Entretien Bernard Lahire. Quand les sociologues sont jugés responsables de l’état du réel

Bernard Lahire « Le problème n’est pas de préserver un mode de vie français figé » Photo EdItIons La Découverte

 

Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon était l’invité de la Librairie Sauramps hier à Montpellier. Il a évoqué son dernier essai : « Pour la sociolo- gie » qui porte réponse au procès fait aux sciences sociales qu’a relayé Manuel Valls.

 

La mise en évidence des inégalités économiques, scolaires et culturelles sont des réalités qui fâchent. Suffisamment, pour intenter un procès aux sciences sociales et à la sociologie en particulier. Dans votre dernier ouvrage : Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse, vous revenez sur les fondamentaux. D’où part votre motivation ?

Le point de départ est lié à l’ouvrage Malaise dans l’inculture, paru en 2015. Son auteur, Philippe Val, ancien directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, puis directeur de France Inter, s’en prend au « sociologisme » mais l’on se rend compte à la lecture, que c’est bien contre la sociologie et ses adeptes dans le monde des sciences sociales qu’il part en guerre, enl es accusant tout à la fois de justifier ou d’excuser la délinquance, les troubles à  l’ordre public, le terrorisme… Dans un mélange de méconnaissance et de résistance, ces motivations reposent sur une vision conformiste et libérale assez classique de l’individu selon laquelle celui-ci œuvre dans son propre intérêt, et la somme de ces actions concoure à l’intérêt général.

Votre ouvrage se veut très accessible.

Habituellement, j’écris des livres plutôt savants. Pour la circonstance, j’ai ressenti le besoin d’écrire de manière accessible. J’ai essayé de faire de la pédagogie pour expliquer en quoi consiste le travail des sciences sociales et tout particulièrement de la sociologie qui prend en compte les dimensions relationnelles. On ne pense pas un individu indépendamment des relations avec l’ensemble des éléments composant le tout dans lequel il s’inscrit. De même, nos actions sont liées au groupe, elles n’en sont pas isolées.

A propos de l’analyse relationnelle, vous citez Marx. Lorsqu’il défend que les détenteurs des moyens de production s’approprient la richesse produite par les ouvriers, il démontre aussi que les riches n’existent pas indépendamment des pauvres. Cette charge des détenteurs de privilèges ou de pouvoirs ne cherche t-elle pas à réfuter l’analyse des structures en terme de classes sociales dans une société de plus en plus inégalitaire ? Quelles sont les autres interdépendances qui se font jour ?

On voit bien que la question des différences de classes est quelque chose qui les entête beaucoup. Mais l’interdépendance n’existe pas qu’entre les riches et les pauvres. Elle existe entre les hommes et les femmes, les parents et les enfants… Il est difficile de penser un « eux » indépendamment d’un « nous » parce qu’il se trouve que ce «eux» est en lien avec nous.

Cette interdépendance vaut au sein d’une société donnée, et il en va de même au sein des différentes nations qui coexistent sur terre. Le problème n’est pas, de préserver un mode de vie français en le figeant dans certaines représentations. Il est international. Cette manière de penser de façon relationnelle la réalité sociale à des échelles très différentes, interroge la politique étrangère de la France, comme elle peut interroger la politique coloniale, des Belges ou des Européens. D’une manière comme une autre, cela met en cause des politiques parce que penser en terme de relations interdépendantes n’isole pas totalement un « ennemi » sans aucun lien avec nous. Le recul que permettent les sciences sociales permet de ne pas foncer bille en tête comme le fait notre premier ministre.

Après avoir déclaré en avoir assez « de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé », Manuel Valls a rétropédalé. Cela vous satisfait-il ?

Il est revenu de manière extrêmement confuse sur ses propos . Je les ai relevés pour prendre conscience de la confusion cérébrale du Premier ministre : « Bien sûr il faut chercher à comprendre » dit-il, à propos de la plongée dans la radicalisation djihadiste. « Ce qui ne veut pas dire chercher je ne sais quelle explication », ajoute-t-il. Je dois dire qu’il atteint là, un degré qui m’échappe.

Dans le contexte actuel caractérisé par une montée de la violence économique, sociale, psychologique, environnemental, ne mettez- vous pas le doigt sur la violence politique ?

Le virilisme politique est très présent avec des formules toujours plus dures, plus intransigeantes. Nous sommes en présence de personnes qui occupent le terrain, pour des raisons électoralistes et qui nous disent un peu : « N’ayez pas peur, papa est là.» C’est un rappel de l’autorité, mais est-ce efficace ? On ne voit pas très bien quel dispositif sécuritaire empêcherait quelqu’un de se faire sauter.

Quel regard portez-vous sur la sociologie de la radicalisation et des travaux comme ceux de Farhad Khosrokhavar ?

Je n’ai pas d’avis sur le travail de Farhad Khosrokhavar que je ne connais pas assez. Je me méfie du terme radicalisation. Il y a des jeunes qui se sont convertis en quinze jours. Je suis aussi distant avec des gens comme Michel Onfray qui vous dise : J’ai lu les textes du Coran, il y a un problème de violence. D’abord parce que la plupart des croyants ne lisent pas les textes, et que l’argument n’est pas solide. On trouve dans la Bible aussi des textes d’une extrême violence.

Les critiques portées ne résultent-elles pas d’une incompréhension, notamment dans la différence entre comprendre et juger ?

On prête des intentions aux sciences sociales qu’elles n’ont pas. Le scientifique étudie ce qui est et n’a pas à apprécier si ce qui est «bien»ou«mal». Il ne se préoccupe pas de savoir si les vérités qu’il découvre seront agréables ou déconcertantes.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse » Editions La Découverte 2016, 13,5 euros

Source : La Marseillaise 25/03/2016

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Livre. Fabrication de la guerre civile

Roman. Fabrication de la guerre civile

Charles Robinson

9782021145861Grand plongeon  dans  le Pigeonniers, « Disneyland après la bombe » quelque part en région parisienne, 322 appartements pour 1 200 habitants.  On y rêve, on s’y amuse, et on regarde le monde d’à coté sans illusion aucune. Quand l’office HLM et la mairie décident de raser les barres de béton pour « améliorer l’habitat »  ceux qui y vivent refusent. C’est le début de la révolte. Fabrication de la guerre civile (Seuil) est le  troisième roman de Charles Robinson. 600 pages au milieu d’un grand carrefour où les destins fiévreux se croisent dans tous les sens et se conjuguent sans calcul. « Les jeunes maintenant, ils ont la conscience politique d’un poulet rincé à la Javel. » L’auteur écrit dans une langue au phrasé qui fait mouche et dessine avec précision le monde décentré de la banlieue celui de la périphérie dont le coeur bat si fort qu’il va faire boum.  Si la question est de savoir quand exactement, on peut répondre que cela a déjà commencé… Un roman majeur pour naviguer et comprendre les cités sans juger.

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Fabrication de la guerre civile Charles Robinson Seuil 24 euros

Essai « Nous ne sommes plus seuls au monde » 

Bertrand Badie  
9782707190475Dans cet essai tranchant, Bertrand Badie rompt avec les explications paresseuses ou consensuelles. Il nous rappelle que nous ne sommes plus seuls au monde, qu’il est temps de se départir des catégories mentales de la Guerre froide et de cesser de traiter tous ceux qui contestent notre vision de l’ordre international comme des « déviants » ou des « barbares ». Il interpelle la diplomatie des États occidentaux, qui veulent continuer à régenter le monde à contresens de l’histoire, et en particulier celle d’une France qui trop souvent oscille entre arrogance, indécision et ambiguïté.
Le jeu de la puissance est grippé. L’ordre international ne peut plus être régulé par un petit club d’oligarques qui excluent les plus faibles, méconnaissent les exigences de sociétés et ignorent les demandes de justice qui émergent d’un monde nouveau où les acteurs sont plus nombreux, plus divers et plus rétifs aux disciplines arbitraires.

Nous ne sommes plus seuls au monde « Un autre regard sur l’« ordre international » La Découverte 9,99 euros

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Alain Badiou : «La frustration d’un désir d’Occident ouvre un espace à l’instinct de mort»

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Le philosophe publie un ouvrage sur la tuerie du 13 Novembre, dont il impute la responsabilité à l’impossibilité de proposer une alternative au monde tel qu’il est. Il pointe notamment l’effondrement des idées progressistes, victimes d’une crise profonde de la pensée depuis l’échec du communisme.

Comment comprendre l’énigmatique pulsion de mort qui anime les jihadistes ? Des tueries de janvier à celles de novembre, chacun cherche les causes, sociales ou religieuses, de cette «radicalisation» qui, ici et ailleurs, cède à une violence inouïe. Pour le philosophe Alain Badiou, les attentats sont des meurtres de masse symptomatiques de notre époque, où règne sans limite le capitalisme mondialisé. Dans son dernier ouvrage, Notre mal vient de plus loin : penser la tuerie du 13 Novembre, qui sort le 11 janvier chez Fayard, il rappelle la nécessité d’offrir à la jeunesse mondiale, frustrée par un capitalisme qui ne tient pas ses promesses, une alternative idéologique.

Quelles différences voyez-vous ­entre les attentats de janvier et ceux de novembre ?

Dans les deux cas, on a le même contexte historique et géopolitique, la même provenance des tueurs, le même acharnement meurtrier et suicidaire, la même réponse, policière, nationaliste et vengeresse, de la part de l’Etat. Cependant, tant du côté du meurtre de masse que du côté de la réponse étatique, il y a des différences importantes. D’abord, en janvier, les meurtres sont ciblés, les victimes choisies : les blasphémateurs de Charlie Hebdo, les juifs et les policiers. Le caractère idéologique, religieux et antisémite des meurtres est évident. D’autre part, la réponse prend la forme d’un vaste déploiement de masse, voulant symboliser l’unité de la nation derrière son gouvernement et ses alliés internationaux autour d’un mot d’ordre lui-même idéologique, à savoir «nous sommes tous Charlie». On se réclame d’un point précis : la liberté laïque, le droit au blasphème.

En novembre, le meurtre est indistinct, très évidemment nihiliste : on tire dans le tas. Et la réponse n’inclut pas de déploiement populaire, son mot d’ordre est cocardier et brutal : «guerre aux barbares». L’idéologie est réduite à sa portion congrue et abstraite, du genre «nos valeurs». Le réel, c’est le durcissement extrême de la mobilisation policière, avec un arsenal de lois et de décrets scélérats et liberticides, totalement inutiles, et visant rien de moins qu’à rendre éternel l’Etat d’urgence. De là résulte qu’une intervention rationnelle et détaillée est encore plus urgente et nécessaire. Il faut convaincre l’opinion qu’elle ne doit se retrouver, ni bien entendu dans la férocité nihiliste des assassins mais ni non plus dans les coups de clairons policiers de l’Etat.

Vous analysez le 13 Novembre comme un «mal» dont la cause serait l’échec historique du communisme. Pourquoi ? C’est une grille de lecture qui paraît nostalgique et dépassée…

J’ai essayé de proposer un protocole d’explication aussi clair que possible, en partant des structures de ­notre monde : l’affaiblissement des Etats face à l’oligarchie privée, le désir d’Occident, et l’expansion du capitalisme mondialisé, face auquel aucune alternative n’est proposée aujourd’hui. Je n’ai aucune nostalgie passéiste. Je n’ai jamais été communiste, au sens électoral du mot. J’appelle «communisme» la possibilité de proposer à la jeunesse planétaire autre chose que le mauvais choix entre une inclusion résignée dans le dispositif consommateur existant et des échappées nihilistes sauvages. Il ne s’agit pas de ma part d’un entêtement, ni même d’une tradition. J’affirme seulement que tant qu’il n’y aura pas un cadre stratégique quelconque, un dispositif politique permettant notamment à la jeunesse de penser qu’autre chose est possible que le monde tel qu’il est, nous aurons des symptômes pathologiques tels que le 13 Novembre.

Donner toute la responsabilité à l’emprise tentaculaire du capitalisme mondialisé, n’est-ce pas ignorer la responsabilité de la pensée, des intellectuels qui voulaient précisément promouvoir un autre modèle ?

A partir des années 80, un certain nombre d’intellectuels, qui sortaient déçus et amers, faute d’un succès immédiat, du gauchisme des années 60 et 70, se sont ralliés à l’ordre établi. Pour s’installer dans le monde, ils sont devenus des chantres de la sérénité occidentale. Evidemment, leur responsabilité est flagrante. Mais il faut aussi tenir compte du retard pris du côté d’une critique radicale de l’expansion ­capitaliste et des propositions alternatives qui doivent renouveler et renforcer l’hypothèse communiste. Cette faiblesse est venue de l’amplitude de la catastrophe. Il y a eu une sorte d’effondrement, non seulement des Etats socialistes, qui étaient depuis longtemps critiqués, mais aussi de la domination des idées progressistes et révolutionnaires dans l’intelligentsia, singulièrement en France depuis l’après-guerre. Cet effondrement indiquait une crise profonde, laquelle exigeait un renouvellement conceptuel et idéologique, notamment philosophique. Avec d’autres, je me suis engagé dans cette tâche, mais nous sommes encore loin du compte. Lénine disait des intellectuels qu’ils étaient la plaque sensible de l’histoire. L’histoire, entre le début des années 70 et le milieu des années 80, nous a imposé un renversement idéologique d’une violence extraordinaire, un triomphe presque sans précédent des idées réactionnaires de toutes sortes.

Dans le monde que vous décrivez, il y a l’affaiblissement des Etats. Pourquoi ne pourraient-ils pas être des acteurs de régulation face au capitalisme mondialisé ?

Nous constatons que les Etats, qui avaient déjà été qualifiés par Marx de fondés de pouvoir du capital, le sont aujourd’hui à une échelle que Marx lui-même n’avait pas prévue. L’imbrication des Etats dans le système hégémonique du capitalisme mondialisé est extrêmement puissante. Depuis des décennies, quels que soient les partis au pouvoir, quelles que soient les annonces du type «mon adversaire, c’est la finance», la même politique se poursuit. Et je pense qu’on a tort d’en accuser des individus particuliers. Il est plus rationnel de penser qu’il y a un enchaînement systémique extrêmement fort, un degré saisissant de détermination de la fonction étatique par l’oligarchie capitaliste. La récente affaire grecque en est un exemple frappant. On avait là un pays où il y avait eu des mouvements de masse, un renouvellement politique, où se créait une nouvelle organisation de gauche. Pourtant, quand Syriza est arrivé au pouvoir, cela n’a constitué aucune force capable de résister aux impératifs financiers, aux exigences des créanciers.

Comment expliquer ce décalage entre la volonté de changement et sa non-possibilité ?

Il y a eu une victoire objective des forces capitalistes hégémoniques, mais également une grande victoire subjective de la réaction sous toutes ses formes, qui a pratiquement fait disparaître l’idée qu’une autre organisation du monde économique et social était possible, à l’échelle de l’humanité tout entière. Les gens qui souhaitent «le changement» sont nombreux, mais je ne suis pas sûr qu’eux-mêmes soient convaincus, dans l’ordre de la pensée et de l’action réelles, qu’autre chose est possible. Nous devons encore ressusciter cette possibilité.

Jürgen Habermas parle de l’économie comme la théologie de ­notre temps. On a l’impression que cet appareil systémique est théologique. Mais comment expliquez-vous ce qui s’est passé en France ?

Je voudrais rappeler que la France n’a pas le monopole des attentats. Ces phénomènes ont à voir avec le cadre général dans lequel vivent les gens aujourd’hui, puisqu’ils se produisent un peu partout dans des conditions différentes. J’étais à Los Angeles quand a eu lieu en Californie, après l’événement français, un terrible meurtre de masse. Cela dit, au-delà des analyses objectives, il faut entrer dans la subjectivité des meurtriers, autant que faire se peut. Il y a à l’évidence chez ces jeunes assassins les effets d’un désir d’Occident opprimé ou impossible. Cette passion fondamentale, on la trouve un peu partout, et c’est la clé des choses : étant donné qu’un autre monde n’est pas possible, alors pourquoi n’avons-nous pas de place dans celui-ci ? Si on se représente qu’aucun autre monde n’est possible, il est intolérable de ne pas avoir de place dans celui-ci, une place conforme aux critères de ce monde : argent, confort, consommation… Cette frustration ouvre un espace à l’instinct de mort : la place qu’on désire est aussi celle qu’on va haïr puisqu’on ne peut pas l’avoir. C’est un ressort subjectif classique.

Au-delà du «désir d’Occident», la France semble marquée par son passé ­colonial…

Il y a en effet un inconscient colonial qui n’est pas liquidé. Le rapport au monde arabe a été structuré par une longue séquence d’administration directe et prolongée de tout le Maghreb. Comme cet inconscient n’est pas reconnu, mis au jour, il introduit des ambiguïtés, y compris dans l’opinion dite «de gauche». Il ne faut pas oublier que c’est un gouvernement socialiste qui, en 1956, a relancé la guerre d’Algérie, et un Premier ministre socialiste qui, au milieu des années 80, a dit, à propos de la population en provenance d’Afrique, que «Le Pen pos[ait] les vraies questions». Il y a une corruption historique de la gauche par le colonialisme qui est aussi importante que masquée. En outre, entre les années 50 et les années 80, le capital a eu un impérieux besoin de prolétaires venus en masse de l’Afrique ex-coloniale. Mais avec la désindustrialisation forcenée engagée dès la fin des années 70, le même capital ne propose rien ni aux vieux ouvriers ni à leurs enfants et petits-enfants, tout en menant de bruyantes campagnes contre leur existence dans notre pays. Tout cela est désastreux, et a aussi produit cette spécificité française dont nous nous passerions volontiers : l’intellectuel islamophobe.

Dans votre analyse, vous évacuez la question de la religion et de l’islam en particulier…

C’est une question de méthode. Si l’on considère que la religion est le point de départ de l’analyse, on ne s’en sort pas, on est pris dans le schéma aussi creux que réactionnaire de «la guerre des civilisations». Je propose des catégories politiques neutres, de portée universelle, qui peuvent s’appliquer à des situations différentes. La possible fascisation d’une partie de la jeunesse, qui se donne à la fois dans la gloriole absurde de l’assassinat pour des motifs «idéologiques» et dans le nihilisme suicidaire, se colore et se formalise dans l’islam à un moment donné, je ne le nie pas. Mais la religion comme telle ne produit pas ces comportements. Même s’ils ne sont que trop nombreux, ce ne sont jamais que de très rares exceptions, en particulier dans l’islam français qui est massivement ­conservateur. Il faut en venir à la question religieuse, à l’islam, uniquement quand on sait que les conditions subjectives de cette islamisation ultime ont été d’abord constituées dans la subjectivité des assassins. C’est pourquoi je propose de dire que c’est la fascisation qui islamise, et non l’islamisation qui fascise. Et contre la fascisation, ce qui fera force est une proposition communiste neuve, à laquelle puisse se rallier la jeunesse populaire, quelle que soit sa provenance.•

Robert Maggiori , Anastasia Vécrin

Source : Libération 11/01/2016

Un produit dangereux dans les foyers : la télé.

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Un livre, nourri de centaines d’études scientifiques, décrit l’impact de la télé sur la société et sur les capacités intellectuelles. Affligeant. La télévision est un fléau, c’est scientifique ! Un chercheur en neurosciences a eu la bonne idée de compiler dans un livre les centaines d’études prouvant les effets toxiques du petit écran, mettant fin au mythe de « la télé, bouc émissaire ».

A la lecture du livre de Michel Desmurget, « TV lobotomie », on se demande comment on peut laisser faire ça. Le constat est tellement accablant que l’on se demande un moment si l’auteur n’est pas de mauvaise foi. Mais au fil des pages, il faut se rendre à l’évidence : l’impact de la télévision est tellement nocif pour la société qu’on se demande pourquoi il n’existe pas un bandeau quand on appuie sur le bouton, du type « la télévision que vous venez d’allumer est dangereuse pour votre santé ».

Des preuves à l’appui du discours, il y en a des centaines dans « TV lobotomie ». C’est justement l’idée de l’auteur, docteur en neurosciences à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) : faire la synthèse des différentes études portant sur la toxicité de la télévision. « Depuis 15 ans, il ne s’est pas passé une semaine sans que j’extraie au moins un ou deux papiers relatifs aux effets délétères de la télévision sur la santé », explique-t-il. Avant d’exposer ces effets, l’auteur veut battre en brèche le mythe de la télévision supplantée par Internet : l’usage des nouvelles technologies ne remplace pas la télé, il s’y additionne. « Un spectateur « typique » de plus de 15 ans passe chaque jour 3h 40 devant son poste de télévision », soit 75 % de son temps libre ! Quant aux enfants, « un écolier du primaire passe, tous les ans, plus de temps devant le tube cathodique que face à son instituteur », soit plus de 2 heures par jour. Pour quelles conséquences ?

Troubles de l’attention

D’abord, l’impact de la petite lucarne sur le développement des enfants et des adolescents. Une « marque » indélébile : « Tous les champs sont touchés, de l’intelligence à l’imagination, en passant par le langage, la lecture, l’attention et la motricité », résume l’auteur (lire ci-dessous). Ces effets s’expliquent notamment par ce que les chercheurs appellent « le déficit vidéo » : passif devant un écran, un enfant pourra apprendre quelque chose, « mais ce quelque chose sera toujours notablement inférieur à ce qu’il aurait appris d’une interaction effective avec son environnement ». Pourquoi ? Parce que l’on ne se construit pas en restant spectateur. « Le cerveau ne s’organise pas en observant le réel, mais en agissant sur lui », rappelle le neurologue. Ainsi, regarder la télévision apparaît comme un moment dépourvu de toute interactivité concrète.

Les effets dévastateurs de la télé se prolongent une fois qu’elle est éteinte. L’enfant prend en effet l’habitude de maintenir son attention par des sollicitations extérieures. Son cerveau, exposé à des séquences courtes, s’habitue à passer du coq à l’âne. Résultat ? Les chercheurs expliquent que le système attentionnel « automatique exogène » (suscité par l’extérieur) s’hypertrophie, au détriment du système « volontaire endogène ». Or, c’est l’attention « volontaire endogène » qui est nécessaire au processus d’apprentissage et de mémorisation.

Sentiment d’insécurité

La télé prescrit aussi, à notre insu, une certaine forme de pensée et d’agir via la publicité, qui est au fondement de son système économique. Et alors ? Elle a des impacts scientifiquement avérés sur les problèmes d’obésité, d’alcoolisme, de dépendance au tabac… Mais pas seulement : l’auteur rappelle qu’elle acculture aussi par les programmes entre les pubs, destinés à retenir l’attention des téléspectateurs coûte que coûte, à « le détendre pour le préparer entre deux messages » publicitaires, selon la célèbre expression de Patrick Le Lay, l’ancien PDG de TF1.

En particulier, Michel Desmurget rappelle que « l’on sait aujourd’hui qu’un individu soumis à des tensions émotionnelles enregistre mieux les messages qui lui sont imposés et s’avère plus aisément conditionnable. S’il s’avère nécessaire, pour favoriser ce dessein, de farcir l’antenne d’un monceau de violence, alors peu importe », écrit-il. Sexe, violence, société de consommation… la télévision ne serait-elle que le reflet de la société ?

Assurément pas, selon l’auteur, qui remarque que la violence et le sexe sont sur-représentées à la télévision par rapport à la réalité. Cela pourrait d’ailleurs expliquer le lien établi par des études entre exposition télévisuelle, et grossesse précoce non désirée par exemple. Le petit écran « travaille » aussi les représentations sur les genres sexuels, plus stéréotypés et inégalitaires à travers son prisme que dans la réalité. Quant au lien entre violence et télévision, Michel Desmurget rappelle qu’il ne fait désormais plus de doute au sein de la communauté scientifique : la télévision rend agressif, c’est presque aussi certain que le lien entre tabac et cancer du poumon.

Caricatural, Michel Desmurget ? 

Aucun chercheur respectable ne suggère que la violence médiatique est « la » cause des comportements violents. La seule chose qu’osent affirmer les scientifiques, c’est que la télévision représente un facteur de violence significatif, et qu’il serait dommage de ne pas agir sur ce levier, relativement accessible en comparaison d’autres déterminants sociaux plus profonds (pauvreté, éducation, cadre de vie, etc.). Michel Desmurget

Non, la télévision n’est pas responsable de tous les maux. Non, la télévision n’est pas seule responsable de l’obésité, ou de la violence. Mais en multipliant les références violentes et anxiogènes pour favoriser l’audience, la télévision rend la société encore plus obèse, encore plus violente. Et parfois, l’influence de la fiction « dépasse la réalité » : le fameux sentiment d’insécurité, qui n’a aucun rapport avec l’évolution des agressions constatées, a par contre un lien avéré avec l’exposition télévisuelle…

Comment la télé éteint l’imaginaire des enfants

Différentes études prouvent que la télévision bride les capacités intellectuelles des enfants, en particulier leur imagination.

La télévision, un média comme un autre qui stimule l’imagination et la créativité ? Si ce discours est tenu, en particulier à la télévision, la réalité est toute autre : différentes recherches, présentées dans le livre de Michel Desmurget (ci-dessus), accréditent la thèse contraire, exprimée en termes simples : la télévision abrutit nos enfants !

Une étude retient particulièrement l’attention du lecteur. Elle a été conduite par deux médecins allemands en 2006, sur une population de près de 2 000 élèves, âgés de 5 et 6 ans. Les médecins ont demandé aux bambins de dessiner un bonhomme. Ils se sont alors aperçu que plus les enfants regardaient la télévision, plus le bonhomme qu’ils dessinaient était simpliste : pas de cheveux, pas d’oreilles, jambes représentées par un trait, etc.

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Les dessins ci-contre, tirés de l’étude, illustrent la différence des représentations imaginaires entre des enfants soumis à la télévision plus de trois heures par jour, et des enfants dont l’exposition est égale ou inférieure à une heure… pas besoin de faire un dessin !

Pour cette étude, Michel Desmurget ne précise pas si les auteurs ont pris en compte d’autres variables : les enfants regardant la télévision ne seraient-il pas aussi ceux qui vivent dans un environnement socio-éducatif moins stimulant ? La différence de richesse de représentation de l’imaginaire pourrait ainsi s’expliquer principalement par des facteurs socio-éducatifs. La télévision ne serait alors qu’une « variable écran ».

1973 au Canada : avant et après l’arrivée de la télé

Mais le doute n’est pas permis pour un autre travail présenté dans « TV lobotomie », dans lequel des chercheurs, dès 1973, ont analysé l’impact de l’arrivée de la télévision (avant, après) dans une ville canadienne de taille moyenne. Ils ont complété leur étude en confrontant les résultats avec des villes comparables ayant déjà la télévision.

L’un des travaux consistait à demander à des jeunes de 9 à 12 ans d’imaginer les différents usages possibles de 5 objets (couteau, chaussure, bouton…). Les résultats montrèrent que les enfants de la ville où la télévision était encore absente (NoTel) mentionnaient 40 % d’usages supplémentaires possibles des objets, par rapport aux jeunes de la ville où la télévision était déjà présente. « Et lorsque l’expérience fut reproduite, sur des sujets d’âge similaire, 2 ans après l’arrivée de la petite lucarne dans les foyers NoTel, plus aucune différence ne fut observée entre les différentes villes » souligne Michel Desmurget, qui conclut, un peu plus loin dans le livre :

La petite lucarne ne rend pas les enfants débiles ou visiblement crétins, mais elle empêche assurément le déploiement optimal des fonctions cérébrales. La vox populi aura évidemment beau jeu de nier l’existence du moindre détriment : voyez, nous dira-t-elle, ils ont regardé la télé et ils ne s’en sont pas mal sortis, ils ne sont pas débiles. Personne cependant ne demandera : cet écran qu’ils ont tant regardé, que leur a-t-il volé ? Michel Desmurget

Fabien Ginisty

Source n°91 de L’âge de faire.

TV lobotomie Michel Desmurget  editions J’ai lu

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Giorgio Agamben : « De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité »

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L’état d’urgence n’est pas un bouclier qui protège la démocratie. Au contraire il  a toujours accompagné les dictatures et a même fourni le cadre légal aux exactions de l’Allemagne nazie. La France doit résister à cette politique de la peur.



On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.

Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.

Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.

On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France? : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.


Entretenir la peur

Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’Etat ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’Etat de sécurité ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.

Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.

Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienter dans une direction qu’on estimait profitable.


Aucun sens juridique

De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.

Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité : si l’Etat a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.

Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’Etat doit assurer la protection et la croissance.

Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).


Incertitude et terreur

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.

Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.

Alors qu’il est entendu dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’Etat de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.

C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.


Dépolitisation des citoyens

La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.

Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.

Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’Etat de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.


Giorgio Agamben


Giorgio Agamben est né en 1942 à Rome (Italie). Philosophe italien, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et d’Aby Warburg, il est l’auteur d’une œuvre théorique reconnue et traduite dans le monde entier, il vient de publier La Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasi, traduit par Joël Gayraud (Points, 96 pages, 6,50 euros) et L’Usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, traduit par Joël Gayraud (Seuil, 396 pages, 26 euros).

Source : Le Monde | 23.12.2015

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