Géopolitique de l’Iran et de l’Irak

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Par Pierre RAZOUX, Pierre VERLUISE, le 17 novembre 2013

L’Iran n’accepte un compromis que dans trois cas : s’il est convaincu que c’est son intérêt, si les caisses de l’Etat sont vides et s’il est convaincu qu’il est sous la menace imminente d’une intervention militaire étrangère.

Pierre Razoux vient de publier « La guerre Iran Irak. Première guerre du Golfe 1980-1988 » chez Perrin. Il répond aux questions de Pierre Verluise pour éclairer à la fois l’actualité et cette page d’histoire méconnue.

P. Verluise : Que vous a appris votre recherche sur le mode de fonctionnement du pouvoir iranien ? Aujourd’hui, cette guerre marque-t-elle encore les représentations mentales, les comportements et le jeu diplomatique de l’Iran ?

Pierre Razoux : La guerre Iran-Irak (1980-1988) a tout autant marqué les représentations mentales des Iraniens et des Irakiens que la Première Guerre mondiale a frappé l’imaginaire collectif des Européens. Elle constitue la matrice de la donne géopolitique qui continue de prévaloir aujourd’hui dans le Golfe. Elle permet de comprendre comment fonctionne le régime iranien, qui, quoique l’on en dise, est totalement rationnel et comprend parfaitement les notions de dissuasion et de rapport de forces. Elle démontre aussi que le régime iranien n’hésite pas à frapper le premier et à pratiquer la guerre asymétrique (attentats, kidnapping) s’il estime que c’est son intérêt. Avant de s’engager dans un processus de confrontation directe ou indirecte avec le régime iranien, que ce soit en Syrie, au Liban, en Iran (en cas de frappes contre le programme nucléaire) ou ailleurs, l’expérience montre qu’il convient d’analyser très soigneusement la portée de ses actes. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas agir ; cela signifie simplement qu’il faut être conscient de toutes les répercussions qui risquent d’en découler et qu’il faut être prêt à y faire face avec des moyens adaptés.

L’étude de la guerre Iran-Irak, comme celle de la période qui a suivi, montre que l’Iran n’accepte un compromis que dans trois cas : s’il est convaincu que c’est son intérêt, si les caisses de l’Etat sont vides et s’il est convaincu qu’il est sous la menace imminente d’une intervention militaire étrangère. Le Guide Ali Khamenei n’a pas oublié l’épisode douloureux de la fin de la guerre, lorsque l’ayatollah Khomeiny ne s’était résolu à mettre un terme à sa croisade contre Saddam Hussein que lorsque les caisses de la République islamique étaient vides et que les Etats-Unis se préparaient à intervenir directement contre l’Iran. La marge de négociation du pouvoir iranien avait été alors nulle et l’économie iranienne avait mis dix ans à s’en relever. En novembre 2013, à Téhéran, chacun semble comprendre que le temps joue désormais contre l’Iran, que les sanctions économiques sont efficaces, tout comme les actions clandestines visant le programme nucléaire, et qu’il est urgent de sortir le pays de l’isolement et d’attirer massivement les capitaux étrangers pour mettre en valeur ses importantes réserves gazières et pétrolières. Les trois conditions sont donc réunies : le pouvoir est conscient qu’il a intérêt à négocier, que la fenêtre d’opportunité ne durera pas indéfiniment, que les caisses sont en train de se vider et que l’option militaire, même si elle paraît s’éloigner, reste toujours sur la table. Plusieurs experts reconnus de l’Iran font valoir qu’au crépuscule de sa vie, Ali Khamenei souhaiterait laisser sa trace dans l’histoire non pas comme celui qui aurait précipité l’asphyxie du peuple iranien, mais comme celui qui aurait permis la normalisation avec l’ennemi d’hier, fort de sa stature de résistant historique à l’oppression extérieure. Il ne s’agirait nullement d’instituer des liens amicaux avec Washington, mais seulement des liens fonctionnels qui permettraient de rétablir les relations diplomatiques, de lever les sanctions économiques, de stopper les actions clandestines, d’obtenir des garanties de sécurité (notamment pour la communauté chiite au Liban) et d’attirer les capitaux étrangers. Bien sûr, une telle normalisation impliquerait un grand marchandage portant notamment sur la mise sous contrôle international du programme nucléaire iranien. Pour les mollahs les plus réalistes du régime, l’adversaire, ce n’est plus les Etats-Unis, ni même Israël, mais plutôt l’Arabie saoudite.

P. V : En quoi la guerre Iran-Irak a-t-elle brouillé les cartes géopolitiques ?

P. R : Le déclenchement de la guerre en septembre 1980 surprend et inquiète considérablement la plupart des acteurs du jeu moyen-oriental à l’exception d’Israël qui est ravi de voir deux de ses adversaires potentiels s’entredéchirer, et la Chine pas mécontente de constater la gêne de l’URSS et des Etats-Unis d’Amérique. Ce conflit n’a en effet rien à voir avec l’affrontement Est-Ouest. Il n’a rien à voir non plus avec la guerre israélo-arabe, qui aurait permis aux Arabes de s’unir derrière une même bannière. Il n’a rien de commun avec les conflits de décolonisation, puisque les régimes irakien et iranien se revendiquent tous deux comme anticolonialistes, nationalistes et tiers-mondistes. Il oppose enfin deux nations musulmanes. Difficile donc pour les dirigeants arabes de définir une ligne idéologique qui permettrait de guider un choix d’autant plus délicat que le monde arabe est profondément divisé par plusieurs lignes de fracture : monarchies « conservatrices » contre républiques « progressistes » ; régimes laïques contre régimes islamiques ; Etats pro-occidentaux contre états prosoviétiques ; Etats acceptant de discuter avec Israël contre ceux appartenant au Front du refus ; Etats rentiers contre pays pauvres. Face à cette guerre qui transcende ces lignes de fracture, les dirigeants arabes, tout comme leurs homologues occidentaux, se positionnent donc en fonction de leurs intérêts et de la nature de leurs relations bilatérales avec Bagdad ou Téhéran. Les dirigeants arabes se positionnent également en fonction de leurs rivalités, car plusieurs d’entre eux ambitionnent d’imposer leur leadership sur l’espace arabophone. Tous sont cependant d’accord sur un point : tout doit être mis en œuvre pour éviter que ce conflit ne se transforme en une guerre régionale susceptible de dégénérer en un affrontement militaire entre Américains et Soviétiques, dont les Arabes feraient impitoyablement les frais. Le pragmatisme l’emporte donc sur toutes considérations historiques, ethniques ou religieuses. Les Américains ne soutiendront l’Irak qu’à partir de 1983. Contrairement à une idée reçue, ils n’ont absolument pas poussé Saddam Hussein au crime en l’encourageant à attaquer l’Iran. Je le démontre en détail dans mon ouvrage. Quant aux Soviétiques, ils ne cesseront de changer leur fusil d’épaule, courtisant et soutenant tour à tour l’Irak, l’Iran, puis de nouveau l’Irak avant de se tourner durablement vers l’Iran. Les Chinois prendront pour leur part systématiquement le contre-pied de la position soviétique !

P. V : Comment la France a-t-elle été concernée par cette guerre ?

P. R : Paris est le seul Etat européen à avoir pris fait et cause pour Bagdad dès le début des hostilités. Les autres se sont contentés d’une attitude à la fois neutre et prudente, ne serait-ce que pour préserver leurs intérêts économiques en Irak et en Iran.

A l’époque, l’Irak était perçu par les gouvernements français successifs comme un eldorado pour les industriels du pétrole, de l’armement, de l’agroalimentaire, mais aussi du BTP et du nucléaire. Pour la classe politique et les élites médiatiques françaises, le régime irakien « laïque » de Saddam Hussein constituait un bouclier commode face au prosélytisme révolutionnaire des mollahs iraniens, même s’ils ne se faisaient aucune illusion sur son caractère autocratique. D’autant plus que plusieurs contentieux « lourds » opposaient alors la France à l’Iran : l’affaire EURODIF, l’affaire Naccache, la présence en France de l’ancien président Bani Sadr et de Mohammed Radjavi (le chef des Moudjahidin du Peuple), pour ne rien dire des ventes d’armes françaises à Bagdad (121 Mirage F-1, 56 hélicoptères de combat, 300 véhicules blindés, 80 canons automoteurs, du matériel antiaérien et antichar de dernière génération, des milliers de missiles et des millions d’obus et munitions diverses).

Le soutien de la France à l’Irak fut total jusqu’en 1983, tant que l’Irak était solvable et que les moyens de pression de l’Iran contre la France restaient très limités. Entre 1984 et 1987, ce soutien devient beaucoup plus modéré, car le régime irakien ne parvient plus à honorer ses dettes, mais aussi parce que l’Iran dispose alors de puissants leviers contre la France, à travers les otages français capturés à Beyrouth et les attentats commis en France et au Liban. Le gazage des Kurdes, au printemps 1988, sert de prétexte au gouvernement français pour prendre ses distances avec Bagdad, alors même qu’il vient de trouver une entente avec le régime iranien pour mettre un terme à la « guerre des ambassades » et normaliser ses relations avec Téhéran. Car entre temps, l’Iran a ouvert un nouveau front au Liban pour y affronter, par milices interposées, les Etats soutenant le plus l’Irak, dont la France. Ces tensions entre Paris et Téhéran culmineront à l’été 1987, lorsque le gouvernement français dépêchera un groupe aéronaval dans le Golfe, pour escorter les pétroliers français et faire pression sur le régime iranien.

Malgré les attentats (notamment celui du Drakkar, dont on vient de commémorer le 30e anniversaire) et les prises d’otages, certaines sociétés françaises n’hésitèrent pas à braver la ligne officielle du gouvernement pour alimenter les trafics en direction de l’Iran, se constituant par là même un trésor de guerre dans lequel certains partis politiques auraient pioché. C’est tout le sens de l’affaire Luchaire dévoilée dans les médias le 28 février 1986, quelques jours seulement avant les élections législatives qui amèneront le premier gouvernement de cohabitation en France. L’affaire prendra une tournure politique quand il apparaîtra qu’une partie des profits ainsi réalisés auraient alimenté une caisse noire gérée par d’anciens collaborateurs de Charles Hernu, très proches du parti socialiste. Mais il s’agit là de l’arbre qui cache la forêt, car d’autres sociétés ont fourni discrètement d’autres équipements à l’Iran. Je vous renvoie à mon ouvrage.

P. V : Puisque vous évoquez le gazage des Kurdes, que nous a appris la guerre Iran-Irak au sujet du positionnement des grands acteurs à propos des armes chimiques ?

P. R : Lorsqu’à l’été 1982, après dix-huit mois de guerre, l’Iran porte les hostilités en Irak, Saddam Hussein comprend qu’il lui faut une arme de destruction massive pour dissuader les Iraniens de poursuivre la guerre. Il lance donc un programme « d’armes spéciales » grâce à l’appui technique des Soviétiques et de plusieurs sociétés industrielles occidentales. Les premières armes chimiques « basiques » sont prêtes en 1983 et utilisées massivement en 1984. Dès lors, l’armée irakienne ne va plus cesser d’y recourir jusqu’à la fin de la guerre pour repousser chaque offensive majeure des Iraniens. Cette utilisation des armes chimiques contre des combattants n’entraîne aucune réprimande majeure de la part de la communauté internationale qui craint plus que tout de voir l’Iran l’emporter. Il faut se rappeler qu’à l’époque, nous étions en pleine guerre froide ; les armées de l’OTAN ne pouvaient pas stigmatiser l’arme chimique, sachant très bien qu’elles auraient probablement du l’utiliser en cas d’invasion soviétique. Ce n’est qu’en 1988, lors de l’opération Anfal de punition des Kurdes irakiens suspectés d’avoir collaboré avec l’envahisseur iranien, que Saddam Hussein ordonne le bombardement chimique de la bourgade d’Halabja, afin de stopper une percée iranienne, causant près de 5 000 morts civils. C’est à partir de là que la communauté internationale va s’émouvoir et que les capitales occidentales vont prendre leur distance avec Bagdad. A ma connaissance, les Iraniens n’ont utilisé l’arme chimique qu’une fois, au début de l’été 1988, pour tenter de repousser la contre-offensive irakienne victorieuse au nord de Bassora. Quoi qu’il en soit, une fois la guerre Iran-Irak et la guerre froide terminées, le risque de prolifération des armes chimiques convainc les Nations unies d’adopter une convention internationale bannissant leur emploi, leur fabrication et leur stockage. Cette convention, adoptée le 13 janvier 1993, a entraîné la destruction des stocks, mis en place des mesures de vérification très intrusives et s’applique aujourd’hui à la quasi totalité des Etats, y compris aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité. C’est l’organisation internationale chargée de la mettre en œuvre, notamment en Syrie, qui vient de recevoir le prix Nobel de la paix.

P. V : La dimension économique a-t-elle joué un rôle important dans la conduite des hostilités ?

P. R : Oui, la guerre économique a joué un rôle absolument décisif ! A l’époque, on n’avait pas encore adopté le vocable politiquement correct de « sanctions économiques ». On parlait encore de guerre économique, mais cela revient au même. Contrairement aux idées reçues, la guerre des pétroliers entre l’Irak et l’Iran, qui a culminé en 1986 et 1987, n’a pas eu un impact déterminant pour ruiner les belligérants et les convaincre de cesser les hostilités. Ce sont en fait les armateurs européens qui ont le plus souffert, notamment par la multiplication par vingt des primes d’assurances ! Ce qui s’est avéré réellement déterminant, c’est la politique concertée entre Washington et Riyad d’effondrement conjoint des prix du pétrole et du dollar, à partir de l’été 1985. C’est à ce moment là que l’Arabie saouditea pris conscience qu’il lui fallait ouvrir en grand les vannes de ses oléoducs en triplant sa production pétrolière en six mois. Conjuguée à la baisse de 50 % du prix du dollar, l’effet a été radical pour l’économie iranienne, tout comme d’ailleurs pour l’économie soviétique qui était également visée. En l’espace d’une année, l’Iran et l’Irak ont vu leur PIB divisé par trois ! L’Irak a pu y faire face, car Saddam menait une guerre à crédit, grâce aux largesses des pays du Golfe, aux garanties bancaires des Etats-Unis et à la bonne volonté de ses fournisseurs européens et soviétiques. L’Iran, en revanche, s’est effondré économiquement et n’a plus eu les moyens de financer sa guerre. Car autant le régime des mollahs savait qu’il pouvait acheter des armes et des munitions un peu partout au prix fort, autant il savait qu’aucun Etat ne lui prêterait ou ne lui offrirait le moindre dollar. Cela reste d’ailleurs valable aujourd’hui !

P. V : Quels sont les principaux enseignements stratégiques de ce conflit ?

P. R : Cette guerre a isolé et marginalisé à la fois l’Irak et l’Iran sortis exsangues des hostilités, poussant le premier à envahir le Koweït en 1990 pour éponger ses dettes et occuper son armée pléthorique, et le second à se lancer résolument dans la voie d’un programme nucléaire devant lui permettre de se doter à terme d’une capacité nucléaire militaire, pour dissuader toute nouvelle agression extérieure et s’assurer qu’un tel traumatisme ne se reproduise plus. Cette guerre a permis également aux Occidentaux de s’implanter durablement le Golfe, notamment sur le plan militaire, et aux Russes d’y projeter leur influence.

Fondamentalement, la Turquie et l’Arabie saoudite peuvent être considérés comme les deux grands « vainqueurs » de cette guerre. La Turquie parce que la guerre lui a permis de se refaire une santé économique en achetant du pétrole très bon marché aux deux belligérants et en commerçant massivement avec eux. L’Arabie saoudite en s’imposant comme un interlocuteur politique incontournable de la région.

Sur le plan militaire, les opérations aéronavales, à la fin de la guerre Iran-Irak, notamment celles conduites par l’US Navy, ont montré qu’il était impossible d’interdire durablement la navigation dans le détroit d’Ormuz, quels que soient les efforts déployés par l’Iran. Les marins occidentaux ont redécouvert à cette occasion la guerre des mines et l’escorte de convois, qu’ils avaient oubliés depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ces leçons s’avèrent plus que jamais d’actualité, à l’heure où l’Iran pourrait être tenté de fermer ce détroit stratégique en cas d’intervention militaire contre son territoire.

P. V : Vous avez eu accès à de très nombreuses sources, dont les fameuses bandes sonores de S. Hussein. Que vous ont-elles appris et comment y accéder ? Existe-t-il d’autres documents de ce type qui gagneraient à être valorisés ?

P. R : J’ai en effet eu accès au fabuleux trésor que représentent pour les historiens les fameuses bandes audio de Saddam », saisies à Bagdad par l’armée américaine en 2003. Le dictateur irakien savait qu’il était un tribun, pas un écrivain. Conscient qu’il ne laisserait pas d’ouvrage à la postérité et souhaitant que son peuple se souvienne de lui, il avait systématiquement mis sur écoute les lieux de pouvoir et salles de réunions, afin que ses discours et interventions soient enregistrés. Le but était de laisser une trace permettant aux historiens irakiens de magnifier ses décisions majeures, après sa mort, mais également de surveiller ses adjoints et ses ministres.

es enregistrements retracent bien évidemment les discussions d’état-major entre Saddam Hussein et ses généraux, notamment pendant les phases cruciales de la guerre. J’ai eu la chance d’y avoir accès en allant à Washington à la National Defense University. Ce fut pour moi une expérience fascinante que d’éplucher les retranscriptions d’une partie de ces bandes, et d’assister par procuration à ces débats bien souvent téléguidés par le président irakien, mais pas toujours, car ce dernier savait faire preuve d’une étonnante capacité d’écoute.

En justifiant d’une recherche sérieuse, en étant réputé fiable et en remplissant un certain nombre de formulaires, il est possible de consulter ces archives sur place, en contactant le Conflict Records Research Center via l’adresse Internet CRRC [at ] ndu.edu. Ceux qui lisent le persan pourront également consulter les nombreux volumes « d’histoire officielle » que le régime iranien a commandités sur cette guerre. Enfin et lorsqu’elles seront déclassifiées, les archives diplomatiques françaises de la période 1980-1988 devraient apporter des informations très précieuses sur la perception que les diplomates français en poste à Bagdad et Téhéran se faisaient de ce conflit.

Copyright Novembre 2013-Razoux-Verluise/Diploweb.com

p-razoux-guerre-iran-irak-pLa guerre Iran-Irak aura marqué un tournant dans l’histoire du Moyen-Orient. On ne peut pas comprendre la situation qui prévaut aujourd’hui dans le Golfe, le dossier nucléaire iranien ou les crises politiques à Bagdad et Téhéran, sans saisir les frustrations et craintes persistantes qui découlent directement de cette guerre. Terriblement meurtrière, elle a frappé à jamais l’imaginaire des protagonistes mais aussi des Occidentaux : en mémoire, les images dramatiques d’enfants envoyés au combat, les villageois gazés, les villes en ruines, les pétroliers en feu ou les tranchées ensanglantées. Pour retracer cette histoire à la fois militaire et diplomatique, aux enjeux économiques certains, Pierre Razoux a eu accès à des sources inédites de première main, dont les fameuses bandes audio de Saddam Hussein. Il détaille ici les nombreuses affaires ? Irangate, Luchaire, Gordji, attentats en France, enlèvements au Liban ? toutes étroitement liées à ce conflit. Une histoire faite de rebondissements permanents au gré de l’attitude des pétromonarchies, de la Russie, de la Chine et des Etats-Unis, mais aussi caractérisée par la compromission de nombreuses nations, parmi lesquelles la France…

 le livre de Pierre Razoux sur le site des éditions Perrin

Voir aussi :  rubrique  Méditerranée, rubrique Moyen Orient, Irak, Iran, rubrique  Rencontre   Gilles Kepel, Antoine Sfeir,

Gilles Kepel : « La politique française arabe est difficile à décrypter. »

gilles_kepel_photo.1233692599GILLES KEPEL. Le Politologue spécialiste de l’Islam et du monde arabe est à
l’Agora des Savoirs ce soir à 20h30 pour évoquer les révolutions arabes.

 

Gilles Kepel est politologue, spécialiste monde arabe contemporain est professeur des université à Sciences Po Paris

Par quel bout allez-vous aborder la question des révolutions arabes dont la perception des enjeux est pour le moins brouillée pour les citoyens français ?

Face à cette situation complexe il est difficile de comprendre. Je suis allé sur le terrain, entre 2011 et 2013, où j’ai rencontré tous les intervenants politiques de la région dont les dirigeants du Qatar, principaux rivaux de l’Arabie Saoudite pour l’hégémonie du monde arabe sunnite, qui se sont retrouvés fragilisés après la destitution du président égyptien Mohamed Morsi. J’ai rendu compte de cette expérience sous la forme d’un journal* dans lequel je croise ma vision de myope issue de ce parcours, avec mon regard de presbyte, celui du recul sur ce monde que je connais bien.

Ce soir, je vais tenter de présenter la diversité des choses et de mettre un peu d’ordre. En plusieurs partie : la chute des régimes anciens, Irak, Libye, Tunisie, Egypte, et leurs maintient comme au Yemen, au Qatar, ou en Syrie. Je parlerai des guerres civiles de plus en plus islamisées et des guerres abandonnées.

Comment analyser l’appel au dialogue lancé par les Frères musulmans en Egypte ?

Leur position s’est considérablement affaiblie avec la montée en puissance du général Al-Sissi, maître du jeu en Egypte,  qui a bénéficié du soutien de l’Arabie Saoudite. Ils ne peuvent plus compter sur l’aide du Qatar et de la chaîne Al Jezeera qui a perdu, elle aussi, de son influence. Cet appel au dialogue est lié à une perte de popularité. Leur seule ressource est d’apparaître comme une force démocratique même si leur expérience du pouvoir s’avère désastreuse.

De l’aventurisme de Sarkozy en Libye aux déconvenues de Hollande en Syrie, on a le sentiment que  la politique arabe française ne sait pas sur quel pied danser…

Elle est très difficile à décrypter. J’ai le sentiment qu’elle est devenue la propriété d’énarques omniscients et d’idéologues qui souhaitent faire parler d’eux. Cette politique nous vaut peu de considération dans le monde arabe où la voix de la France était respectée

Quels sont les éléments qui permettraient de construire un état de droit dans les pays arabes ?

Un modèle de ce type ne peut se constituer qu’à partir d’une classe moyenne porteuse d’un projet démocratique. Malgré ses turpitudes actuelles, la Tunisie est le pays qui en semble le plus proche.

L’occident qui prêche la démocratie n’est pourtant pas très légitime quand il abandonne les peuples et se discrédite moralement et symboliquement ?

Notre culture dispose d’assez peu de fondement démocratique. Nous sommes face à un processus où les forces souhaitent retrouver la liberté d’expression et s’inscrire dans la citoyenneté. Le monde arabe a beaucoup changé. Il est hétérogène, composé de démocrates et de salafistes, la réalité est entre les deux. Le parachutage d’un modèle démocratique n’a pas de sens sans l’implication des populations.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

* Passion arabe. Journal, 2011-2013, éd Gallimard.

Gilles Kepel à 20h30 centre Rabelais, entrée libre.

Source : L’Hérault du Jour 20/12/2013

Voir aussi :  rubrique  Méditerranée,  rubrique Moyen Orient, Syrie, rubrique  Rencontre, rubrique Livre, Essais On Line : L’Agora des Savoirs

 

Lou Marin :  » Il y a une sous estimation de la pensée libertaire de Camus »

Lou Marin invité chez Sauramps, Photo Redouane Anfoussi

Lou Marin invité chez Sauramps, Photo Redouane Anfoussi

Lou Marin est un chercheur allemand militant engagé dans le réseau des libertaires non–violents. Résidant à Marseille depuis une quinzaine d’année il a rassemblé l’intégralité des textes écrit par Albert Camus dans les revues libertaires en France et dans le monde. Le fruit de son travail a été publié en 2008 par Egrégores éditions, une petite maison marseillaise mais cet ouvrage est passé quasiment inaperçu. Il vient d’être réédité par les éditions montpelliéraines Indigène dirigé par Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou qui en a signé la préface. Lors de la présentation de l’ouvrage qui vient de se tenir à la librairie Sauramps en présence de l’auteur, J-P Barou s’est insurgé de l’impasse que font les grand médias sur cet ouvrage reçu avec un peu d’agacement par les maîtres à penser du monde intellectuel et médiatique français. Rencontre avec Lou Marin.

Qu’est ce qui vous a poussé à entreprendre ce travail sur Camus auquel vous vous êtes attelé durant vingt ans ?

Cette entreprise est liée à mon parcours personnel de militant au sein du mouvement anarchiste non-violent en Allemagne. En France, ce mouvement est assez méconnu. Il a été occulté par les actions de la Fraction armée rouge, or le mouvement non violent est une vieille tradition. On trouve trace de cette philosophie dès le XVIème siècle dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Au XIXème des gens comme Proudhon pensaient que la révolution sociale pouvait être atteinte pacifiquement. J’ai collaboré à des journaux comme le Graswurelrevolution et je me suis engagé dans le combat antinucléaire.

Nous avons mis en oeuvre des stratégies non-violentes nouvelles, celle par exemple, de ne pas s’attaquer au coeur du système nucléaire mais à ses infrastructures en s’en prenant au convoi de déchets nucléaires ou en coupant des pylônes électriques construits par les nazis. Détruire du matériel reste une action non-violente car cela ne produit pas de douleur. Nous avons beaucoup d’influence en Allemagne et aussi des résultats avec la fin du nucléaire programmé à échéance 2021.

La notion de discours est importante. Sur ce point on pourrait nous situer entre Bakounine et Ghandi. Mais nous étions à la recherche de revendications actuelles et modernes. Camus a fondé sa pensée à l’épreuve du quotidien. Il a traversé les catastrophes du XX e siècle, il s’est demandé comment est-ce possible qu’une civilisation soit devenue aussi barbare en partageant ce questionnement avec les anarchistes. L’analyse de sa révolte est utile aux militants qui luttent aujourd’hui pacifiquement partout dans le monde.

Cette question de la violence et de la non-violence reste au coeur de ses préoccupations ?

Il y a une conjugaison entre violence et non-violence chez Camus. Dans une auto-interview (1) il écrit : « La violence est inévitable et je ne prêcherai pas la non-violence », ce qu’il fera finalement dix ans plus tard. En 1942-1943 il observe à Chambon-sur-Lignon l’accord non-violent que passe la population du village pour le sauvetage des juifs. Cela le touche profondément. En même temps il ne souhaite pas que le pacifisme aille trop loin dans les compromissions pour éviter les conséquences qui mènent à la collaboration.

En 1958, il soutient les objecteurs de conscience en Algérie où il constate que la lutte armée échoue là où la non violence réussit.

Camus est aussi très lié à l’Espagne où il défend la cause des libertaires…

Pour lui c’est avant tout une question de moralité en tant que résistant. A la fin de 1944, de Gaule reconnaît le franquisme alors que pour Camus la guerre n’est pas finie sans que l’Espagne soit libérée. Cette position l’oppose également aux alliés, notamment à la Grande-Bretagne et aux Etats-Unis qui ont récupéré les troupes franquistes dans le cadre de la guerre froide. Camus trouve ses amis parmi les 500 000 réfugiés espagnols qui subissent la rétirada. Il s’insurge au côté des anarchistes syndicalistes contre l’ONU lorsque l’Unesco reconnaît l’Espagne de Franco.

camus-idgL’objet de votre ouvrage réhabilite la pensée libertaire de Camus Pourquoi a-t-elle été sous-estimée ?

A son époque Camus était un ovni parce qu’il était  à la fois antimarxiste et anticapitaliste, ce qui était inconcevable dans les années 50. Aujourd’hui, ce phénomène me paraît inexplicable. Alors que les essais sur son œuvre abondent et ont mobilisé plus de 3 000 universitaires, philosophes, hommes et femmes de lettres. Personne n’expose cet aspect de sa pensée. Il y a une sous-estimation du militantisme libertaire qui a bénéficié d’une continuité de pensée jusqu’en 68, avant de s’évanouir dans un grand vide. Le mouvement libertaire est jugé sans importance dans le milieu philosophique.

Il n’y a pas de respect pour ceux qui ont pris L’homme révolté en tant qu’oeuvre philosophique. Je crois que le monde libertaire qui milite dans les mouvement sociaux a un but. Ce n’est pas le cas des chercheurs qui ne font pas le lien entre un principe et sa réalisation sociale. Leur but est avant tout égocentrique. Il s’agit d’avoir du renom.

Ne pensez-vous pas que nous sommes plus mûrs aujourd’hui pour saisir cet aspect de sa pensée ?

Il y a certainement un renouveau d’intérêt pour la pensée libertaire. Camus a écrit une phrase comme : « La propriété c’est le meurtre », ce qui prend une certaine résonance quand les ouvriers se suicident sur leur lieu de travail. Sarkozy voulait le transférer au Panthéon ce qui est fort de café pour un antinationaliste.

Tous les droits que nous avons dans une société n’émanent pas de la société. Ils viennent d’en bas. L’État a pour fonction de les arrêter et de les faire reculer lorsqu’il n’y a pas de résistance pour les conduire vers l’extrême droite. »

Propos recueillis par Jean-Marie Dinh

(1) Défense de l’Homme n°10, juin 1949

Albert Camus écrits libertaires, Indigène éditions, 18 euros.

Source : La Marseillaise 18/11/2013

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Dans le Gard la société civile s’engage contre la discrimination

Agir devant l'impuissance publique face à la montée du FN

Pour un vrai débat public et citoyen

Réfléchir sur les pannes qui se sont produites dans le processus d’intégration ou analyser la montée de l’extrême droite à l’échelle locale ne consiste pas à réduire ces problématiques qui se déploient à l’échelle nationale et européenne. Ce peut être au contraire une facon d’ouvrir le débat au plus près du quotidien. Les thèmes de l’exclusion et des discriminations émergent toujours difficilement dans le débat public hexagonal. « Localement, la moitié de la population est raciste, certains maires refusent d’aborder la question pour ne pas fâcher les gens », confie M. Mazauric.

A l’aune de ce témoignage, on mesure la nécessité de voir émerger des mouvements organisés et massifs. Avec le soutien de partis en manque de symbole, le monde associatif s’est depuis longtemps engagé dans ce combat mais de Fadela Amara à Harlem Désir, les premiers concernés ont plus pensé à servir leurs ambitions qu’à s’investir dans une action collective. La marche pour l’égalité de 1983 et « Convergence 84 » avaient ébauché une avancée qui fut minée par la récupération politique et les déceptions consécutives.

Par l’effet d’une méfiance compréhensible, les intéressés on finit par s’isoler dans des revendications communautaires. Il est plus que temps de dépasser le lourd contentieux colonial pour s’inscrire dans la réalité de la diversité. L’effet de loupe porté sur la situation du Gard permet de voir que le racisme s’exerce aussi en direction de l’étranger qui vient s’installer dans la région quelles que soit ses origines. « La peur du FN reste un des principaux ressorts du vote utile », souligne l’historien Alexis Corbière, une raison citoyenne de plus d’évaluer et d’agir en connaissance de cause…

JMDH

Société. Le Gard est le seul département à avoir placé le FN (25,51%) en tête au premier tour de la présidentielle en 2012. La société civile s’engage pour un retour à la fraternité soutenu par le CG 30.

Marion Mazauric créatrice des Editions Au diable Vauvert

Marion Mazauric créatrice des Editions Au diable Vauvert

Premier festival du livre contre la discrimination

La semaine nationale contre le racisme et les discriminations prend du sens ce week-end à Vauvert avec la première édition du Festival in/différences initiée par les éditions Au Diable Vauvert et la librairie La Fontaine aux livres. « Nous inaugurons le premier salon du livre en France contre la discrimination, indique Marion Mazauric fondatrice des éditions du Diable. Nous le reconduirons chaque année à l’occasion de la semaine contre le racisme en mettant à l’honneur une pratique, une culture ou une population ostracisée. Le thème de cette année c’est le racisme, ce pourrait être les homosexuels ou la tauromachie...» Au cœur de la 2e circonscription du Gard représentée à l’Assemblée par Gilbert Collard, cette initiative s’accompagne de la parution d’un petit livre* qui fait le point sur les raisons locales de la montée du FN. L’ouvrage réunit historiens, sociologues, géographes ou spécialistes de l’extrême droite pour se pencher sur le cas du Gard.

L’historien Raymond Huard rappelle que les mouvements d’extrême droite prospèrent toujours sur un terreau particulier. Des débordements xénophobes d’Aigues-Mortes à l’encontre des ouvriers italiens à la fin du XIXe aux différents succès électoraux du FN dans le Gard à partir des Européennes de 1984 en passant par le mouvement poujadiste qui perce dans les années 50 auprès des rapatriés d’Algérie, le FN a trouvé les moyens de s’ancrer dans le département. Il a en outre bénéficié de l’attitude de deux présidents de région successifs. Jacques Blanc s’alliera directement avec le FN tandis que Frêche s’en est accommodé par calcul politicien.

La géographe Catherine Bernié- Boissard fait le lien entre le rapport des habitants à la ville et leur comportement électoral. Rattachant la récente progression du FN à un ensemble de facteurs : crise économique, délitement des services publics, ruptures des liens sociaux, crise culturelle. Ici comme ailleurs, la ruralité a reculé au profit du péri-urbain. « On ne gère plus le collectif, confirme Marion Mazauric qui vit sur place. On construit des villes entières sans place pour se rencontrer. Le défi du développement démographique suppose un effort mutuel. Les gens qui arrivent doivent respecter la culture et les autres doivent pendre conscience qu’ici les sangs se sont mêlés depuis les Wisigoths ». Au-delà du festival, plus de 75 associations sont mobilisées pour remettre l’intelligence au service de l’humain. Ils ont trouvé une réponse institutionnelle avec le Préfet du Gard Hugues Bousiges qui lance la semaine de la fraternité du 21 au 28 mars. Un réveil ?

Jean-Marie Dinh

Vote FN : pourquoi ? Ed Au Diable Vauvert 128 p 5 euros.

Source : La Marseillaise 16/03/2013

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Entretien : Boris Cyrulnik : Nos neurones anticipent notre passé

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La mémoire est toujours sociale. Photo dr

Le psychyatre aborde le fonctionnement imparfait de notre mémoire. Dans le cadre d’une conférence donnée à Béziers au Chapiteaux du Livre le 27 septembre 2013 sur le thème « Mémoire et autobiographie ».

Le psychiatre Boris Cyrulnik se dirige vers l’éthologie et se diversifie au maximum : éthologie, psychologie, neurologie, psychanalyse… Adepte de la multicausalité, à partir des années 1980, il voue son existence à la vulgarisation de son savoir grâce à ses livres : Mémoire de singe et paroles d’homme (Hachette, 1998), Les vilains petits canards (2004) et Quand un enfant se donne la mort – Attachement et sociétés (2011) éditions Odile Jacob.

L’intitulé de votre conférence « Mémoire et autobiographie » semble nous renvoyer dans le passé pour définir la perception que nous avons de nous-mêmes ?

A vrai dire, notre mémoire va chercher dans notre cerveau la trace neurologique qui nous rend sensible à un type d’événement. En quelque sorte, nos neurones anticipent notre passé. Il ne s’agit pas d’un retour des événements mais d’une reconstruction de notre passé. Nous allons chercher les images et les mots qui nous permettent de construire notre autobiographie. Cela répond à un processus neurologique et psychologique. Le passé s’éclaire à la lumière du présent. Si je suis de bonne humeur mon passé s’éclaire à partir d’éléments positifs. Si je ne me sens pas bien, je vais chercher à expliquer les éléments de ma tristesse. Dans les deux cas je ne mens pas.

Dans le cas de l’autobiographie et plus encore dans celui de l’autofiction ce travail de mémoire se trouve doublé d’un récit réinterprété qui peut se situer dans la fiction.

Quand on écrit son autobiographie, on s’adresse à l’intime qui saura nous comprendre. Il y a une intentionnalité de la mémoire. On va chercher les mots qui expliquent le fait que l’on ait été dédouané ou que l’on ait triomphé.

Même dans le roman, l’imagination la plus folle sollicite toujours des morceaux de réalité. La science-fiction par exemple, se compose à partir de la réalité. L’auteur retravaille sa mémoire, la remanie pour l’adresser à quelqu’un, pour en faire un souvenir identifiable. Quand Semprun s’attaque à son autobiographie, il écrit « mes brouillons saignent ». Il entretient dans un premier temps la mémoire de son passé douloureux jusqu’au moment où il se met au roman en utilisant des bribes de réalité, ce qui lui permet de redevenir maître de son passé.

Mais la mémoire peut intégrer nos blessures sans toujours les révéler ?

Oui, dans ce cas, il s’agit de la mémoire traumatique. On est prisonnier du passé. Celui-ci s’impose à nous dans le présent. On voudrait mettre notre souffrance dans le passé mais elle s’impose à nous comme si elle relevait d’un processus d’intentionnalité de la mémoire. C’est le cas des personnes victimes d’une agression qui vous disent « j’y pense toute la journée sans parvenir à chasser ces images et elles s’imposent la nuit dans mes cauchemars ».

Comment s’en libérer ?

Il faut retravailler sa mémoire, la remanier, l’adresser à quelqu’un, en faire un souvenir.

Ce qui suppose de trouver un environnement humain favorable…

La mémoire est toujours sociale. Un enfant ou un adulte isolé ne met rien en mémoire. On ne peut mettre en mémoire que des éléments extérieurs à soi. Les enfants abandonnés ou les prisonniers au cachot ont d’énormes trous de mémoire parce qu’ils n’ont pas accès à l’altérité. Le rapport aux autres est essentiel parce qu’il donne du sens et apporte un soutien.

Sans soutien le blessé de l’âme ne peut faire le travail seul. Il est très important d’être compris. Lorsqu’une femme agressée sexuellement se trouve confrontée à un fonctionnaire de police qui sourit ou refuse de la croire, elle subit un deuxième traumatisme.

Le déni est trop douloureux. Il peut se trouver aussi que l’entourage affectif de la personne y participe, en tenant un discours du type : c’est fini maintenant tout cela, on n’en parle plus… Et le blessé est souvent complice, parce que c’est trop dur à dire. Cette attitude empêche d’affronter le problème et de le résoudre.

On définit l’éthologie humaine comme l’étude des comportements individuels, la dimension collective doit-elle s’entendre comme l’agrégation des individus ?

De nombreux travaux existent comme la socio-éthologie des foules, ou l’éthiologie du récit collectif. Nous croyons intérioriser nos récits alors que la plupart d’entre-eux proviennent de notre environnement, ne serait-ce que notre langue maternelle.

A Toulon, nous menons des travaux collectifs avec les soldats blessés ou des communautés comme les Pieds-noirs qui ont été très mal accueillis ce qui a produit des blessures qui saignent encore. Les guerres sont à l’origine de beaucoup de films qui sont utiles parce qu’ils posent le problème.

Au Vietnam ou en Irak l’armée préparait les soldats qu’elle envoyait au feu en leur donnant un traitement afin de limiter leur état de conscience. Quels sont les résultats en terme de traumatisme ?

Cela a fait beaucoup de dégâts, on connaît les difficultés d’intégration vécues par les vétérans du Vietnam. A leur retour au pays bon nombre des GI’s victimes des horreurs de la guerre se sont identifiés à des agresseurs. Depuis on a compris qu’il fallait s’occuper d’eux et les soutenir. L’armée américaine a mis en place les Buddys sur le principe qu’il ne faut jamais laisser un soldat seul. Chaque soldat à son Buddy qui peut l’aider au moment du départ ou à son retour.

En même temps l’armée a changé. Aujourd’hui nous avons des armées de métier et on a de plus en plus recours à des entreprises privées qui embauchent des mercenaires.

La nature des combats a aussi évolué avec les conflits asymétriques. Dans la dernière guerre menée par Israël contre le Hezbollah, Israël disposait de 130 000 hommes contre 3 000. Il y a eu une victime israélienne contre 500 dans l’autre camps, pourtant Israël n’a pas gagné la guerre et a perdu la guerre psychologique.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source : La Marseillaise 26/09/2013

Voir aussi : Rubrique Sciences humaines, rubrique Rencontre, Daniel Friedman, Roland Gori, Ken Anderson