Selon Houellebecq, “la France est très proche d’une sortie de l’Europe”

21372294344_c7a6bd5b9a_cLe Brexit a secoué la communauté européenne, voilà quelques mois, et c’est avec un aplomb prophétique que Michel Houellebecq, voyageant en Argentine, envisage que la France suive le même chemin. Parlera-t-on de Francie – sortie de la France de l’Europe? ? L’écrivain y croit fermement…

À l’occasion d’une rencontre qui se déroulait à Buenos Aires, Michel Houellebecq était interrogé par l’écrivain Gonzalo Garcès ce 10 novembre, rapporte l’agence EFE. Neuf années après son premier voyage en Argentine, ce grand retour du romancier français était manifestement très attendu. Au menu, trois journées de rencontres et d’échanges, pour parler de son œuvre littéraire, mais également de sa relation aux arts.

Le Brexit aurait dû donner des idées…

Comme toujours, Houellebecq n’était pas vraiment là où l’on pouvait l’attendre, et c’est plutôt une vision politique qu’il a livrée. « La France est très proche de quitter l’Europe […]. Les Français sont dans l’Europe contre leur volonté », a-t-il asséné. En juin dernier, le romancier bichait déjà de ce que l’Angleterre puisse donner, avec le Brexit, le grand signal de départ « pour le démantèlement. J’espère qu’ils ne me décevront pas. J’ai été contre l’idée européenne dès le début. Ce n’est pas démocratique, ce n’est rien de bon ».

Maintenant, il jubile, avec un peu de retenue : « Il est dommage que le Brexit n’ait pas fait abandonner l’idée d’une Union européenne définitivement. Je ne comprends pas pourquoi avoir tant de regrets. Je n’ai jamais constaté de points positifs dans le projet européen : tout est basé sur de faux fondements. […] L’Union européenne n’est qu’une idée de technocrates qui ne saisissent pas pleinement les spécificités de chacun pays ».

Cependant, peu de chances que l’on voit dans l’Hexagone surgir un personnage tel que Donald Trump, estime-t-il. Ce serait d’ailleurs « une erreur d’associer Trump à Marine Le Pen », indique-t-il. S’il a assisté à la présidentielle américaine en y voyant « quelque chose d’ennuyeux », c’est avant tout parce qu’il est fatigué « de voir le vide de ce spectacle » politique.

Marine Le Pen pourrait atteindre la présidence en France, mais probablement pas en 2017. « Bien qu’elle gagne toujours plus de voix, elle est encore loin d’avoir les voix nécessaires pour remporter une élection présidentielle. »

Depuis longtemps, Houellebecq clame de toute manière que l’Europe, et la France en priorité doivent se déconnecter des États-Unis. La Chine ou l’Inde représente des enjeux bien plus importants, et des partenaires plus considérables. Trump, avait-il dit, n’est qu’un affreux, mais c’est l’affreux problème des Américains, uniquement.

La France se meurt, mais moins que d’autres

Et de poursuivre : « La France est un pays en train de mourir [mais] se débat plus que les autres pays européens », tout en cherchant à revenir à ses origines. Or, contrairement à d’autres États comme l’Espagne, l’Italie ou l’Allemagne, « où les populations déclinent rapidement, ce n’est pas le cas en France : la démocratie est en croissance ».

Affirmant qu’il a conscience de ce que son travail entraîne des polémiques, partout où il passe, le prix Goncourt 2010 jure cependant ne pas rechercher ces controverses.

Et revenant sur Soumission, le roman sorti le jour des attentats perpétrés chez Charlie Hebdo, il précise qu’il n’y a aucune critique de la religion, mais de la politique. « Il n’y a aucun vrai musulman dans ce roman. Il y a des personnalités politiques qui ont des ambitions politiques et l’idée de se servir de l’islam pour accomplir leurs ambitions. Aucun fanatique. Aucun pratiquant : juste des politiques. »

Pour autant, les attaques d’islamistes radicaux se poursuivront, prophétise-t-il.

Lui-même ne s’intéresse à la politique que pour ce qu’elle représente de tactique, de stratégie, mais certainement pas pour son contenu, reconnaît-il. Avec une idée toutefois : « Le système politique suisse, de démocratie directe, je l’apprécie. C’est un pays qui fonctionne mieux que la France et où l’on tire le français vers le haut. »

 

  El Patagonico, Epoca

Source ActuaLitté 12/11/2016

Voir aussi : Rubrique Livre, Littérature, rubrique Politique, rubrique UE, rubrique Société, Religion, On Line, À Zurich, Houellebecq expose son bulletin de santé comme une œuvre d’art

Exil l’impossible sujet

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Camp de Frakaport, près de Thessalonique

Comment décrire le dénuement ?

Aujourd’hui, quand on part à la pêche aux infos qui viennent du monde, on tombe aussi sur celles des personnes. En naviguant sur la toile ce matin, m’est apparue cette photo du camp de réfugiés de Frakaport en Grèce. La photo publiée sur le blog de Cathy Garcia est accompagnée d’un témoignage poignant mais je ne sais pas pourquoi cette image bouleversante de vérité s’est gravée dans mon esprit.  J’ai cherché quelques mots pour dire ce long parcours de souffrance qui ne s’achève pas. Je n’ai rien trouver.  Je me suis alors réfugié dans une mini fiction comme si cela était plus efficace pour m’inciter à réfléchir, pour exprimer le sentiment de n’être rien devant cet océan d’indifférence.

Voie fictionnelle

C’était une gentille fille pleine de vie. A son arrivée, ne tenant pas en place, elle pressait sa mère de questions, sur ce qu’ils allaient faire dans cette nouvelle région, combien de temps ils y resteraient, où serait sa nouvelle école, comment seraient ses copines… Et puis, face aux demi-réponses de sa mère, le doute s’était installé. Le jour elle la voyait parfois fondre en larme.  Maintenant, elle avait l’impression qu’on la guettait depuis le carré obscure qu’elle voyait de la fenêtre, mais elle ne posait plus de question.

Elle se réveille souvent au milieu de la nuit avec une sensation d’étouffement. Elle voit des flammes courir le long de la tente et ses dessins qui tombent en cendre.

JMDH

Ce qu’ils disent

 » Nous sommes ici
depuis trois mois. –
Avant nous étions à Idomeni,
sous des tentes en plein vent. –
Les tentes ici sont installées
dans un ancien entrepôt. –
Nous regrettons Idomeni. –
Ici nous sommes totalement isolés,
sans contact avec le monde extérieur. –
Les Grecs sont aussi pauvres que nous. –
Il n’y a pas de travail, rien à faire. –
En face il y a une usine d’épuration d’eau
et l’air est irrespirable…« 

 Source témoignage : Blog de Cathy Garcia 14/09/2016

Voir aussi. Rubrique Lecture, rubrique Société, Citoyenneté, rubrique Politique, Politique de l’immigration,

Pour une autre mondialisation par Thomas Piketty

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Disons-le d’emblée : la victoire de Trump s’explique avant tout par l’explosion des inégalités économiques et territoriales aux Etats-Unis depuis plusieurs décennies, et l’incapacité des gouvernements successifs à y faire face. Les administrations Clinton puis Obama n’ont fait souvent qu’accompagner le mouvement de libéralisation et de sacralisation du marché lancé sous Reagan puis Bush père et fils, quand elles ne l’ont pas elles-mêmes exacerbés, comme avec la dérégulation financière et commerciale menée sous Clinton. Les soupçons de proximité avec la finance et l’incapacité de l’élite politico-médiatique démocrate à tirer les leçons du vote Sanders ont fait le reste. Hillary a remporté d’un cheveu le vote populaire (60,1 millions de voix contre 59,8 millions pour Trump, pour une population adulte totale de 240 millions), mais la participation des plus jeunes et des plus modestes était beaucoup trop faible pour pouvoir remporter les Etats clés.

Le plus triste est que le programme de Trump ne fera que renforcer les tendances inégalitaires : il s’apprête à supprimer l’assurance-maladie laborieusement accordée aux salariés pauvres sous Obama, et à lancer son pays dans une fuite en avant dans le dumping fiscal, avec une réduction de 35% à 15% du taux de l’impôt fédéral sur les bénéfices des sociétés, alors que jusqu’ici les Etats-Unis avaient résisté à cette course-poursuite sans fin venue d’Europe. Sans compter que l’ethnicisation croissante du conflit politique américain laisse mal augurer de l’avenir si de nouveaux compromis ne sont pas trouvés : voici un pays où la majorité blanche vote structurellement à 60% pour un parti, alors que les minorités votent à plus de 70% pour l’autre, et où la majorité est en passe de perdre sa supériorité numérique (70% des suffrages exprimés en 2016, contre 80% en 2000, et 50% d’ici 2040).

La principale leçon pour l’Europe et le monde est claire : il est urgent de réorienter fondamentalement la mondialisation. Les principaux défis de notre temps sont la montée des inégalités et le réchauffement climatique. Il faut donc mettre en place des traités internationaux permettant de répondre à ces défis et de promouvoir un modèle de développement équitable et durable. Ces accords d’un type nouveau peuvent contenir si nécessaire des mesures visant à faciliter les échanges. Mais la question de la libéralisation du commerce ne doit plus en être le cœur. Le commerce doit redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cessé d’être : un moyen au service d’objectifs plus élevés. Concrètement, il faut arrêter de signer des accords internationaux réduisant des droits de douanes et autres barrières commerciales sans inclure dans le même traité, et dès les premiers chapitres, des règles chiffrées et contraignantes permettant de lutter contre le dumping fiscal et climatique, comme par exemple des taux minimaux communs d’imposition des profits des sociétés et des cibles vérifiables et sanctionnables d’émissions carbone. Il n’est plus possible de négocier des traités de libre échange en échange de rien.

De ce point de vue, le CETA est un traité d’un autre temps et doit être rejeté. Il s’agit d’un traité étroitement commercial, ne contenant aucune mesure contraignante sur le plan fiscal ou climatique. Il comporte en revanche tout un volet sur la « protection des investisseurs » permettant aux multinationales de poursuivre les Etats devant des cours arbitrales privées, en contournant les tribunaux publics applicables à tout un chacun. L’encadrement proposé est notoirement insuffisant, notamment concernant la question clé de la rémunération des juges-arbitres, et conduira à toutes les dérives. Au moment même où l’impérialisme juridique américain redouble d’intensité et impose ses règles et ses tributs à nos entreprises, cet affaiblissement de la justice publique est une aberration. La priorité devrait être au contraire la constitution d’une puissance publique forte, avec la création d’un procureur et d’un parquet européen capable de faire respecter ses décisions.

Et quel sens cela a-t-il de signer lors des accords de Paris un objectif purement théorique de limiter le réchauffement à 1,5 degré (ce qui demanderait de laisser dans le sol les hydrocarbures tels que ceux issus des sables bitumineux de l’Alberta, dont le Canada vient de relancer l’exploitation), puis de conclure quelques mois plus tard un traité commercial véritablement contraignant et ne faisant aucune mention de cette question? Un traité équilibré entre le Canada et l’Europe, visant à promouvoir un partenariat de développement équitable et durable, devrait commencer par préciser les cibles d’émissions de chacun et les engagements concrets pour y parvenir.

Sur la question du dumping fiscal et des taux minimaux d’imposition sur les bénéfices des sociétés, il s’agirait évidemment d’un changement complet de paradigme pour l’Europe, qui s’est construite comme une zone de libre échange sans règle fiscale commune. Ce changement est pourtant indispensable : quel sens cela a-t-il de se mettre d’accord sur une base commune d’imposition (qui est le seul chantier sur lequel l’Europe a légèrement avancé pour l’instant) si chaque pays peut ensuite fixer un taux quasi nul et attirer tous les sièges d’entreprises? Il est temps de changer le discours politique sur la mondialisation : le commerce est une bonne chose, mais le développement durable et équitable exige également des services publics, des infrastructures, des systèmes d’éducation et de santé, qui eux-mêmes demandent des impôts équitables. Faute de quoi le trumpisme finira par tout emporter.

Source Blog de Thomas Piketty 15/11/2016

Voir aussi : Actualité internationale, Rubrique Finance, rubrique Economie,  rubrique  Politique, L’écrasante responsabilité de la gauche dans la victoire de Trump, Politique économique, Piketty: On a besoin de réformes fiscales et sociales de fond, rubrique Société, Citoyenneté, rubrique Livres, Thomas Piketty : Un capital moderne,

L’écrasante responsabilité de la gauche dans la victoire de Donald Trump

« Il ne reste plus à ceux qui votaient traditionnellement pour [la gauche] qu’à se tourner vers ceux qui s’intéressent (ou font semblant de s’intéresser) à eux et à leurs problèmes » (Photo: les leaders et chefs de gouvernement socialistes européens réunis  à Paris en 1999). JACK GUEZ / AFP

« Il ne reste plus à ceux qui votaient traditionnellement pour [la gauche] qu’à se tourner vers ceux qui s’intéressent (ou font semblant de s’intéresser) à eux et à leurs problèmes » (Photo: les leaders et chefs de gouvernement socialistes européens réunis à Paris en 1999). JACK GUEZ / AFP

Le sociologue Dominique Méda revient à juste titre sur les raisons pour lesquelles la gauche de gouvernement ne devrait pas trop se réjouir du report escompté des voix vers son camp après la victoire de Trump. Il ne s’agit plus de tirer une nouvelle fois les marrons du feux sans rien faire, mais d’assumer et de donner des gages concrets de courage et de responsabilité politique.

Par Dominique Méda, sociologue, professeure des universités

Pourquoi les gauches se font-elles tailler des croupières presque partout dans le monde par des partis qui prétendent mettre au cœur de leurs préoccupations les oubliés, les invisibles, les damnés de la mondialisation, les sans-grade, les déclassés ?

L’énigme semble complète : pourquoi les pauvres et les ouvriers ont-ils voté pour un milliardaire qui ne s’est donné que la peine de naître – un don conséquent de son père lors de son entrée dans la vie adulte lui ayant permis de construire son empire – et non pour la candidate démocrate ?

Pourquoi presque un tiers des Français qui vont voter aux prochaines élections présidentielles, dont de nombreux électeurs issus des classes populaires, s’apprêtent-ils, selon les sondages, à apporter leur suffrage non pas à la gauche, mais à une candidate, Marine le Pen, dont le répertoire idéologique était il y a encore peu aux antipodes de l’anticapitalisme et de la lutte des classes ?

Pourquoi les gauches se font-elles tailler des croupières presque partout dans le monde par des partis qui prétendent mettre au cœur de leurs préoccupations les oubliés, les invisibles, les damnés de la mondialisation, les sans-grade, les déclassés ?

Les droits que nous pensions définitivement acquis

Cela s’explique en grande partie par le fait que la gauche a tout simplement renoncé à mener une politique de gauche et que, dès lors, il ne reste plus à ceux qui votaient traditionnellement pour elle qu’à se tourner vers ceux qui s’intéressent (ou font semblant de s’intéresser) à eux et à leurs problèmes.

Aurions-nous vu le Front national (FN) changer radicalement de fond idéologique, s’intéresser à la classe ouvrière, à la valeur du travail, à la faiblesse des salaires, aux régions ruinées par le départ des usines, à la difficulté de boucler les fins de mois, à la mondialisation, si la gauche avait été fidèle à son héritage idéologique, on n’ose dire à ses valeurs ?

Les victimes de la globalisation, ceux qui ont perdu leur emploi ou se trouvent dans des zones de relégation seraient-ils autant tentés par le discours de Marine Le Pen si la gauche avait continué à défendre l’égalité, l’augmentation des salaires, le développement de l’Etat-providence, la coopération, la réduction du temps de travail, le partage ?

A l’évidence, non. A l’évidence nous n’en serions pas là, à trembler pour la paix et le maintien de droits que nous pensions pourtant définitivement acquis, si, en 1983, au lieu d’accepter de se soumettre à une Europe qui ne parvenait pas à devenir politique, la gauche au pouvoir avait continué à défendre l’intérêt du paradigme keynésien.

Nous n’en serions pas là si, en 1985-1986, la gauche n’avait pas cédé aux sirènes de la libre circulation des capitaux et de l’ouverture des marchés financiers dont même le Fonds monétaire international (FMI) reconnaît aujourd’hui qu’ils sont en train de détruire nos sociétés ; nous n’en serions pas là si la gauche française n’avait pas, année après année, accepté les uns après les autres les renoncements à l’héritage de gauche.

Augmentation insupportable du chômage

Souvenons-nous : la fameuse équité promue en 1994 par le rapport Minc encensé par la gauche ; l’orthodoxie budgétaire pleinement revendiquée par l’actuel Président de la République et qui a conduit à une augmentation insupportable du chômage ; l’abandon dans lequel la gauche a laissé les banlieues depuis trente ans tout en prétendant s’en occuper ; l’obsession de l’équilibre comptable érigé en dogme et objet de la plus grande fierté pendant qu’une partie du pays crève ; le désintérêt complet pour les conditions de travail dont la dégradation saute pourtant tous les jours aux yeux ; le glissement progressif de la gauche vers la condamnation de l’assistanat ; l’incompréhension totale à l’endroit du « Moustachu » (Philippe Martinez), considéré dans les plus hautes sphères de l’Etat comme le Diable ; le refus d’obliger les entreprises mères à assumer la responsabilité des actes de leurs filiales ; la soumission au pouvoir des banques…

Et surtout, la conversion complète – parfaitement mise en évidence dès 1994 dans le livre remarquable de Bruno Jobert et Bruno Théret, Le Tournant néolibéral – des soi-disant élites à l’ensemble du bagage théorique néoclassique, et à ses prêtres, qui nous proposent depuis des années des baisses du smic (alors que le moindre de leur « ménage » leur rapporte un smic en quelques heures), des contrats uniques, des licenciements plus rapides, un démantèlement complet des protections du travail, une baisse des allocations-chômage et des minima sociaux pour que les paresseux reviennent plus vite au travail, et tout cela en des termes trompeurs (qu’on se souvienne de la fameuse « sécurisation »).

Des élites converties au discours que l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) asséné depuis les années 1980 ; des élites de gauche, y compris Obama, qui préfèrent conserver auprès d’eux des économistes champions de la dérégulation (comme Larry Summers) tant la discipline économique semble aujourd’hui dépolitisée.

Soupçon généralisé sur les chômeurs

Souvenons-nous : la trahison de Bill Clinton qui, en 1992, assène qu’il faut « To end welfare as we know it » (« en finir avec l’Etat-providence tel que nous le connaissons ») et met en place, en 1996, une réforme qui pousse les allocataires de minima sociaux à reprendre le travail à n’importe quel prix, plongeant dans la misère ceux qui n’en sont pas capables.

Souvenons-nous : le coup de tonnerre qu’a constitué le Manifeste Blair-Schröder de 1999 dans lequel les deux dirigeants « de gauche » en appellent à en finir avec cette « vieille » gauche, dopée aux dépenses publiques, incapable de croire à l’entreprise et à la compétitivité.

Souvenons-nous des réformes du chancelier allemand Gerhard Schröder, le soupçon généralisé sur les chômeurs qui refuseraient, par pure paresse, de reprendre des emplois (qui n’existent pas), la fusion de l’allocation-chômage et de l’allocation d’assistance, la politique du « bâton » comme si ceux qui avaient perdu leur emploi et ne parvenaient pas en en retrouver un le faisaient exprès. Et, pendant ce temps, l’explosion des inégalités, les fortunes aussi colossales que rapidement acquises, la consommation ostentatoire, la finance folle.

Presque partout, parvenue au pouvoir, la gauche a adopté le paradigme néolibéral, souvent pour montrer qu’elle était capable d’être une aussi bonne gestionnaire que la droite, souvent aussi parce qu’il aurait fallu renverser la table pour mettre en œuvre une autre politique.

Une Europe n’ayant pour seul idéal que le marché

Chaque époque est singulière. Lors du premier septennat de François Mitterrand, peut-être ne savions-nous pas, ne pouvions-nous pas imaginer, qu’une Europe si mal née, une Europe incapable de s’unir sur des accords politiques, une Europe n’ayant pour seul idéal que le marché, ne pourrait pas survivre.

Mais en 2012, les choses étaient bien différentes. Il aurait fallu, au lieu de vouloir à tout prix exercer le pouvoir, sauvegarder au contraire, comme ce qu’il y a de plus précieux, les valeurs de la gauche. Même au risque d’être moqués, au risque d’être considérés comme de mauvais élèves en économie, comme de piètres gestionnaires, il fallait conserver contre vents et marées comme unique boussole la recherche absolue de l’égalité, l’attention pour les ouvriers, les déclassés, les ségrégués, les oubliés, les dominés, les banlieues, les petits salaires, les privés d’emploi et défendre en conséquence le service public, la solidarité, la redistribution.

Il aurait mieux valu ne pas exercer le pouvoir et conserver intact l’espoir de changer un jour la situation plutôt que de l’exercer en singeant la droite, en récupérant l’héritage, les manières de faire, les comportements, l’idéologie de la droite, ce qui conduit aujourd’hui nos concitoyens abandonnés à se jeter dans les bras des seuls qu’ils n’ont pas encore essayés.

Tant que la gauche n’aura pas renoué avec ses principes fondamentaux, ses (improbables) succès électoraux seront autant de victoires à la Pyrrhus, faisant le lit de la droite et de l’extrême droite.

Dominique Méda

Soure Le Monde Idée 13/11/2016

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Rencontres Averroes Thierry Fabre : « La grande question est celle des styles de vie et du respect des croyances »

« Les formes du politique sont parfois désespérantes [...] mais cela devrait nous inviter à un véritable sursaut citoyen ». Photo la marseillaise

Les Rencontres d’Averroès, qui démarrent jeudi 10 novembre au Théâtre de la Criée, s’interrogent sur la façon de « surmonter la faille » née des attentats en France. Le fondateur de l’événement Thierry Fabre s’attache à caractériser celle-ci.

 

Pourquoi avoir choisi le mot « faille » plutôt que celui de rupture ?

La faille renvoie à une dimension sismique. La secousse profonde qui nous a tous frappés après les attentats de 2015 a fait l’effet d’un véritable tremblement de terre. Une fissure peut être colmatée. Or ici c’est plus profond. Nous ne sommes pas encore dans le gouffre, qui est la guerre de tous contre tous, que certains prophètes de malheur considèrent comme inéluctable. Toute la question est de savoir s’il existe un monde commun avec les gens venant du monde arabe et de l’Islam. Bruno Etienne disait justement « si l’Occident c’est la bible plus les grecs, alors les arabes sont des occidentaux ». Cela ne veut pas pour autant dire qu’il n’y a pas de mouvement de séparation, salafiste ou djihadiste, d’un côté, identitaire, de l’autre. Quand certains revendiquent la pureté de l’Occident chrétien, on est aussi dans la séparation, dans le refus de tout monde commun. Si ces mouvements s’amplifiaient, alors nous ne serions pas loin du gouffre. Mais nous n’en sommes pas encore là, et rien n’est inéluctable. Dans un tel contexte, la parole des Rencontres d’Averroès est précieuse pour tenter de définir un possible monde commun.

Si l’on vous dit qu’aucune proposition politique viable n’a été apportée en réponse aux replis identitaires depuis 22 ans, date des premières Rencontres d’Averroès, qu’en dîtes-vous ?

Pour moi, il y a trois dimensions du politique. Une verticale, une horizontale et une transversale ou oblique. La verticale est celle qu’on connaît le plus, de l’Etat vers la population. De ce point de vue, tous les dispositifs politiques qui ont été imaginés – je pense au partenariat euro-méditerranéen et à l’Union pour la Méditerranée – ont été des naufrages. L’horizon d’attente dans lequel sont nées les Rencontres d’Averroès en 1994, une année avant le processus de Barcelone, s’est effondré. De ce point de vue, c’est donc une impasse. Pour la dimension horizontale en revanche – « la politique prend naissance dans l’espace qui est entre les hommes », disait Hannah Arendt – c’est peut-être moins sûr. Les sociétés sont à la fois vives et inventives. Il y a bien sûr des poussées identitaires et des replis mais il y a aussi des dispositifs de rencontres, d’auto-organisation culturelle, sociale, économique. Et enfin comme le montrent les révolutions arabes, il y a également quelque chose qui n’a pas disparu quant à la dimension transversale, les représentations symboliques, culturelles, qui connectent l’horizontal et le vertical. Je ne serai donc pas aussi pessimiste. L’État et les institutions n’ont pas été à la hauteur des défis méditerranéens, sans aucun doute. Mais dans le politique, il y a aussi la société civile qui a été pour le coup très réactive. Face à la défaillance actuelle du politique en Méditerranée, il faut tracer d’autres chemins. J’ai assez confiance dans les attentes des jeunes générations, qui sont majoritaires dans le monde méditerranéen. Aux citoyens d’organiser des contre-pouvoirs. C’est une façon de faire front face aux emprises autoritaires. Les formes du politique sont parfois désespérantes, et l’élection de Donald Trump en est un cruel exemple, mais cela devrait nous inviter à un véritable sursaut citoyen.

L’une des tables rondes se concentre sur « la faille généalogique entre l’Europe et l’Islam ». En la qualifiant ainsi, ne fait-on pas le jeu des identitaires ?

Je ne me place pas du tout sur un terrain « identitaire », mais inscris au contraire les débats dans des généalogies, des histoires, loin des identités figées qui opposeraient deux entités hors du temps. Nous essayons plutôt de donner de la consistance, à travers les Rencontres d’Averroès, à un monde de l’entre-deux, le monde méditerranéen. Dans l’histoire longue, on voit bien qu’il y a eu de très nombreuses circulations d’une rive à l’autre de la Méditerranée, notamment sur le plan philosophique, et Averroès en est un bel exemple. De nombreux liens ont été tissés à travers le temps et ils ont aussi été déchirés dans l’histoire récente, que ce soit à travers les guerres du Golfe ou par les mouvements et les attaques djihadistes.

Accordez-vous un ordre d’importance aux types de « failles » caractérisées dans les tables rondes des Rencontres ?

Non il y a juste un ordre qui s’inscrit dans le cours du temps. On commence avec le temps long, avec la philosophie arabe des XIe et XIIe siècles. On passe aux failles historiques à partir du XVIIIe siècle avec l’expédition de Bonaparte en Egypte, la colonisation au XIXe siècle et la décolonisation. Puis la troisième se concentre davantage sur le XXe siècle avec les guerres du golfe, la chute du mur de Berlin. Et enfin la faille dans la Cité avec les attentats, la violence et la ségrégation urbaine.

Pourquoi terminer les débats par celle-ci ?

Le thème de ces Rencontres est né du choc des attentats, la faille dans la cité est alors évidente, d’autant plus qu’on sera exactement un an après, le 13 novembre. Elle donnera à entendre Marc Crépon qui a travaillé sur le consentement meurtrier, le passage à l’acte dans la violence. Il fallait aussi ne pas rester dans un regard franco-français. Spécialiste de l’Islam en Belgique, Andrea Rea a travaillé pendant de nombreuses années sur Molenbeek, bien avant sa triste célébrité. Il est intéressant de comprendre les échecs des politiques urbaines. Cela fait 40 ou 50 ans que la Belgique a délégué la question de l’Islam aux Saoudiens. On voit l’obscurantisme que cela a produit. Dans certains quartiers, la marge est devenue le centre. Il existe, aussi à Marseille, des gens qui expliquent qu’on ne peut par exemple pas boire d’alcool en période de Ramadan. C’est insensé. A partir de là, comment négocie-t-on un monde commun ? La grande question est celle des styles de vie et du respect des croyances de chacun. Comment pratiquer sa religion, juive, chrétienne musulmane ou bouddhiste, sans interdire quoi que ce soit à ceux qui ne partagent pas cette foi ? Ce sont ces formes de vie en commun qu’il s’agit de dessiner et de faire vivre ensemble. Marseille en a l’expérience.

Vous déclariez en mars dernier dans ces colonnes : « Marseille a quelque chose de singulier à dire au monde ». Cette singularité s’exprime-t-elle aussi dans la faille et la mixité que la ville comportent ?

Marseille est une ville contrastée. Il y a des lieux de mixité urbaine qui fonctionnent, des espaces publics qui sont partagés, le stade, les plages, les places… et il y a en même temps des formes de relégation urbaine, de séparation. La ville a pour l’instant été heureusement épargnée par les attentats. Je ne sais pas ce que cela provoquerait ici. A travers l’histoire des populations qui composent Marseille, cette ville est une ville sismographe. Je ne parle pas seulement des gens qui viennent du monde arabe, mais aussi des Comoriens, des Arméniens qui se sont installés à Marseille, après le génocide de 1915, des migrations italiennes, accélérées par le fascisme, des Espagnols venus après la guerre civile en Espagne, la guerre d’Algérie avec les pieds-noirs, les immigrés algériens qui ont été appelés pour travailler.

Cette ville est faite de toutes ces strates de populations qui la connectent par mille et un fils au monde méditerranéen. Que fait-on sachant cela ? Ou l’on dit que c’est une ville qui s’effrite, qui se désagrège. Ou au contraire on fait de Marseille une grande ville emblématique de la Méditerranée qui sait faire vivre quelque chose de commun à travers la « sensation du divers »….

Réalisé par Philippe Amsellem

Source : La Marseillaise  10/11/2016

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