Simon Leys, le fléau des idéologues

L'écrivain Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, photographié dans sa maison de Canberra. (AFP/ William WEST)

L’écrivain Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, photographié dans sa maison de Canberra. (AFP/ William WEST)

Le philosophe Jean-Claude Michéa s’exprime pour la première fois depuis la mort de Simon Leys, l’auteur des « Habits neufs du président Mao ». Entretien.

Le philosophe Jean-Claude Michéa, auteur d’«Impasse Adam Smith», s’exprime pour la première fois après la mort de Simon Leys, survenue le 11 août dernier. A ses yeux, celui-ci restera comme «le plus grand essayiste de langue française des cinquante dernières années», d’une importance intellectuelle et politique égale à celle d’Orwell et Pasolini. Entretien exclusif pour «le Nouvel Observateur».

Le Nouvel Observateur L’œuvre de Simon Leys fut l’une de vos grandes sources d’inspiration. En quelle année et avec quel livre l’avez-vous découvert?

Jean-Claude Michéa J’ai lu «Les Habits neufs du président Mao» en 1975, autrement dit au moment précis où je commençais à m’immerger dans les écrits de Guy Debord et de l’Internationale  situationniste. On oublie trop souvent, en effet, que cet ouvrage iconoclaste a d’abord été publié en 1971 dans le cadre de la Bibliothèque asiatique de René Viénet (ce dernier – l’une des figures les plus fascinantes de l’IS – ayant lui-même été expulsé de Chine maoïste quelques années auparavant). Il se présentait donc surtout, à l’origine, comme une confirmation empirique des remarquables intuitions  formulées par Guy Debord, dès 1967, dans «Le Point d’explosion de l’idéologie en Chine».

Simon Leys a, du reste, toujours tenu à reconnaître le rôle décisif que René Viénet avait ainsi joué dans son propre parcours intellectuel. «Sans lui, écrivait-il par exemple dans une lettre de 2003 à Pierre Boncenne, je n’aurais probablement jamais rien publié ; on pourrait dire assez littéralement que c’est Viénet qui m’a inventé.» Notons, au passage, que cette  décision de démystifier la «Grande Révolution Culturelle Prolétarienne» – alors même que le culte de Mao battait son plein dans la presse française officielle de l’époque – ne devait absolument rien, chez Simon Leys, aux contraintes universitaires du Publish or Perish. Elle s’était en réalité imposée à lui, un jour de 1967, lorsqu’il avait découvert avec effroi un journaliste chinois en train d’agoniser devant sa porte (lui-même résidait alors à Hong-Kong) après avoir été atrocement torturé par les nervis de Mao.

Depuis lors, je n’ai évidemment jamais cessé de lire avec passion, ouvrage après ouvrage, celui que je considère toujours comme le plus grand essayiste de langue française de ces cinquante dernières années. Par son indépendance d’esprit et son intransigeance morale absolue (sans même parler de sa connaissance inégalée de l’histoire et de la culture chinoises), l’œuvre de Simon Leys se situe clairement, en effet, au même niveau d’importance philosophique et politique que celle d’un Pasolini, d’un Orwell ou d’un Liu Xiaobo.

Le problème, c’est qu’il s’agit là de qualités morales et intellectuelles que le clergé médiatique et universitaire moderne – particulièrement en France – n’est guère enclin à pardonner (et quand, d’aventure, il les pardonne, c’est généralement à titre posthume). De là cette incroyable chasse à  l’homme – la même chose était arrivée à Orwell après la publication de son témoignage sur la guerre civile espagnole – dont Simon Leys allait logiquement se retrouver la cible dès la sortie de son livre. Une certaine Michelle Loi – pseudo-sinologue qui enseignait, on s’en serait douté, au «Centre expérimental de Vincennes» – allant même, en 1975, jusqu’à révéler sa véritable identité – Pierre Ryckmans, citoyen belge – à la sinistre Gestapo maoïste.

Dans son essai publié en 1984, «Orwell ou l’horreur de la politique», qu’est-ce que Simon Leys vous a fait comprendre de spécifiquement important au sujet du penseur anglais?

Rappelons d’abord que ce petit essai (dont on complétera la lecture par celle du chapitre consacré à Orwell dans «Le Studio de l’inutilité») constitue à coup sûr – si on met à part la remarquable biographie de Bernard Crick – le meilleur texte jamais écrit sur l’auteur de 1984. Ce qui prouve, au passage, que la valeur d’un livre ne dépend pas nécessairement du nombre de pages qu’il contient. Quant à l’influence de cet essai sur ma lecture personnelle d’Orwell elle a, bien sûr, été  déterminante.

D’une part, parce qu’il confirmait que la critique par Orwell du totalitarisme soviétique – critique qui lui avait  aussitôt valu, dans la presse de gauche de l’époque, l’accusation de «réactionnaire» et d’agent du gouvernement américain – ne pouvait être entièrement comprise qu’une fois replacée dans le cadre de sa critique parallèle du système capitaliste (on ne saurait donc la confondre, de ce point de vue, avec l’antitotalitarisme libéral d’un Bernard-Henri Levy, d’un Jean-François Revel ou d’un Michel Foucault).

De l’autre, parce que cet essai établissait clairement que le socialisme d’Orwell – loin de puiser sa source dans les différentes mythologies  positivistes du «sens de l’Histoire» et de l’«Homme nouveau» – trouvait, au contraire, sa véritable originalité dans son appel constant aux vertus morales et intellectuelles présumées des «gens ordinaires». Et, en premier lieu, à leur common sense et à leur common decency («Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide»: cette réplique d’Orwell enchantait tout particulièrement Simon Leys).

C’est, bien entendu, cette insistance d’Orwell sur les fondements «ordinaires» et quotidiens du socialisme («Le socialisme est si conforme au bon sens le plus élémentaire, disait-il, que je m’étonne parfois qu’il n’ait pas déjà triomphé») qui m’a progressivement conduit à accorder une place décisive au concept de «décence commune» dans ma propre critique de la dynamique aveugle du capitalisme moderne. Et tout autant, cela va de soi, les encouragements à travailler dans cette direction philosophique que Simon Leys, avec sa  générosité coutumière, avait bien voulu me prodiguer dès le départ.

Cette sensibilité d’Orwell aux ressources et aux charmes du monde «ordinaire» me semblait d’ailleurs d’autant plus stimulante qu’elle l’avait progressivement conduit à développer une conception de la politique très éloignée de l’idéal puritain et sacrificiel de la plupart des intellectuels de gauche (songeons à leur répulsion fréquente pour le sport et les distractions populaires).

« Je pense que c’est en conservant notre amour enfantin pour les arbres, les poissons, les papillons, les crapauds etc., écrivait-il par exemple dans ses « Réflexions sur le crapaud ordinaire » (imaginez la stupeur des lecteurs de gauche découvrant cet article en 1945 !), que l’on rend un peu plus probable la possibilité d’un avenir paisible et décent.» Sentiment philosophique et poétique dont il ne se départira jamais (les dernières années de sa vie, sur l’île de Jura, en témoignent particulièrement) et que Simon Leys résumait admirablement en rappelant que pour Orwell, «dans l’ordre normal des priorités, il faudrait quand même que le frivole et l’éternel passent avant le politique.»

J’ajoute que nous tenons probablement ici l’une des raisons majeures de la méfiance persistante des intellectuels de gauche – voire, pour reprendre l’expression d’Orwell, de leur «rire sarcastique» – dès qu’on s’aventure à  célébrer devant eux l’idée de common decency. Car si rien d’essentiel ne doit s’opposer à ce que l’émancipation concrète des travailleurs puisse être l’œuvre de ces travailleurs eux-mêmes (si, en d’autres termes, les gens ordinaires disposent, en droit, de toutes les ressources morales et intellectuelles nécessaires pour se gouverner eux-mêmes), il est clair que cela revient à lancer une sacrée pierre dans le jardin de tous ces «bienveillants tuteurs» (Kant) qui prétendent que seul leur savoir «scientifique» (que ce soit celui des «économistes», celui des «sociologues», ou même, désormais, celui des généticiens) pourrait guider la pauvre  humanité ordinaire sur le chemin de l’Avenir Radieux et de la «mondialisation heureuse».

Quelles sont les ressources de pensée, ou de caractère, qui permirent selon vous à Leys de voir que le roi était nu, qui lui donnèrent la force de résister à l’attraction du maoïsme, alors que la majorité des intellectuels parisiens célébraient la Révolution Culturelle?

La réponse me paraît aller de soi. Simon Leys appartenait à cette espèce intellectuelle, aujourd’hui menacée d’extinction, que Nietzsche appelait les «esprits libres» (ce n’est certainement pas un hasard si le remarquable  ouvrage que Jean Bernard-Maugiron a consacré à l’œuvre de Leys porte en sous-titre «Le feu sacré d’un esprit libre»). On comprendra d’ailleurs mieux les conditions morales de cette liberté d’esprit – car il s’agit bien, avant tout, de conditions morales – si on se reporte au célèbre conte d’Andersen, «Les habits neufs de l’Empereur» (c’est, bien sûr, à ce conte –  écrit en 1837 – que Simon Leys avait emprunté le titre de son premier livre).

J’en rappelle brièvement l’intrigue. Deux artisans tailleurs proposent à l’Empereur de lui confectionner les habits les plus somptueux qui soient – habits qui auraient, de surcroît, le pouvoir miraculeux de demeurer  invisibles aux yeux de quiconque se révèlerait être un mauvais sujet (ou, si on préfère une  formulation plus moderne, aux yeux de quiconque manifesterait des tendances «réactionnaires» et «politiquement incorrectes»). Comme on s’en doute, ces deux tailleurs sont, en réalité, de simples charlatans et les magnifiques habits qu’ils font semblant d’avoir tissés sont dépourvus de toute existence réelle.

On connaît la suite. Lors du défilé destiné à présenter au peuple ces magnifiques habits neufs, tous les sujets de l’Empire vont donc se trouver confrontés à une situation à la fois paradoxale et très délicate pour eux. Chacun peut en effet voir par lui-même que le roi est nu, mais – du fait du dispositif idéologique habilement mis en place  par les deux tailleurs – c’est en croyant simultanément qu’il est le seul à le voir. Chacun est donc contraint – si du moins il ne veut pas courir le risque de passer pour un dissident potentiel – de prétendre officiellement qu’il voit  autre chose que ce qu’il voit réellement (c’est là, vous le reconnaîtrez, la meilleure définition  possible d’un idéologue en mission, qu’il s’agisse pour lui de «démontrer» que le niveau des élèves monte ou que celui de la délinquance baisse).

La morale cachée de ce petit conte – dont le rebondissement final nous rappelle qu’on ne saurait «tromper tout le monde tout le temps» –  c’est donc que le désir de combattre pour la vérité («le roi est nu», «Dreyfus est innocent», «le Goulag existe» etc.) suppose toujours, chez ceux qu’il anime, au moins deux vertus indissolublement liées.

La première, c’est la capacité psychologique d’accepter la vérité telle qu’elle est chaque fois que nous l’avons effectivement sous les yeux; et cela quand bien même cette vérité serait de nature à déranger nos certitudes les plus confortables, jusqu’à nous conduire à vouloir en organiser le déni («Il ment comme un témoin oculaire» aimaient plaisanter les Soviétiques pour décrire ce principe de fonctionnement de toute pensée idéologique).

La seconde, c’est d’avoir le courage moral (et parfois physique) d’affronter publiquement – alors qu’il serait pourtant si simple de faire comme si de rien n’était et de continuer à vivre tranquillement – la haine envieuse de tous ceux qui, pour une raison ou une autre, ont un intérêt  personnel à nier telle ou telle vérité (ne serait-ce, par exemple, que pour continuer à jouir de leurs privilèges médiatiques ou universitaires). Inutile de préciser que Simon Leys – tout comme, avant lui, Pasolini et George Orwell – possédait au plus haut point ces deux vertus fondamentales (ce sont celles, en somme, qui rendent quotidiennement possible ce que Liu Xiaobo appelle la «vie dans la vérité»).

On ne doit pas chercher plus loin les raisons qui ont conduit la police de la pensée de l’époque – elle se renouvelle malheureusement de génération en génération – à lui faire si chèrement payer le prix de cette indomptable liberté d’esprit. Pour autant, la certitude déprimante qu’un esprit libre devra toujours affronter, tôt ou tard, les calomnies et les manœuvres de tous les partisans de «ces petites idéologies malodorantes qui rivalisent maintenant pour le contrôle de notre âme» (Orwell) ne devrait dissuader personne de servir honnêtement la vérité. Après tout, qui se souvient  encore, aujourd’hui, des Alain Bouc ou des Michelle Loi? Pas même leurs innombrables clones devenus pourtant plus  puissants que jamais.

Propos recueillis par Aude Lancelin – Le Nouvel Observateur

Source L’OBS 31-08-2014

Voir aussi : Rubrique Livre, Philosophie, rubrique Débat,

La France encore condamnée sur l’eau, un secteur sous la coupe d’un lobby

Dessin "Réveil citoyen" Titom

La France a été de nouveau condamnée par la justice européenne à cause de son incapacité à améliorer la qualité de ses eaux. C’est la cinquième condamnation ! Une situation dont est responsable le “lobby de l’eau” que dénonce dans son nouveau livre le spécialiste Marc Laimé.


La France a de nouveau été condamnée ce jeudi 4 septembre par la justice européenne pour manquement à ses obligations de lutte contre la pollution aux nitrates. « Cette décision est regrettable mais justifiée. C’est la cinquième fois que la France est condamnée par l’Europe pour non respect de réglementation, après des condamnations en 2001, 2004, 2008 et 2013. Elle a également été condamnée par les juridictions administratives françaises comme en 2009 par la Cour administrative d’appel de Nantes », rappelle Marc Laimé, spécialiste de l’eau. Il vient de publier Le lobby de l’eau.

Cette condamnation est d’autant plus consternante que Paris risque de surcroit une amende forfaitaire d’une trentaine de millions d’euros plus des astreintes journalières jusqu’à ce que les objectifs soient atteints. La justice européenne menace en effet de prononcer un deuxième arrêt dans les prochains mois si la France ne redresse pas la situation. “Et ce seront au final les usagers de l’eau qui régleront l’addition”, déplore Marc Laimé.

Cette fois-ci, la Cour a retenu six motifs de condamnation, concernant les effluents d’élevages mais aussi les épandages d’engrais minéraux. Un motif concerne les notions fondamentales de respect de l’équilibre de la fertilisation, et de calcul des quantités réellement apportées aux parcelles.

En effet, explique M. Laimé, la réglementation française mise en cause aujourd’hui ne veille pas à ce que les agriculteurs et les autorités de contrôle soient en mesure de calculer correctement la quantité d’azote pouvant être épandue afin de garantir l’équilibre de la fertilisation.

« Il n’y aura pas de réponse réglementaire solide sans une réponse agronomique et politique forte pour faire émerger un nouveau modèle agricole durable et non polluant. Or le résultat de l’action du lobby de l’eau est que la politique de l’eau se décide en France au ministère de l’Agriculture et non pas à celui de l’Ecologie », se désole-t-il.

Un marché de vingt-trois milliards d’euros annuels

Le dernier livre de Marc Laimé s’attaque au lobby qui a fait main basse sur la gestion de l’eau en France, un marché qui génère vingt-trois milliards d’euros chaque année. « On peut mettre un nom et une photo sur chacun des membres de ce lobby. Ce ne sont pas des individus en costard-cravate qui passent leur temps dans les grands restaurants avec des députés ou des sénateurs mais des professionnels qui siègent dans toutes les instances officielles de la gestion de l’eau », explique à Reporterre l’ancien journaliste (Marc Laimé. Il a travaillé pour Le Canard Enchaîné ou L’Usine nouvelle), et est désormais consultant en eau et assainissement pour les collectivités locales. A ce titre, il est en prise quotidiennement avec le lobby de l’eau français dont il est devenu l’une des bêtes noires.

Un lobby omniprésent

arton14-d6872-7ea13Qui sont les membres de ce lobby ? Une petite centaine de personnes, hommes politiques, hauts-fonctionnaires, associatifs, représentants de l’agriculture, de l’industrie et de l’énergie et des grands organismes de recherche spécialisés, installés à l’intérieur du système et omniprésents.

D’abord les élus, car il en faut pour prendre la direction des Comités de bassins et de diverses commissions. Marc Laimé les appelle dans son livre des « demi-solde » de la politique car ce sont quasiment tous des inconnus au niveau national (le seul d’entre eux à avoir une certaine notoriété est André Santini, député-maire d’Issy-les-Moulineaux).

« Le lobby compte une vingtaine d’élus de tous bords qui ont été co-optés à un moment de leur carrière et ont érigé le conflit d’intérêt en mode de gouvernance », dénonce-t-il. Ces « barons » de l’eau multiplient les casquettes. C’est ainsi qu’ils peuvent faire voter des budgets d’institutions publiques qu’ils dirigent en faveur d’entités privées dans lesquelles ils siègent.

Ces élus ont fait alliance avec les représentants de deux grands corps de l’Etat issus de l’ENGREF (Ecole nationale du génie rural et des eaux et forêts) et des Ponts-et-Chaussées. Ces hauts-fonctionnaires « trustent » tous les postes de décision dans les six ou sept ministères concernés (à commencer par celui de l’Agriculture où se décide la politique de l’eau en France) puis dans les services concernés de l’Etat (les DREAL, DRIRE et autres DDTM ou MISEN).

On retrouve ensuite ce que Marc Laimé appelle les « porteurs d’intérêt » des secteurs de l’agriculture, de l’industrie et leurs fédérations professionnelles, dont évidemment la FNSEA et Veolia, Suez et Saur. Puis viennent les représentants des grands organismes de recherche comme l’OIE (Office international de l’eau) ou le BRGM (Bureau de recherche géologiques et minières) qui prennent de plus en plus d’importance car, selon le livre, on assiste à un détournement progressif de la recherche publique pour des intérêts privés.

Marc Laimé explique au fil des quatre-cents pages l’alliance qui s’est nouée et renforcée entre tous les acteurs du lobby depuis que la France, au début des années soixante, a organisé la gestion de ses eaux par bassins versants, via six Agences de l’eau. « Ce modèle de gestion a fait école dans le monde entier, mais ses dérives constituent aujourd’hui le frein majeur aux réformes indispensables à ce système à bout de souffle », constate-t-il.

L’absence de tout contrôle démocratique

Son ouvrage n’est pas un livre de plus sur les ententes sur le marché de la distribution et la position dominante de Veolia ou de Suez. Il analyse les causes structurelles qui ont conduit à l’impasse qu’il décrit. « L’action de ce lobby a fait que la gestion de l’eau a graduellement échappé à tout contrôle démocratique. C’est d’ailleurs la seule politique publique financée par l’impôt qui ne fasse l’objet d’aucun contrôle ni à l’Assemblée nationale ni au Sénat. Le résultat est sidérant : on ne connaît ce que coûte la gestion de l’eau dans notre pays qu’à deux milliards d’euros près ! »

Pour appuyer sa démonstration et achever de convaincre de l’impuissance des politiques face à la machine bureaucratique contrôlé par le lobby, Marc Laimé relate en détail comment la ministre de l’Ecologie Delphine Batho (vite limogée et remplacé par Philippe Martin qui a abandonné toute velléité de réforme) s’est vu empêchée d’engager tout changement.

« Le lobby a fait systématiquement obstacle à toute mesure pouvant s’apparenter à une remise en cause non seulement de la politique de l’eau mais surtout des politiques agricoles qui sont un désastre pour la qualité de l’eau ».

Son récit est d’autant plus passionnant et bien étayé qu’il a participé avant et pendant la campagne électorale de François Hollande à un « think tank » interne au PS sur les problèmes que connaît la gestion de l’eau en France et les réformes à conduire.

En fait l’histoire ne fait que bégayer. Le lobby de l’eau avait agi de la même façon pour procéder à l’enterrement de la loi Voynet en 2002. Le retour de la gauche au pouvoir en 2012 aurait pu laisser croire à des réformes, aussi urgentes qu’indispensables. « Il n’en a rien été, et c’est même pire », se désole Marc Laimé.

Philippe Desfilhes

 Le lobby de l’eau, Marc Laimé, François Bourin Editions, 408 pages, 26 €.


Source : Reporterre 05/09/14

Voir aussi : Rubrique Ecologie, Face au lobby nucléaire Ségolène capitule en rase campagne, rubrique Livre, essais,

Union européenne : à quand un critère de convergence sur l’avortement ?

4479410_3_4071_donald-tusk-apparait-comme-le-favori-pour-le_ad2b32c4c6774076976ea82f0cbf41ed

Donald Tusk vient d’être nommé Président du Conseil européen, l’institution qui réunit les chefs d’Etat et de gouvernement, en remplacement d’Herman Von Rompuy, dont vous avez peut-être entendu parler.

Bien entendu “libéral” sur le plan économique (encore qu’il faudrait contester aux tenants du tout-marché leur prétention à défendre la liberté), l’ami Tusk est en plus un fieffé réactionnaire sur le plan moral. Le Monde le présente ainsi comme “alliant un conservatisme ferme sur le plan religieux et social à un libéralisme décomplexé sur le plan économique”.

C’est chouette, l’Europe avance… Elle était social-démocrate (au sens d’une domestication du capitalisme par les institutions politiques et sociales) lors de la Reconstruction, puis elle a évolué dans un sens plus favorable au capitalisme à partir des années 1980 (nomination de Margaret Thatcher en 1979, tournant de la rigueur en France en 1983, Acte unique en 1986), avant de devenir franchement néo-libérale durant les années 1990 et 2000 (marché unique en 1993, avènement de l’euro en 1999, élargissement à dix nouveaux Etats sans harmonisation sociale et fiscale en 2004), et maintenant voilà qu’on ose nommer comme chef du pouvoir politique européen une personne qui, par le passé, s’est prononcé contre la libéralisation de la loi anti-avortement.

Il faut dire que la loi polonaise en la matière est particulièrement généreuse, puisqu’elle ne permet aux femmes d’avorter qu’en cas d’inceste, de viol, de maladie incurable du fœtus ou de risque pour la santé de la mère. On est en plein cauchemar, vive le Moyen-Âge !

Bon, ils ne sont pas les seuls à être aussi atroces, ce n’est pas mieux en Irlande, et les choses n’évoluent pas dans le bon sens en Lituanie – merci la minorité polonaise – en Italie, ou en Espagne.

Qui souhaiterait libéraliser une loin aussi étendue ? Que veulent de plus les Polonaises ? Avorter parce que l’enfant n’est pas désiré ? (En fait, certains veulent la durcir)

Sa fiche Wikipedia présente Donald Tusk comme n’étant favorable ni à l’avortement, ni au mariage homosexuel.

Autrement dit, Donal Tusk ne souhaite pas permettre aux femmes à disposer de leur corps (mais il ne voudrait pas qu’elles lui disent ce qu’il doit faire du sien), ni aux homosexuels de s’unir.

Mais ce n’est pas grave.

Ah, ça, s’il avait été en faveur des nationalisations, là, ça aurait été inacceptable, bien sûr.

Et vous imaginez, s’il avait voulu augmenter l’impôt sur les sociétés ? Ou… le Smic ? Il aurait été pendu, brûlé et décapité, au moins.

Parce qu’on ne rigole pas avec le “libre marché”.

Mais avec l’avortement, si.

Merci l’UE, vous m’avez une fois de plus grandement facilité la tâche pour expliquer à mes étudiants que l’UE est un progrès démocratique, économique et social.

Bon, disons que c’est la rentrée…

Gilles Raveaud *

* Gilles Raveaud est maître de conférences en économie à l’Institut d’Etudes Européennes de l’université Paris 8 Saint-Denis. Il est l’auteur de La dispute des économistes (Le Bord de l’eau, 2013) et a contribué aux ouvrages Petit bréviaire des idées reçues en économie (La Découverte, 2004) et Douze économistes contre le projet de constitution européenne (L’Harmattan, 2005).

Source : L’Economie politique 01/09/14

Voir aussi : Rubrique UE, rubrique Politique, rubrique Société Religion, Droit des femmes, rubrique Economie,

Les images de l’image

671018-medic-carries-the-body-of-a-boy-following-his-death-at-a-hospital-in-gaza-city

Tribune

Alors que les photographies très violentes de Gaza ont surgi en abondance sur les réseaux, et que la presse écrite ou digitale publie majoritairement des vues de survivants et de ruines, Jean-Luc Nancy revient sur le nouveau rôle des images.

A propos de l’expansion prodigieuse des images à travers ce qu’on appelle les «réseaux sociaux», des effets de cette prolifération, surtout lorsqu’elle est liée à ce qu’on appelle encore les «guerres» qui ravagent notre monde et qu’elle induit des bouleversements dans ce qu’on appelle encore «la presse». Je souligne trois singularités de langage car elles témoignent d’un décalage remarquable (dont il y aurait bien d’autres exemples) entre le lexique disponible et les réalités à nommer. Ce décalage n’est pas étranger au sujet à traiter.

– «Réseaux sociaux» suppose que «social» n’a aucun autre sens déterminé que celui de «groupe de communication». Car si on le voulait distinct de «politique», «religieux» ou «communautaire», on serait bien sûr très loin du compte : toutes ces catégories, avec d’autres, sont à l’œuvre dans l’activité de ces réseaux.

– La «guerre», pour sa part, est un terme dont l’acception classique, liée aux Etats souverains et au droit public, n’est pas recevable pour les opérations de polices ou de milices (différence souvent confuse, comme celle entre civils et militaires) dont il s’agit aujourd’hui.

– La «presse», enfin, non seulement n’est plus exclusivement imprimée comme le voudrait son nom, mais est débordée par des flux d’information et de réflexion qui coulent de toutes parts, plus pressés qu’elle et plus qu’elle indéfiniment multipliés, disséminés et diffractés.

Tendanciellement, ces trois registres ne sont que des modes, en incessante transformation, de la même masse malléable et ductile d’un multivers en re-décomposition constante. Inévitablement, chaque registre affecte ou infecte tous les autres. Chacun cherche confusément sa vérité dans l’autre, aucun ne subsiste sous une forme identifiable et fixée.

Ces flux de transmissions, distorsions, interférences, énonciations, dénonciations n’ont jamais manqué dans les sociétés, qui d’ailleurs ont toujours été réticulées d’une manière ou d’une autre. S’il y a une nouveauté, elle est plutôt, outre la vitesse de propagation, dans le fait que cette circulation se représente à elle-même : elle se commente, s’interroge, se reflète, se répète, se relance. Un réseau mentionne l’autre, qui en dénonce un troisième, un magazine les cite tous, des tribunes, opinions, interventions sont reprises, recyclées, répercutées indéfiniment.

Nous nous faisons un univers où il n’y a que des métalangages. Et de même, des images d’images.

Nul doute que les millions d’images que des millions d’appareils enregistrent avec ardeur ne troublent de leurs feux d’artifice la gestion de ce qui fut naguère l’illustration des nouvelles. Il ne s’agit plus d’illustrer ni de documenter. Il s’agit de montrer la chose même – avant tout la blessure, la faim, le crash, le virus, le malheur – et de faire sentir tout son poids d’intolérable et de honte.

Ces images sont souvent terribles, souvent aussi sollicitées, orientées par leur légende, voire plus ou moins trafiquées selon les desseins de celui qui la balance, la propage, l’allume comme une petite grenade aux couleurs sales. Elles sont des abrégés de discours, des slogans visuels, elles peuvent aussi afficher l’exploit ou la voltige, le beau hasard ou le savant calcul qui les a produites.

Elles circulent, elles font choc, elles font foi – choc et foi ensemble pétris. Elles courent de-ci de-là, elles crépitent, elles palpitent, elles grésillent, elles suintent ou crachent. Elles sont mailles de réseaux, aiguilles d’acier, pneus brûlés dans les yeux, teintes lacrymogènes, jets d’acide et secrets comploteurs. Quelle image avons-nous des images ? La plus archaïque et la plus naïve à la fois.

Archaïque car nous leur attribuons toujours les prestiges de l’icône, de la touche du sacré, et naïve car nous les croyons incommensurables aux mots, même quand il s’agit de signaux bavards.

L’image en vérité est une idée – puisque tel est le sens de ce vieux mot grec : la forme vraie que la vision banale laisse échapper. La forme de ce qui se retient au-delà de la présence immédiate et fugace. Ainsi les images des cultes, ainsi le dessin, la peinture, depuis Chauvet et les painted deserts.

Pas d’image sans son idée, tout comme il n’y a ni Giotto, ni Dong Qichang, ni Lisette Model sans une pensée. Sinon inutile de parler d’images : il y a bien d’autres mots disponibles, vignette, cliché, vue, photo, souvenir, témoignage, instantané, affiche.

L’image est à la ressemblance de son idée. Elle en est la semblance, le paraître.

Encore faut-il que quelque chose paraisse. Si ce qui paraît consiste avant tout à montrer les réseaux des guerres et les guerres des réseaux, avec tous leurs pantins, oublions les images. Que la presse parle, écrive, commente et réfléchisse. A quoi bon barbouiller d’anecdotes peinturlurées le papier ou l’écran des journaux ? Mais, d’autre part, à quoi bon s’inquiéter de la débauche visiolâtre ? L’image selon son concept – à la fois l’imago latine, les arts de l’image et l’imaginaire – est dans un rapport essentiel à l’absence. Elle montre ce qui ne se montre pas. Elle figure l’inapparent. Or les myriades d’images tourbillonnant de smartphones en tablettes et de clips en clichés ne se soucient que de présence : c’est immédiatement l’effectivité de la scène qui se propose. Le monde désigné par le mot médias est un monde de l’immédiat.

Aussi bien son axiome est-il celui que McLuhan formulait ainsi : «Le medium est le message.» S’il est bien vrai qu’aucun sens n’est dissociable de son expression, en revanche le message en tant que medium veut dire : plus de message, plus de sens mais un crépitement ininterrompu de représentations figées qui se trouvent aussi bien dans les mots que dans les supposées «images» – terroriste, kalachnikov, fumée, roquette, attentat, crash, pertes, déplorer, condamner, territoire, réfugiés, indignation, préoccupation, base, retrait, survol, approvisionnement, hôpital, humanitaire, peuple, nation, groupe, forces, négociation, enfant, victime, raid, désolation, ruine, catastrophe, rescapé, survivant…

Jean-Luc NANCY Philosophe

Tribune publiée dans Libération le 18/08/14

Pour saluer Pierre Ryckmans dit Simon Leys

7606571-mort-de-simon-leys-le-sinologue-qui-a-vu-la-chine-sombrer-dans-la-barbarie2

Simon Leys en 1994. photo William West

 

On commettrait une erreur de jugement en ne voyant en Simon Leys qu’un grand sinologue. Ou uniquement l’expert qui a pourfendu les illusions meurtrières des maoïstes occidentaux. Ou le lanceur d’alertes des China watchers. Celui qui vient de disparaître à l’âge de 78 ans des suites d’un cancer était tout cela, bien sûr, mais c’est celui qu’il était en sus et au-delà de ces qualités de spécialiste qui nous manquera. Entendez : un intellectuel d’une remarquable tenue intellectuelle et d’une rare exigence morale. De ceux qui mettent leurs actes en accord avec leurs idées, espèce en voie de disparition. Quelque chose de voltairien en lui dans l’ironie, la causticité, la férocité parfois, la curiosité toujours. Ses prises de position, appuyées sur une connaissance tant des textes que du terrain jamais prise en défaut, étaient gouvernées non par l’idéologie mais par sa conscience d’intellectuel, d’une rectitude parfois métallique.

Elevé au sein d’une grande famille belge, fils d’un sénateur  et échevin,  neveu d’un spécialiste d’épigraphie arabique, orné en droit et en histoire de l’art à l’Université catholique de Louvain, Pierre Ryckmans, son identité à la ville, avait découvert la Chine à 19 ans lors d’un voyage d’étudiants belges en délégation durant un mois. Quelques années après, il se mit à les étudier, langue, littérature, art et civilisation, au cours de longs séjours à Singapour, Taiwan et Hong-Kong. Pour n’être pas blacklisté en Chine, et espérer y retourner aussi souvent que possible afin d’y étudier « sur le motif », il avait, dès son premier essai sur Les habits neufs du président Mao publié en 1971 à l’instigation des situationnistes de Champ libre, adopté le pseudonyme de Simon (comme l’apôtre Pierre à l’origine) Leys (comme le personnage de Victor Segalen, mais aussi en hommage à un peintre anversois, comme le révèle Philippe Paquet dans sa nécrologie de la Libre Belgique, la plus complète qui lui ait été consacrée).

Las ! Il s’en trouva parmi les intellectuels maolâtres (la bande de la revue Tel Quel), dont il avait dénoncé l’aveuglement dans un pamphlet, pour le dénoncer, lui, mais autrement, dans un registre plus policier, en diffusant sa véritable identité. L’intelligentsia, à l’époque largement dominée par une gauche qui avait encore du mal à juger les totalitarismes communistes, ne lui pardonnait pas son entreprise de démythification de la Révolution culturelle, ne pouvant s’empêcher d’y voir la main de la CIA. Aux intellectuels occidentaux qui se laissaient berner par la propagande chinoise, convaincus de sa qualité de révolutionnaire et de culturelle, il martelait qu’en réalité ce n’était qu’ « une lutte pour le pouvoir, menée au sommet entre une poignée d’individus, derrière le rideau de fumée d’un fictif mouvement de masses”. Leur aveuglement le stupéfiait. Ce qui ne fit qu’augmenter l’ire de ses détracteurs. Cela avait plutôt pour effet de dynamiser son esprit iconoclaste, d’autant que, dans ces moments-là, rien ne lui importait comme une certaine idée du primat du politique, puisé dans sa lecture passionnée de l’oeuvre de George Orwell.

Piqué au vif, il poursuivit dans la même veine avec Ombres chinoises (1974) et Images brisées (1976), n’hésitant pas à croiser le fer aussi souvent que nécessaire. Traîné dans la boue par une certaine presse de gauche, notamment par Le Monde, il fut soutenu dès le début par des intellectuels tels que Etiemble et Jean-François Revel, lequel préfaça par la suite la réédition d’un volume de ses grands essais chez Bouquins/ Laffont. Le grand public découvrit la vigueur de son esprit critique lors d’un « Apostrophes » d’anthologie au cours duquel, faits, dates, noms, chiffres, arguments à l’appui, mais sans cuistrerie, il étrilla calmement mais implacablement la communiste italienne Maria-Antonietta Macciocchi dont le livre De la Chine s’écroula dès le lendemain en librairie, et dont la réputation ne se remit jamais de cette exécution en direct :

« De la Chine, c’est … ce qu’on peut dire de plus charitable, c’est que c’est d’une stupidité totale, parce que si on ne l’accusait pas d’être stupide, il faudrait dire que c’est une escroquerie

Puis il revint à ses chères études, toutes d’érudition, sur la poésie chinoise notamment qu’il connaissait de l’intérieur pour la pratiquer. Il y a deux ans toutefois, dans le Studio de l’inutilité, le pamphlétaire se souvint de ce phénomène dont il ne se lassait pas de s’étonner, à savoir la cécité des Sartre, Foucault, Barthes, Kristeva, Sollers, alors qu’une partie d’entre eux avaient séjourné en délégation d’intellectuels invités en Chine en 1974 tandis qu’une purge sanglante s’y déroulait. « Une erreur de jeunesse » commentera Sollers plus tard en espérant n’avoir plus à y revenir.

 

Simon Leys en 1994? photo William West

Simon Leys en 1994 photo William West

Il enseignait la pensée chinoise dans des universités australiennes depuis les années 70 sans se limiter à la production de pamphlets politiques ; son œuvre de traducteur, non professionnel mais assidu, témoigne d’une authentique vocation de passeur avec ce que cela suppose de générosité ; Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère de Shitao, penseur du pinceau et disciple de la grande pureté, lettré du XVIIème siècle auquel il consacra sa thèse, que Pierre Bérès avait tenu à publier chez Hermann en 1984, demeurent un souvenir puissant dans la mémoire de ses lecteurs d’alors. Mais sa curiosité dépassait son univers de prédilection, sa passion de la mer lui ayant permis par exemple d’exhumer, tout aussi inoubliable quoique de portée plus modeste, Deux années sur le gaillard d’avant (1990) de Richard Henry Dana. Grand lecteur tous azimuts, critique littéraire sans concession d’autant qu’il vivait loin de tous les milieux littéraires possibles, il assurait n’avoir jamais aussi bien lu qu’en Australie, même s’il enseignait à l’université, car là-bas, disait-il, il avait le temps. Quand il s’emparait d’un classique, comme il le fit du Quichotte, c’était pour le revisiter de fond en comble et lui consacrer cinquante pages dans l’espoir d’enrichir notre intelligence de l’oeuvre. Cette mise à distance encourageait également un humour et une ironie qui lui faisaient souvent tourner en dérision non le sérieux mais l’esprit de sérieux.

Un jour, il y a longtemps, de passage à Paris, il avait demandé à un ami commun à me rencontrer. J’en étais flatté en me demandant bien ce que je pouvais lui apporter. Peut-être par rapport à la biographie de tel marchand de tableaux car je savais qu’il avait rêvé d’être peintre et qu’il refoula cette vocation. Dès le début du dîner, nous évoquâmes son compatriote Simenon, sur qui je n’avais encore rien écrit, et à l’œuvre duquel il vouait une admiration sévère et critique, comme en témoignera son discours devant l’Académie royale de Belgique lorsqu’il fut élu au fauteuil du romancier. Mais tel n’était pas son objet.

Il avait écouté toute une semaine sur France-Culture un « A voix nue » que j’avais fait avec Antoine Blondin et voulait partager sa passion pour cette prose lumineuse et généreuse, ses éclairs de joie enivrée et ses mélancolies les plus sombres. Il était ravi de trouver quelqu’un avec qui s’enchantait toute une soirée de Monsieur Jadis et de Un singe en hiver, romans dont il pouvait réciter des pages avec un rare bonheur dans le regard et une passion intacte pour la langue française dès lors que sa littérature faisait chanter la poésie en elle. Alors Simon Leys redevenait Pierre Ryckmans sans que jamais l’un n’ait porté ombrage à l’autre.

Pierre Assouline

Source : La République des livres 12/08/2014

Voir aussi : Rubrique Livres, Littérature, Essais, de l’art d’omettre, rubrique Chine,