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Rencontre. Michel Terestchenko est venu présenter chez Sauramps, la célèbre expérience sur la soumission à l’autorité de

Milgram, dont il signe la préface.

En 1961, alors que le procès Eichman fait la une des journaux, le psychologue américain Stanley Milgram imagine un programme de recherche sur l’obéissance à l’autorité. Présenté comme une expérience sur l’apprentissage, les sujets actionnent un panneau de commande doté d’une série de commutateurs allant graduellement du choc electrique très léger au choc extrême. Au fil du déroulement, les sujet reçoivent l’ordre de délivrer des chocs de plus en plus élevés aux personnes  qui se trompent de réponse.

En réalité, l’expérience visait à déterminer le point de rupture, définit comme le moment où les personnes refusent d’obéir aux ordres des scientifique. A 300 volts, les victimes frappe violemment sur la cloisons, à partir de 315 volts, ils cessent de répondre et les coups s’arrêtent. A la fin de la séance 65% avaient poussé l’obéissance jusqu’à accepter d’envoyer , par trois fois, la décharge maximale de 450 volts.

« Les résultats sont terrifiants et déprimant » constate Milgram qui cherchait, comme Arendt,  à  s’expliquer les causes de l’extermination massive durant la seconde guerre mondiale. Cette expérience  démontre que des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent massivement accomplir des actions abominables au nom de l’obéissance. « L’expérience Milgram met à mal un certain nombre de présuposés, comme celui que les gens ne sont nullement enclin à faire souffrir un innocent. Celui qui voudrait qu’en l’absence de coercition, le sujet reste libre et maître de ses actes, ou encore celui qui pose que le moi profond décide de ses actions à partir d’un choix raisonné de valeurs »,  souligne Michel Terestchenko.

Plusieurs expériences scientifiques conduites depuis confirment cette tendance « L’expérience a été critiquée en raison des problèmes déontologiques qu’elle soulève. Il serait impossible de  la reconduire dans un cadre scientifique aujourd’hui. En même temps, on a autorisé en 2010 la diffusion sur France Télévision de l’émission Le jeu de la mort, où le pouvoir de l’animateur de télévision conduit les gens à commettre des choses cruelles. A un autre niveau, la situation de tournage de la palme d’Or 2013, pose la question du cinéma en tant que système, est ce que l’art a tous les droits ? »

Pour  Terestchenko, il faut avoir conscience « de notre vulnérabilité » face aux conséquences potentiellement destructrice de l’obéissance, et au-delà de nous-même, et veiller à contrôler les structures hiérarchiques, qui par nature , s’organisent en exigeant la docilité et la soumission de leur membre, dans les institutions et les entreprises.

Jean-Marie Dinh

Expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité, ed de La Découverte  Zone

Voir aussi : Rubrique Essais, La torture une pratique institutionnelle,

Tactiques de classe au lycée professionnel

La domination scolaire

la-domination-scolaire4La domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, Paris, PUF, « Le lien social », 2012.

Le système éducatif a connu des transformations très profondes ces trente dernières années, en lien notamment avec les politiques visant à mener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat mais aussi avec les transformations du système productif. Les promesses de démocratisation scolaire ont fait long feu. Non seulement la majorité des enfants appartenant aux classes populaires continue d’être orientée, au sortir du collège, vers l’enseignement professionnel, mais ces réformes n’ont en rien remis en cause la division entre filières générales et professionnelles, renforçant au contraire la domination symbolique des premières sur les secondes.

L’enseignement professionnel constitue ainsi un cas privilégié pour étudier l’évolution de l’emprise des hiérarchies scolaires, ainsi que les modalités selon lesquelles les jeunes d’origine populaire s’approprient leurs destins scolaires et sociaux. Comment s’opèrent leur orientation scolaire et leur socialisation aux rôles subalternes qu’ils seront amenés à jouer dans la division sociale du travail ? Comment s’y prennent-ils pour aménager leur condition présente ? Quels clivages internes aux classes populaires l’étude de l’enseignement professionnel permet-elle de révéler ?

 

À propos de : Ugo Palheta, La domination scolaire, sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, PUF

par Christian Baudelot , le 25 avril 2013


Aujourd’hui comme hier, l’enseignement professionnel légitime une domination de classe fondée sur l’échec d’une grande partie des enfants d’origine populaire dans une école conçue et organisée pour ceux des classes moyennes et supérieures. Tout en confirmant cette relégation, Ugo Palheta met aussi au jour les tactiques, défensives et offensives, des classes populaires face à cet ordre imposé.

Recensé : Ugo Palheta, La domination scolaire, sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, Le lien social, PUF, Paris, 2012. 374 p., 27 €.

« La difficulté, lorsqu’on tente d’expliquer pourquoi les enfants de bourgeois obtiennent des boulots de bourgeois, est de savoir pourquoi les autres les laissent faire. La difficulté, lorsque l’on tente d’expliquer pourquoi les enfants de la classe ouvrière obtiennent des boulots d’ouvriers, est de savoir pourquoi ils se laissent faire. » Posées en exergue de l’ouvrage, ces deux phrases du sociologue britannique Paul Willis, plantent le décor théorique et politique des questions que se pose aujourd’hui Ugo Palheta à propos de l’enseignement professionnel en France. Plaçant son étude sous l’égide de la domination, il rappelle à bon droit que ce sont bien des conflits et des concurrences entre groupes sociaux qui se jouent au sein de l’enceinte scolaire, des rapports de force et de sens, qui relèvent de la lutte de classes. Fût-elle symbolique, la domination scolaire reste une forme de violence dont l’exercice ne va pas sans rencontrer des obstacles ou des résistances. Les plus dominés du champ scolaire ne se laissent pas nécessairement imposer l’image d’eux-mêmes que tend à leur assigner le fonctionnement ordinaire de cette grande gare de triage qu’est devenue l’école. L’enjeu final est bien la place qu’on occupera dans la hiérarchie sociale ainsi que le sens que cette place donnera à son existence tout au long de la vie.

Pris en étau entre le champ scolaire et le champ économique, l’enseignement professionnel dispose d’une faible autonomie. L’essentiel de son recrutement est le résultat d’une orientation négative : les élèves qu’il accueille sont là parce qu’on les a jugés incapables de suivre l’enseignement long débouchant sur des baccalauréats, généraux ou technologiques. La sélection scolaire est, aujourd’hui comme hier, une sélection sociale. Ces filières recrutent des élèves majoritairement issus des classes populaires. L’analyse minutieuse de trois cohortes d’élèves respectivement entrés en sixième en 1980, 1989 et 1995 met cruellement en évidence le caractère implacable et constant de cette sélection. Les données sont bonnes et la méthode statistique retenue pour les exploiter est la meilleure possible parce qu’elle neutralise les effets de structure et permet des comparaisons au fil du temps : Le tableau est accablant. Le collège divise et divise durablement. L’étanchéité des ordres d’enseignement tend même à croitre d’un panel à l’autre. La proportion d’élèves orientés dans l’enseignement professionnel court accédant après un Cap ou un Bep aux filières technologiques ou générales au niveau de la seconde ne cesse de diminuer au fil des ans.

Le constat objectif ainsi établi, la question est alors d’identifier les sens qu’attribuent à ces filières, lycée professionnel ou apprentissage, celles et ceux qui les fréquentent. D’analyser le sens que prennent pour les élèves concernés les contraintes sociales et scolaires qu’ils subissent, mais aussi de repérer les tactiques qui leur permettent d’infléchir ces contraintes. Si, vue d’en haut, c’est-à-dire, du point de vue de la logique de fonctionnement du système scolaire, leur présence en ces lieux est bel et bien le produit d’une sélection par l’échec, il s’en faut de beaucoup que tous les élèves adhèrent à cette vision négative d’une relégation. La réalité est plus complexe, elle est aussi contradictoire.

La tradition est longue des sociologues qui depuis les années 60 ont étudié de près ce segment du système scolaire français : Claude Grignon, Lucie Tanguy, Catherine Agulhon, Guy Brucy, Vincent Troger, Henri Eckert, Gilles Moreau aujourd’hui [1] et beaucoup d’autres encore. Leurs travaux, parfaitement connus de l’auteur, sont mobilisés à bon escient pour mesurer des évolutions ou des constantes, apporter des éclairages nouveaux ou complémentaires à l’analyse menée par l’auteur. Cet appel permanent au savoir accumulé par d’autres depuis un demi-siècle confère au livre le statut d’une véritable somme et démontre à qui en douterait encore le caractère cumulatif des connaissances produites dans le cadre de la sociologie des systèmes d’enseignements au sens le plus large du terme. D’autant qu’Ugo Palheta traite dans le même ouvrage des deux branches de l’enseignement professionnel, celle des lycées et celle de l’apprentissage, qui font souvent l’objet d’études séparées. Les envisager ensemble, en soulignant leurs différences et leurs points communs, constitue un apport majeur à l’analyse. Cette dimension historique et comparative présente aussi le grand intérêt de mettre en lumière une transformation majeure des filières de l’enseignement professionnel. Ce dernier a longtemps été structuré par les objectifs qui lui ont été assignés au sortir de la seconde guerre mondiale par les trois acteurs principaux qui ont présidé à sa mise en place, État, organisations ouvrières et patronat : la formation des ouvriers. La désindustrialisation de notre pays, l’effondrement de la classe ouvrière en tant qu’acteur majeur sur la scène politique et syndicale, la montée du tertiaire ont profondément changé l’esprit de cet enseignement tout en le désorganisant. Les débouchés ouvriers qu’assurait l’industrie à cette filière d’enseignement, la socialisation progressive au monde ouvrier et à ses valeurs qu’assurait la présence dans les lycées professionnels d’anciens ouvriers devenus professeurs, ont progressivement disparu du paysage. L’enseignement professionnel s’est ainsi vu arracher l’épine dorsale qui lui donnait son unité et sa cohérence. Il s’est morcelé et segmenté.

Ces mécanismes de différenciation sociale et scolaire des différentes filières professionnelles au début des années 2000 font l’objet d’une analyse fine et percutante. La population issue d’une première sélection à l’issue du collège se révèle, elle aussi, fortement divisée. L’apprentissage d’un côté, les lycées professionnels de l’autre, mais au sein de ces derniers des spécialités qui diffèrent fortement par leur recrutement et les possibilités d’insertion sur le marché du travail. Le niveau général des qualifications s’est élevé mais la structure des écarts entre spécialités s’est maintenue et parfois même creusée. Métiers du bâtiment et de l’alimentation recrutent en apprentissage les garçons qui sont le moins souvent à l’heure à l’entrée en sixième. Ceux de l’électricité et de l’électronique, de la mécanique de l’administration et de la distribution recrutent en revanche, en lycée professionnel, les garçons qui accusent le moins de retard à l’entrée en sixième. Un clivage du même ordre s’observe chez les filles. Les plus en retard d’entre elles entrent en apprentissage dans les services aux collectivités et dans l’hôtellerie-restaurants, les moins en retard dans des lycées professionnels formant aux métiers du secrétariat, de la comptabilité, de soins à la personne et du sanitaire et social. Le niveau scolaire n’ayant cessé de s’élever au cours des trente dernières années, les titulaires d’un Cap ou d’un Bep sont aujourd’hui concurrencés pour les emplois industriels qualifiés par les titulaires de bacs pros et, à un moindre degré, par les BTS.

On comprend alors pourquoi et comment les sens attribués par les élèves concernés aux formations qu’ils suivent sont aussi divers et contradictoires. Il convient, pour les identifier, de se frayer un chemin étroit entre les deux écueils qui menacent une telle démarche : l’hypothèse d’un consentement des élèves à la conscience de leur relégation qui se traduirait par un sentiment d’échec permanent ; mais aussi, écueil inverse, la mise en œuvre par les élèves de stratégies conscientes de résistance aux valeurs et aux règles de fonctionnement du système scolaire, par exemple la manifestation d’une culture anti-école structurée. Loin de succomber aux tentations de ces deux sirènes, Ugo Palheta maintient un cap exigeant en s’appuyant sur plusieurs enquêtes qu’il a menées lui-même auprès de plusieurs catégories d’élèves. C’est la partie la plus originale de l’ouvrage et l’analyse est menée de main de maître.

Se défiant d’une analyse menée, au nom de la relégation, en termes de manques, d’absences et de déficits, l’auteur prend aussi grand soin de ne pas céder à l’illusion d’une homogénéité des classes populaires. Enquêtant par entretiens parmi des élèves suivant une formation de niveau Bep aux « métiers de la production mécanique informatisée » (MPMI), puis chez des apprentis du bâtiment, et enfin auprès d’élèves suivant des formations administratives, Ugo Palheta élabore progressivement l’hypothèse d’une homologie entre l’espace des filières professionnelles et l’espace des habitus populaires. Une fraction non négligeable des jeunes issus des classes populaires se démarquent nettement d’une idéologie du salut social par le mérite scolaire, sans pour autant la contester en tant que telle. De sorte qu’il est préférable de substituer au concept de stratégie celui, plus modeste, de tactique, comme nous y invite Michel de Certeau [2]. Ce concept est plus adapté aux faibles marges de manœuvre laissées par le caractère implacable de l’orientation aux enfants d’origine populaire se retrouvant dans l’une des filières de l’enseignement professionnel. Ils sont ainsi condamnés à jouer sur le terrain de l’adversaire et selon les règles fixées par l’adversaire. Mais ils jouent. Ils peuvent profiter des occasions pour tirer des avantages de leur situation. Leurs marges de liberté ne sont pas nulles. Cette analyse est très convaincante. Elle renouvelle par beaucoup d’aspects la sociologie des classes populaires en ouvrant une voie escarpée mais originale entre le misérabilisme dominant (les classes populaires se définiraient uniquement par des manques et des carences) et l’idéologie d’une contre-culture structurée qui se manifesterait par des résistances organisées à l’inculcation scolaire entendue comme l’imposition de la culture bourgeoise

La dernière partie du livre est consacrée à la façon dont s’articulent les rapports de classe, de genre et de race dans l’enseignement professionnel. Les rapports de domination entre garçons et filles, Blancs et non-Blancs (terminologie discutable mais dûment justifiée dans une note) s’y reproduisent ici comme ailleurs au profit des garçons et des enfants autochtones, mais sous des formes singulières du fait qu’il s’agit déjà d’une filière d’enseignement dominée. Largement dominés dans l’ensemble de la société, les filles d’un côté, et les enfants d’immigrés de l’autre partagent, dans l’enseignement professionnel, un trait qui les distingue fortement des garçons et des « Blancs ». Ils, elle s’orientent — ou sont orienté-e-s — très majoritairement vers des filières tertiaires qui conduisent à des emplois situés dans l’administration ou les services. Cette orientation est souvent vécue comme un moyen d’échapper au statut d’ouvrier et aux pénibilités physiques associées à la condition ouvrière, (les taux de chômage y sont d’ailleurs plus faibles), mais aussi de pouvoir rejoindre, à plus ou moins brève échéance, la filière longue de l’enseignement général. C’est-à-dire de redevenir des élèves « normaux ».

Il s’en faut pourtant de beaucoup que les filles et les enfants d’immigrés aient destins liés, à taux de chômage ou de sous-emploi égal. Soucieux de mettre à distance le stigmate attaché au travail manuel que leurs pères ont vécu sous la forme la plus éprouvante physiquement, les élèves originaires du Maghreb et de l’Afrique sub-saharienne s’engagent vers des filières aux débouchés professionnels plus incertains que leurs camarades autochtones qui visent à exercer des métiers de l’industrie ou de l’artisanat. Lorsqu’ils ne trouvent pas de travail, ils vivent d’autant plus douloureusement la contradiction entre la triste réalité et l’espoir d’une ascension sociale inhérente au fait de suivre des matières plus générales et intellectuelles. Pour les filles, la déception est toujours moindre du fait que, chez les garçons comme chez les filles fréquentant l’enseignement professionnel, le stéréotypes de genre sont profondément intériorisés. Il est normal et naturel que les garçons réussissent mieux que les filles !!!!

Au total, un livre très riche, longuement médité, qui repose sur une base de données considérable. Il ajoute une pierre nouvelle à un édifice qui a commencé à s’édifier dans les années 70. Mais, ce faisant, c’est tout l’édifice qu’il reconstruit dès lors qu’il se place du point de vue du ou des sens que les élèves donnent à leur parcours. Une exigence théorique forte l’anime de bout en bout qui permet de déborder les frontières d’une stricte sociologie de l’enseignement professionnel. Ce dernier a toujours constitué un objet de réflexion particulièrement fécond pour les sociologues parce que situé à mi-chemin entre le monde scolaire et celui de l’entreprise, il informe sur les deux mondes et surtout, sur les conflits de classe qui s’y jouent. La prise en compte de la dimension historique est ici particulièrement éclairante. Les deux mondes ont connu des bouleversements considérables, mais leurs relations se sont peu modifiées. Les rapports de classe ont la peau dure.

Un oubli regrettable

par Vincent Troger

Ce compte-rendu élogieux souligne à juste titre la qualité du travail de Palheta, tant du point de vue méthodologique que du point de vue de l’appareil théorique. L’analyse très fine des hiérarchies internes de l’enseignement professionnel, et donc des mécanismes de distinction qui clivent ses publics en fonction des spécialités plus ou moins scolairement et socialement rentables qu’ils réussissent à investir est notamment tout à fait pertinente.

Il est cependant regrettable que Palheta ne se réfère jamais, ni au fil de son texte, ni dans sa bibliographie, au travail antérieur d’Aziz Jellab, publié en 2008 aux presses universitaires du Mirail et intitulé Sociologie de l’enseignement professionnel. Même si le livre de Jellab ne s’inscrit pas aussi rigoureusement que celui de Palheta dans l’héritage de la sociologie de la reproduction, il n’en est pas moins tout à fait sérieux. Il s’appuie sur un mise en perspective historique tout aussi complète que celle de Palheta, et surtout il met déjà bien en évidence les clivages internes propres au public des LP, notamment en termes de stéréotypes de genre, ce qui constitue un des passages forts du livre de Palheta.

On peut sans doute objecter à Jellab un corpus statistique et un appareil théorique moins puissant que celui de Palheta, mais cela ne justifie en rien une occultation aussi totale d’un travail tout à fait respectable, qui offre des pistes d’interprétation sans doute en partie différentes, mais également pertinentes. Compte tenu de l’exhaustivité de la bibliographie mobilisée par Ugo Palheta, il est difficile d’imaginer qu’il ait pu ignorer le travail d’Aziz Jellab.

Vincent Troger est maître de conférences, IUFM de l’université de Nantes.

Voir aussi : Rubrique Livre, Essais, rubrique EducationPolitique de l’éducation, rubrique Science humaines,

Antoine Sfeir :  » On est loin du plan Marshall pour le Sahel « 

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Le politologue franco-libanais Antoine Sfeir, est le directeur fondateur des Cahiers de l’Orient. Il est l’auteur de  » L’islam contre l’islam L’interminable guerre des sunnites et des chiites « .

Dans votre dernier essai, vous décryptez le monde arabe à travers la fracture chiites/ sunnites. Qu’apporte cet éclairage et pourquoi est-il si peu mis en avant ?

C’est un prisme de lecture qui devient incontournable parce qu’il donne des clés essentielles de compréhension. La question de la désinformation est liée au recul de la culture générale. Tout commence à l’école dans le rapport que nous avons avec les autres.

Comment masque-t-on son ignorance ?

En mettant en exergue les lieux communs. Nous sommes actuellement en guerre au Mali. Sommes-nous informés ? On nous inonde d’images martiales et d’interventions diverses
mais on ne dit rien sur les véritables enjeux, sur la culture des populations concernées, sur leurs composantes politiques économiques, sociologiques…

Au-delà de la dimension historique que vous abordez dans l’ouvrage, quelles sont les traits philosophiques à distinguer entre ces deux grands courants de l’islam ?

Dans le sunnisme, l’effort d’interprétation des textes sacrés s’est arrêté depuis le XI e siècle. Ce courant considère que la révélation est close avec la parole du prophète Mahomet. Tandis que les chiites poursuivent l’interprétation de manière permanente à travers les imams en attendant le retour de Mahdi, l’imam caché.

Le sunnisme se considère comme un aboutissement. Tout recul est impossible. Le changement d’apostolat peut être sanctionné par la peine de mort. Je tire mon chapeau aux musulmans sunnites qui font leur propres interprétations. Autrement dit l’alliance de l’Occident avec les sunnites wahhabites depuis 1945 est une erreur stratégique.

En 1979, la révolution iranienne réveille la fracture entre chiites et sunnites que vous qualifiez aujourd’hui de guerre mondiale…

Avec l’émergence de la République islamique iranienne, les chiites trouvent leur «Vatican». Après avoir été longuement opprimés, ils relèvent la tête. Afghanistan,Pakistan, Turquie, Inde, Irak, Syrie, Koweît, Bahreïn, Iran, Chine… sont autant de pays où s’affrontent
les sunnites et les chiites, sans parler des luttes entre les quatre grands courants sunnites.

L’antagonisme s’est rallumé en Afghanistan, berceau de la montée en puissance de Ben Laden. Dans ce conflit mondial l’Occident à du mal à donner des leçons. Il a toujours instrumentalisé les parties à son profit, et l’histoire se répète.

Quelle alternative voyez-vous à Bachar El-Assad ?

Tout le monde prédit la chute du régime syrien mais cette optique n’est pas vraiment d’actualité. Ayant été enlevé et torturé sur ordre de son père, je suis le premier à la souhaiter mais deux ans après l’ouverture des combats, on constate une relative passivité de la communauté internationale. Assad conserve des partisans au sein de la population et des alliés de poids comme la Russie, la Chine et l’Iran.

La reconnaissance de la Palestine en tant qu’Etat observateur de l’ONU n’empêche pas l’étouffement économique de Gaza…

C’est vrai, Israël poursuit la colonisation et fait blocus sur l’économie. Mais aujourd’hui, la stratégie palestinienne est de dire : Si nous ne parvenons pas à développer notre Etat, nous demandons la nationalité israélienne et les projections de Gaza et de la Cijordanie
indiquent que les Palestiniens seront les plus nombreux.

Vous ne donnez aucun crédit à la thèse d’une intervention armée en Iran…

C’est une affabulation. Il n’y a que Netanyhaou pour y penser. Avez-vous déjà vu Israël annoncer à l’avance qu’elle allait frapper ? J’ai croisé il y a peu un dirigeant israélien dans l’antichambre du président Ahmadinejad. Alors que je m’étonnais de sa présence, il m’a répondu: que croyez-vous, il n’y a pas une journée depuis 1979 où le contact ait été rompu…

Netanyhaou est isolé et Israël n’est plus dans le cours de l’histoire. Appuyé par Bagdad, Damas, Tyr, l’Iran est devenu pour la première fois, une vraie puissance méditerranéenne.
C’est un cadeau du ciel et des Etats-Unis. L’indépendance énergétique des Etats-Unis liée au gaz de schistes modifie en profondeur la stratégie américaine au Proche-Orient.

L’alliance historique avec les sunnites pourrait-elle s’inverser au profit des Chiites ?
Difficile de le dire, ce retrait prévisible à l’horizon 2015/2016 pourrait aboutir au démantèlement de l’Arabie Saoudite comme cela s’est passé en Syrie ou au Liban. Cette indépendance pourrait amener les Américains à mettre en place une stratégie reposant sur de petites entités alliées comme Israël, l’Iran, la Turquie…

Le retrait américain laisse la France et L’UE face à la problématique ?

Vue des pays arabes l’UE n’existe pas au-delà du guichet de subventions. C’est une vrai question, saura- t-elle bâtir une architecture de diplomatie et de sécurité ou continuera-t-elle à utiliser la diplomatie du chéquier ?

Où va la France au Mali ?

Au départ, François Holande faisait entendre à tout le monde qu’il n’irait pas. Il a attendu que l’ensemble de ses alliés se déclarent favorables à l’intervention française pour prendre sa décision. Il a même réussi à convaincre Bouteflika qui a suivi face à l’unanimité.

L’objectif déclaré est de libérer le Nord du Mali. Y arrivera-t-il ?

Cela reste une question. Car il ne s’agit pas de répéter ce qui s’est passé en Lybie : libérer, tuer, s’en aller. Il faut accompagner le Mali qui doit parvenir à la sédentarisation
des Touaregs et leur donner les moyens de se défendre.

Nous sommes encore loin du cahier des charges qui suppose la mise en oeuvre d’un plan Marshall pour tous les pays du Sahel.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

L’islam contre l’islam, éditions Grasset 17,90

Source : La Marseillaise 26/01/2013

Voir aussi : Rubrique Moyen-Orient, rubrique Géopolitique, rubrique Rencontre, rubrique Afrique, Mali, rubrique Livre,

Michéa et la gauche de notre imaginaire collectif

Pour défendre le socialisme il faut commencer par l’attaquer » disait l’auteur de 1984. Plus que jamais fidèle à la pensée d’Orwell, Jean-Claude Michéa pose, dans son dernier ouvrage, Le Complexe d’Orphée une réflexion critique sur la gauche française. La thèse du philosophe remet en question les grandes tendances – Droite et Gauche -. On aurait remplacé le parti unique par l’alternance unique mais au fond rien ne change… Entretien

A gauche tout se passe comme si, le point de vue idéaliste, au sens moral et intellectuel, accorde au débat idéologique une circonstance propre et indépendante des facteurs sociaux et des décisions politiques qui aliènent les peuples. Jusqu’où peut-on pousser ce paradoxe ?

Ce qui me paraît paradoxal, en l’occurrence, c’est plutôt l’idée qu’une politique radicale devrait essentiellement travailler à exacerber les « contradictions au sein du peuple » – celles qui sont censées opposer un « peuple de gauche », progressiste dans l’âme, et un « peuple de droite », conservateur par nature – tout en s’efforçant, par ailleurs, de marginaliser la contradiction principale de la société libérale – celle qui oppose les détenteurs du capital ( autrement dit les élites qui contrôlent la richesse, le pouvoir et l’information) à l’ensemble des classes populaires. Il est symptomatique, par exemple, que le terme de « classe dominante » (ou celui de « bourgeoisie ») ait presque totalement disparu du vocabulaire politique et médiatique contemporain, alors même que jamais, dans l’histoire, le destin des individus et des peuples n’avait dépendu à un tel point des décisions prises – hors de tout contrôle démocratique – par une minorité privilégiée.

Une idée clef, que vous explorez en revenant sur l’histoire de la pensée politique dans Le complexe d’Orphée

C’est l’histoire de ce refoulement progressif de la critique de la société capitaliste comme système fondé sur l’exploitation du grand nombre par des minorités privilégiées (critique qui était au cœur du projet socialiste originel) au profit de l’idée qu’elle reposerait d’abord sur un antagonisme entre un « peuple de gauche » et un « peuple de droite », que j’ai cherché à décrire dans complexe d’Orphée. Je rappelle que la « gauche » – au sens particulier que ce terme conserve encore dans notre imaginaire collectif – constituait, en réalité, une configuration idéologique beaucoup plus récente que ne le laisse supposer la légende officielle. Elle n’a véritablement pris naissance que dans le cadre du compromis historique – scellé lors de l’affaire Dreyfus – entre les principaux représentants du mouvement ouvrier socialiste et ceux de la bourgeoisie républicaine et libérale. Ce compromis politique, au départ essentiellement défensif, visait à dresser un « front républicain » contre la droite de l’époque (les « Blancs et les « ultras » de la « Réaction » cléricale et monarchiste) qui demeurait extrêmement puissante et dont les menées séditieuses constituaient une menace croissante pour un système républicain encore fragile.

C’est la nature même de ce pacte défensif qui explique que la gauche du XX ème siècle ait pu si longtemps reprendre à son compte une partie importante des revendications ouvrières et syndicales. Il était clair, cependant, qu’une alliance aussi ambiguë entre partisans de la démocratie libérale (et donc de l’économie de marché) et défenseurs de l’autonomie de la classe ouvrière et de ses alliés ne pouvait pas se prolonger éternellement.

L’accélération de la mondialisation libérale ne cesse de fissurer les valeurs républicaines en déniant notamment toute compétence à la pensée critique d’écrire sa propre histoire …

Le ralentissement de la croissance industrielle et la baisse tendancielle de leur taux de profit – devenues manifestes au début des années soixante-dix – a conduit les grandes firmes capitalistes occidentales à imposer la « liberté des échanges » à l’ensemble des pays de la planète et à démanteler ainsi toutes les frontières protectrices (et, par conséquent, tous les acquis sociaux) que les différents Etats « keynésiens » étaient parvenus à mettre en place au lendemain de la victoire sur le nazisme.

C’est dans ce nouveau contexte d’un « monde ouvert » (la « libre circulation des marchandises, des capitaux, des services et des hommes ») et d’une concurrence « libre et non faussée » qu’a pu être imposée à l’opinion publique (on connaît, en France, le rôle décisif joué, dans une telle opération médiatique, par la critique de l’Etat opérée par les « nouveaux philosophes ») la nouvelle gauche mitterrandiste. Cette capitulation en rase campagne devant la religion du marché explique qu’il n’y ait plus guère de différences, aujourd’hui, entre un programme économique « de gauche » et un programme économique « de droite » (aucun journaliste, par exemple, n’a trouvé stupéfiant le fait que ce soit précisément Christine Lagarde qui ait été choisie par le FMI pour poursuivre la même politique que Dominique Strauss-Kahn).

Comment parvient-on à éluder la question sociale après cette capitulation idéologique ?

Depuis le milieu des années quatre-vingt – toute référence à la question sociale a été définitivement balayée au profit de ces seules questions « sociétales » (mariage gay, légalisation des drogues, vote des étrangers etc.) dont la principale fonction médiatique est de maintenir à tout prix (et surtout en période électorale) cette division permanente entre un « peuple de gauche » et un « peuple de droite » qui rend, par définition, impossible toute alliance anticapitaliste entre les différentes catégories populaires. Il est clair, en effet, que la seule chose que redoute l’oligarchie dirigeante – cette alliance des élites économiques, politiques et culturelles – ce serait l’émergence d’un véritable front populaire ou d’un nouveau printemps des peuples capable de s’attaquer réellement aux bases matérielles et morales du pouvoir qu’elle exerce de façon croissante sur la vie des gens ordinaires.

Recueillis par Jean-Marie Dinh

Le Complexe d’Orphée : La Gauche, les gens ordinaires et la religion du Progrès, éditions Climats.

Voir aussi : Rubrique, Livre, /essais », rubrique Philosophie,rubrique Rencontre,

Le roi prédateur, un livre qui fait trembler le trône

A paraître dans les prochains jours aux  éditions du  Seuil un nouvel opus sur Mohammed VI : Le roi prédateur, signé Catherine Graciet (ex journaliste au Journal hebdomadaire et à Bakchich) et Eric Laurent, interviewer de Hassan II et auteur du livre Mémoires d’un roi. L’enquête promet une plongée dans les magouilles économiques de Mohammed VI et de son entourage affairiste. Elle lèvera encore davantage le voile sur le côté obscur et cupide de la monarchie alaouite.

Résumé de l’éditeur :

Mohammed VI est désormais le premier banquier, le premier assureur, le premier entrepreneur de bâtiments de son pays. Il y joue un rôle dominant dans l’agro-alimentaire, l’immobilier, la grande distribution, l’énergie et les télécoms. La fortune personnelle du roi du Maroc a quintuplé en dix ans, et le magazine Forbes le classe désormais parmi les personnalités les plus riches du monde. Que s’est-il donc passé depuis l’avènement du fils d’Hassan II ? Par le biais des holdings que contrôle la famille royale, avec l’aide du secrétaire particulier de Sa Majesté et la complaisance de nombre de dignitaires et de valets du pouvoir, c’est à une véritable mise en coupe réglée de l’économie du royaume que l’on assiste depuis plus de dix ans. Et si l’absolutisme royal selon Hassan II visait à assurer la pérennité de la monarchie, la structure de gouvernement mise en place par son fils est tout entière tendue vers l’accaparement privé. Voici ce système, et les hommes qui en tirent les ficelles, pour la première fois mis au jour au terme d’une minutieuse enquête de terrain, d’un examen fouillé des dossiers sensibles, de nombreuses rencontres avec les principaux témoins de cette royale prédation, y compris parmi les proches du Palais. Voici comment le souverain d’un des régimes désormais les plus menacés par la vague démocratique dans les pays arabes a transformé ses sujets en clients, l’Etat en machine à subventionner les intérêts de la famille royale, et notre pays en complice d’un désastre politique et moral auquel contribue, à son corps défendant, le contribuable français.

Voir aussi : Rubrique Maroc, rubrique Livre,