« La doctrine de maintien de l’ordre a changé. L’objectif est maintenant de frapper les corps »

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Le « maintien de l’ordre à la française » connaît une nouvelle phase dans son évolution depuis 1995 avec la généralisation de l’usage des lanceurs de balle de défense et la multiplication des mutilations. Rarement condamnés, les policiers responsables des tirs évoluent dans une relative impunité, allant de pair avec la dureté de la répression des mouvements contestataires.

Pierre Douillard-Lefèvre a été mutilé par un tir de lanceur de balle de défense (LBD) en 2007 quand il était lycéen. Aujourd’hui étudiant en sciences sociales, il vient de publier un essai édifiant sur l’armement répressif du maintien de l’ordre : L’Arme à l’œil, aux éditions Le Bord de l’eau. Il a été « interdit de séjour » le 17 mai à Nantes.

 

Pierre Douillard-Lefèvre

Pierre Douillard-Lefèvre

Reporterre — À Rennes, le 28 avril dernier, un étudiant de 20 ans a perdu l’usage de l’œil gauche, atteint par le tir d’un lanceur de balle de défense (LBD) [1]. La presse parle de « nouvelle arme ». Pourtant ce fusil à balles de plastique dur n’a rien de nouveau.

Pierre Douillard-Lefèvre — J’ai moi même perdu un œil suite à un tir de cette arme dans une manifestation lycéenne, en 2007. Il y a presque dix ans… Il y a des journalistes mal informés, mais il y a aussi une stratégie d’enfumage savamment orchestrée par la police. Dans un premier temps, comme dans d’autres affaires de blessures par LBD, les autorités utilisent le conditionnel, disent qu’on n’est pas sûr, que la blessure pourrait provenir d’une pierre lancée par les manifestants eux-mêmes… Lors de la manifestation contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes à Nantes le 22 février 2014, trois personnes ont été visées à l’œil et éborgnées. La justice a classé sans suite leurs plaintes, avançant que les faits n’étaient pas clairement établis, ajoutant : « la nature exacte du projectile n’a pu être déterminée, ou nous n’avons pas d’auteur identifié »

Il y a aussi un paramètre de classe sociale : ces balles en caoutchouc existent depuis plus de vingt ans dans l’armement de la police mais n’ont d’abord servi que dans les quartiers populaires, ne s’attaquant aux manifestants qu’à partir de 2007. Dès 1998, un père de famille de Villiers-sur-Marne, Alexis Ali, perd un œil, touché par un tir de Flash-Ball, la première génération de ces armes, moins précise et moins puissante que le LBD. Mais on entretient la confusion, on parle toujours de Flash-Ball alors que la version améliorée, le Flash-Ball « Super Pro », n’est plus utilisée. Le déficit d’information est organisé.
Avec l’usage massif de gaz lacrymogènes contre le mouvement opposé à la loi travail, les tirs de LBD, les grenades de désencerclement lançant des nuées de petits projectiles, assiste-t-on à un tournant de l’armement du maintien de l’ordre, ou est-ce une continuité ?

Le « maintien de l’ordre à la française » s’inscrit dans une séquence qui suit le traumatisme de Mai-68 et de la mort de Malik Oussekine, en 1986. Jusqu’alors, la doctrine était de refouler la foule, de la maintenir à distance. Le tournant a été pris par Claude Guéant, alors directeur général de la Police nationale, qui a équipé en 1995 les policiers de Flash-Ball. Le nouvel objectif est de frapper les corps. Cela a redonné aux policiers l’habitude de tirer, d’ouvrir le feu. On retrouve la logique à l’œuvre pour la répression de Fourmies, en 1891, où la troupe avait tué huit ouvriers par balles, ou contre la grèves des mineurs en 1948 quand le ministre socialiste Jules Moch a donné l’ordre aux Compagnies républicaines de sécurité (CRS), récemment créées, de tirer sur les ouvriers, faisant deux morts dans la Loire, un dans le Gard.

Aujourd’hui, il ne s’agit plus de balles réelles contre la foule, mais après les attentats du 13 novembre dernier, l’État a réarmé une unité aussi peu fiable que la BAC (Brigade anti-criminalité) avec des armes à feu létales superpuissantes [le fusil-mitrailleur HKG36, utilisé par les militaires en Afghanistan]. On voit aussi des policiers sortir leur arme de service et mettre en joue pour de simples contrôles. Un « geste décomplexé » impensable il y a quelques années.

Policiers en civil lors de la manifestation contre la loi travail le 9 avril, à Nantes.

Policiers en civil lors de la manifestation contre la loi travail le 9 avril, à Nantes.

 

La manifestation nantaise du 22 février 2014, où trois jeunes gens ont perdu un œil suite à des tirs de LBD, constitue-t-elle un tournant ?

Trois mutilés par la police en une seule après-midi, c’est du jamais vu. Les grenades lacrymogènes ont été envoyées par milliers dans une logique de saturation. On en avait rarement vu autant, mais il faudrait comparer avec les mouvements antinucléaires des années 1970, qui ont été largement réprimés à Chooz, Creys-Malville, Golfech ou Plogoff. La manifestation du 22 février 2014 à Nantes s’inscrit dans une suite de l’opération César à Notre-Dame-des-Landes et de manifs qui ont suivi à Nantes. Ces luttes sont clairement des laboratoires du maintien de l’ordre. Les hélicoptères en vol stationnaire au dessus de la ZAD ou des rues de Nantes, de Rennes, de Grenoble, de Paris lors du mouvement contre la loi travail… observent le sol comme une bataille. Chaque manifestation donne lieu à des « retours d’expérience » du « savoir-faire français », comme l’explique un lieutenant-colonel de gendarmerie auditionné le 5 mars 2015 par la commission parlementaire sur le maintien de l’ordre après la mort de Rémi Fraisse à Sivens.
À Rennes, l’étudiant éborgné a porté plainte pour « violences aggravées ayant entraîné une infirmité permanente ». Pourtant, les condamnations des auteurs de ces mutilations sont rarissimes. Comment expliquer l’impunité des policiers après toutes les blessures et décès dont vous faites un inventaire effrayant dans votre étude ?

Michel Foucault expliquait déjà en 1977 que la justice est au service de la police. L’équilibre entre les pouvoirs de police et de justice est rompu depuis longtemps. Mais depuis trente ans, la primauté de la police s’accentue. Sarkozy, Valls, sont d’anciens ministres de l’Intérieur. C’est le poste important, celui qui permet d’accéder au pouvoir. Bien plus que garde des Sceaux. L’hégémonie policière en a fait un corps sanctifié, que célèbrent abondamment les émissions de télévision et les politiques.
Comment analyser la manifestation de policiers « contre la haine antiflics » de ce mercredi 18 mai ?

Dans des moments où ils se trouvent mis en cause dans leurs pratiques, les policiers reprennent l’initiative. En ce moment, leurs actions sont contestées. Mais on retrouve une situation similaire en 2013, quand Manuel Valls a porté plainte, sous la pression des syndicats policiers, contre Amal Bentounsi, dont le frère avait été tué d’une balle dans le dos par un policier, sous prétexte qu’elle avait mis en ligne une vidéo parodique dénonçant l’impunité policière. Un an plus tôt, juste après ce drame et en pleine campagne présidentielle, les policiers avaient défilé sur les Champs-Élysées sirènes hurlantes pour réclamer la « présomption de légitime défense ». Dans ces cas-là, les policiers font bloc.

En parallèle à l’escalade de l’armement, il y a une guerre des mots qui masque les potentiels de violence…

Lors de la guerre d’Algérie, et plus généralement lors des guerres coloniales, on parlait de « pacification ». Pour le maintien de l’ordre, une grenade devient un « dispositif manuel de protection ». La police parle de « cibles », d’« objectifs à neutraliser », un terme qui, en jargon militaire, signifie donner la mort. Ce lexique illustre la disparition de la différence entre opérations de guerre extérieure et maintien de l’ordre intérieur.
Cette « guerre sociale » semble avoir ciblé au moins trois types de populations, les jeunes des quartiers populaires, les militants dans les manifs et les supporters de football, dont on parle peu. Y en a t-il d’autres ?

On constate déjà la généralisation : un cégétiste perd un œil à Paris en juin 2015, un pompier à Grenoble, en janvier 2014… Mais, généralement, ce ne sont pas les manifestants ou les militants qui sont visés en tant que tels, mais plutôt les mouvements incontrôlables, dont font partie les ZAD ou le mouvement contre la loi travail. Le récit médiatique utilise la formule « en marge de la manifestation », mais c’est faux, le mouvement est jeune, en avant du cortège, pas forcément pour être violent, mais pour être là, pour tenir la rue. Et ça, ça dérange profondément.
L’armement policier procède-t-il par expérimentations, s’étendant ensuite à toutes les situations ?

C’est un peu comme le fichage ADN, au départ annoncé comme dédié uniquement aux violeurs récidivistes. En moins de 10 ans, il est devenu appliqué à tout le monde. Le Flash-Ball équipe au départ les troupes de choc contre le banditisme. Désormais, toutes les voitures de la BAC en ont un à bord. Des unités comme le Raid ou le GIPN (Groupe d’intervention de la police nationale) interviennent contre des squats avant la COP21. L’arsenal extra-judiciaire offert par l’État d’urgence – assignations à résidence, interdiction de manifestation – est utilisé pour une répression qui n’a rien à voir avec l’anti-terrorisme.
Outre l’armement accru de la police, son anonymisation se généralise…

C’est une curiosité esthétique. Les policiers du maintien de l’ordre se cagoulent de plus en plus et pas seulement la BAC. Quasiment tous les policiers du maintien de l’ordre ont un foulard noir sous leur casque. À mesure qu’on veut décagouler les manifestants, on protège par un mouvement inverse l’anonymat des policiers qui sont de plus en plus surarmés…

En civil ou en uniforme, des policiers masqués (Nantes, novembre 2014)

En civil ou en uniforme, des policiers masqués (Nantes, novembre 2014)

 Vous reprenez l’expression d’armement « rhéostatique ». Qu’est-ce que ça veut dire ?

C’est un concept anglo-saxon qui dépasse l’opposition binaire entre létal et non létal. Un rhéostat, c’est ce qui permet de moduler le courant électrique, de la même manière, une arme peut désormais blesser plus ou moins lourdement, offrant un gradation de la douleur à la blessure, et de la blessure à la mort. Selon la distance, la partie du corps qui est ciblée, le policier peut blesser légèrement, mutiler ou tuer. C’est ça, le maintien de l’ordre du XXIe siècle. Dans les rues de Nantes, depuis le début du mouvement contre la loi travail, il y a énormément de blessures aux jambes. Quand la police veut faire mal, elle vise la tête. Les grenades lacrymogènes ont aussi cette modulation possible, dosage plus ou moins concentré et agressif, de la gêne à la suffocation. Le lanceur de grenades lacrymogènes, le Cougar, est doté d’une crosse courbée qui est conçue pour empêcher les tirs tendus. Les policiers l’utilisent en retournant l’arme, crosse vers le haut, pour pouvoir justement réaliser des tirs tendus…

Est-ce que vous ne pensez pas que la lecture de cet ouvrage pourrait paraître démoralisante, jusqu’à décourager d’aller manifester…

Justement, j’ai essayé d’éviter le fatalisme en montrant qu’il y a des pistes pour résister. Bloquer les usines d’armement, comme ça s’est fait à Pont-de-Buis, en novembre 2015. Les rencontres entre blessés par la police donnent de la force. Même s’il est très réprimé, le mouvement actuel montre que les jeunes n’ont pas peur. Le LBD, c’est fait pour faire peur, atomiser. On voit que ça ne marche pas du tout.

Propos recueillis par Nicolas de La Casinière


Source Reporterre 18/05/2016

L’arme à L’oeil. Violences D’Etat Et Militarisation De La Police
Pierre Douillard-Lefevre

484.ac6a6d50Automne 2014, un manifestant est tué par une grenade lancée par un gendarme à Sivens. L’armement de la police fait, pour la première fois, la une de l’actualité. Loin de susciter de réactions à la hauteur, ce drame est l’occasion pour le pouvoir de renforcer ses stratégies de maintien de l’ordre en faisant interdire et réprimer implacablement les mobilisations qui suivent. La mort de Rémi Fraisse n’est ni une « bavure », ni un accident. Elle est le produit d’une logique structurelle, qui s’inscrit dans un processus d’impunité généralisée et de militarisation de la police en germe depuis deux décennies.

Sur fond d’hégémonie culturelle des idées sécuritaires, la police française se dote de nouvelles armes  sous l’impulsion des gouvernements successifs : taser, grenades, flashballs, LBD. On tire à nouveau sur la foule. D’abord expérimentées dans les quartiers périphériques, puis contre les mobilisations incontrôlables, les armes de la police s’imposent aujourd’hui potentiellement contre tous. « En blesser un pour en terroriser mille », telle est la doctrine des armes de la police.

Cet essai passe en revue l’armement de la police pour comprendre ce que les armes disent de notre temps, quelles sont les logiques politiques qu’elles suggèrent, au-delà des spécificités françaises d’un maintien de l’ordre présenté comme irréprochable.

Editions Le Bord de l’eau 8,80 €

Voir aussi : Actualité France, Rubrique Livre, Essais, rubrique Politique, Affaires, rubrique Société, Citoyenneté, « Quelque chose de – vraiment – pourri dans le royaume de France »,

Dans les « bibliothèques clandestines » du Net

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Corne d’abondance pour les uns, cauchemar pour les autres, ces sites peuvent contenir jusqu’à un million de textes piratés.

Ces sites sont discrets. Pour y accéder il faut connaître leur nom car ils n’apparaissent pas dans les résultats de recherche. Les adresses s’échangent entre amis, collègues et passionnés.

En anglais, on les appelle joliment des « bibliothèques de l’ombre », des « shadow libraries ». Corne d’abondance pour certains, cauchemar des ayants droit, ce sont des sites web où l’on trouve des milliers et des milliers de livres numériques sous toutes leurs formes – des PDF, des ebooks, des epubs.

Les pirates lambdas

Illégal, le téléchargement de contenus protégés par le droit d’auteur est malgré tout entré dans nos vies numériques quotidiennes.

Dans celles de Paul et Sergio par exemple. Deux hommes gentils, globalement respectueux des lois. Sauf du droit d’auteur. Paul, prof d’allemand en prépa à Toulouse, explique  :

« Je pirate pour le travail, parce que j’ai souvent besoin de comparer des versions allemandes et françaises du même texte. Les textes sont difficiles à trouver et ils coûtent cher. »

Sergio, thésard en lettres, dit pirater régulièrement sur Sci-Hub :

« C’est surtout pour des bouquins universitaires, souvent vraiment trop cher ou carrément indisponibles pour achat, et difficilement consultables dans des bibliothèques. Et je n’aime pas aller en bibliothèque et n’en ai pas toujours l’occasion. »

Et donc il cherche dans les bibliothèques clandestines du Web.

« Sur Sci-Hub ou Bookfi, par exemple. Eux changent souvent d’adresse, mais on peut les trouver en faisant des recherches sur Google. »

Ces deux sites sont déjà assez connus. Pour ne pas attirer d’ennuis aux autres initiatives évoquées dans cet article ainsi qu’aux personnes qui ont bien voulu témoigner, nous avons pris la décision de changer certains noms.

Les débuts russes

Si Paul et Sergio peuvent trouver autant de merveilles à lire, c’est en partie grâce aux Russes. Dans les années 1990, les universitaires et chercheurs, échaudés par les décennies de censure soviétique mais aussi rompus aux pratiques du marché noir des livres et à l’auto-publication clandestine avec les samizdats, universitaires et chercheurs ont mis en ligne des articles et des textes, sur des réseaux privés.

Lib.ru, créé en 1994, et toujours visible en ligne, est l’un des sites alors les plus connus. Mais il est maintenu par une seule personne, un Russe appelé Maxim Moshkov.

Mais la centralisation rend les sites vulnérables  : si la personne qui maintient le site se lasse, ou que son serveur est attaqué, c’est tout le site qui disparaît.

Gigapédia, modèle décentralisé

Les bibliothèques en ligne de la génération suivante passent donc à un modèle plus souple, décentralisé. Gigapédia, qui est vers 2009-2010 la plus grande de ces bibliothèques pirates et la plus fréquentée, est ainsi maintenue par des Irlandais, sur des domaines enregistrés en Italie et dans le pays insulaire de Niue et des serveurs en Allemagne et en Ukraine.

Pour donner une idée de son activité, Gigapedia aurait à son apogée accueilli plus de 400 000 livres et, selon un rapport de l’association américaine des éditeurs, International Publishers Association (IPA), gagné « environ 8 millions d’euros de revenus, provenant de la publicité, des dons et des comptes premium ».

Mais le site est victime de son succès. L’IPA l’attaque, et les administrateurs du site sont identifiés grâce à des factures PayPal. Le site est fermé, réjouissant les éditeurs et laissant dans son sillage des internautes au cœur brisé. Lawrence Liang, chercheur chinois installé en Inde, se souvient de la « peine collective » :

« Library.nu, initialement Gigapedia, avait soudain réalisé le rêve de la bibliothèque universelle. Quand la bibliothèque a fermé, en février 2012, elle comptait près d’un million de livres et près d’un demi-million d’utilisateurs actifs. La fermeture du site a bouleversé des bibliophiles du monde entier.

Ce que fut pour le monde l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, on peut se le figurer en voyant la peine collective que représenta la fermeture de library.nu. »

Les bibliothèques pirates ont tiré des leçons de la chute de leurs prédécesseurs : elles évitent la publicité (les gens qui m’en parlent les nomment d’ailleurs par des périphrases « le site russe », « un site argentin ») et, surtout, essaient au maximum de décentraliser leur architecture.

« Aleph » : 1,2 million de documents

« Aleph », (pseudonyme choisi par des chercheurs qui l’étudient), est aujourd’hui l’une des plus importantes de ces bibliothèques clandestines. Selon des chercheurs américains, le site et ses miroirs reçoivent près d’un million de visiteurs uniques par jour. Et son budget annuel est d’environ… 1 900 dollars.

« Aleph » est complètement décentralisée. N’importe qui peut non seulement télécharger les livres mais aussi la base de données du site ainsi que le code de son serveur. Ce qui signifie que n’importe qui peut créer des « sites miroir » un peu partout sur le Web, et que le site devient donc extrêmement difficile à supprimer de la Toile, selon le principe de l’hydre.

Le chercheur Balázs Bodó, de l’université d’Amsterdam, qui a étudié « Aleph » pendant deux ans, estime qu’il s’y trouvait en 2014 environ 1,2 million de documents et que les gens y mettaient en ligne environ 20 000 documents par mois.

Il fait deux observations sur les contenus qu’on trouve sur le site :

  • Les deux tiers des contenus disponibles sur «  Aleph  » sont introuvables sur Kindle et Amazon. Ce qui signifie que ce sont des ouvrages impossibles, ou du moins très difficiles, à trouver légalement.
  • Les contenus les plus piratés sont  : de la grammaire anglaise, de la linguistique, de la philosophie et des mathématiques. Les contenus les moins piratés sont des titres de fiction anglo-saxonnes.

En d’autres termes, les gens qui utilisent « Aleph » viennent chercher du savoir et pas du divertissement. Comme le soulignent les chercheurs qui travaillent sur la question, l’idée d’avoir « des divertissements gratuits » n’est pas le cœur de la motivation des pirates.

« Inégalités d’accès au savoir »

Beaucoup considèrent les bibliothèques clandestines comme un élément essentiel pour redresser les inégalités d’accès au savoir entre pays du Nord et du Sud.

« Quand j’étais étudiante à l’université du Kazakhstan, je n’avais accès à aucun article de recherche. J’avais besoin de ces articles pour mon projet de recherche. Un paiement de 32 dollars est tout simplement délirant quand vous avez besoin de survoler ou lire des dizaines ou des centaines de ces articles pour votre recherche.

J’ai obtenu ces articles en les piratant. Plus tard, j’ai découvert qu’il y avait de très nombreux chercheurs (non pas des étudiants, mais des chercheurs universitaires) exactement comme moi, spécialement dans les pays en développement. »

La Kazakhe Alexandra Elbakyan explique ainsi à un juge américain pourquoi elle a fini par créer Sci-Hub, l’une des plus grandes bibliothèques clandestines du monde – plébiscitée par les étudiants et chercheurs et honnie par les éditeurs.

 

Beaucoup considèrent que les bibliothèques clandestines sont des éléments essentiels pour lutter contre les inégalités d’accès au savoir dans les pays en voie de développement, où les bibliothèques sont souvent rares, mal dotées et les textes récents longtemps indisponibles.

Pour eux les bibliothèques pirates sont essentielles, comme l’expliquait ce commentateur sur le site spécialisé

 

TorrentFreak, à la disparition de Gigapédia :

« J’habite en Macédoine (dans les Balkans), un pays où le salaire moyen tourne autour de 200 euros, et je suis étudiant, en Master d’Infocom. […] Là d’où je viens, la bibliothèque publique il ne faut même pas y penser. […] Nos bibliothèques sont tellement pauvres, on y trouve surtout des éditions qui ont 30 ans ou plus et qui ne parlent jamais de la communication ou d’autres champs scientifiques contemporains.

Mes profs ne font pas mystère d’utiliser des sites comme library.nu […] Pour un pays comme la Macédoine et pour la région des Balkans en général, C’EST UNE VERITABLE APOCALYPSE. J’ai vraiment l’impression qu’on est à deux doigts du Moyen-Age aujourd’hui. »

 

Sci-Hub, attaqué par les éditeurs, a rouvert et existe toujours. Sa fondatrice affirme qu’elle n’a jamais reçu de plainte des auteurs ou des chercheurs – seulement de l’éditeur Elsevier. Le site contourne d’ailleurs les protections installés par les éditeurs grâce à des mots de passe donnés par des chercheurs.

 

Le libre accès aux connaissances

Certains voient donc ces bibliothèques comme le fer de lance d’un mouvement plus large contre la privatisation du savoir et pour le libre accès aux connaissances.

Dans cette optique, le piratage devient de la « désobéissance civile » contre « la confiscation criminelle de la culture publique », comme l’écrivait le jeune Américain Aaron Swartz dans son « Manifeste de la guérilla pour le libre accès » :

 

« Nous avons besoin de récolter l’information où qu’elle soit stockée, d’en faire des copies et de la partager avec le monde. Nous devons nous emparer du domaine public et l’ajouter aux archives. Nous devons acheter des bases de données secrètes et les mettre sur le Web. Nous devons télécharger des revues scientifiques et les poster sur des réseaux de partage de fichiers. Nous devons mener le combat de la guérilla pour le libre accès. »

 

Peu de temps après, Swartz devenait une figure de martyr du libre accès aux connaissance : poursuivi en 2011 par le FBI pour avoir téléchargé des milliers d’articles universitaires protégés sur la base JSTOR et accusé d’avoir voulu les diffuser, il s’est suicidé avant le début de son procès.

 

 

Pas un vol, une libération ?

Mais l’idée d’un droit des lecteurs, d’un droit à la connaissance où le « piratage » est une réaction légitime face aux appropriations du savoir, est restée. Le « vol » devient alors de la « libération de contenus ».

En France, le collectif SavoirsCom1, qui milite depuis longtemps pour les « communs de la connaissance », estime que :

 

« La notion de vol n’a pas de sens concernant des objets immatériels, comme les articles scientifiques, qui constituent des biens non-rivaux pouvant être copiés et diffusés sans coût. »

 

Ils rappellent que les risques de la contrefaçon sont « disproportionnés » : trois ans de prison et 300 000 euros d’amende, soit autant qu’un homicide involontaire – et soulignent que l’accès libre aux résultats de la recherche bénéficie à tout le monde, pas seulement aux chercheurs :

« Les abonnements aux bases de données d’articles ont le gros défaut d’exclure les simples citoyens de l’accès aux résultats de la recherche. Or avec le développement de la science citoyenne, c’est devenu aussi un véritable enjeu. »

Les conservateurs amoureux

 

Mais certains « pirates » sont tout simplement des amoureux. Il suffit de lire les commentaires postés sur les sites, pour s’en apercevoir. Ainsi, sur un site américain, on peut tomber sur des échanges émerveillés, où des internautes remercient quelqu’un qui vient de mettre en ligne des éditions rares, allant de la philosophie antique à la poésie moderne. L’un d’eux s’exclame :

 

« C’est comme passer une petite porte et se retrouver devant un immense paysage, avec des montagnes, des rivières et même des villes scintillant dans le lointain. Je pourrais passer le restant de mes jours à contempler ces merveilles (…) La seule réponse appropriée semble être le silence velouté de Dieu. Merci. »

 

Car c’est une des dernières fonctions de ces bibliothèques : elles servent aussi à héberger des textes rares, difficilement trouvables ailleurs, qui disparaissent des rayons des librairies et des bibliothèques. C’est pourquoi certains chercheurs considèrent « le piratage de livre comme une forme de préservation des livres en pair à pair ».

 

 

« Pirate honteux »

Mais beaucoup d’autres piratent avec moins de lyrisme ou de détermination idéologique, un peu gênés aux entournures.

Ainsi Paul, le prof de Toulouse, se dit

 

« pirate honteux ». Depuis que son site de prédilection (argentin) a fermé, il s’est, en partie, tourné vers l’offre légale des éditeurs, qui permettent souvent de consulter les premiers chapitres sur leurs sites. Tout en continuant de pirater.

« Je me donne bonne conscience en me disant que je fais ça pour mon métier. Mais dans l’Education nationale, il y a une vraie hypocrisie concernant le droit d’auteur. On est très incités à utiliser les TIC et on finit toujours par utiliser des matériaux protégés. »

 

Sergio aussi évoque le piratage comme une solution provisoire en l’absence d’offre légale intéressante.

 

« Je me demande pourquoi il n’y a pas une sorte de flatrate pour tous les bouquins du monde online (comme Apple music pour la musique) – Je serais le premier à remplacer mon abonnement BNF par une somme fixe payée pour l’accès intégral online, ou à payer des sommes plus petites pour l’accès ponctuel à des livres spécifiques. »

 

Selon l’économiste Françoise Benhamou, le piratage est un phénomène qui existe dans les zones d’entre-deux, quand l’offre légale n’est pas encore suffisamment développée ou suffisamment intéressante pour que les gens se tournent réellement vers elle.

 

Les « bibliothèques de l’ombre » sont peut-être alors un phénomène transitoire, marqueur d’une époque où l’industrie culturelle n’a pas encore trouvé le bon modèle pour s’adapter à l’évolution radicale du monde du partage des connaissances et des œuvres.

 

Comme le dit Balázs Bodó :

 

« Ces bibliothèques clandestines ne sont pas près de disparaître. Elles sont inévitables, elles ont déjà un énorme impact un peu partout dans le monde, chez nous aussi. La seule question est  : sommes-nous prêts pour ce défi ou pas  ? »

 

Corne d’abondance pour les uns, cauchemar pour les autres, ces sites peuvent contenir jusqu’à un million de textes piratés.

 

Par Claire Richard

 

Source L’OBS 16/05/2016

 

Voir aussi : Actualité Internationale , Rubrique Education, rubrique Internet, rubrique Politique, Société civile, rubrique Société , Justice, Citoyenneté,

Elisabeth Roudinesco: « Il y a un désir inconscient de fascisme dans ce pays »

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L’historienne et psychanalyste s’exprime sur la situation politique française et sur la vie intellectuelle de notre pays, passée en trente ans des maîtres-penseurs aux essayistes ultradroitiers.

Elisabeth Roudinesco. Je crois que l’échec du communisme réel a joué un rôle décisif dans cette affaire. Dans le débat d’idées, on a entamé alors une grande révision de l’histoire de la Révolution française. François Furet nous avait expliqué que 1917 était déjà dans 1793, et que 1793 était déjà dans 1789. Mais avec les «nouveaux philosophes», on a commencé à nous dire que le goulag était déjà dans Marx. Certes, ils étaient beaux, brillants, par ailleurs très différents les uns des autres, certains sérieux, d’autres pas du tout. Mais enfin, il y avait cette thèse qui leur était commune, qu’a fort bien dénoncée Pierre Vidal-Naquet, et qui reposait sur l’illusion rétrospective et l’anachronisme: le goulag est déjà dans Marx, voire dans Hegel ! Or il n’y a pas de goulag dans Marx.

A partir de ce moment-là, on s’est mis à rejeter l’idéal révolutionnaire qui avait été porté pendant la seconde moitié du XXe siècle autant par Sartre que par des philosophes comme Foucault, qui était pourtant anticommuniste. Les médias se sont mis à émettre un doute sur la totalité des rébellions possibles puis à rejeter tout un savoir qui avait nourri ma génération. J’avais été l’élève de Deleuze, suivi les cours de Foucault et de Barthes, j’admirais profondément Lévi-Strauss. La position de la «nouvelle philosophie», c’était l’opinion contre le savoir, déjà. C’était bien visible dès ce moment-là.

Et aujourd’hui, donc, nous récoltons les fruits de ce travail de destruction ?

A partir du moment où, en quelque sorte, la Révolution française devient l’équivalent du totalitarisme, la révolution russe étant, elle, pire encore que le nazisme, alors c’est une cacophonie qui s’installe, on ne sait plus de quoi on parle. Tout cela s’est instauré tranquillement, escorté par le triomphe du libéralisme économique, des idées toutes faites, et nous avons assisté à la grande inversion de tout. Chacun s’est mis à brandir des slogans : «Sartre s’est trompé entièrement» ! Chacun s’est mis à expliquer que tout ce qui avait porté l’idéal progressiste des masses populaires était à bannir.

Or, moi, à l’époque, j’étais capable de lire Aron autant que Sartre, de penser qu’Aron avait raison à propos de Machiavel, et en même temps que Sartre avait raison d’être ce qu’il était. La pensée complexe s’est littéralement effondrée. Et, aujourd’hui, on atteint littéralement des records.

Les plus grands penseurs post-sartriens se voient insultés tous les jours. Regardez la façon dont un Zemmour attaque Foucault dans ses best-sellers, sans parler de Derrida, présenté comme un obscurantiste. Le signifiant «goulag» est partout: en 2005, dans «le Livre noir de la psychanalyse», Freud a été accusé d’avoir orchestré un goulag clinique sous prétexte qu’il n’avait pas guéri ses patients.

Tout ça est apparu depuis les années 1980, avec le risque d’une droitisation radicale de la France. Et cela parce que dans notre pays jacobin, si l’on tue l’espoir du peuple, il part vers l’extrême droite. Il faut le savoir : nous avons des démons, en France. Nous avons eu l’affaire Dreyfus, nous avons eu depuis Drumont un antisémitisme virulent, mais on a aussi l’antithèse de cela, un élan d’émancipation : Valmy ou Vichy. Je crains qu’on ne soit entré dans une période qui n’est rien d’autre que le retour des idées de l’extrême droite.

Vous pensez ainsi que nous pourrions n’être qu’au début d’un processus historique puissamment réactionnaire ?

C’est possible. Intellectuellement, je pense toutefois que tous ces polémistes réactionnaires sont déjà battus. Leurs livres n’ont aucune reconnaissance académique, ni en France ni à l’étranger. Zemmour, Onfray, Finkielkraut existent plus par leur personne et leurs opinions que par leurs travaux. C’est pour ça qu’ils sont furieux du succès de Badiou dans les universités américaines.

Mais au lieu de se mettre en colère, il faut comprendre la raison pour laquelle aujourd’hui Bruno Latour, Jacques Rancière, Tzvetan Todorov et bien d’autres sont les auteurs français vivants les plus traduits. Même chose pour la psychanalyse : les travaux d’histoire ou de critique de la culture, comme ceux de Fethi Benslama ou les miens, ont le vent en poupe, alors qu’en France, la pratique de la psychanalyse décline. Ses représentants sont, hélas, trop centrés sur le passé.

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Du reste, à l’étranger, personne ne comprend pourquoi la France connaît une telle paralysie intellectuelle. Vous qui avez été proche de Lacan et de Derrida, qu’est-ce que ça vous fait de vivre au temps d’Eric Zemmour ?

Je trouve déplorable une telle apologie de la France de Vichy. Je suis fille de résistants, j’ai un récit national qui m’accompagne depuis ma naissance, en septembre 1944. Mes parents étaient gaullistes, ma mère a travaillé avec des réseaux communistes. Je ne supporte pas que l’on mette sur le même plan la Résistance et la collaboration. Ni cette apologie des écrivains collaborationnistes à laquelle on assiste. Il est de bon ton désormais de trouver que Rebatet, c’était mieux qu’Aragon ! Eh bien non. Je considère, pour les avoir lus, que Rebatet, Brasillach et Drieu La Rochelle ne sont justement pas de grands écrivains.

Certes, on a le droit de tout publier, y compris «Mein Kampf». Mais la revalorisation de Vichy accompagnée de la haine du PCF qui, bien que stalinien, a été un grand parti de la Résistance, ça ce sont des choses que je ne peux pas accepter. Je ne tolère pas davantage qu’on commence à me demander si mon nom est roumain ou pas, si je suis juive ou pas. Oui, certainement, mais je ne veux pas être assignée à résidence. On assiste aujourd’hui à une hystérisation des identités. Ce n’est pas cette France-là que j’aime, ni celle qu’on aime dans le monde, mais celle qui est porteuse de notre singularité, la France des intellectuels universalistes, celle des droits de l’homme, de Diderot à Hugo. Là, nous bafouons notre propre tradition. C’est terrible à dire, mais je sens un désir inconscient de fascisme dans ce pays.

Notre pays a aussi dû affronter l’année dernière des attentats djihadistes sans précédent. Que pensez-vous de la réponse qui a été apportée à ce climat par le gouvernement socialiste actuel ? Cette espèce d’exhortation permanente à l’union nationale, cette demande faite par le président de la République de « pavoiser » de bleu-blanc-rouge les appartements particuliers, ou encore le fameux projet de loi avorté sur la déchéance de nationalité, tout cela était-il adapté ?

Je suis une patriote, «la Marseillaise» me fait vibrer. Si c’était de Gaulle ou même Mitterrand qui nous avaient exhortés à cela, nous aurions tous vibré, d’ailleurs. Et il est tout aussi vrai que, dans les périodes comme celles-là, nous devons dire clairement qui est l’ennemi principal, à savoir l’islamisme radical, qui est contraire à nos valeurs. Oui, nous sommes en guerre, d’autant que cet islamisme nourrit les thèses détestables du Front national.

Ce troisième monothéisme est théologico-politique, il veut instaurer le califat dans le monde entier. Mais raison de plus pour ne pas renoncer à nos principes fondateurs. Je n’ai pas du tout apprécié à cet égard le projet sur la déchéance de nationalité. On peut être très ferme sur la question de l’islamisme, sur celle du voile, comme c’est mon cas, et en même temps ne pas supporter cette façon pernicieuse de diviser la gauche. Toute volonté de liquider le socialisme et de recréer une social-démocratie sans contours est de toute façon un projet voué à l’échec. Je ne peux pas accepter davantage qu’un Premier ministre se mêle de savoir qui est un bon philosophe et qui ne l’est pas, s’il faut préférer BHL ou Onfray. Ou encore ce qu’il faut penser de Houellebecq et de Todd. Laissons les intellectuels débattre entre eux.

Il n’est pas davantage acceptable d’entretenir une confusion entre antisémitisme et antisionisme. Freud n’était pas pour la création d’un Etat des Juifs, il n’était pas pour le retour à une terre promise. Cela en fait-il un antisémite ? A l’inverse, des sionistes historiques comme Zeev Sternhell critiquent férocement le gouvernement israélien, et cela n’en fait ni des antisémites ni des antisionistes. Les concepts grossiers, les caricatures de la position adverse, tout cela détruit l’esprit public. Nous devons combattre les antisémites et non pas tourner autour du pot avec des mots fourre-tout.

De la même façon, le terme «islamophobie» vous semble particulièrement inapproprié aux différentes luttes à mener aujourd’hui.

Il est source d’extrêmes confusions. Cela a été une erreur monumentale de l’extrême gauche de le mettre ainsi en avant. La seule chose contre laquelle on doive lutter, c’est le racisme antiarabe. Quant au reste, dans les pays laïques occidentaux, on a le droit d’insulter Dieu et d’être absolument intransigeant sur la question de la liberté d’expression.

Je respecte Emmanuel Todd pour la valeur de ses analyses, mais je ne suis pas d’accord avec sa présentation de l’islam comme religion des faibles qui devrait être protégée. Il faut défendre notre modèle laïque. On nous vante tous les jours le modèle anglais qui a de grandes qualités. Pourtant, à Londres, on croise dans la rue des petites filles avec des niqabs. L’ultralibéralisme, c’est aussi ça : chacun dans sa communauté. Ce n’est pas la France dont nous voulons, et nous devons lutter pour que ce communautarisme-là ne s’impose pas.

Un haut gradé français disait récemment de façon assez mélancolique : cette guerre contre Daech, nous allons la gagner, et cependant nous n’aurons pas la paix. Que pensez-vous des réponses actuelles que notre pays apporte au terrorisme ?

Je suis surtout frappée quand je vois des responsables publics se présenter au 20-heures devant les Français pour dire : il va y avoir d’autres attentats, surtout restez chez vous, on vous protège. Je crois que là, ce qui s’imposerait, plutôt que des cellules psychologiques et des anxiolytiques, c’est un discours churchillien : sortez, prenez des risques, nous sommes en guerre, oui, mais nous allons nous mobiliser, tous ensemble, contre cette forme d’atteinte à nos idéaux. C’est là où l’on voit resurgir une forme d’inconscient français issu de Vichy. Nous avons collaboré pour ne pas avoir la guerre. Résultat, nous avons eu le déshonneur et la guerre. La leçon à tirer de ces errances, c’est qu’il ne faut pas faire peur aux gens mais plutôt les pousser à adopter un esprit de résistance. J’aime décidément mieux qu’on dise «debout» que «couché». «La Marseillaise», c’est debout que ça se chante.

Certains signaux, comme Nuit debout justement, montrent que des forces contraires à l’ultradroite intellectuelle que vous dénonciez tout à l’heure sont aujourd’hui à l’œuvre en France. Quels sentiments vous inspire ce mouvement ?

Nuit debout, c’est le spectre de la révolution qui vient hanter les nuits de ce capitalisme financier arrogant et mondialisé, en crise depuis 2008, et qui crée de nouveaux misérables, version Victor Hugo. Le choix de ce lieu [la place de la République, NDLR] n’est pas anodin. C’est celui des tourmentes révolutionnaires parisiennes (dont les dates sont inscrites au pied de la statue). Mais c’est aussi là que se sont réunis, le 11 janvier 2015, des millions de gens qui, comme moi, venaient soutenir «Charlie» contre l’obscurantisme religieux. Lieu de recueillement, de révolte joyeuse et d’imprévisibilité : c’est l’abolition des tranquillisants au profit de l’insomnie. Nuit debout, c’est le signe avant-coureur de quelque chose qui se prépare et qui n’a pas fini de venir déranger les nuits tranquilles de l’ordre établi. Quels que soient les débordements, j’y vois en soi un signe positif.

J’ai notamment trouvé magnifique ce soir où des musiciens ont joué le quatrième mouvement de la «Symphonie du Nouveau Monde» de Dvorak. La nuit, c’est à la fois le rêve d’un monde meilleur et le retour du refoulé: le cauchemar de ceux qui croyaient avoir enterré définitivement 1789 et Mai-68. C’est enfin la meilleure réponse à une récente couverture du «Figaro Magazine» où l’on nous présente la même cohorte de polémistes (Zemmour, Finkielkraut, Houellebecq) qui, sous la houlette de Michel Onfray, seraient les seuls à s’engager courageusement contre l’islamisme meurtrier. Eh bien non ! On peut défendre fermement la laïcité républicaine et tout autant l’idée de révolution. Entre les deux, il n’y a pas à choisir.

Propos recueillis par Aude Lancelin

Elisabeth Roudinesco est historienne de la psychanalyse, et chercheur associée au département d’histoire de l’université Paris-VII. Dernier ouvrage paru : «Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre» (Seuil, 2014), prix Décembre et prix des Prix. A signaler, la rééditionen «Points poche» de son «Retour sur la question juive» (Albin Michel, 2009), avec une postface inédite.

Source  : L’Obs 28/04/2016

Voir aussi : Rubrique Philosophie, rubrique Politique, G Agamben : De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité , Nuit debout, Indignés, Occupy : « Les débouchés politiques ne sont pas immédiats », Manuel Valls contre les intellectuels,rubrique Science, Science politique, Stopper la montée de l’insignifiance, par Cornelius Castoriadis,

Entretien Bernard Lahire. Quand les sociologues sont jugés responsables de l’état du réel

Bernard Lahire « Le problème n’est pas de préserver un mode de vie français figé » Photo EdItIons La Découverte

 

Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon était l’invité de la Librairie Sauramps hier à Montpellier. Il a évoqué son dernier essai : « Pour la sociolo- gie » qui porte réponse au procès fait aux sciences sociales qu’a relayé Manuel Valls.

 

La mise en évidence des inégalités économiques, scolaires et culturelles sont des réalités qui fâchent. Suffisamment, pour intenter un procès aux sciences sociales et à la sociologie en particulier. Dans votre dernier ouvrage : Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse, vous revenez sur les fondamentaux. D’où part votre motivation ?

Le point de départ est lié à l’ouvrage Malaise dans l’inculture, paru en 2015. Son auteur, Philippe Val, ancien directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, puis directeur de France Inter, s’en prend au « sociologisme » mais l’on se rend compte à la lecture, que c’est bien contre la sociologie et ses adeptes dans le monde des sciences sociales qu’il part en guerre, enl es accusant tout à la fois de justifier ou d’excuser la délinquance, les troubles à  l’ordre public, le terrorisme… Dans un mélange de méconnaissance et de résistance, ces motivations reposent sur une vision conformiste et libérale assez classique de l’individu selon laquelle celui-ci œuvre dans son propre intérêt, et la somme de ces actions concoure à l’intérêt général.

Votre ouvrage se veut très accessible.

Habituellement, j’écris des livres plutôt savants. Pour la circonstance, j’ai ressenti le besoin d’écrire de manière accessible. J’ai essayé de faire de la pédagogie pour expliquer en quoi consiste le travail des sciences sociales et tout particulièrement de la sociologie qui prend en compte les dimensions relationnelles. On ne pense pas un individu indépendamment des relations avec l’ensemble des éléments composant le tout dans lequel il s’inscrit. De même, nos actions sont liées au groupe, elles n’en sont pas isolées.

A propos de l’analyse relationnelle, vous citez Marx. Lorsqu’il défend que les détenteurs des moyens de production s’approprient la richesse produite par les ouvriers, il démontre aussi que les riches n’existent pas indépendamment des pauvres. Cette charge des détenteurs de privilèges ou de pouvoirs ne cherche t-elle pas à réfuter l’analyse des structures en terme de classes sociales dans une société de plus en plus inégalitaire ? Quelles sont les autres interdépendances qui se font jour ?

On voit bien que la question des différences de classes est quelque chose qui les entête beaucoup. Mais l’interdépendance n’existe pas qu’entre les riches et les pauvres. Elle existe entre les hommes et les femmes, les parents et les enfants… Il est difficile de penser un « eux » indépendamment d’un « nous » parce qu’il se trouve que ce «eux» est en lien avec nous.

Cette interdépendance vaut au sein d’une société donnée, et il en va de même au sein des différentes nations qui coexistent sur terre. Le problème n’est pas, de préserver un mode de vie français en le figeant dans certaines représentations. Il est international. Cette manière de penser de façon relationnelle la réalité sociale à des échelles très différentes, interroge la politique étrangère de la France, comme elle peut interroger la politique coloniale, des Belges ou des Européens. D’une manière comme une autre, cela met en cause des politiques parce que penser en terme de relations interdépendantes n’isole pas totalement un « ennemi » sans aucun lien avec nous. Le recul que permettent les sciences sociales permet de ne pas foncer bille en tête comme le fait notre premier ministre.

Après avoir déclaré en avoir assez « de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé », Manuel Valls a rétropédalé. Cela vous satisfait-il ?

Il est revenu de manière extrêmement confuse sur ses propos . Je les ai relevés pour prendre conscience de la confusion cérébrale du Premier ministre : « Bien sûr il faut chercher à comprendre » dit-il, à propos de la plongée dans la radicalisation djihadiste. « Ce qui ne veut pas dire chercher je ne sais quelle explication », ajoute-t-il. Je dois dire qu’il atteint là, un degré qui m’échappe.

Dans le contexte actuel caractérisé par une montée de la violence économique, sociale, psychologique, environnemental, ne mettez- vous pas le doigt sur la violence politique ?

Le virilisme politique est très présent avec des formules toujours plus dures, plus intransigeantes. Nous sommes en présence de personnes qui occupent le terrain, pour des raisons électoralistes et qui nous disent un peu : « N’ayez pas peur, papa est là.» C’est un rappel de l’autorité, mais est-ce efficace ? On ne voit pas très bien quel dispositif sécuritaire empêcherait quelqu’un de se faire sauter.

Quel regard portez-vous sur la sociologie de la radicalisation et des travaux comme ceux de Farhad Khosrokhavar ?

Je n’ai pas d’avis sur le travail de Farhad Khosrokhavar que je ne connais pas assez. Je me méfie du terme radicalisation. Il y a des jeunes qui se sont convertis en quinze jours. Je suis aussi distant avec des gens comme Michel Onfray qui vous dise : J’ai lu les textes du Coran, il y a un problème de violence. D’abord parce que la plupart des croyants ne lisent pas les textes, et que l’argument n’est pas solide. On trouve dans la Bible aussi des textes d’une extrême violence.

Les critiques portées ne résultent-elles pas d’une incompréhension, notamment dans la différence entre comprendre et juger ?

On prête des intentions aux sciences sociales qu’elles n’ont pas. Le scientifique étudie ce qui est et n’a pas à apprécier si ce qui est «bien»ou«mal». Il ne se préoccupe pas de savoir si les vérités qu’il découvre seront agréables ou déconcertantes.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse » Editions La Découverte 2016, 13,5 euros

Source : La Marseillaise 25/03/2016

Voir aussi : Rubrique Science, Sciences Humaines, rubrique LivreEssais, rubrique Société, rubrique Rencontre, rubrique Montpellier,

 

Alain Badiou : «La frustration d’un désir d’Occident ouvre un espace à l’instinct de mort»

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Le philosophe publie un ouvrage sur la tuerie du 13 Novembre, dont il impute la responsabilité à l’impossibilité de proposer une alternative au monde tel qu’il est. Il pointe notamment l’effondrement des idées progressistes, victimes d’une crise profonde de la pensée depuis l’échec du communisme.

Comment comprendre l’énigmatique pulsion de mort qui anime les jihadistes ? Des tueries de janvier à celles de novembre, chacun cherche les causes, sociales ou religieuses, de cette «radicalisation» qui, ici et ailleurs, cède à une violence inouïe. Pour le philosophe Alain Badiou, les attentats sont des meurtres de masse symptomatiques de notre époque, où règne sans limite le capitalisme mondialisé. Dans son dernier ouvrage, Notre mal vient de plus loin : penser la tuerie du 13 Novembre, qui sort le 11 janvier chez Fayard, il rappelle la nécessité d’offrir à la jeunesse mondiale, frustrée par un capitalisme qui ne tient pas ses promesses, une alternative idéologique.

Quelles différences voyez-vous ­entre les attentats de janvier et ceux de novembre ?

Dans les deux cas, on a le même contexte historique et géopolitique, la même provenance des tueurs, le même acharnement meurtrier et suicidaire, la même réponse, policière, nationaliste et vengeresse, de la part de l’Etat. Cependant, tant du côté du meurtre de masse que du côté de la réponse étatique, il y a des différences importantes. D’abord, en janvier, les meurtres sont ciblés, les victimes choisies : les blasphémateurs de Charlie Hebdo, les juifs et les policiers. Le caractère idéologique, religieux et antisémite des meurtres est évident. D’autre part, la réponse prend la forme d’un vaste déploiement de masse, voulant symboliser l’unité de la nation derrière son gouvernement et ses alliés internationaux autour d’un mot d’ordre lui-même idéologique, à savoir «nous sommes tous Charlie». On se réclame d’un point précis : la liberté laïque, le droit au blasphème.

En novembre, le meurtre est indistinct, très évidemment nihiliste : on tire dans le tas. Et la réponse n’inclut pas de déploiement populaire, son mot d’ordre est cocardier et brutal : «guerre aux barbares». L’idéologie est réduite à sa portion congrue et abstraite, du genre «nos valeurs». Le réel, c’est le durcissement extrême de la mobilisation policière, avec un arsenal de lois et de décrets scélérats et liberticides, totalement inutiles, et visant rien de moins qu’à rendre éternel l’Etat d’urgence. De là résulte qu’une intervention rationnelle et détaillée est encore plus urgente et nécessaire. Il faut convaincre l’opinion qu’elle ne doit se retrouver, ni bien entendu dans la férocité nihiliste des assassins mais ni non plus dans les coups de clairons policiers de l’Etat.

Vous analysez le 13 Novembre comme un «mal» dont la cause serait l’échec historique du communisme. Pourquoi ? C’est une grille de lecture qui paraît nostalgique et dépassée…

J’ai essayé de proposer un protocole d’explication aussi clair que possible, en partant des structures de ­notre monde : l’affaiblissement des Etats face à l’oligarchie privée, le désir d’Occident, et l’expansion du capitalisme mondialisé, face auquel aucune alternative n’est proposée aujourd’hui. Je n’ai aucune nostalgie passéiste. Je n’ai jamais été communiste, au sens électoral du mot. J’appelle «communisme» la possibilité de proposer à la jeunesse planétaire autre chose que le mauvais choix entre une inclusion résignée dans le dispositif consommateur existant et des échappées nihilistes sauvages. Il ne s’agit pas de ma part d’un entêtement, ni même d’une tradition. J’affirme seulement que tant qu’il n’y aura pas un cadre stratégique quelconque, un dispositif politique permettant notamment à la jeunesse de penser qu’autre chose est possible que le monde tel qu’il est, nous aurons des symptômes pathologiques tels que le 13 Novembre.

Donner toute la responsabilité à l’emprise tentaculaire du capitalisme mondialisé, n’est-ce pas ignorer la responsabilité de la pensée, des intellectuels qui voulaient précisément promouvoir un autre modèle ?

A partir des années 80, un certain nombre d’intellectuels, qui sortaient déçus et amers, faute d’un succès immédiat, du gauchisme des années 60 et 70, se sont ralliés à l’ordre établi. Pour s’installer dans le monde, ils sont devenus des chantres de la sérénité occidentale. Evidemment, leur responsabilité est flagrante. Mais il faut aussi tenir compte du retard pris du côté d’une critique radicale de l’expansion ­capitaliste et des propositions alternatives qui doivent renouveler et renforcer l’hypothèse communiste. Cette faiblesse est venue de l’amplitude de la catastrophe. Il y a eu une sorte d’effondrement, non seulement des Etats socialistes, qui étaient depuis longtemps critiqués, mais aussi de la domination des idées progressistes et révolutionnaires dans l’intelligentsia, singulièrement en France depuis l’après-guerre. Cet effondrement indiquait une crise profonde, laquelle exigeait un renouvellement conceptuel et idéologique, notamment philosophique. Avec d’autres, je me suis engagé dans cette tâche, mais nous sommes encore loin du compte. Lénine disait des intellectuels qu’ils étaient la plaque sensible de l’histoire. L’histoire, entre le début des années 70 et le milieu des années 80, nous a imposé un renversement idéologique d’une violence extraordinaire, un triomphe presque sans précédent des idées réactionnaires de toutes sortes.

Dans le monde que vous décrivez, il y a l’affaiblissement des Etats. Pourquoi ne pourraient-ils pas être des acteurs de régulation face au capitalisme mondialisé ?

Nous constatons que les Etats, qui avaient déjà été qualifiés par Marx de fondés de pouvoir du capital, le sont aujourd’hui à une échelle que Marx lui-même n’avait pas prévue. L’imbrication des Etats dans le système hégémonique du capitalisme mondialisé est extrêmement puissante. Depuis des décennies, quels que soient les partis au pouvoir, quelles que soient les annonces du type «mon adversaire, c’est la finance», la même politique se poursuit. Et je pense qu’on a tort d’en accuser des individus particuliers. Il est plus rationnel de penser qu’il y a un enchaînement systémique extrêmement fort, un degré saisissant de détermination de la fonction étatique par l’oligarchie capitaliste. La récente affaire grecque en est un exemple frappant. On avait là un pays où il y avait eu des mouvements de masse, un renouvellement politique, où se créait une nouvelle organisation de gauche. Pourtant, quand Syriza est arrivé au pouvoir, cela n’a constitué aucune force capable de résister aux impératifs financiers, aux exigences des créanciers.

Comment expliquer ce décalage entre la volonté de changement et sa non-possibilité ?

Il y a eu une victoire objective des forces capitalistes hégémoniques, mais également une grande victoire subjective de la réaction sous toutes ses formes, qui a pratiquement fait disparaître l’idée qu’une autre organisation du monde économique et social était possible, à l’échelle de l’humanité tout entière. Les gens qui souhaitent «le changement» sont nombreux, mais je ne suis pas sûr qu’eux-mêmes soient convaincus, dans l’ordre de la pensée et de l’action réelles, qu’autre chose est possible. Nous devons encore ressusciter cette possibilité.

Jürgen Habermas parle de l’économie comme la théologie de ­notre temps. On a l’impression que cet appareil systémique est théologique. Mais comment expliquez-vous ce qui s’est passé en France ?

Je voudrais rappeler que la France n’a pas le monopole des attentats. Ces phénomènes ont à voir avec le cadre général dans lequel vivent les gens aujourd’hui, puisqu’ils se produisent un peu partout dans des conditions différentes. J’étais à Los Angeles quand a eu lieu en Californie, après l’événement français, un terrible meurtre de masse. Cela dit, au-delà des analyses objectives, il faut entrer dans la subjectivité des meurtriers, autant que faire se peut. Il y a à l’évidence chez ces jeunes assassins les effets d’un désir d’Occident opprimé ou impossible. Cette passion fondamentale, on la trouve un peu partout, et c’est la clé des choses : étant donné qu’un autre monde n’est pas possible, alors pourquoi n’avons-nous pas de place dans celui-ci ? Si on se représente qu’aucun autre monde n’est possible, il est intolérable de ne pas avoir de place dans celui-ci, une place conforme aux critères de ce monde : argent, confort, consommation… Cette frustration ouvre un espace à l’instinct de mort : la place qu’on désire est aussi celle qu’on va haïr puisqu’on ne peut pas l’avoir. C’est un ressort subjectif classique.

Au-delà du «désir d’Occident», la France semble marquée par son passé ­colonial…

Il y a en effet un inconscient colonial qui n’est pas liquidé. Le rapport au monde arabe a été structuré par une longue séquence d’administration directe et prolongée de tout le Maghreb. Comme cet inconscient n’est pas reconnu, mis au jour, il introduit des ambiguïtés, y compris dans l’opinion dite «de gauche». Il ne faut pas oublier que c’est un gouvernement socialiste qui, en 1956, a relancé la guerre d’Algérie, et un Premier ministre socialiste qui, au milieu des années 80, a dit, à propos de la population en provenance d’Afrique, que «Le Pen pos[ait] les vraies questions». Il y a une corruption historique de la gauche par le colonialisme qui est aussi importante que masquée. En outre, entre les années 50 et les années 80, le capital a eu un impérieux besoin de prolétaires venus en masse de l’Afrique ex-coloniale. Mais avec la désindustrialisation forcenée engagée dès la fin des années 70, le même capital ne propose rien ni aux vieux ouvriers ni à leurs enfants et petits-enfants, tout en menant de bruyantes campagnes contre leur existence dans notre pays. Tout cela est désastreux, et a aussi produit cette spécificité française dont nous nous passerions volontiers : l’intellectuel islamophobe.

Dans votre analyse, vous évacuez la question de la religion et de l’islam en particulier…

C’est une question de méthode. Si l’on considère que la religion est le point de départ de l’analyse, on ne s’en sort pas, on est pris dans le schéma aussi creux que réactionnaire de «la guerre des civilisations». Je propose des catégories politiques neutres, de portée universelle, qui peuvent s’appliquer à des situations différentes. La possible fascisation d’une partie de la jeunesse, qui se donne à la fois dans la gloriole absurde de l’assassinat pour des motifs «idéologiques» et dans le nihilisme suicidaire, se colore et se formalise dans l’islam à un moment donné, je ne le nie pas. Mais la religion comme telle ne produit pas ces comportements. Même s’ils ne sont que trop nombreux, ce ne sont jamais que de très rares exceptions, en particulier dans l’islam français qui est massivement ­conservateur. Il faut en venir à la question religieuse, à l’islam, uniquement quand on sait que les conditions subjectives de cette islamisation ultime ont été d’abord constituées dans la subjectivité des assassins. C’est pourquoi je propose de dire que c’est la fascisation qui islamise, et non l’islamisation qui fascise. Et contre la fascisation, ce qui fera force est une proposition communiste neuve, à laquelle puisse se rallier la jeunesse populaire, quelle que soit sa provenance.•

Robert Maggiori , Anastasia Vécrin

Source : Libération 11/01/2016