Dans l’engrenage de la terreur. Cinq conflits entremêlés

Par Pierre Conésa*

L’engouement quasi unanime des responsables politiques pour la « guerre » traduit une grave méconnaissance de la réalité du terrain. Décidé durant l’été 2014, l’engagement militaire occidental ajoute une cinquième strate à une superposition de conflits qui embrasent l’aire arabo-islamique.

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En 1979, la révolution iranienne mettait en place le premier régime politique officiellement « islamique », mais en réalité exclusivement chiite. Elle revivifiait ainsi le conflit ancestral entre sunnites et chiites, qui représente la première strate d’une lente sédimentation. Quand, après sa prise du pouvoir à Téhéran, l’ayatollah Rouhollah Khomeiny demande une gestion collective des lieux saints de l’islam, le défi apparaît insupportable pour l’Arabie saoudite. Un an avant de trouver la mort près de Lyon à la suite des attentats de 1995 en France, le jeune djihadiste Khaled Kelkal déclarait au sociologue allemand qui l’interrogeait : « Le chiisme a été inventé par les juifs pour diviser l’islam » (1). Les wahhabites saoudiens ont la vieille habitude de massacrer des chiites, comme en témoignait dès 1802 la prise de Kerbala (aujourd’hui en Irak), qui se traduisit par la destruction de sanctuaires et de tombeaux, dont celui de l’imam Hussein, et le meurtre de nombreux habitants.

Cette « guerre de religion » déchire aujourd’hui sept pays de la région : Afghanistan, Irak, Syrie, Pakistan, Liban, Yémen et Bahreïn. Elle surgit sporadiquement au Koweït et en Arabie saoudite. En Malaisie, le chiisme est officiellement banni. A l’échelle de la planète, les attentats les plus aveugles, comme ceux commis durant des pèlerinages, tuent dix fois plus de musulmans que de non-musulmans, les trois pays les plus frappés étant l’Afghanistan, l’Irak et le Pakistan. L’oumma, la communauté des croyants, que les salafistes djihadistes prétendent défendre, recouvre aujourd’hui un gigantesque espace d’affrontements religieux. Dans ce contexte, on comprend pourquoi Riyad mobilise beaucoup plus facilement ses avions et ses troupes contre les houthistes du Yémen, assimilés aux chiites, que pour porter secours au régime prochiite de Bagdad. On voit mal pourquoi les Occidentaux devraient prendre position dans cette guerre, et avec quelle légitimité.

La deuxième guerre est celle que mènent les Kurdes pour se rendre maîtres de leur destin, en particulier contre l’Etat turc. Elle est née en 1923, dans les décombres de l’Empire ottoman, avec le traité de Lausanne, qui divisait le Kurdistan entre les quatre pays de la région : Turquie, Syrie, Irak et Iran. Les nombreuses révoltes qui ont secoué le Kurdistan turc entre 1925 et 1939 ont toutes été écrasées par Mustafa Kemal Atatürk. Depuis les années 1960, tous les soulèvements, en Turquie, en Irak ou en Iran, ont été noyés dans le sang, dans l’indifférence de la communauté internationale. Depuis 1984, cette guerre a causé plus de 40 000 morts en Turquie, où 3 000 villages kurdes ont été détruits, pour un coût estimé à quelque 84 milliards de dollars (2).

Nul ne devrait être surpris qu’Ankara ait laissé affluer les candidats djihadistes vers les deux principales forces dans lesquelles ils se reconnaissent, le Front Al-Nosra et l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), puisqu’elles combattent les Kurdes d’Irak et surtout de Syrie, très proches de ceux de Turquie. Principale menace pour Ankara, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) reste classé comme groupe terroriste par l’Union européenne et les Etats-Unis, et ne peut recevoir d’aide militaire occidentale. Seul pays de la région à appartenir à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et à avoir la capacité de modifier la situation militaire sur le terrain, la Turquie a fini par rejoindre la coalition. Mais elle concentre ses moyens sur la reprise des affrontements avec le PKK et voit d’un mauvais œil les Kurdes d’Irak et de Syrie gagner une indépendance de fait.

Troisième guerre en cours : celle qui déchire les islamistes entre eux depuis la guerre du Golfe (1990-1991) et plus encore depuis les révoltes arabes. La rivalité la mieux connue oppose les Frères musulmans, soutenus par le Qatar, et les salafistes, soutenus par l’Arabie saoudite, en Egypte, en Libye ou en Tunisie. Plus nouvelle est la concurrence entre, d’une part, Al-Qaida et ses franchisés et, d’autre part, les affidés de M. Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’OEI. Au cours des premiers mois de 2014, ces derniers ont pris le pas sur le Front Al-Nosra, filiale locale d’Al-Qaida en Syrie, au prix de plus de 6 000 morts (3). La proclamation du « califat » a suscité de nombreux ralliements. Les combattants étrangers de l’OEI proviennent d’une centaine de pays. En désignant M. Al-Baghdadi comme leur ennemi principal, les pays occidentaux orientent de façon décisive la mobilisation des djihadistes à ses côtés.

Enfin, l’une des guerres les plus meurtrières, qui a fait près de 250 000 morts et des millions de réfugiés, est celle que mène le président syrien Bachar Al-Assad contre tous ses opposants.

Riyad envoie une quinzaine d’avions de combat en Irak, contre une centaine au Yémen

 

La bataille que livrent les Occidentaux apparaît, elle, comme un nouvel épisode d’une guerre beaucoup plus ancienne, avec une autojustification historique insupportable pour les populations de la région. Faut-il remonter aux accords Sykes-Picot, ce partage colonial de la région entre la France et le Royaume-Uni sur les ruines de l’Empire ottoman ? Faut-il remonter à Winston Churchill, alors secrétaire à la guerre du Royaume-Uni, faisant raser des villes et des villages kurdes — bombardés au gaz chimique ypérite — et tuer les deux tiers de la population de la ville kurde de Souleimaniyé, ou réprimant violemment les chiites irakiens entre 1921 et 1925 ? Comment oublier la guerre Iran-Irak (1980-1988), dans laquelle Occidentaux et Soviétiques soutinrent l’agresseur (Bagdad) et mirent sous embargo l’agressé (Téhéran) ? M. Barack Obama est le quatrième président américain à envoyer des bombardiers en Irak, pays déjà meurtri par vingt-trois ans de frappes militaires occidentales. Après l’invasion américaine, entre 2003 et 2011, près de 120 000 civils ont été tués (4). En 2006, la revue médicale The Lancet estimait le nombre de décès imputables à cette guerre à 655 000, cette catastrophe démographique s’ajoutant aux 500 000 morts causés par l’embargo international entre 1991 et 2002. Aux dires de l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Albright, le 12 mai 1996 sur CBS, cela en « valait la peine ».

Aujourd’hui, pourquoi les Occidentaux interviennent-ils contre l’OEI ? Pour défendre des principes humanistes ? Il est permis d’en douter lorsqu’on constate que trois pays de l’alliance continuent à pratiquer la décapitation, la lapidation et à couper les mains des voleurs : le Qatar, les Emirats arabes unis et — très loin devant les deux premiers — l’Arabie saoudite. La liberté religieuse ? Personne n’ose l’exiger de Riyad, où une cour d’appel vient de condamner à mort un poète palestinien pour apostasie (5). S’agit-il alors d’empêcher les massacres ? L’opinion arabe a du mal à le croire quand, deux mois après les 1 900 morts des bombardements israéliens sur Gaza, qui avaient laissé les capitales occidentales étrangement amorphes, la décapitation de trois Occidentaux a suffi pour les décider à bombarder le nord de l’Irak. « Mille morts à Gaza, on ne fait rien ; trois Occidentaux égorgés, on envoie l’armée ! », dénonçait un site salafiste francophone.

Pour le pétrole, alors ? L’essentiel des hydrocarbures de la région s’en va vers les pays d’Asie, totalement absents de la coalition. Pour tarir le flot des réfugiés ? Mais, dans ce cas, comment accepter que les richissimes Etats du Golfe n’en accueillent aucun ? Pour protéger les « droits de l’homme » en défendant l’Arabie saoudite ? Riyad vient d’en démontrer sa conception novatrice en condamnant M. Ali Al-Nimr, un jeune manifestant chiite, à être décapité puis crucifié avant que son corps soit exposé publiquement jusqu’au pourrissement (6).

Sur le plan militaire, les contradictions sont plus évidentes encore. Aujourd’hui, seuls les avions occidentaux bombardent réellement l’OEI. Les Etats-Unis en déploient près de 400, et la France une quarantaine, dans le cadre de l’opération « Chammal », avec l’arrivée du porte-avions Charles- de-Gaulle (7). L’Arabie saoudite dispose d’environ 400 avions de combat, mais elle n’en engage qu’une quinzaine en Irak, soit autant que les Pays-Bas et le Danemark réunis. En revanche, au Yémen, près d’une centaine d’avions saoudiens participent aux bombardements de la coalition des dix pays arabes sunnites contre les houthistes (chiites), menée par Riyad. Dix pays arabes contre les chiites du Yémen, cinq contre l’OEI : étrange déséquilibre ! C’est bien contre les houthistes que Riyad mobilise toutes ses forces, et non contre Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA), dont se revendiquait Chérif Kouachi, auteur des attentats contre Charlie Hebdo à Paris. Cette organisation que l’ancien directeur de la Central Intelligence Agency (CIA) David Petraeus qualifiait de « branche la plus dangereuse » de la nébuleuse Al-Qaida a pris le contrôle d’Aden, la deuxième ville du Yémen.

Désormais, l’OEI a atteint trois objectifs stratégiques. Tout d’abord, elle apparaît comme le défenseur des sunnites opprimés en Syrie et en Irak. Ses victimes sont à 90 % des musulmans. En Afghanistan, en Irak, en Syrie, au Pakistan, les victimes des attentats sont d’abord des chiites, ensuite de « mauvais musulmans » — en particulier des soufis —, puis des représentants des régimes arabes et, en dernier lieu seulement, des membres de minorités religieuses ou des Occidentaux.

Par ailleurs, l’OEI est parvenue à délégitimer Al-Qaida et sa branche locale en Syrie, le Front Al-Nosra. Les appels du successeur d’Oussama Ben Laden, M. Ayman Al-Zawahiri, mettant en demeure M. Al-Baghdadi de se placer sous son autorité, traduisent une impuissance pathétique. La somme des défections au sein des groupes djihadistes montre la dynamique nouvelle créée par l’OEI.

A terme, le « calife » Al-Baghdadi devra défier l’Arabie saoudite

 

Enfin, l’OEI est devenue l’ennemi numéro un de l’Occident. Celui-ci a déclenché contre elle une « croisade » qui ne dit pas son nom, mais qui peut facilement être présentée comme telle par les propagandistes du djihad. L’opération américaine « Inherent Resolve » (« Détermination absolue ») regroupe principalement douze pays de l’OTAN (plus l’Australie), et l’alliance retrouvée avec la Russie renforcera encore plus le caractère de « front chrétien » que la propagande sur Internet sait si bien utiliser. Selon une pétition en ligne signée par 53 membres du clergé saoudien, les frappes aériennes russes ont visé des « combattants de la guerre sainte en Syrie » qui « défendent la nation musulmane dans son ensemble ». Et, si ces combattants sont vaincus, « les pays de l’islam sunnite tomberont tous, les uns après les autres » (8).

La contre-stratégie militaire des Saoud ne laisse planer aucune ambiguïté : elle est essentiellement axée sur la lutte contre les chiites. Riyad, comme les autres capitales du Conseil de coopération du Golfe, ne peut considérer l’OEI comme la principale menace, sous peine de se trouver contesté par sa propre société. L’intervention militaire saoudienne à Bahreïn en 2012 était destinée à briser le mouvement de contestation républicain, principalement chiite, qui menaçait la monarchie sunnite des Al-Khalifa. Au Yémen, l’opération « Tempête décisive » lancée en mars 2015 vise à rétablir le président Mansour Hadi, renversé par la révolte houthiste. Il n’est évidemment pas question pour Riyad d’envoyer ses fantassins contre l’OEI alors que 150 000 hommes sont déployés sur la frontière yéménite. Pourtant, le prochain objectif de l’OEI devrait être d’asseoir la légitimité religieuse de son « calife », qui s’est nommé lui-même Ibrahim (Abraham) Al-Muminim (« commandeur des croyants », titre de l’époque abbasside) Abou Bakr (nom du premier calife) Al-Baghdadi Al-Husseini Al-Qurashi (nom de la tribu du Prophète). Une véritable compétition est engagée avec l’autre puissance qui prétend prendre la tête de l’oumma et représenter l’islam : l’Arabie saoudite est dorénavant contestée sur le terrain. Pour l’emporter, M. Al-Baghdadi doit défier le « défenseur des lieux saints ». On peut donc penser qu’à terme, une fois réduites les zones chiites, le « calife » visera l’Arabie saoudite.

Quelles conséquences probables pour l’Europe ? Après les réfugiés afghans, irakiens et syriens, elle devrait rapidement voir arriver les réfugiés yéménites. Pays plus peuplé que la Syrie, le Yémen ne peut évacuer ses ressortissants vers les pays frontaliers, tous membres de la coalition qui le bombarde. Depuis 2004, la guerre a fait plus de 340 000 déplacés, dont 15 % vivaient dans des camps, selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies. En outre, le Yémen accueillait 246 000 réfugiés, somaliens à 95 %. Les pays du Conseil de coopération du Golfe montreront le même égoïsme que lors de l’exode syrien, c’est-à-dire : aucune place offerte aux réfugiés. Reste donc l’Europe.

On comprend mieux pourquoi l’alliance mène une guerre pour laquelle elle ne peut fixer un objectif stratégique clair : chacun de ses alliés est en conflit avec un autre. Les interventions en Irak, en Syrie, au Mali ou en Afghanistan s’apparentent au traitement de métastases ; le cancer salafiste a son foyer dans les pays du Golfe, protégés par les forces occidentales. Peut-on détruire l’OEI sans renforcer d’autres mouvements djihadistes, le régime de M. Al-Assad ou Téhéran ? La guerre sera longue et impossible à gagner, car aucun des alliés régionaux n’enverra de troupes au sol, ce qui risquerait de menacer ses propres intérêts.

La stratégie occidentale fondée sur les bombardements et la formation de combattants locaux a échoué en Syrie et en Irak comme en Afghanistan. Européens et Américains poursuivent des objectifs qui ignorent les mécanismes des crises internes au monde arabo-musulman. Plus l’engagement militaire s’accentuera, plus le risque terroriste augmentera, avant l’affrontement prévisible et ravageur qui devrait finir par opposer l’OEI à l’Arabie saoudite. Est-ce « notre » guerre ?

Pierre Conesa

* Maître de conférences à Sciences Po Paris, ancien haut fonctionnaire au ministère de la défense. Auteur du rapport « Quelle politique de contre-radicalisation en France ? », décembre 2014, et du Guide du petit djihadiste, à paraître en janvier 2016 aux éditions Fayard.

(1) Lire Akram Belkaïd, « Une obsession dans le monde arabe », dossier « Vous avez dit “complot” ? », Le Monde diplomatique, juin 2015.

(2) Lire Allan Kaval, « Les Kurdes, combien de divisions ? », Le Monde diplomatique, novembre 2014.

(3) Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, cité par Le Monde, 25 juin 2014.

(4) Décompte établi par le site Iraq Body Count

(5) Selon l’organisation Human Rights Watch, citée par Reuters, 20 novembre 2015.

(6) « Arabie saoudite : un jeune de 21 ans risque la décapitation », Amnesty International France, 24 septembre 2015.

(7) Selon le ministère de la défense, l’opération mobilise 3 500 hommes, 38 avions de combat et divers moyens de logistique et de protection. « “Chammal” : point de situation au 19 novembre », Ministère de la défense.

(8) « Des religieux saoudiens appellent au jihad contre Assad et ses alliés », L’Orient Le Jour, Beyrouth, 6 octobre 2015.

Source : Le Monde Diplomatique Decembre 2015
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Le renvoi des réfugiés: de la théorie à la pratique

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La frontière entre la Grèce et la Turquie est officiellement fermée depuis hier, tant aux immigrés économiques qu’aux demandeurs d’asile. Tous ceux qui arrivent dans les îles grecques sont désormais censés être renvoyés manu militari vers les côtes turques, en vertu de l’accord conclu vendredi entre l’Union européenne et Ankara, accord qui met fin au droit d’asile en Europe, au moins temporairement. Mais ça, c’est la théorie.

  • · Les renvois ont-ils commencés ?

Evidemment, non. « L’accord sur le renvoi des nouveaux arrivants sur les îles devrait, selon le texte, entrer en vigueur le 20 mars, mais un tel plan ne peut pas être mis en place en seulement 24 heures », a reconnu Girogos Kyritsis, le coordinateur de la politique migratoire grecque. La Grèce, pays en faillite et à l’Etat déficient, a déjà montré qu’elle n’avait pas les moyens de contrôler ses frontières, alors organiser aussi rapidement le renvoi systématique des arrivants, c’est tout simplement une tâche impossible.

« Il faudra des semaines, voire un miracle, pour que ces expulsions de masse se mettent en place », explique un diplomate. « Avec 1000 demandes par jour, le bureau d’asile grec est totalement débordé. Alors avec 2 ou 3000 par jour, il vaut mieux oublier », s’amuse un policier européen présent sur place. C’est pour cela qu’une aide européenne est prévue : forces de police, officiers de protection du droit d’asile chargés de faire le tri, interprètes, voire juges pour statuer sur les recours des déboutés du droit d’asile (ce qui posera un problème juridique sur la validité d’une décision rendue en Grèce par un juge étranger). Selon la Commission, 4000 agents devront être mobilisés, dont un millier de « personnel de sécurité et militaire » et environ 1500 policiers grecs et européens pour un budget de 280 millions d’euros sur les six prochains mois. Paris et Berlin ont promis d’envoyer dans les îles grecques 600 policiers et experts de l’asile : pour l’instant, la France n’a dépêché sur place que trois officiers de l’Office Français de protection des réfugiés et apatrides…

Alors, pourquoi avoir proclamé que l’accord du 18 mars entrerait en vigueur le 20 mars ? « Pour éviter un temps de latence qui aurait conduit à un appel d’air », explique un fonctionnaire européen. A l’heure du net, l’information va vite et beaucoup de candidats à l’immigration ou à l’asile se seraient précipités en Europe pour éviter de trouver porte close. D’ailleurs, plusieurs centaines de personnes ont gagné les iles grecques samedi, soulagées d’être arrivée avant le gong fatal. « L’effet d’annonce peut marcher. Depuis décembre dernier, les Grecs placent à nouveau en centre de rétention les Algériens et les Marocains qui arrivent en Grèce et le flux s’est brutalement tari », raconte un diplomate présent en Grèce.

  • · Qui sera concerné par ces expulsions ?

Tous ceux qui arrivent à partir de dimanche. Les quelques 50.000 personnes coincées en Grèce (dont un cinquième à Idoménie, à la frontière macédonienne), à la suite de la fermeture de la route des Balkans, sont exclus de l’accord UE-Turquie, tout comme le million de migrants et de réfugiés se trouvant dans d’autres pays européens. Pour libérer de la place dans les îles du Dodécanèse, le gouvernement grec a entrepris d’évacuer vers le continent tous les migrants qui s’y trouvent encore. Leur sort sera tranché selon les anciennes règles qui ne prévoient aucune automaticité du refus des demandes d’asile et aucun engagement de réadmission par les autorités turques.

Tous ceux qui arriveront désormais seront accueillis dans l’un des cinq hotspots (centre d’accueil) situés à Lesvos, Leros, Chios, Samos et Kos. Pour l’instant, ils n’offrent que 6000 places, mais 20.000 sont prévues au total. Tout le monde sera enregistré dans le fichier européen des empreintes digitales (EURODAC). Si l’étranger veut demander l’asile (presque personne ne le fait actuellement en Grèce pour pouvoir continuer sa route), sa demande sera « examinée » sur le champ : s’il est passé par la Turquie (désormais « pays sûr ») ou un pays de « premier asile » qui pourra lui offrir une « protection suffisante », sa demande sera jugée « irrecevable » et il sera renvoyé en Turquie. Il pourra faire appel devant un juge de cette décision (par exemple en expliquant qu’en tant que Kurde, la Turquie n’est pas un pays sûr pour lui) qui tranchera sur place. La procédure est censée être express afin que le séjour ne s’éternise pas. Ceux qui ne demanderont pas l’asile (la moitié du flux actuel ne demande pas l’asile) seront immédiatement rembarqués. « Mais pour gagner quelques jours, tout le monde va demander l’asile, l’information circule vite », ironise un policier européen.

  • · Techniquement, comment vont avoir lieu ces expulsions ?

Frontex, l’agence européenne chargée de coordonner le contrôle des frontières extérieures de l’Union, a annoncé qu’elle allait mettre à disposition huit navires d’une capacité de 300 à 400 places. Ce qui est insuffisant au rythme actuel des arrivées (environ 60.000 par mois). Le problème est que, pour l’instant, les Turcs n’ont désigné qu’un seul point de débarquement en face de l’île de Lesbos… En outre, « pour l’instant, rien n’est prévu en cas de résistance », soupire un policier européen. Les scènes de rembarquement risque d’offrir quelques images brutales quand on voit ce qui se passe sur la route des Balkans.

* L’accord UE-Turquie pourra-t-il être invalidé par la justice européenne?

La forme juridique de l’accord est pour le moins étrange: il s’agit d’un engagement du Conseil européen auprès de la Turquie, ce qui constitue une base fragile pour renvoyer tous les demandeurs d’asile en Turquie: il ne s’agit ni d’une loi européenne, ni d’un accord international, ce qui privent les Parlements (nationaux et européen) de leur pouvoir de contrôle. Beaucoup de juristes estiment qu’il ne faudra pas attendre très longtemps pour qu’un juge saisisse la Cour européenne de justice pour statuer sur sa validité, mais aussi sur le statut de pays «sûr» reconnu à la Turquie. La Cour européenne des droits de l’homme pourra aussi être saisi par un réfugié renvoyé en Turquie. Il faut se rappeler que ces deux juridictions ont estimé que le règlement de Dublin, qui pose en principe que le premier pays d’entrée est responsable du traitement de la demande d’asile, ne pouvait pas s’appliquer à la Grèce, car ce pays n’avait pas les moyens de remplir correctement ses obligations. Un renvoi systématique basé sur une irrecevabilité de principe est-il une réponse adéquate à une demande d’asile? On peut en douter.

Source : Libération Coulisse de Bruxelles

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Que fuient les Afghans ?

 Réfugiés afghans près de la frontière entre Grèce et Macédoine • Crédits : Yannis Behrakis - Reuters

Réfugiés afghans près de la frontière entre Grèce et Macédoine • Crédits : Yannis Behrakis – Reuters

Ils sont nombreux mais on ne les voit plus vraiment : les Afghans restent la 2e communauté de réfugiés à tenter leur chance en Europe. Au total, ils sont plus de 2.7 millions à avoir choisi l’exil, plutôt que de rester vivre dans un pays, l’Afghanistan, toujours en guerre.

Si les Syriens sont aujourd’hui les plus nombreux à venir chercher refuge en Europe, ils ne sont pas les seuls, loin de là. On finirait presque par les oublier, mais les Afghans représentent la deuxième communauté d’exilés. Une histoire qui dure depuis 35 ans, et qui n’est pas près de se terminer. L’an dernier, ils étaient 200 000 Afghans à faire une demande d’asile à l’un des pays de l’Union : six fois plus que l’année précédente.

C’est que l’Afghanistan reste, aujourd’hui encore, un des pays les plus dangereux au monde. Les talibans n’ont pas été vaincus : ils combattent à nouveau pour s’emparer du pouvoir. Face à eux, une armée souvent démunie, qui ne peut plus compter sur le soutien des troupes de l’OTAN : celles-ci ont quitté le pays fin 2014. L’Afghanistan, pays instable, et qui peine donc à se reconstruire, malgré les moyens importants octroyés par les Etats-Unis depuis 2001 et le début de leur intervention militaire. Selon le Haut commissariat de l’Onu aux réfugiés, plus de 2 millions 700 000 Afghans vivent aujourd’hui en dehors de leur pays, au Pakistan et en Iran pour la plupart.

Source France Culture Du grain à Moudre 15/03/2016

 

« Que fuient les Afghans ? » Ecouter l’émission

Intervenants :

  • Ahmad Mahjoor : sociologue, conseiller spécial du parlement afghan, auteur de L’Afghanistan en transition. Une approche politique (L’Harmattan, juin 2013)
  • Gilles Dorronsoro : Professeur de science politique à l’Université de Paris 1- Panthéon-Sorbonne
  • Mathilde Bethelot : Responsable des programmes MSF en Afghanistan

Liens On Line

  • Afghanistan : 11 000 civils tués ou blessés en 2015, un chiffre sans précédent (Le Monde)
  • Afghanistan. Pourquoi les talibans se trompent en refusant de négocier la paix (Courrier International)
  • L' »amère expérience » européenne de réfugiés afghans rentrés au pays (Le Parisien)
  • Afghanistan: une sulfureuse police locale balaye les talibans dans le sud (Le Point)

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Asie, AfghanistanElection présidentielle en Afghanistan : quels enjeux ?,  rubrique Politique, Politique Internationale, Politique de l’immigration,

 

Sommet UE-Turquie sur les réfugiés : un accord « moralement insupportable »

Dessin de Mix & Remix, publié dans Le Matin

Dessin de Mix & Remix, publié dans Le Matin

Dans la nuit du 7 au 8 mars, les Vingt-Huit et la Turquie sont parvenus à un accord censé endiguer l’afflux vers l’UE de réfugiés en provenance du Moyen-Orient. Le texte, qui doit être entériné lors d’un sommet européen le 17 mars, prévoit entre autres, le renvoi vers la Turquie des Syriens candidats à l’asile débarqués illégalement en Grèce (et l’accueil de ceux qui auront déposé une demande en Turquie), le versement d’une aide de 3 milliards d’euros supplémentaires à Ankara pour gérer les réfugiés, des patrouilles maritimes mixtes UE-OTAN en Mer Egée et la réouverture des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE. Si la presse turque fait preuve de réalisme, les journaux européens s’indignent de ce que l’UE se soit pliée aux exigences d’Ankara, au moment où le régime marque une dérive autoritaire sans précédent.

L’Europe brisée en deux au grand bal du Sultan

Il Sole 24 Ore, Milan, 8 mars Pour Adriana Cerretelli, le « pacte de fer » signé avec le pouvoir de Recep Tayyp Erdo?an a « érigé tout à coup la Turquie en 29e Etat membre de l’Union. De fait, si ce n’est de droit. » Qui plus est, après « un volte-face retentissant qui brise les résistances que l’on croyait insurmontables et, surtout, qui ignore les conditions minimales requises, à savoir le respect des valeurs fondamentales européennes, comme la liberté d’information et d’expression, l’égalité des sexes, la protection des minorités. » Ce n’est pas la première fois que les Européens font preuve d’une « amnésie sélective », poursuit la journaliste : « mais il n’était jamais arrivé qu’un candidat à l’adhésion, houspillé encore il y a peu parce qu’il ne remplissait systématiquement pas les conditions essentielles pour devenir un partenaire, rédige carrément un nouvel accord bilatéral dans lequel il multiplie par deux la demande de concessions en échange de l’endiguement des flux migratoires. C’est l’Europe habituelle, cynique et sans scrupules, mais pas plus lucide pour autant. Affaiblie par le triomphe de ses propres nationalismes, elle demeure prisonnière du risque habituel d’être incongrue. Même lorsqu’elle joue avec sa propre identité et qu’elle accepte de voltiger au grand bal du Sultan. On verra avec quels résultats à la fin. »

Culbute

Die Tageszeitung, Berlin, 8 mars « Pervers, fou, juridiquement contestable et moralement insupportable » : Eric Bonse ne mâche pas ses mots. Et sa virulente critique s’adresse avant tout contre la chancelière allemande Angela Merkel : « D’abord une roulade arrière, et maintenant une culbute ? Les méandres de la politique des réfugiés de l’UE laissent pantois. […] Tout d’un coup, non seulement la route des Balkans devrait être bloquée pour les réfugiés. Mais la mer Egée tout entière doit devenir une zone sans passeurs. Et encore plus fou : pour chaque migrant ‘illégal’ que la Grèce renvoie en Turquie, un [migrant] ‘légal’ doit venir en Europe. Ce soi-disant principe un-pour-un, serait, dit-on, une idée du Premier ministre turc Davuto?lu. En vérité, il porte la signature de Merkel – comme d’ailleurs tout ce sommet, qui a été convoqué à la demande de la Chancelière juste avant les élections régionales. Ce principe pervers signifie une rupture radicale avec le droit d’asile tel que nous le connaissons en Europe. Auparavant, ce droit était individuel, maintenant il sera éludé par l’expulsion massive des réfugiés. C’est juridiquement contestable; moralement, c’est insupportable. »

Le pacte de la honte

El País, Madrid, 8 mars Pour l’éditorialiste Rubén Amón, « l’Europe se renie elle-même, offrant à Erdogan l’adhésion de la Turquie à l’UE » : « Ne pouvant et ne voulant pas résoudre la crise des migrants, l’UE a décidé de la sous-traiter. Elle l’a externalisée. Elle a engagé la gendarmerie turque, pas tellement en échange de 6 milliards d’euros – le double de la somme prévue initialement – mais au prix incalculable du reniement des principes fondateurs de l’Union. Soit parce que l’Europe s’exempte de toute responsabilité humanitaire. Soit parce que l’accord entérine des expulsions à chaud. Soit encore parce que l’UE brade les conditions d’adhésion de la Turquie à l’UE. Le grand paradoxe étant qu’Ankara a avancé ses aspirations à l’intégration au moment où elle sape le plus ses standards démocratiques. »

Source : Voxeurop

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Migrants: jusqu’à 70.000 pourraient être «pris au piège» en Grèce

Des réfugiés attendent à la frontière entre la Grèce et la Macédoine à Idomeni, le 28 février 2016 Photo LOUISA GOULIAMAKI. AFP

Des réfugiés attendent à la frontière entre la Grèce et la Macédoine à Idomeni, le 28 février 2016 Photo LOUISA GOULIAMAKI. AFP

La Grèce a averti dimanche que le nombre de migrants bloqués sur son territoire risquait de tripler en mars, pour atteindre le chiffre de 70.000 personnes, en raison des quotas imposés par les pays des Balkans aux candidats à l’établissement en Europe occidentale.

«Selon nos estimations, le nombre de ceux qui seront pris au piège dans notre pays s’établira entre 50.000 et 70.000 personne le mois prochain», a déclaré le ministre grec de la Politique migratoire, Yiannis Mouzalas.

«Aujourd’hui, il y a 22.000 réfugiés et migrants» en Grèce, a-t-il dit dans une interview télévisée à la chaîne Mega Channel.

Et environ 6.500 d’entre eux étaient bloqués dimanche dans un camp de fortune installé près du village d’Idomeni, dans le nord de la Grèce, à la frontière macédonienne. La veille, les autorités de Skopje n’ont laissé passer que 300 personnes par ce poste-frontière. Aucune ne l’avait traversée dimanche en milieu d’après-midi.

Et ils étaient des dizaines — hommes, certains avec leurs enfants dans les bras, et femmes — à manifester dimanche, allongés sur les rails, pour exiger l’ouverture du point de passage.

Idomeni s’est transformé en goulot d’étranglement après la décision, la semaine dernière, de Skopje de refuser l’accès à son territoire aux Afghans et de renforcer le contrôle des documents d’identité pour les Syriens et Irakiens.

Et la situation devrait encore empirer avec la décision vendredi de la Slovénie et la Croatie, membres de l’UE, ainsi que la Serbie et la Macédoine de limiter à 580 le nombre d’hommes, de femmes et d’enfants transitant quotidiennement par leur territoire.

Ces pays des Balkans ont emboîté le pas à l’Autriche qui a choisi il y a plus d’une semaine de limiter l’entrée des migrants à 80 demandeurs d’asile par jour, et à 3.200 personnes en transit.

La décision de ces pays de la route des Balkans de faire cavalier seul a profondément irrité Athènes, qui a rappelé la semaine dernière son ambassadrice à Vienne pour «consultations» après une réunion à laquelle la Grèce n’avait pas été associée.

Le chancelier autrichien Werner Faymann a enfoncé le clou dimanche, accusant Athènes de se comporter «comme une agence de voyages» en laissant librement passer les migrants.

«Je ne comprends plus la politique des Grecs. Il est inacceptable que la Grèce agisse comme une agence de voyages et laisse passer tous les migrants. La Grèce a accueilli l’an passé 11.000 demandeurs d’asile, nous 90.000. Cela ne doit pas se reproduire», a-t-il estimé dans la presse autrichienne.

– ‘Effet ricochet’ –

Face à la cacophonie européenne sur la question des migrants, le pape François a exhorté les pays de l’Union à trouver une «réponse unanime» et à «répartir équitablement les charges» entre eux.

Le pape, qui s’exprimait dimanche lors de l’Angélus sur la place Saint-Pierre à Rome, a salué «le généreux secours» apporté par la Grèce et «les autres pays en première ligne», et estimé que cette urgence humanitaire «nécessitait la collaboration de toutes les nations».

En quête d’un hypothétique «consensus» sur la gestion de la crise qui divise comme jamais l’Europe, le président du Conseil européen Donald Tusk doit se rendre du 1er au 3 mars à Vienne, Ljubljana, Zagreb, Skopje et Athènes avant un sommet UE-Turquie le 7 mars.

L’enjeu a été posé par le commissaire européen aux Migrations, Dimitri Avramapoulos, qui a prévenu que l’Europe irait au «désastre» s’il n’y avait pas de «convergence» lors de ce sommet à Bruxelles.

La Grèce, elle, semblait surtout compter sur une baisse de l’afflux de migrants en provenance de Turquie, «quand les nouvelles de la fermeture du poste-frontière d’Idomeni se diffuseront», a expliqué le ministre grec de la Politique migratoire, M. Mouzalas.

«Nous préparons une campagne d’information à destination de la Turquie», a-t-il dit, estimant que cette initiative, ajoutée au déploiement prévu de navires de l’Otan en mer Egée, devrait réduire le nombre des arrivées en Grèce de 70%.

Plus à l’ouest, c’est l’Italie qui craignait un «effet ricochet», selon les mots du procureur régional de la ville de Lecce dans les Pouilles (sud), et se préparait donc à faire face à un afflux possible de migrants, en quête d’une nouvelle route vers l’Europe du Nord.

Source AFP 28/02/2016

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