Raymond Depardon : « Leur présence est forte, on ne les voit jamais cligner des yeux »

Raymond Depardon Photo dr

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Entretien
Depuis la loi du 27 septembre 2013, les patients hospitalisés sans consentement dans les hôpitaux psychiatriques doivent être présentés à un juge des libertés et de la détention avant 12 jours. Le photographe et réalisateur Raymond Depardon et Claudine Nougaret sont les  premiers à filmer la mise en application de cette loi.

Après votre documentaire « San Clemente » une vraie immersion dans l’univers psychiatrique et « Urgence » tourné dans le service psychiatrique de l’Hôtel Dieu, pourquoi réaliser « 12 jours » ?
On avait fait ces deux films sur la psychiatrie, et deux films sur la justice, Délits Flagrants et 10 e chambre. Avec 12 jours, nous arrivons à un parfait dosage entre justice et psychiatrie. A dire vrai, comme beaucoup de Français, j’ignorais l’existence de cette loi avant que le magistrat Marion  Primevert, ne me propose de m’intéresser au sujet. J’ai été très surpris par le dispositif mis en place. Au départ, le député Robillard qui a conduit l’étude sur cette loi partait à tort du principe que les personnes hospitalisées perdaient leurs droits civiques. Ce qui n’est vrai que  dans le cas des incarcérations pénitentiaires.

Vous filmez la mise en application d’une loi mais vous révélez aussi ses effets. Ce qui n’est habituellement pas perceptible, ce qui reste dans le hors-champ social…
En effet, c’est la première fois qu’on voit ce type de conversations. Cela dure un petit quart d’heure, c’est parfois surréaliste. L’idée de rétablir ses droits, de vérifier que l’internement, l’hospitalisation comme on dit aujourd’hui, s’est bien déroulé en présence d’un avocat et parfois de membre de la famille, car les séances sont publiques, cela va dans le sens d’une amélioration de la démocratie sanitaire. Ce qui est d’autant plus nécessaire que l’on compte près de 100 000 mesures d’hospitalisations psychiatriques sans consentement  par an en France, soit 250 personnes par jour.

Tous les patients ou presque, contestent les mesures de contrainte. Et si l’approche des juges diffère, dans votre film, aucun ne s’oppose au diagnostic médical. Le pouvoir de la justice plie-t-il  devant le pouvoir médical ?
Le texte précise que les psychiatres n’assistent pas aux entretiens pour ne pas entraver la liberté d’expression des patients qui peut déjà l’être par les effets des médicaments. Nous avons filmé 72 entretiens pour n’en conserver que  10. Personne n’a été libéré. Selon les chiffres, 5 à 10% le sont. Le dispositif a néanmoins permis de pointer certains dysfonctionnements dans les pratiques comme à Bourg- en-Bresse où l’on abusait de la chambre d’isolement.

Mais dans ce domaine, on part de très loin, du Moyen Âge pour ainsi dire. Dans le passé, beaucoup de gens disparaissaient tout bonnement. Je n’évoquerai pas les placements intéressés avec des médecins complaisants liés à des affaires de successions. Avec cette loi, les médecins ne décident plus seuls. Le diagnostic est généralement collégial et il est consigné par écrit. Les patients ont la possibilité de faire appel de la décision du juge. Statuer en la matière reste très complexe. Si vous arrêtez des gens dans la rue pour leur demander leur avis, certains vous diront qu’ils ne libéreraient personne, d’autres qu’ils feraient sortir tout le monde.

Au montage, j’ai pris soin de respecter tous les protagonistes. Les dossiers médicaux transmis aux juges sont peu épais. On voit au cours des entretiens que les juges cherchent à mieux connaître les personnes qui leur font  face.

A travers les différents témoignages, on retrouve les principaux maux de la société : l’ordre, qui fait que l’on vous interne pour un coup de poing, l’isolement et l’abandon, la volonté de mourir, d’échapper au viol, ou le harcèlement au travail traduit médicalement comme un délire de persécution…
J’ai trouvé les gens très touchants, spontanés, conscients de leur traversée du désert. Les cas sont très différents. Ils reflètent la dureté du monde dans lequel nous vivons. Il y a le témoignage intime de cette femme qui travaille chez Orange et qui évoque ce qu’elle a vécu. J’ aurais souhaité rencontrer plus d’employés victimes de leurs conditions de travail. Il y a aussi des gens qui ont commis des crimes. Dans le film, l’un d’eux demande au juge à quoi il sert. Il n’est pas d’accord avec le point de vue du psychiatre et souhaite aller en prison, sans doute pour rompre son isolement.

J’étais content de tourner à Lyon plutôt qu’à Paris. J’aime filmer les citoyens, l’avantage de Lyon, c’est qu’il y avait des gens du centre-ville mais aussi de  Villeurbanne et de Vaulx-en-Velin.

« 12 jours »  sélection officielle hors compétition  au Festival de Cannes, sur les écrans le 29 novembre .

« 12 jours » sélection officielle hors compétition au Festival de Cannes, sur les écrans
le 29 novembre .

Vous laissez parler les images, comment avez-vous pensé le dispositif de tournage ?
Il y avait trois caméras dans la salle d’audience, l’une pour le patient, l’autre pour le magistrat et une troisième pour un plan général. Je voulais tourner en argentique mais je n’ai pas pu pour des raisons techniques. On a tourné en numérique mais j’ai veillé à ce que l’image soit claire, lucide. La présence des patients était forte, impressionnante, on ne les voit jamais cligner des yeux.

Les entretiens sont entrecoupés de plans tournés dans l’hôpital sans que l’on mesure le traitement moral concédé aux pensionnaires…
Nous avons eu l’autorisation de circuler librement dans tout l’établissement. Cela me convenait bien. En tant que fils de paysan, je suis dans la quintessence française. Je tiens beaucoup à ma liberté. Celle de marcher dans la rue, de faire ce que je veux… Dans les couloirs d’un hôpital psychiatrique, on voit des gens qui se cognent aux murs. Je disposais d’une expérience préalable et je n’avais pas envie de faire ce type d’image. J’ai préféré filmer la déambulation, la solitude, c’est cela qui m’intéressait.

Vous faites référence à Foucault pour qui le fou n’est pas l’autre…
Oui Foucault « Surveiller et punir », plus que Bourdieu que j’ai bien connu, parce qu’avec  la psychiatrie, on n’est pas dans « La misère du monde » mais dans la France qui souffre. Même si l’on observe des changements importants, dans un pays où entre 1,8 à 2 millions de personnes font des navettes en hôpital psychiatrique, on peut se dire aussi que quel que soit le gouvernement, la psychiatrie sera toujours là.

Dans votre film, on a le sentiment que ce ne sont pas les patients qui veulent échapper à la vérité…
Absolument, il y a un décalage perceptible entre le dossier et la confrontation. J’ai l’impression qu’ils ont leurs idées mais ils sont néanmoins affectés. Cela montre l’importance des rapports humains qui ont tendance à reculer dangereusement dans nos villes. Les juges en conviennent, mais là ils ne sont pas dans leur contexte. Dans quelques décennies  nous regarderons peut-être cela comme de la préhistoire, mais aujourd’hui c’est une avancée.

Réalisé par Jean-Marie Dinh

Cette rencontre a eu lieu dans le cadre de la présentation du film en avant-première au Cinéma Diagonal à Montpellier (34).

l« 12 jours »(1h27min), sortie nationale le 29 novembre.

Source La Marseillaise 21/10/2017

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Harcèlement sexuel : « Dire “ tu aurais dû porter plainte ”, c’est encore mettre la faute sur les femmes »

A force de harcèlement verbal, Judith L. perd l’appétit, découvre « la boule au ventre permanente », les crises d’angoisse du dimanche soir avant de débuter une nouvelle semaine. JACQUES DEMARTHON / AFP

A force de harcèlement verbal, Judith L. perd l’appétit, découvre « la boule au ventre permanente », les crises d’angoisse du dimanche soir avant de débuter une nouvelle semaine. JACQUES DEMARTHON / AFP

A 26 ans, Judith L. a porté plainte pour harcèlement sexuel contre son supérieur hiérarchique. Sa plainte a été classée sans suite.

La lettre est restée posée sur la table quelques heures. Ce n’est qu’après deux cafés, un coup de fil à une amie proche, et « une bonne grosse crise d’angoisse » que Judith L. a pu l’ouvrir. « J’ai l’honneur de vous faire connaître que nous n’avons pas donné suite à votre plainte », disait la première ligne du courrier. La feuille est restée depuis dans le vide-poches à l’entrée de son appartement nantais. « Cela fait deux ans, déjà », soupire la jeune femme.

A 26 ans, Judith L. avait décidé de « franchir le pas », après trois années dans l’entreprise, et « quatre mois dans l’œil du cyclone », résume-t-elle. Tout avait pourtant bien commencé pour cette employée de banque : à la sortie de son master banque et assurance, la jeune femme décroche un premier contrat dans une prestigieuse enseigne française, rapidement transformé en CDI. L’ambiance de l’équipe est « bonne », se souvient-elle, « amicale sans trop l’être ». « Le scénario idéal », en quelque sorte.

« Au début, c’était “vous êtes très en beauté” »

Comme souvent dans les agences bancaires, il y a des rotations dans l’équipe. Deux ans après la prise de poste de Judith L., un nouveau supérieur hiérarchique est nommé. « Les premiers mois, il était plutôt discret, même si sa manière de regarder les femmes de l’équipe était déjà très appuyée », raconte la salariée. Les « petites réflexions » ne commencent qu’au bout de six mois. « Au début, c’était “vous êtes très en beauté”, ou “joli, ce rouge à lèvres”, et “vous avez fait quelque chose à vos cheveux” », raconte Judith L.. Puis les « j’aimerais avoir une jolie plante comme vous pour décorer mon intérieur », ou encore « avec une bouche comme la vôtre, pas étonnant que les clients soient captivés ».

Leur nombre et leur fréquence augmentent au fil des semaines. « Il s’arrangeait toujours pour les faire quand on se croisait dans un couloir, sans témoin », explique la jeune femme, qui dit avoir « ressenti de la gêne, mais aussi le sentiment d’être un peu parano ». Après tout, autour d’elle, personne ne se plaint.

Elle sent pourtant progressivement qu’elle est devenue « la cible ». Un matin, devant la machine à café, elle ose lui répondre : « Si on pouvait parler plus de travail que de mon physique, tout le monde s’en porterait mieux. » Il la « fusille du regard », se penche pour attraper son gobelet de café, et « effleure [son] bras » au passage. « Vous croyez quand même pas que vous allez vous débarrasser de moi aussi facilement », rétorque-t-il.

« Un prédateur »

Judith L. perd l’appétit, découvre « la boule au ventre permanente », les crises d’angoisse du dimanche soir avant de débuter une nouvelle semaine. La jeune femme en parle à quelques amis qui lui trouvent « une petite mine ». Certains lui disent que ça va passer, qu’il faut « se faire discrète, dans un coin ». Deux amies lui disent d’aller au commissariat. Judith L. y songe, mais « la trouille de perdre [son] boulot est trop forte ». D’après les associations qui aident les victimes de harcèlement sexuel au travail, 95 % des femmes qui dénoncent les faits perdent leur emploi ? soit en partant d’elles-mêmes, soit en étant poussées vers la sortie par leur hiérarchie.

Il aura fallu « le déclic ». Un matin où Judith L. arrive tôt au travail, il est déjà là, seul dans les locaux. Il sort de son bureau pour la saluer. « Instantanément, j’ai senti mon sang se figer, j’avais la certitude d’être enfermée avec un prédateur », explique Judith L. « Si tu es aussi consciencieuse dans ton travail qu’à sucer des bites, on a bien fait de t’embaucher », lui dit-il d’une voix douce. La jeune femme part en courant s’enfermer aux toilettes. L’après-midi, son médecin traitant la met en arrêt maladie.

Un mois plus tard, Judith L. envoie une lettre de démission. « Je m’en veux aujourd’hui d’avoir craqué, mais l’idée de remettre un jour les pieds dans ce bureau me rendait malade », se rappelle la jeune femme. Ce n’est que quelques semaines plus tard qu’elle ira faire un dépôt de plainte pour harcèlement sexuel, elle qui se retrouve « sans ressource du jour au lendemain ». Le policier est « plutôt compatissant », grogne à plusieurs reprises « quel gros con ». Elle a le sentiment d’être « prise au sérieux ».

« On aurait dû faire différemment »

Pas assez de preuves pourtant. Jamais l’homme n’a été accusé par d’autres femmes. Jamais il n’y a eu de témoins de leurs échanges. Jamais elle n’a dénoncé son attitude à d’autres personnes de la hiérarchie. « C’est sa parole contre la vôtre, ce n’est pas assez », lui explique l’avocat qu’elle a contacté pour l’aider dans sa démarche. « En gros, on nous dit toujours qu’on aurait dû faire différemment », résume la jeune femme.

Alors, « il a fallu renoncer ». Et surtout « tenter de se reconstruire en sachant que lui ne serait pas condamné pour ce à quoi il m’a condamnée : la peur, la solitude, la perte de confiance », reprend Judith L..

Depuis quelques jours, la Nantaise regarde régulièrement les réseaux sociaux. Dans la lignée de l’affaire Weinstein, d’un reportage sur le harcèlement sexuel au travail diffusé par France 2, la parole des femmes s’y est libérée, sous plusieurs hashtags comme #balancetonporc ou #moiaussi. Les commentaires en réaction, eux, sont souvent virulents. « Pour résumer, quand on ne dénonce pas et qu’on se tait, on est des connes, quand on l’ouvre sur Twitter, on est connes, voire mythomanes », résume Judith L., qui a préféré « ne pas écrire pour ne pas risquer d’être jugée ».

« Pas bien, pas assez, pas ce qu’il faut »

Mais « le pire » pour la jeune femme reste ceux qui accusent les femmes d’« accepter leur sort en n’allant pas porter plainte ». « A ceux qui disent d’aller porter plainte, avez-vous déjà essayé de le faire ? », demande Judith L. Car « dire “tu aurais dû porter plainte”, c’est encore mettre la faute sur les femmes », c’est dire qu’elles « ne font pas bien, pas assez, pas ce qu’il faut ».

Judith L. dit comprendre toutes celles qui n’engagent pas de poursuites. « Quand on est déjà mal, se lancer là-dedans est une épreuve immense, se rappelle la jeune femme. Surtout quand le harcèlement sexuel est aussi difficile à faire reconnaître. » Si le nombre de plaintes est stable – environ un millier par an –, les condamnations restent rares, moins d’une centaine chaque année.

A 28 ans, Judith L. a changé de carrière, travaille désormais avec des enfants. Elle se sent « chanceuse » d’avoir retrouvé un « travail où le climat est apaisé ». Si c’était à refaire, elle « redéposerait plainte, parce qu’il ne faut surtout pas baisser les bras, et que c’est à force de plaintes sans suite qu’on montre aussi le problème ». « Qu’on en fasse un combat de société », ose-t-elle. Mais « avant d’arriver à cela, il faut déjà commencer par respecter tous les témoignages », dit celle qui a le sentiment qu’« on en est loin ».

Charlotte Chabas

Siurce ; Le Monde 17/10/2017

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Loi travail : ci-gît le compte pénibilité

Le travail de nuit, par exemple à l'hôpital, est l'un des critères reconnus de pénibilité. Dr Shutterstock

En direct pour la télévision, le président de la République Emmanuel Macron a signé le 22 septembre les ordonnances réformant le droit du travail. Parmi ces ordonnances, l’une est entièrement consacrée à la transformation du « compte personnel de prévention de la pénibilité » ou C3P en « compte professionnel de prévention » ou C2P. Un changement de nom qui cache « péniblement », pourrait-on dire, la mise à mort pure et simple de ce dispositif.

Cette réforme du compte pénibilité avait été présentée le 20 juillet au Conseil National d’Orientation des Conditions de Travail par Muriel Pénicaud, la ministre du Travail. Elle avait été annoncée un peu plus tôt aux interlocuteurs sociaux par une simple lettre signée du Premier ministre, Edouard Philippe.

Feu le C3P et ses dix critères de pénibilité

En quoi consistait « feu » le C3P ? Dispositif novateur et ambitieux, il avait pour objectif de rétablir l’équité dans les départs à la retraite en garantissant à tous les citoyens la même espérance de vie en bonne santé. Dix critères avaient été retenus : le travail en milieu hyperbare (où la pression est supérieure à la pression atmosphérique), les températures extrêmes, le bruit, le travail de nuit, le travail en équipes successives alternantes, le travail répétitif, ainsi que la manutention de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et l’exposition à des agents chimiques dangereux.

Un C3P devait s’ouvrir dès qu’un salarié était exposé à au moins l’un de ces facteurs, au-delà de seuils de durée et d’intensité définis. Le nombre de points comptabilisés dépendait du nombre de facteurs auquel le salarié était exposé mais aussi de son âge et du temps passé dans l’entreprise durant l’année. Le C3P permettait de cumuler et d’utiliser des droits au cours de la vie active, via des actions de formation, de réduction du temps de travail à salaire égal et d’anticipation de départ à la retraite.

Mis en place par étapes depuis 2015, ce dispositif a dû faire face à de nombreuses critiques, principalement de la part des employeurs : coût administratif, complexité, reconfiguration des logiciels de paie, délais de transmission des informations à la Caisse nationale d’assurance-vieillesse (Cnav) et à la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), nécessité de concevoir de nouveaux outils de recueil et d’analyse des expositions, ainsi que le risque accru de départs massifs en retraite anticipée. C’est ainsi que, sur les 2,6 à 3 millions de salariés potentiellement concernés évoqués par la Cnav (chiffres officiels non publiés consultés par l’AFP), seulement 800 000 salariés ont été déclarés par leurs employeurs.

Avec le C2P, quatre critères exclus et un nouveau mode de financement

Le passage du C3P au C2P a condamné quatre des dix critères, en les excluant tout simplement du dispositif de compte à points : charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques et risques chimiques. Ces critères apparaissaient comme les plus décriés par les dirigeants d’entreprises, qui les jugeaient inapplicables en l’état, du fait de leur présumée complexité à être mesurés.

Le départ anticipé d’un salarié suite à l’exposition à l’un de ces quatre critères reste envisageable. Mais, et c’est là que ça se complexifie, uniquement lorsque « qu’une maladie professionnelle a été reconnue » – ce qui suppose que la maladie du salarié figure dans l’un des 98 tableaux du régime général de la Sécurité sociale ou un des 59 du régime agricole, si « le taux d’incapacité permanente excède les 10 % », et suite à une visite médicale de fin de carrière permettant au salarié de faire valoir son droit. Des conditions qui constituent autant de barrières à la compensation ou à la réparation.

Pourtant Muriel Pénicaud annonçait dès le 12 juillet que 10 000 salariés pourraient bénéficier de la retraite à taux plein dès 2018 suite à des examens médicaux. Elle a malheureusement omis de compléter cette évaluation chiffrée, dont elle n’a pas précisé les fondements, par celle du nombre de salariés dont les pathologies apparaîtront seulement à la retraite, notamment les cancers.

La seconde évolution majeure liée au C2P repose sur le mode de financement du dispositif : exit la double cotisation patronale, place à un financement assuré par la branche accidents du travail et maladies professionnelles de la Sécurité sociale (du fait, certainement, de sa situation excédentaire). La logique de « pollueur-payeur » du C3P est ainsi remplacée par une logique de mutualisation du financement, répondant à une demande de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME). On cherchera longtemps en quoi ces changements incitent les employeurs à réduire les expositions aux facteurs de pénibilité.

Les objectifs affichés par le gouvernement sont de plusieurs ordres : simplifier un dispositif qui « s’est avéré trop complexe à mettre en œuvre », « libérer » les entreprises – notamment les PME – d’une « contrainte administrative » et d’une « obligation franchement usine à gaz », selon les termes de la ministre du travail. L’expression « usine à gaz » et plus généralement, la position de la ministre, ont été critiquées, notamment par le député socialiste Régis Juanico lors de la séance des questions au Gouvernement.

La disparition du mot pénibilité, une stratégie d’affichage

Ne nous leurrons pas : le changement de nom du dispositif, avec la disparition du mot pénibilité, n’est pas exempt d’une stratégie d’affichage ; les organisations patronales n’appréciaient pas que la notion de travail soit associée à quelque chose de pénible, une réticence dont le candidat Macron, déjà, avait tenu compte… Cachez cette pénibilité que nous ne saurions voir !

Mais le plus paradoxal est que ce nouveau compte, prétendument de prévention, tend beaucoup plus vers une logique de compensation a posteriori des atteintes à la santé, que vers une logique de prévention a priori. Cette tendance s’inscrit dans la lignée des dernières heures de feu le C3P : le rapport demandé par Manuel Valls, alors premier ministre, en novembre 2016 faisait déjà état d’un déséquilibre patent entre ces deux approches. Cependant le C3P présentait de sérieuses avancées dans la lutte contre les risques professionnels, avec la prise en compte en amont de l’exposition réelle des individus. Aujourd’hui la perspective choisie relève essentiellement de la réparation.

Le C2P pose également un problème d’inégalités entre salariés. En effet, les salariés exposés aux six facteurs maintenus dans le dispositif pourront, de droit, partir à la retraite de manière anticipée alors que, à moins d’avoir pu faire reconnaître une maladie professionnelle incapacitante d’au moins 10 %, ceux exposés aux quatre facteurs sortis du compte ne pourront bénéficier ni d’un départ anticipé, ni du système de points pour suivre une formation et changer pour un métier moins pénible, ni d’un temps partiel payé à temps plein. Quid donc des milliers de personnes ayant accumulé des « points pénibilité » en raison de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques ou risques chimiques ?

Des différences d’espérance de vie entre les citoyens

Légiférer autour de la pénibilité fournit pourtant une occasion unique de souligner le rôle déterminant du travail dans les différences d’espérance de vie et d’état de santé entre les citoyens. Ce constat est validé par de nombreuses études liant l’exposition aux facteurs de pénibilité avec, notamment, la sortie précoce de l’emploi, ou l’état de santé après 50 ans. L’espérance de vie sans incapacité est également corrélée avec les catégories professionnelles.

Cette réforme du C3P intervient alors que le Plan Santé Travail 3 pour 2016-2020 (PST3) adopté en 2015, et qui constitue la feuille de route du gouvernement en matière de santé au travail jusqu’en 2020, souligne l’importance d’une « politique de prévention qui anticipe les risques professionnels et garantit également la bonne santé des salariés en prenant aussi pleinement en compte la qualité de vie au travail ».

L’un des axes de ce Plan santé travail donne explicitement la priorité à la prévention primaire, axée sur l’organisation du travail, et au développement d’une culture de prévention. En effet, bien menée, la prévention permet d’éviter des dommages sur le plan humain et peut aussi se traduire par un bénéfice financier pour les entreprises. Ainsi, des calculs réalisés en 2015 dans le secteur du bâtiment montrent que 1 euro investi dans la prévention des risques professionnels se traduit par un gain final de 2,34 euros.

Avec le C2 P, le P de « personnel » est devenu celui de « professionnel », celui de « pénibilité » s’est volatilisé, et celui de « prévention » perd de son sens. Le nouveau dispositif constitue une marche arrière unilatérale en matière de prévention, et celle-ci n’augure rien de positif, ni pour les salariés ni pour les employeurs. Le risque est de voir perdurer ou augmenter les invalidités, ainsi que les décès précoces chez les retraités.

Au lieu de rester sur une telle mesure, la création d’une délégation interministérielle à la santé au travail chargée notamment de la prévention des risques professionnels serait davantage à la hauteur des enjeux de santé en lien avec le travail. Cette délégation pourrait être chargée, en lien avec le Conseil d’orientation des conditions de travail (COCT), de suivre la mise en œuvre du Plan santé travail. Une chance pour que les mots santé et travail occupent enfin ensemble la scène médiatique et politique ?

Source : The Conversation 27/09/2017

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Inde. Les enfants sont voués à mourir

enfants

La mort atroce de 85 enfants à l’hôpital universitaire Baba Raghav Das, à Gorakhpur dans le nord-ouest du pays], reflète avec justesse ce que nous sommes devenus : une nation dépourvue de tout pragmatisme, de toute décence et de toute compassion. Car il faut cumuler plusieurs manquements politiques et administratifs pour que des enfants meurent privés d’oxygène. Il faudra trouver les personnes responsables. Mais ce drame est aussi le procès de notre indépendance, de ce que nous en avons fait, du genre de population que nous sommes devenus et de l’échelle des valeurs sur laquelle nous nous plaçons.

Cet épisode nous plonge dans l’abattement, car il nous rappelle que les enfants pauvres de notre république sont en partie voués à mourir à cause de nos choix. Les enfants sont voués à mourir, car dans cette république nos priorités ne sont pas les bonnes.

La crise du système de santé indien n’est un secret pour personne. Et malgré tout, elle ne suscite aucune colère dans l’opinion publique, ne mobilise pas notre intelligence collective et n’émeut pas nos consciences. Les enfants sont voués à mourir, car, même face au tragique, nous trouvons toujours une excuse pour ressasser de fausses querelles. Le deuil n’a pas sa place en Inde, où la récrimination est reine. Personne ne s’attarde sur ce qui a été perdu. Personne ne consacre un seul instant au vide béant que laissent ces disparitions.

Au contraire, ce vide sera immédiatement comblé par le cocktail habituel – revendications, clivages, distractions – qui a précisément mené à la tragédie.Les enfants sont voués à mourir en Inde, car régler des comptes ancestraux et entretenir les rancœurs épuise nos ressources sociales, politiques et affectives.

La véritable individualité de nos citoyens, les enfants qui ont un avenir, les parents pleins d’espoir, tout cela est éclipsé par des batailles plus abstraites et meurtrières qui opposent divers groupes et clans. Le poids mort d’une vie politique prise au piège du passé voile les souffrances du présent.

Les enfants sont voués à mourir, car les structures incarnant la réalité sont anéanties. Au lieu de nous permettre de comprendre pleinement notre contexte, elles dissimulent tématiquement la réalité. Elles assouvissent notre appétit pour les faux combats qui mêlent le bruit et la fureur, mais dont l’unique effet est d’isoler les citoyens les uns des autres.

Les enfants sont voués à mourir, car, en Inde, le mal reste structurel. Ce mal sournois est profondément ancré dans la structure des privilèges, il marginalise les pauvres et les rend invisibles, au point que nous pouvons pour suivre notre vie confortablement, en toute innocence. La réalité brutale de la violence économique tourne en dérision nos platitudes constitutionnelles sur la liberté et l’égalité.

Les enfants sont voués à mourir, car l’Inde excelle dès qu’il s’agit de manifester et d’intervenir épisodiquement. Pour une mission ponctuelle, si c’est une exception, rien n’est trop ambitieux pour ce pays. Mais l’Inde est incapable d’institutionnaliser des mécanismes quotidiens au sein de l’État. Elle est incapable de mettre en œuvre de petits actes de coopération. Il y a aussi en Inde une banalité du mal. Le mal est tenace, car il est le résultat de petits dysfonctionnements accumulés.

Les enfants sont voués à mourir, car la force du symbolisme et du prestige prend encore le pas sur le factuel et le scientifique. Pour éradiquer tous les cas d’encéphalite [qui est la maladie la plus répandue dans la région] à Gorakhpur, un énième institut de recherche dysfonctionnel sera créé, au lieu de mobiliser les connaissances existantes.

Les enfants sont voués à mourir, car la population n’est pas soudée, il n’y a qu’un long défilé de prestataires, de bureaucrates et de techniciens qui tentent d’intervenir dans des contextes où il n’existe pas de communauté locale : Gorakhpur n’est pas un espace partagé et ne désigne pas un groupe maîtrisant plus ou moins son destin. En un sens, l’indépendance nous a condamnés non à la liberté, mais à une fatalité d’autant plus accablante, d’autant plus insidieuse qu’elle porte le vernis de la légitimité démocratique.

Sur notre échelle des valeurs, le savoir s’incline devant le déni, la connaissance de soi capitule devant la piété et l’arrogance négligentes, le détachement laisse place au péché véniel, la liberté d’esprit est remplacée par la conformité et, surtout, la compassion plie face au mépris. Si nous nous regardons dans le miroir de Gorakhpur pour déterminer qui nous sommes devenus, le reflet n’est pas beau à voir. Mais même si nous laissons le passé dans le passé et que nous nous tournons vers l’avenir, la réponse n’est pas plus réconfortante. Il est très probable qu’au cours des prochains mois, les préparatifs politiques et judiciaires liés à la construction d’un temple en l’honneur du dieu Rama s’intensifieront.

Il est improbable que ce soit un monument dédié à la karuna – la compassion. Ce sera plutôt un monument consacré à notre narcissisme collectif, à notre envie de batailler et de diviser. C’est un fol espoir, mais il serait réellement extraordinaire, après la tragédie de Gorakhpur, qu’un hôpital et non un temple soit construit à Ayodhya (une revendication des nationalistes hindous proches du Premier ministre, Narendra Modi). C’est un fol espoir que ce site parvienne à symboliser notre capacité à surmonter tout ce qui nous freine : la distraction, les divisions et la dissimulation qui entravent la dignité.

L’Inde a 70 ans. C’est une jeune nation. Mais chaque minute compte, car elle vieillit rapide ment. Peut-être sera-t-il bientôt “trop tard”. Martin Luther King a écrit : “Nous devons admettre que demain est aujourd’hui. Nous sommes confrontés à l’urgence implacable du présent. Face à l’énigme perpétuelle que sont la vie et l’histoire, on peut arriver ‘trop tard’ sur les os blanchis et les vestiges amoncelés de nombreuses civilisations, on trouve souvent ces mots pathétiques : ‘trop tard’. ” Après le drame de Gorakhpur, une question se pose : à 70 ans, est-il trop tard pour que l’Inde retrouve non pas une gloire artificielle, mais simplement son humanité ?

Pratap Bhanu Mehta

Source The Indian Express Bombay  15/08/2017<
traduction Courrier International 24 août 2017.

>Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Asie, Inde, rubrique Société, Santé, Justice, rubrique Politique, Politique économique, On Line 34 enfants meurent en deux jours dans un hôpital,

 

Le chômage tue plus que les accidents de la route en France

Une étude de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) estime qu’entre 10000 et 14000 décès par an sont imputables au chômage. Un chiffre alarmant, véritable enjeu de santé publique, qu’il convient d’analyser.

« C’est un problème de santé publique » déclarait en Mai 2016, Pierre Meneton, chercheur à l’Inserm, dans le journal Libération. Une cause de mortalité majeure dont le chiffre nous fait osciller entre la nausée et le vertige : 10000 à 14000 décès par an. À titre de comparaison, les accidents de la route emportent 3500 personnes chaque année. On aurait presque tendance à l’oublier, tant elle est analysée et commentée, mais derrière la courbe du chômage se cache une réalité, celle de millions de personnes en détresse.

Des maladies cardiovasculaires.

Les raisons de ce taux de mortalité élevé sont multifactorielles et concernent autant la santé mentale que la santé physique. En effet, le rapport souligne que le non-emploi accentue certaines habitudes de vie et de consommation : depuis le tabagisme à l’alcool, une mauvaise alimentation (par manque de moyens), la sédentarité, le tout accroissant le risque de contraction de maladies cardiovasculaires. Les chercheurs ont également constaté un risque important de rechute de cancer en situation de chômage et invitent les médecins généralistes à considérer les patients en situation de non-emploi comme une population à risque. « Pour les personnes en situation de chômage, le risque d’accident vasculaire cérébral et d’infarctus est augmenté de 80% au regard des actifs, pour les hommes comme pour les femmes » déclare les chercheurs d’une étude du CESE (Conseil économique social et environnementale).

Le suicide et le chômage, un rapport de cause à effet méconnu

Longtemps perçu, sous le prisme du romantisme, comme l’acte individuel par excellence, le suicide entre dans le champ du fait social à la suite de l’étude sociologique d’Emile Durkheim, en 1897. Au terme de ses recherches, Durkheim constate en effet que : « Le taux de suicide varie en raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu ».

Un siècle plus tard, la crise économique de 2008 entraîne un grand nombre de licenciements, dans un même temps, on constate également une augmentation du taux de suicide. Une autre étude de l’Inserm est, à ce propos, très parlante et permet de se faire une idée précise de cette triste corrélation. Dans le bulletin épidémiologique hebdomadaire du 6 janvier 2015, les chercheurs en arrivent à cette conclusion : quand le taux de chômage grimpe de 10 %, celui du suicide, lui, augmente de 1,5 %. L’Inserm estime donc que la hausse du chômage, relative à la crise qui a frappé la France de 2008 à 2010, a entraîné au moins 500 suicides. L’institut de recherche explique que : « Par ailleurs, le contexte plus global de crise économique, caractérisé entre autre par une morosité et des perspectives à la baisse sur le marché du travail peut aussi être à l’origine de craintes de pertes d’emploi et donc de crises psychiques à l’origine de suicides ».

La stigmatisation, au cœur de ce fléau

C’est un leitmotiv aussi récurrent que délétère, « le chômeur serait un assisté qui profite de la providence de la France », cet État candidement magnanime. Résultat de cette désinformation politique, le chômeur est montré du doigt, considéré comme seul responsable de sa situation en dépit d’un chômage avant tout structurel. Pour Gilles de Labarre, président de Solidarités nouvelles, cette stigmatisation des chômeurs est « une double peine » infligée à ces personnes souffrant déjà d’une situation économique difficile, mais qui, non content de devoir compter leurs sous au centime près, se voient juger sans concessions sur la place publique.

Ginette Herman, psychologue spécialisée dans la psychologie sociale, analyse dans son ouvrage Travail, chômage et stigmatisation, les conséquences de ce procès d’intention. Elle y affirme que le non-emploi entraîne de l’anxiété, une baisse de l’estime de soi et de la satisfaction. Elle met également en lien ces troubles psychiques avec le regard d’autrui. La psychologue belge estime ainsi que la stigmatisation du groupe sur l’individu se répercute sur l’image que l’individu se constitue de lui-même, faisant naître alors un sentiment d’auto-stigmatisation. De plus, l’accès à un travail confère un certain statut social à l’individu. Un statut donc est privé le demandeur d’emploi.

Un effet pervers

On reproche régulièrement aux personnes sans emploi de ne pas faire les efforts nécessaires pour améliorer leurs situations, mais le problème réside justement dans cette situation de non-emploi. Avec tous les troubles psychologiques qu’elle entraîne, la situation de non-emploi prolongée diminue les possibilités pour l’individu de retrouver un travail. En effet, différentes études soulignent que le chômage, en longue durée, ébranle la motivation et l’envie d’entreprendre. Le chercheur d’emploi rencontrera de plus en plus des difficultés à adopter l’attitude adéquate face à un employeur. En résumé, plus une personne est au chômage, plus elle souffre psychologiquement (consciemment ou non) et plus cette souffrance psychologique est vive, plus les chances de retrouver un emploi s’amoindrissent. Pour certains d’entre eux, au bout de ce labyrinthe sans issue, il y a le suicide.

A la lumière de ces éléments, il sera important de suivre avec attention la future réforme du chômage prévu par le gouvernement pour le mois de septembre. Le chômage n’est pas qu’un sujet de plus visant à alimenter les débats de coin de table, il est un fait de société causant souffrance, divorces, destruction familiale, précarité et parfois la mort. Espérons que cette réalité, aussi sordide soit-elle, vienne influencer les technocrates du gouvernement lorsque l’heure viendra pour eux d’apposer leurs seings au bas d’une loi qui déterminera le sors de six millions de personnes car nous pouvons l’affirmer sans trembler des jambes : là où il passe, le chômage tue.

T.B.

Source Mr Mondialisation 07/09/2017