Comment le discours médiatique sur l’écologie est devenu une morale de classe

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On nous conseille d’éteindre les lumières mais pas de remiser les 4×4. On culpabilise les individus mais pas les entreprises. Entretien avec le sociologue Jean-Baptiste Comby.

 

Jean-Baptiste Comby est sociologue, maître de conférences à l’Institut Français de Presse de l’Université Paris-2. A quelques jours de la COP21, il vient de publier «la Question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public» aux éditions Raisons d’agir.

BibliObs. Votre ouvrage analyse la montée en puissance de la question climatique dans les médias généralistes depuis la grande conférence de Kyoto, en 1997. Comment avez-vous travaillé et qu’avez-vous découvert ?

Jean-Baptiste Comby. J’ai regardé et analysé les sujets consacrés aux enjeux climatiques des journaux télévisés du soir de TF1 et France 2 entre 1997 et 2006, soit 663 sujets. J’ai également examiné les campagnes de communication des agences publiques, notamment l’ADEME, et de façon moins systématique les articles consacrés à la question par la presse quotidienne nationale, notamment lors de la ratification du protocole de Kyoto en 2005, ou encore les nombreux documentaires, débats ou docu-fictions diffusés entre 2005 et 2008.

J’ai également réalisé des entretiens avec une quarantaine de journalistes chargés de la rubrique «environnement» ainsi qu’avec une trentaine de leurs «sources» (scientifiques, militants, fonctionnaires, etc.). Il se dégage de ce corpus que, si la question du climat occupe une place de plus en plus importante dans le débat médiatique au cours des années 2000, la présentation qui en est faite connaît une torsion significative: l’accent est mis sur les conséquences de l’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, beaucoup moins sur ses causes. Plus les journalistes traitent la question climatique, plus ils contribuent à la dépolitiser.

Pouvez-vous donner des exemples ?

Les sujets télévisés que j’ai analysés se servent d’effets esthétiques assez répétitifs: le soleil qui brille, la tempête, le symbole du thermomètre, le contraste bleu/rouge qui représente le froid et le chaud. Du reste, on parle de «réchauffement climatique», comme si le seul enjeu était la température, alors qu’on devrait parler de « changements climatiques », puisque seront également altérés les régimes pluviométriques, la dynamique des courants marins ou des vents, etc.

Une autre expression consacrée attribue la responsabilité du dérèglement aux «activités humaines», comme si toutes les activités polluaient de façon équivalente. Enfin, très majoritairement, ces reportages incitent plus ou moins explicitement les citoyens à changer leurs comportements, relayant à leur manière la politique de l’Etat (crédits d’impôt, prêts à taux zéro, etc.). On tient un discours de morale individuelle. Toute cette grammaire évacue la question de savoir quelles décisions politiques et mécanismes économiques sont à l’origine d’activités polluantes.

En quoi cela dépolitise-t-il la question climatique ?

Dépolitiser, c’est passer sous silence les causes collectives et structurelles de la pollution: l’aménagement des villes et des transports, l’organisation du travail, le fonctionnement de l’agriculture, le commerce international, l’extension infinie du marché. La politique, c’est l’organisation de la vie collective, le choix de nos valeurs, le mode de répartition de la richesse, etc.

Or, le discours actuel revient à placer la question de l’environnement en dehors de ce champ de discussion. Certes, les discours officiels préparatoires à la COP21 en appellent à une transformation des sociétés pour les «dé-carboner». Mais si l’énoncé est politique, aucun de ces mots d’ordre ne jugent nécessaire d’interroger l’emprise croissante des logiques marchandes qui sont désormais au principe de la vie sociale. En somme, on nous propose de changer de société… sans modifier les structures sociales !

Au fond, politiser, ce serait montrer le lien entre le changement climatique et le capitalisme.

Comment faire face au changement climatique sans changer de modèle économique ? Pour «digérer» la crise écologique et faire croire qu’un «capitalisme vert» est possible, plusieurs logiques sont mobilisées : l’innovation technique, le recours au marché (par la création des droits à polluer) ou encore la militarisation de l’accès aux ressources naturelles. Dans mon livre, je m’intéresse plus particulièrement à une quatrième tendance, qui consiste à dépeindre la question environnementale comme un problème de morale individuelle.

Il reviendrait à chacun de nous de sauver la planète en changeant son comportement. Or c’est plutôt en imaginant et en luttant pour d’autres organisations sociales que nous rendrons possible l’adoption durable de styles de vie à la fois moins inégaux et plus respectueux des écosystèmes naturels.

Pourtant, n’est-il pas exact que nous sommes tous un peu responsables de notre environnement ?

On retrouve à propos de l’environnement le schéma du discours néolibéral: il n’existerait que des individus agissant rationnellement et vivant comme en apesanteur du social. Séparer ainsi l’individu du collectif n’a aucun sens et finit par déformer la réalité.

Par exemple, au milieu des années 2000, le ministère de l’Environnement a mis en avant une affirmation clairement discutable: «Les ménages sont responsables de 50% des émissions de gaz à effet de serre.» Ce chiffre a été fabriqué à partir d’une statistique qui calcule la part des grands secteurs producteurs de CO2: énergie, industrie manufacturière, agriculture, résidentiel-tertiaire, transport routier, autres transports, etc. L’astuce consiste à attribuer aux ménages toutes les émissions de CO2 qui ne viennent pas de l’énergie, de l’industrie et de l’agriculture. Ce qui revient à oublier que les avions et les trains transportent d’abord des hommes d’affaires ; que les camions sont en général affrétés par les entreprises ; que les déchets sont fabriqués par l’industrie…

Surtout, en parlant des «ménages» en général, cette statistique laisse entendre que tous les individus ont la même part de responsabilité. Or, un riche pollue généralement plus qu’un pauvre. Il n’est pas juste de mettre sur un pied d’égalité un cadre de direction qui possède deux voitures et prend l’avion trois fois par mois et une personne touchant le RSA qui circule principalement en bus. Un tel discours occulte les inégalités sociales.

Que sait-on sur les inégalités sociales d’émissions de CO2 ?

Les statisticiens commencent tout juste à construire des outils pour les mesurer rigoureusement. Une étude réalisée en 2010 par François Lenglart montre qu’un ouvrier produit 5 tonnes de CO2 par an et un cadre 8,1. Début octobre, les économistes Lucas Chancel et Thomas Piketty ont publié une étude qui montre que les 10% d’individus les plus polluants au niveau mondial (c’est-à-dire les classes moyennes et supérieurs des pays industrialisés et les classes supérieures des pays émergents), émettent 50% des gaz à effet de serre, tandis que les 50% les moins polluants n’en produisent que 10%. Mais il y a encore beaucoup de travail pour évaluer et expliquer de façon scientifique la contribution des groupes sociaux à la dégradation de l’environnement.

Pour autant, n’allons-nous pas devoir en effet changer nos comportements, y compris sur un plan individuel ? Ces messages permettent peut-être d’amorcer une prise de conscience ?

Dans mon travail, j’ai aussi mené des entretiens collectifs et analysé des données statistiques pour étudier comment les personnes, en fonction de leurs milieux sociaux, pensent, discutent et se comportent vis-à-vis de ces enjeux. Cela permet de comprendre le paradoxe suivant: si les classes supérieures sont les plus disposées à faire valoir leur attitude «eco friendly», ce sont aussi elles qui tendent à polluer le plus. Partageant les valeurs véhiculées par les campagnes de «sensibilisation», elles seront plus facilement portées à mettre en œuvre une bonne conscience écologique en triant leurs déchets ou en fermant le robinet.

Mais ces quelques gestes et ce verdissement partiel de leur quotidien, dont elles peuvent tirer une certaine reconnaissance sociale, ne remettront pas en cause leur mode de vie et elles continueront à polluer plus qu’un ouvrier. Et l’on remarquera que la morale écocitoyenne, si prompte à nous dire qu’il faut éteindre la lumière, s’abstient de dévaloriser par exemple le fait de rouler en 4×4 en ville, un comportement pourtant très énergivore.

Tout cela explique, du reste, l’agacement de plus en plus vif suscité par ces injonctions écocitoyennes: on nous vend comme une morale universelle ce qui n’est qu’une morale de classe. Dans mes entretiens, je constate que de nombreuses personnes, plutôt au sein des milieux populaires, démasquent intuitivement cette hypocrisie.

Propos recueillis par Eric Aeschimann

Source : Le Nouvel Obs 26/11/2015

Livre : La question climatique
Genèse et dépolitisation d’un problème public
par Jean-Baptiste Comby
Raisons d’agir, 242 pages, 20 euros.

Union européenne : à quand un critère de convergence sur l’avortement ?

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Donald Tusk vient d’être nommé Président du Conseil européen, l’institution qui réunit les chefs d’Etat et de gouvernement, en remplacement d’Herman Von Rompuy, dont vous avez peut-être entendu parler.

Bien entendu “libéral” sur le plan économique (encore qu’il faudrait contester aux tenants du tout-marché leur prétention à défendre la liberté), l’ami Tusk est en plus un fieffé réactionnaire sur le plan moral. Le Monde le présente ainsi comme “alliant un conservatisme ferme sur le plan religieux et social à un libéralisme décomplexé sur le plan économique”.

C’est chouette, l’Europe avance… Elle était social-démocrate (au sens d’une domestication du capitalisme par les institutions politiques et sociales) lors de la Reconstruction, puis elle a évolué dans un sens plus favorable au capitalisme à partir des années 1980 (nomination de Margaret Thatcher en 1979, tournant de la rigueur en France en 1983, Acte unique en 1986), avant de devenir franchement néo-libérale durant les années 1990 et 2000 (marché unique en 1993, avènement de l’euro en 1999, élargissement à dix nouveaux Etats sans harmonisation sociale et fiscale en 2004), et maintenant voilà qu’on ose nommer comme chef du pouvoir politique européen une personne qui, par le passé, s’est prononcé contre la libéralisation de la loi anti-avortement.

Il faut dire que la loi polonaise en la matière est particulièrement généreuse, puisqu’elle ne permet aux femmes d’avorter qu’en cas d’inceste, de viol, de maladie incurable du fœtus ou de risque pour la santé de la mère. On est en plein cauchemar, vive le Moyen-Âge !

Bon, ils ne sont pas les seuls à être aussi atroces, ce n’est pas mieux en Irlande, et les choses n’évoluent pas dans le bon sens en Lituanie – merci la minorité polonaise – en Italie, ou en Espagne.

Qui souhaiterait libéraliser une loin aussi étendue ? Que veulent de plus les Polonaises ? Avorter parce que l’enfant n’est pas désiré ? (En fait, certains veulent la durcir)

Sa fiche Wikipedia présente Donald Tusk comme n’étant favorable ni à l’avortement, ni au mariage homosexuel.

Autrement dit, Donal Tusk ne souhaite pas permettre aux femmes à disposer de leur corps (mais il ne voudrait pas qu’elles lui disent ce qu’il doit faire du sien), ni aux homosexuels de s’unir.

Mais ce n’est pas grave.

Ah, ça, s’il avait été en faveur des nationalisations, là, ça aurait été inacceptable, bien sûr.

Et vous imaginez, s’il avait voulu augmenter l’impôt sur les sociétés ? Ou… le Smic ? Il aurait été pendu, brûlé et décapité, au moins.

Parce qu’on ne rigole pas avec le “libre marché”.

Mais avec l’avortement, si.

Merci l’UE, vous m’avez une fois de plus grandement facilité la tâche pour expliquer à mes étudiants que l’UE est un progrès démocratique, économique et social.

Bon, disons que c’est la rentrée…

Gilles Raveaud *

* Gilles Raveaud est maître de conférences en économie à l’Institut d’Etudes Européennes de l’université Paris 8 Saint-Denis. Il est l’auteur de La dispute des économistes (Le Bord de l’eau, 2013) et a contribué aux ouvrages Petit bréviaire des idées reçues en économie (La Découverte, 2004) et Douze économistes contre le projet de constitution européenne (L’Harmattan, 2005).

Source : L’Economie politique 01/09/14

Voir aussi : Rubrique UE, rubrique Politique, rubrique Société Religion, Droit des femmes, rubrique Economie,

Entre art et moral le périmètre se déplace

Von Hagens : une nouvelle version de l’esthétique dans un soucis pédagogique selon l’artiste.

Gunter Von Hagens : une nouvelle version de l’esthétique dans un soucis pédagogique selon l’artiste. Photo Getty

La Fabrique de Philosophie fête sa quinzième édition avec une rencontre exceptionnelle consacrée à l’art contemporain, ses acteurs, ses enjeux, ses controverses. La philosophe Carole Talon-Hugon et la sociologue Nathalie Heinich présentent ce soir au Musée Fabre leur dernier livre.

L’essai de la sociologue Nathalie Heinich, Faire voir : L’art à l’épreuve de ses médiations, nous introduit auprès des conservateurs de musées, commissaires d’expositions, experts, critiques d’art, enseignants, philosophes, juges des tribunaux… qui permettent aux œuvres d’intégrer véritablement le monde de l’art. Nathalie Heinich décortique le monde méconnu de la médiation en analysant les valeurs par lesquelles il se définit et les modes d’action qu’il met en œuvre.

Dans Morales de l’art, Carole Talon-Hugon se penche sur les rapports conflictuels entre l’art et la morale : un sujet d’actualité à l’heure où  » la transgression éthique est incontestablement une ligne de force de l’art contemporain « . On pense à la polémique qui a fait jour autour des plastinisations de cadavres de l’artiste Von Hagens.

La philosophe prend du recul en réexaminant les configurations historico-conceptuelles qui posent des bases théoriques. Elle revient notamment sur trois grands schémas de pensée relatifs à cette question. Du premier siècle de la chrétienté au XVIIIème siècle, l’art se met au service de l’éthique. L’esthétique kantienne assimile le beau comme symbole de la moralité.

Le XIXème siècle voit l’art prendre son indépendance à l’égard de l’éthique. Un mouvement qui se poursuit durant le XXème, où l’esthétique s’inscrit dans différentes préoccupations. Heidegger désigne l’œuvre d’art comme une mise en œuvre d’un dévoilement de l’être tandis qu’Oscar Wilde situe l’art au-dessus de la morale.

Survenant comme la troisième étape de cette relation entre l’art et l’éthique, notre modernité se distingue par la transgression, les conflits et des formes ambiguës, souligne l’auteur :  » Tel romancier accusé de pédophilie dit vouloir en faire la critique, tel plasticien accusé de cruauté envers les animaux répond avoir voulu militer pour leur défense… « 

Un livre accessible et passionnant qui ouvre de vastes champs de réflexion. L’art est-il susceptible de remplir une tâche de régénération morale ? L’éthique est-elle habilitée à juger l’art quand celui-ci s’est déclaré une valeur en soi ? Dans la période de mutation que nous traversons, les territoires de l’art sont devenus trop flous pour répondre, laisse entendre Carole Talon-Hugon, qui voit dans l’art une place légitime pour le jugement moral. Quelque chose serait en train de bouger dans le conflit qui oppose art et éthique.

Jean-Marie Dinh

Ce soir à 19h30 au Musée Fabre conférence-débat avec Carole Talon-Hugon : pour Morales de l’art, éd PUF, et Nathalie Heinich pour : Faire voir : L’art à l’épreuve de ses médiations, éd Les impressions nouvelles.

Voir aussi : Les habits de mémoire