hollande, partisan affiché d’une « Europe différenciée ».

Et le Premier ministre belge, Charles Michel, d’insister :

« Si les Britanniques refusent de rester dans l’Union européenne lors du référendum [annoncé pour le 23 juin, ndlr], ces concessions seront automatiquement détruites, comme dans Mission impossible. »

Il est exclu de les utiliser pour une nouvelle négociation en cas de repentir, a-t-il insisté.

Le Lion britannique pourra encore rugir contre Bruxelles et ses institutions, mais ses griffes ont été limées et il a été parqué dans un enclos éloigné du centre du pouvoir.

David « Battling » Cameron a en fait été dépossédé de son sommet européen, celui qu’il aurait voulu spécialement consacré au problème existentiel du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Même si elle s’est prolongée plus que de raison, la réunion n’a fait qu’acter la marginalisation de son pays.

Longues discussions pour pas grand-chose

Pour la France, les priorités du sommet ont été la crise des réfugiés, qui menace Schengen, l’espace de libre circulation européen et la guerre en Syrie. Il s’agit de « deux drames humains », a souligné François Hollande.

La discussion sur la place du Royaume-Uni dans l’UE a été longue, « mais ce n’est pas parce qu’un sommet européen dure longtemps qu’il s’y passe beaucoup de choses », a raillé François Hollande.

« Peu de modifications ont été apportées au projet d’accord préparé pour Londres, même s’il a fallu du temps pour lever les ambiguïtés », a-t-il expliqué.

David Cameron paie son mépris pour les enjeux européens qui ne concernent pas son pays.

« Il est en dehors. Il ne s’intéresse qu’à son sujet, le reste lui importe peu », explique un diplomate déplorant l’autisme du Premier ministre britannique envers l’avenir de Schengen.

Alors forcément, quand la question des réfugiés s’est imposée comme le sujet majeur de son sommet, le Britannique s’est retrouvé sur la touche.

Crise existentielle de Schengen

En revanche, le débat sur la crise migratoire a tourné à l’affrontement après la décision de l’Autriche de limiter, dès vendredi 19 février, l’entrée de son territoire à 80 demandeurs d’asile par jour. Une mesure qui risque de provoquer un effet domino et de bloquer les réfugiés en Grèce, avec pour conséquence une énorme crise humanitaire dans le pays.

Une crise existentielle que François Hollande a résumée ainsi :

« La fin de Schengen signifierait la fin de l’Europe. »

La nécessité d’agir vite a même poussé les dirigeants à annoncer la tenue d’un sommet extraordinaire avec la Turquie, début mars, reléguant encore une fois les préoccupations de David Cameron dans l’ombre.

Impression de déjà-vu

Le Premier ministre britannique avait déjà vécu cette situation d’isolement tout au long de la crise grecque. Écarté des sommets des dix-neuf dirigeants de la zone euro, il venait traîner son spleen le lendemain, lors des réunions élargies aux Vingt-Huit.

Visage fermé, il affichait un air de suprême ennui. La bataille du budget européen a été son dernier grand moment. Elle date de 2013, et l’Union européenne en subit maintenant les conséquences, incapable de financer ses ambitions et de faire face aux crises.

Le choix du Royaume-Uni d’être dans l’UE sans en être a fini par se retourner contre lui. Et le mépris affiché par David Cameron pour Jean-Claude Juncker, dont il a combattu la désignation à la tête de la Commission européenne, institution qu’il voue aux gémonies, a réduit l’influence britannique à Bruxelles. Sans alliés, sans relais, il est marginalisé par des partenaires soucieux de ne lui faire aucun cadeau, explique un fin connaisseur des arcanes européens.

Lassitude des dirigeants

David Cameron a bien tenté de rependre la direction des opérations le deuxième jour du sommet, le vendredi 19 février, et de refaire monter la passion.

« Je n’ai aucun problème pour rester ici jusqu’à dimanche. J’ai prévenu ma femme et mes enfants », a-t-il lancé à son arrivée en fin de matinée. La posture a fâché.

La présidente de la Lituanie, Dalia Grybauskaité, ancienne commissaire européenne, n’a pas mâché ses mots contre cette volonté de dramatisation du sommet pour des raisons de politique intérieure. Elle a d’ailleurs signifié la fin du jeu par un tweet assassin :

« Accord conclu, fin du drame. »

Les nombreux temps morts de cette longue journée ont surtout été mis à profit pour de multiples consultations sur la crise des réfugiés. La chancelière Angela Merkel, lassée des reports, est même sortie sous bonne escorte manger un cornet de frites sur une place voisine, pendant que François Hollande bloquait deux heures de son temps pour une émission avec une radio française.

Jean-Sébastien Lefebvre et Luis Grasès

Principaux points de l’accord sur le Brexit :

  • – indexation des allocations familiales pour les Européens résidant au Royaume-Uni dont les enfants sont restés dans leur pays d’origine. La mesure s’appliquera progressivement d’ici 2020 et nécessitera l’accord du Parlement de Strasbourg
  • – possibilité pour Londres d’actionner une clause de sauvegarde pour priver les nouveaux arrivants des crédits d’impôts octroyés aux bas salaires, pendant 7 ans ;
  • – possibilité pour 55 % des Parlements nationaux de bloquer un projet de directive ;
  • – droit pour le Royaume-Uni d’exprimer son désaccord avec un projet législatif poussé par les membres de la zone euro, et qui pourrait aller à l’encontre des intérêts britanniques. Toutefois, Londres n’aura aucun réel moyen de le bloquer ;
  • – le Royaume-Uni ne sera plus concerné par la phrase « union toujours plus étroite » dans la prochaine révision des traités.

Source : Contexte 21/02/2016

Grèce. Le croque-mort de Lesbos

Dans la mythologie grecque, Charon le passeur des Enfers est le fils d’Érève (les Ténèbres) et de Nyx (La Nuit). Il a la charge de faire passer sur sa barque, moyennant un péage, les ombres errantes des morts à travers le fleuve Achéron vers le séjour des morts. Le vieil homme à l’aspect revêche, sale et peu aimable mais solide, qui ne cède pas aux prières de ceux qui n’ont pas de quoi payer.
 
Dans notre monde aveuglé par la course aux profits, la peur et le manque de courage politique, les morts sont trop nombreux pour le gardien d’Agios Panteleimon. Il n’y a même pas assez de sacs en plastique pour mettre les corps…
voir l’article de Libération
Le croque-mort de Lesbos :

Le croque-mort de Lesbos :

L’île grecque, submergée par les milliers de noyés qui tentaient de rejoindre l’Europe, manque de moyens pour s’occuper des dépouilles de migrants.

Un petit nounours en peluche, mouillé par la pluie. Un hochet pour bébé maculé de boue. Au cimetière d’Agios Panteleimon, les jouets signalent les tombes des enfants. Des carrés de ciment hâtivement scellés, voire de simples monticules de terre fraîchement retournée. Ornés trop souvent de la mention «inconnu», accompagnée d’un code, comme une bouteille à la mer : celui de l’échantillon d’ADN prélevé avant l’enterrement, qui pourrait permettre un jour d’identifier les corps. Tous sont morts noyés lors d’une odyssée qui, en l’espace d’un an, a vu plus de 850 000 migrants accoster les îles grecques.

L’Europe se déchire sur le sort à réserver aux survivants, ceux qui ont franchi tous les obstacles. Mais sur la façade orientale de la Grèce, et notamment sur l’île de Lesbos, où ont eu lieu près de 60 % des arrivées, il faut aussi penser à gérer les morts. Parmi les victimes, les enfants sont d’autant plus nombreux qu’ils représentent près de 30 % de ces désespérés qui font partie du plus important flux de réfugiés qu’ait connu l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour la seule journée de vendredi, 45 personnes dont 20 enfants ont trouvé la mort pendant ces traversées.

 

«Rite».

Perché sur une colline, tout en haut de la capitale de l’île, le cimetière d’Agios Panteleimon a déjà accueilli plusieurs vagues de migrants malchanceux : ceux de 2008-2009, nettement moins nombreux, mais aussi ceux venus d’Asie mineure, au début du XXe siècle. «Des Grecs installés depuis toujours sur la rive d’en face et qui ont été chassés après 1922 [lors des échanges de populations entre la Turquie et la Grèce, ndlr]. 70 % des habitants de Lesbos sont en réalité des descendants de réfugiés», pointe Christos Mavridakis, le gardien d’Agios Panteleimon. Mais cette fois-ci, les morts sont trop nombreux, et le cimetière a fini par déclarer forfait début décembre : plus assez de places. Désormais, les victimes sont enterrées ailleurs, dans un champ réquisitionné par les autorités, où déjà une cinquantaine de tombes se dressent dans un paysage désolé. Christos Mavridakis ne sait pas grand-chose des morts dont il a la garde, mais il se souvient des pleurs déchirants de ce couple syrien venu enterrer ses deux jeunes enfants cet automne.

«Quand tu décides de quitter un pays en guerre et de faire tout ce périple, tu le fais d’abord pour tes enfants. Comment peux-tu survivre à leur perte ? Comment peux-tu repartir en les laissant derrière toi, sur cette terre inconnue, dans un cimetière chrétien de surcroît ?» soupire-t-il. Pour la plupart, les morts sont musulmans. «Il ne faut pas faire attention à l’orientation des tombes : sous terre, les corps, eux, regardent vers La Mecque, à la demande des survivants», explique le gardien.

«Un jour, j’ai reçu un curieux coup de fil. De l’ambassade de Syrie à Athènes, qui voulait savoir si les morts étaient enterrés selon le rite musulman», raconte dans un café du nord de l’île Alexandros Karagiorgis, surnommé «monsieur Alekos» (diminutif d’Alexandros). «Je leur ai répondu que moi, je ne les enterre pas, je me contente de les transporter», ajoute-t-il, flegmatique, en vidant d’un trait son café freddo.

Lui, c’est le croque-mort de Lesbos. A la tête des deux entreprises de pompes funèbres de l’île, l’homme âgé de 56 ans a d’abord travaillé à Athènes avant de revenir sur son île natale, en 2002. Treize ans plus tard, son «expertise» est devenue le seul recours face à l’accumulation soudaine des cadavres sur les plages : plus de 3 700 personnes ont péri noyées dans la mer Egée depuis janvier 2015.

Le portable de monsieur Alekos n’a depuis jamais cessé de sonner. «Dès qu’on trouve des morts, les autorités m’appellent. Et me voilà en train de foncer d’une plage à un récif avec ma camionnette»,raconte monsieur Alekos, qui n’a jamais été dédommagé pour ses services. «On ne me fournit même pas assez de sacs en plastique pour mettre les morts ! Je suis souvent obligé de laver ceux déjà utilisés», soupire-t-il. Car la tragédie des migrants frappe un pays ruiné, soumis à une austérité drastique qui a affaibli les services publics. Jusqu’à la mise en place de deux véhicules par Médecins sans frontières cet automne, il n’y avait qu’une seule ambulance pour cette île de 90 600 habitants et de 1 634 km2.

Faux gilets

A chaque naufrage, l’île est pourtant en état d’alerte. Et accueille les survivants, comme les nouveaux morts. «Sauf que certains corps descendent d’abord au fond de la mer avant de remonter», explique monsieur Alekos, qui a récemment ramassé la dépouille d’une femme qui «avait dû passer plus d’un mois dans l’eau», dit-il. «J’ai essayé de la soulever, mais son corps glissait comme du savon. Sa peau partait en lambeaux», se désole-t-il.

Les morts sont les seuls migrants qui restent sur l’île. Tous les autres, à peine arrivés, sont déjà pressés de repartir. Ils abandonnent derrière eux leurs morts et ces gilets de sauvetage orange qui ont envahi les plages. Achetés en Turquie, certains seraient des faux fabriqués dans des usines clandestines. «C’est pour ça que tant d’enfants se noient. La plupart ne savent pas nager, mais ils n’ont de toute façon aucune chance de flotter», explique le vieux Christos Mavridakis, dernier compagnon des petits fantômes de Lesbos.

Maria Malagardis

Source Libération 26 janvier 2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique UE, La plupart des migrants ne se réfugient pas en Europe, Grèce, rubrique Politique, De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité , Politique de l’immigrationLe camp de Grande-Synthe, enfer et contre tout,  rubrique Société,

Giorgio Agamben : « De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité »

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L’état d’urgence n’est pas un bouclier qui protège la démocratie. Au contraire il  a toujours accompagné les dictatures et a même fourni le cadre légal aux exactions de l’Allemagne nazie. La France doit résister à cette politique de la peur.



On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.

Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.

Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.

On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France? : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.


Entretenir la peur

Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’Etat ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’Etat de sécurité ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.

Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.

Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienter dans une direction qu’on estimait profitable.


Aucun sens juridique

De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.

Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité : si l’Etat a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.

Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’Etat doit assurer la protection et la croissance.

Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).


Incertitude et terreur

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.

Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.

Alors qu’il est entendu dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’Etat de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.

C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.


Dépolitisation des citoyens

La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.

Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.

Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’Etat de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.


Giorgio Agamben


Giorgio Agamben est né en 1942 à Rome (Italie). Philosophe italien, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et d’Aby Warburg, il est l’auteur d’une œuvre théorique reconnue et traduite dans le monde entier, il vient de publier La Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasi, traduit par Joël Gayraud (Points, 96 pages, 6,50 euros) et L’Usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, traduit par Joël Gayraud (Seuil, 396 pages, 26 euros).

Source : Le Monde | 23.12.2015

Voir aussi : Rubrique Politique, Ci-git le hollandisme, Comment Hollande prépare sa réélection face au FNPolitique de l’immigration, rubrique Société, Vertus et vices de la comédie sécuritaireCitoyenneté , Rubrique JusticeLa France déroge à la convention européenne des Droits de l’Homme, On Line Recensement des joies de l’Etat d’urgence,

Crise migratoire : un accord minimal entre l’UE et la Turquie

Le Premier Ministre turc Ahmet Davutoglu et le Président du Conseil Européen Donald Tusk lors du sommet Union Européenne - Turquie à Bruxelles le 29 novembre 2015. Yves Herman  / REUTERS

Le Premier Ministre turc Ahmet Davutoglu et le Président du Conseil Européen Donald Tusk lors du sommet Union Européenne – Turquie à Bruxelles le 29 novembre 2015. Yves Herman / REUTERS

Des conclusions brèves – trois pages – avec des engagements d’ordre général et sans calendrier détaillé. L’accord signé dimanche soir 29 novembre, à Bruxelles, entre les Européens et la Turquie, pour tenter de résoudre la crise migratoire, est censé être historique : cela faisait onze ans, depuis le début des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Europe, que ces partenaires ne s’étaient pas retrouvés de cette manière, alors que les discussions sont au point mort depuis des années. Mais, malgré l’ampleur de la crise des réfugiés, les Européens n’ont pas lâché grand-chose pour convaincre les Turcs de retenir les migrants sur leur sol.

L’UE fournira bien les 3 milliards d’euros d’aide financière qu’exige la Turquie pour s’occuper des 2,2 millions de réfugiés syriens hébergés sur son sol, mais l’argent ne sera déboursé qu’au compte-gouttes, en fonction des projets d’aide aux migrants soumis par Ankara à Bruxelles. Au départ, les Turcs envisageaient un versement de 3 milliards chaque année. Surtout, la provenance des fonds doit encore être déterminée, seule la Commission européenne ayant accepté pour l’instant de mettre 500 millions d’euros du budget européen sur la table. Plusieurs pays, comme la France, aimeraient qu’elle aille plus loin avant de s’engager à leur tour. Les négociations des prochaines semaines pour concrétiser cet accord s’annoncent ardues.

« La Turquie va tenir ses promesses »

Les Européens ont aussi accepté d’envisager la libéralisation de la délivrance des visas européens pour les Turcs à l’automne 2016. Mais à condition que d’ici là, ces derniers surveillent mieux leurs frontières, luttent plus efficacement contre les passeurs, et acceptent d’admettre à nouveau sur leur territoire les migrants « économiques » ayant pénétré illégalement en Europe. Un rapport sera fait tous les mois à Bruxelles sur les progrès constatés sur le terrain en Turquie.

« Nous ne sommes pas en mesure de dire si le nombre de migrants qui arrivent en Europe va diminuer, cela dépend trop de la situation en Syrie, a prévenu le premier ministre turc Ahmet Davutoglu, qui avait fait le déplacement à Bruxelles. Mais je peux vous assurer que la Turquie va tenir toutes les promesses du plan d’action avec les Européens, et je suis convaincu qu’il y aura plus de migration régulière qu’illégale. »

Sur la très sensible relance du processus d’adhésion à l’UE, le texte de l’accord mentionne l’ouverture, le 14 décembre, du chapitre 17 des négociations (sur le plan politique, économique et monétaire), mais pas celle des chapitres 23 et 24 (justice, libertés publiques), pourtant demandée par Ankara. Ces deux chapitres sont bloqués depuis 2009 par Chypre, qui conditionne cette ouverture à un accord sur l’occupation du nord de l’île par les Turcs. Nicosie, avec la Grèce, a d’ailleurs tout fait pour limiter au maximum les engagements précis concernant la relance du processus d’adhésion d’Ankara. En plein sommet, Alexis Tsipras a lancé une série d’attaques contre les Turcs. « Heureusement que nos pilotes ne sont pas aussi versatiles que les vôtres avec les Russes », a tweeté le premier ministre hellène, accusant Ankara de violer régulièrement l’espace aérien grec en mer d’Egée.

Voies légales

Le sommet de dimanche n’a surtout pas dissipé le malentendu historique sur la finalité de ce processus d’adhésion, auquel plus personne ne semble vraiment croire. M. Davutoglu a certes célébré un jour « historique » qui « redynamise » ce processus. « Dans les années à venir, l’adhésion à l’UE ne sera plus un rêve mais une réalité », a-t-il même célébré. Mais « le processus d’adhésion est engagé depuis des années, il n’y a pas de raisons de l’accélérer ni de le ralentir », a immédiatement relativisé François Hollande. Pour les diplomates européens, cet excès d’optimisme turc était essentiellement à mettre sur le compte des difficultés actuelles du président turc Recep Tayyip Erdogan en politique étrangère. Ce dernier, très isolé sur le plan international, a besoin de montrer à son opinion qu’il a encore des alliés.

En tant que chef de gouvernement du premier pays d’accueil des réfugiés en Europe et principale demandeuse de ce sommet, la chancelière allemande, Angela Merkel a bien tenté d’aller plus loin. Elle a notamment été à l’initiative d’une réunion avec sept autres des pays les plus concernés par la crise des migrants (Finlande, Suède, Autriche, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Grèce) pour les convaincre d’organiser l’arrivée d’une partie des réfugiés syriens directement depuis la Turquie par des voies légales, plutôt que par la périlleuse route des Balkans. « La question est aussi de rendre l’immigration illégale légale », a expliqué la chancelière, qui discute depuis déjà quelques semaines d’un tel mécanisme en « bilatéral » avec Ankara. Prudemment, elle n’a pas cité le nombre de réfugiés qui pourraient en bénéficier.

Mais ce mini-sommet, baptisé par la presse allemande celui des « bonnes volontés », n’a clairement pas suscité l’enthousiasme. Les participants ont rappelé qu’ils se sont déjà entendus avec difficulté en septembre pour se répartir 160 000 migrants à leur arrivée en Italie et en Grèce. Et malgré l’échec de ce plan – 160 réfugiés seulement ont été « relocalisés » en deux mois –, la plupart ne semblent pas vouloir aller plus loin. « Il n’est pas question de faire plus en termes de réinstallation tant qu’il n’y a pas de décisions très claires sur le terrain », a lancé Charles Michel, le premier ministre belge.

François Hollande avait, lui, prudemment décliné l’invitation de la chancelière, en raison de problèmes d’agenda. Mais l’entourage du président explique de toute façon que « notre intérêt est que les personnes restent en Turquie. Pour le reste, on verra après ». Mme Merkel a toutefois obtenu que la Commission européenne se penche sur son idée et fasse des propositions d’ici au prochain conseil européen, prévu les 17 et 18 décembre.

Jean-Baptiste Chastand

Source Le Monde 30/11/2015

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Politique, Politique de l’Immigration, rubrique UE, Turquie, Syrie,

La plupart des migrants ne se réfugient pas en Europe

AUFRUHR, AUFSTAND, BEVOELKERUNGSAUFSTAND, REGIERUNGSKRISE, KRISEImmigration Sur 60 millions de réfugiés ou demandeurs d’asile dans le monde, l’Europe en accueille 4 millions. La majorité s’établissent au Moyen-Orient, en Afrique ou en Asie.

L’Europe fait face à un afflux de réfugiés sans précédent cette année. Selon FranceInter, près de 200 000 demandes d’asile ont été déposées sur le Vieux Continent depuis le début de l’année. Amnesty international juge toutefois que le mouvement migratoire actuellement en cours est le plus important depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et provoque des «situations humanitaires dramatiques» dans les centres d’accueil.

En dépit de l’inquiétude grandissante en Europe et de la récupération politique de la thématique migratoire, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) rappelle que seule une minorité de réfugiés tentent véritablement de s’établir dans un pays européen. Selon la RTS qui relaye les chiffres du HCR, la plupart des requérants d’asile s’établissent dans un pays voisin du leur, c’est-à-dire dans la région limitrophe d’une zone de conflit.

Ainsi, le programme de l’ONU estime que, sur un total de 60 millions de réfugiés à l’échelle mondiale, 26 millions s’établissent en Asie, 18 en Afrique, 7 en Amériques et 4 en Europe. La Turquie (1,6 million), le Pakistan (1,5) et le Liban (1,2) en abriteraient le plus. Par ailleurs, aucun pays européen ne figure dans la liste des 10 premiers qui recueillent le plus de personnes en cours de procédure d’asile.

De forts contrastes

Les statistiques mettent par ailleurs le doigt sur la densité de requérants d’asile par rapport à la population résidente. Si, dans le petit Liban, un quart des habitants sont des réfugiés, les données du continent européen reflètent, pour leur part, une densité minime se rapprochant d’un pour cent. C’est notamment le cas en Suisse où, dans le détail, 48’000 personnes étaient en cours de procédure d’asile en 2014 sur un total de plus de 8 millions d’habitants.

Concernant le conflit syrien, il est également relevé que la majorité des réfugiés s’établit en Turquie et au Liban et que seule une minorité tentent la traversée vers l’Europe (voir le graphique du HCR ci-dessous concernant la proportion de réfugiés syriens par pays).

A l’échelle mondiale, la répartition des demandeurs d’asile est donc particulièrement forte dans les pays pauvres. Si les centres d’accueil européens débordent actuellement en Italie et Grèce selon LeMonde.fr, les camps de réfugiés des pays pauvres seraient d’une toute autre échelle. La ville de Dadaab au Kenya peut, à elle-même, symboliser cette forte différence de grandeur. La ville située à quelques kilomètres de la frontière somalienne accueille près de 500’000 réfugiés. A titre de comparaison, près de 350’000 migrants ont rejoint un pays européen en traversant la mer Méditerranée depuis le début de l’année selon l’Organisation internationale pour les migrations.

Benjamin Fleury

Source : La Tribune de Genève 03/09/2015

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