Utu exhumation d’un western crépusculaire

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Anzac Wallace, totalement possédé par son personnage. Photo dr

Cinéma
Après que l’armée britannique a massacré les siens, un soldat maori, d’abord au service de la Couronne, se venge. Reprise en version restaurée d’un néo-western totalement envoûtant.
Film maudit...

En 1983 le réalisateur Geoff Murphy vient présenter, à Cannes, hors compétition, le premier film néo-zélandais. Mais Utu ne connaît pas le même destin, que Le Seigneur des anneaux de Peter Jackson, bien au contraire. La carrière du film tourne court en raison de problèmes entre les producteurs qui finissent par avoir raison du film. Le film restera invisible pendant plus de 30 ans. L’œuvre ressort aujourd’hui en version restaurée et augmentée, portant fièrement les trois lettres rouge sang de son titre, Utu, qui en maori signifient « vengeance ».

Conflit colonial oublié
Les deux îles principales constituant la Nouvelle-Zélande  est l’un des territoires les plus tardivement peuplés de la planète. La date de l’arrivée des premiers Maoris s’établit entre 1250 et 1350. Le film évoque le grand conflit de la colonisation entre les Maoris et les Britanniques partiellement oublié dans le grand lissage de l’histoire occidentale. Après que les Néerlandais aient été reconduits par les Maoris au milieu du XVIIe siècle. La conquête britannique s’établit à travers le commerce. Elle s’opère dans les traces des  premiers pas du capitaine James Cook sur les côtes en 1770.

En 1854, le premier Parlement de Nouvelle-Zélande, établi par le Parlement du Royaume-Uni, conduit le pays vers une autonomie partielle. Cette période verra une explosion démographique.  En 1893, la Nouvelle-Zélande est le premier pays à donner le droit de vote aux femmes. Après les baleiniers, les missionnaires débarquent d’Europe pour un tout autre commerce, celui du « sauvetage des âmes ».

A cet égard, la scène où le prêtre anglican se fait décapiter en présence de ses fidèles appelés au retour des croyances animistes par le Maori renégat, est un vrai morceau d’anthologie cinématographique.

Absence de héros
La lutte hégémonique pour l’expansion coloniale entre la France et la Grande-Bretagne poussent les Anglais à obtenir à l’arrachée l’adhésion d’une grande partie des chefs maoris à un traité les liant à la Couronne. Le traité de Waitangi fera office de constitution de cette nouvelle colonie. Si le scénario autour de la vengeance s’avère assez classique, Utu révèle en toile de fond un contexte historique et culturel beaucoup plus singulier. La galerie des personnages qui se révèlent dans le feu des événements dresse le portrait d’un monde où la lutte pour le pouvoir fait basculer la société. Du révolté, au loyal, du fermier vengeur, au jeune soldat britannique et, même l’officier inflexible, « tous apparaissent victimes d’un système qui les dépasse et les projette les uns contre les autres ».  Les préjugés sont mis à rude épreuve dans la nouvelle grille de lecture que propose Utu du fait colonial.

JMDH

Le Blu- ray et DVD en précommande jusqu’au 7 mars

Source : La Marseillaise 22/02/1018

Les relevés de la photographie consignés dans l’Histoire

Heinrich Hoffmann une propagande par l’image particulièrement élaborée.

Heinrich Hoffmann une propagande par l’image particulièrement élaborée.

Expositions
Après la saison 2017 consacrée à la photographie américaine, sous la direction artistique de Gilles Mora, le Pavillon populaire consacrera sa prochaine saison au rapport entre Histoire et photographie.

En 2018, Le Pavillon populaire délaisse un temps la dimension esthétique du médium photographique pour se consacrer au rapport entre la photographie et l’Histoire. Pour ce faire, le maître des lieux Gilles Mora a dessiné les contours d’une programmation originale établie à partir de trois approches historiographiques et critiques relatives à la tradition documentaire. Les commissaires d’exposition de chacune des propositions font référence dans leur domaine. Ce qui permet au Pavillon populaire géré par la ville de Montpellier (34) de maintenir son offre qualitative et exclusive qui fonde désormais sa réputation.

Un dictateur en images
« Aborder le rapport entre la  photographie et l’histoire dans le cadre d’une saison entière, c’est aussi se préparer à des rapports délicats qui peuvent susciter des explosions idéologiques. On ne peut pas faire preuve d’amateurisme en la matière », indique Gilles Mora en soulignant le courage politique du maire Philippe Saurel qui l’a suivi dans ce projet, notamment sur l’exposition Un dictateur en images consacrée au photographe d’Adolf Hitler Heinrich Hoffmann. « Le Mémorial de la Shoah a donné son accord. » Il présentera parallèlement l’exposition Regards sur des ghettos d’Europe orientale (oct 1939- août 1944). Une série d’images qui exprime la négation du destin des hommes qui en sont eux-mêmes conscients.

Toutes les images du Troisième Reich, et singulièrement dans les manuels d’histoire, proviennent de Heinrich Hoffmann. « Elles ne sont pas signées et on les considère comme des images authentiques, souligne le commissaire de l’exposition Alain Sayag. Il est indispensable de les recontextualiser dans un système de propagande où l’image jouait un rôle majeur dans la manipulation des masses. » L’exposition se propose de participer à une mise au point de cette imagerie qui exerce un matraquage en réitérant les mêmes scènes à l’infini. Une louable entreprise, d’autant plus utile que ces images sont régulièrement exploitées dans la presse.

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Germaine Tillion, une « Azaria » (femme libre) avec un groupe d’hommes, marché annuel de Tiskifine , août 1935.

Aurès 1935
A la croisée de la photographie documentaire, de l’ethnologie et du colonialisme Aurès 1935 témoigne d’un moment précis de la recherche ethnographique. Fin 1934, deux jeunes chercheuses, Thérèse Rivière (1901-1970) et Germaine Tillion  (1907-2008), se voient confier par le Musée d’ethnographie du Trocadéro une mission d’étude qui les conduit pour plusieurs années en Algérie à la lisière du Sahara. Placée sous le patronage de Christian Phéline l’exposition permet une approche des Chaouis qui conservent leur économie agropastorale. La population berbère se livre au regard des ethnographes dans une société encore préservée des grandes expropriations foncières programmées par la présence coloniale. Les photographies exposées sont tirées d’un fond découvert au début des années 2000 dans une boîte de chaussures en Allemagne.

 Manifestant en deuil au King Memorial Service,  Memphis,  1968, Bon Adelman

Manifestant en deuil au King Memorial Service, Memphis, 1968, Bon Adelman

I am a Man
L’exposition tient son nom d’un cliché représentant un manifestant noir, en deuil – il tient une pancarte affichant « I am a man » – en 1968. Elle se consacre à la photo documentation faite par les journalistes du Sud des Etats-Unis. Un travail anonyme qui retrace le contexte de lutte pour les droits civiques juste avant la loi de 1969 qui met officiellement fin à la ségrégation. Il en va, chacun le sait, tout autrement dans la pratique comme le démontre la résurrection actuelle du suprématisme blanc outre-Atlantique. Cette programmation engagée se réfère à l’Histoire sans jamais se couper des allers-retours entre le passé et le présent.

Calendrier
Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion. Des portraits en noir et blanc s’inscrivant dans une histoire esthétique et sociale de la photographie. Du 7 février au 15 avril 2018.

Un dictateur en images. Photographies de Heinrich Hoffmann, et Regards sur les ghettos (Un accrochage double.) Première exposition vraiment consacrée à Heinrich Hoffmann, et au travail de ce photographe autour d’Adolf Hitler. L’homme a été, pendant 23 ans, le photographe personnel du Führer. Du 27 juin au 16 septembre 2018.

I am a Man. Photographies et luttes pour les droits civiques dans le Sud des Etats-Unis, 1960-1970. à découvrir du 17 octobre 2018 au 6 janvier 2019.

JMDH

Source : La Marseillaise 23/12/2017

Voir aussi : Rubrique Histoire, rubrique Photo, rubrique Montpellier,

« Le néolibéralisme est une perversion de l’économie dominante »

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Théorie

Même ses détracteurs les plus virulents le reconnaissent : il est ardu de définir le néolibéralisme. De façon générale, ce terme suggère une préférence pour les marchés plutôt que pour l’Etat, pour les incitations économiques plutôt que les normes culturelles et pour l’entreprise privée plutôt que pour l’action collective. D’Augusto Pinochet à Margaret Thatcher ou Ronald Reagan, des démocrates américains au nouveau parti travailliste britannique, de l’ouverture économique chinoise à la réforme de l’Etat-providence en Suède ; il a été utilisé pour décrire un éventail très large de situations.

Au bout du compte, le mot « néolibéralisme » est utilisé comme un fourre-tout qualifiant tout ce qui touche à la dérégulation, la libéralisation, la privatisation, ou encore l’austérité fiscale. Aujourd’hui, il est couramment conspué. Il est assimilé à toutes les idées et pratiques qui ont contribué à l’augmentation de la précarité économique et des inégalités, qui nous ont conduits à la perte de nos valeurs et de nos idéaux politiques et, enfin, qui ont accéléré l’émergence de mouvements populistes.

Où sont les néolibéraux ?

Il semble donc que nous vivions dans l’ère du néolibéralisme. Mais qui sont, finalement, les adeptes et les diffuseurs de ce courant de pensée – les néolibéraux eux-mêmes ? Etrangement, il faut remonter assez loin dans le temps pour trouver quelqu’un qui a explicitement prôné le néolibéralisme. En 1982, Charles Peters – qui a dirigé pendant de nombreuses années la revue politique Washington Monthly – publiait un « Manifeste néolibéral », qui constitue encore 35 ans plus tard une lecture riche d’enseignements, tant le néolibéralisme qu’il décrit diffère de celui qu’on tourne aujourd’hui en ridicule. A en croire Peters, les dirigeants politiques qui incarnent le mouvement néolibéral ne seraient pas les semblables de Thatcher ou de Reagan, mais davantage des libéraux – au sens américain du terme – qui, après avoir été déçus par les syndicats et l’omniprésence des gouvernements centraux, ont abandonné leurs préjugés contre les marchés.

Le fait que le néolibéralisme soit un concept insaisissable qui ne dispose pas d’un lobby explicite de défenseurs ne signifie pas qu’il soit insignifiant ou irréel

L’utilisation du terme « néolibéral » a explosé dans les années 1990, lorsqu’il a été associé à deux phénomènes dont aucun d’ailleurs n’avait été mentionné dans l’article de Peters. Le premier d’entre eux est la dérégulation financière, qui allait atteindre son apogée lors de la crise financière de 2008 et dans la débâcle qui, à ce jour, tourmente encore la zone euro. Le second de ces phénomènes est la mondialisation économique, qui s’est accélérée grâce à la libre circulation des capitaux et à un nouveau type, plus ambitieux, d’accords commerciaux. Depuis, la financiarisation et la mondialisation sont devenues les manifestations les plus visibles du néolibéralisme.

Entre science et idéologie

Le fait que le néolibéralisme soit un concept insaisissable, changeant, et qu’il ne dispose pas d’un lobby explicite de défenseurs, ne signifie pas pour autant qu’il soit insignifiant ou irréel. Qui peut, en effet, contester que le monde ait effectué un mouvement décisif vers les marchés depuis les années 1980 ? Ou le fait que les hommes et femmes politiques de centre gauche – les démocrates aux Etats-Unis, les socialistes et les sociaux-démocrates en Europe – ont adopté avec enthousiasme plusieurs croyances centrales du Thatchérisme ou du Reaganisme ; à savoir la dérégulation, la privatisation, la libéralisation financière ou encore l’entreprise privée ? Une part importante des discussions politiques contemporaines sont imprégnées des principes basés sur le concept d’homo œconomicus, cet être humain parfaitement rationnel qui cherche à maximiser son intérêt personnel et qui constitue un élément central de nombreuses théories économiques.

La souplesse du terme « néolibéralisme » signifie aussi que les critiques qui lui sont adressées ratent souvent leur cible

Mais la souplesse du terme « néolibéralisme » signifie également que les critiques qui sont adressées à ce courant économique ratent souvent leur cible. Il n’y a en effet rien de foncièrement nocif dans les marchés, ni dans l’initiative ou l’entreprise privée lorsque ces principes sont appliqués de façon appropriée. Les plus importantes réalisations économiques de notre temps ont d’ailleurs découlé d’usages judicieux de ces derniers. Et en snobant le néolibéralisme, nous risquons de nous priver de quelques-unes de ses composantes utiles.

Le vrai problème, c’est que l’économie mainstream tombe trop facilement dans l’idéologie, contraignant les choix qui semblent s’offrir à nous et fournissant des solutions « clé en main ». La juste compréhension des phénomènes économiques qui sous-tendent le néolibéralisme nous permettrait d’y identifier l’idéologie, et de la rejeter lorsqu’elle se fait passer pour une science économique. Enfin – et c’est sûrement le plus important – cet effort d’analyse enrichirait l’imagination institutionnelle dont nous avons désespérément besoin pour refonder le capitalisme du XXIsiècle.

Expérience de pensée

Nous pensons généralement le néolibéralisme comme la somme de principes clés de la science économique dominante. Pour être capables d’étudier ces derniers sans idéologie, nous devons nous soumettre à une expérience de pensée : un économiste célèbre et très respecté atterrit pour la première fois dans un pays, dont il ne connaît rien. Il assiste alors à une réunion avec les dirigeants politiques du pays en question. « Notre nation connaît de sérieux problèmes » lui dit-on alors ; « l’économie stagne, l’investissement est bas et il n’y a aucune perspective de croissance en vue ». Les dirigeants se tournent alors vers lui, plein d’espoir : « Indiquez-nous quelle est la marche à suivre pour faire prospérer notre économie ».

L’économiste reconnaît alors son ignorance et explique que sa méconnaissance de l’économie du pays l’empêche de formuler une quelconque recommandation. Avant de se prononcer, il aurait besoin, dit-il, d’étudier l’histoire de l’économie, d’analyser des données statistiques et de voyager dans le pays.

Mais ses hôtes insistent : « Nous comprenons votre réticence, et nous aurions aimé que vous eussiez le temps de faire tout cela » se voit-il répondre, « mais l’économie n’est-elle pas une science, et n’êtes-vous pas l’un de ses plus éminents praticiens ? Bien que vous ne connaissiez que très peu de chose sur notre économie, vous pourriez probablement partager avec nous des théories économiques générales et des directives qui nous aideraient à guider nos politiques économiques et les réformes que nous souhaitons appliquer ».

L’économiste se trouve alors dans une impasse. D’un côté, il ne veut pas imiter ces gourous économiques qu’il critique depuis longtemps pour colporter leurs conseils politiques favoris. Mais il se sent pris au dépourvu par cette question. Existe-t-il des vérités universelles en économie ? Peut-il, lui-même, apporter ici quoi que ce soit de valide ou d’utile ?

Quels principes ?

Il commence alors son exposé : l’efficience avec laquelle les ressources d’une économie sont allouées est un déterminant crucial de la performance de cette économie, explique-t-il. Une telle efficacité nécessite, à son tour, de mettre en cohérence les incitations des ménages et des entreprises avec les coûts et les bénéfices sociaux. Les incitations auxquelles sont confrontés les entrepreneurs, les investisseurs et les producteurs sont particulièrement importantes pour la croissance économique. La croissance a besoin d’un système abouti de droits de propriété et d’application des contrats, afin de permettre aux investisseurs de s’approprier les rendements de leurs investissements. Enfin, l’économie doit être ouverte aux idées et aux innovations issues du reste du monde.

Mais une période d’instabilité macroéconomique peut faire dérailler l’économie, poursuit-il. Les gouvernements doivent, par conséquent, conduire une politique monétaire rigoureuse, consistant à restreindre la croissance de la masse monétaire à celle de la demande de monnaie nominale pour atteindre un niveau d’inflation raisonnable. Ils doivent assurer la soutenabilité des finances publiques – de sorte que la dette publique ne dépasse pas le revenu national – et mettre en œuvre une réglementation prudentielle des banques et des autres institutions financières pour éviter que le système financier, dans son ensemble, ne prenne des risques excessifs.

Les principes économiques englobent aussi des questions de politique sociale et d’équité

L’économiste aborde ensuite un thème qui lui tient à cœur : « L’économie n’est pas qu’une affaire d’efficacité et de croissance », explique-t-il. Les principes économiques englobent aussi les questions de politique sociale et d’équité. L’économie a, certes, peu de choses à dire sur le niveau de redistribution qu’une société devrait viser, mais elle préconise toutefois que la base fiscale soit la plus large possible, et que les programmes sociaux soient pensés en prenant soin de ne pas inciter les travailleurs à se détourner du marché du travail.

Au moment où l’économiste termine sa présentation, il semble évident qu’il a mené un véritable plaidoyer néolibéral. Un auditeur critique, dans l’assemblée, y aura reconnu un certain nombre de « mots-clés » : efficacité, incitations, droits de propriété, politique monétaire saine, prudence budgétaire et financière. Et pourtant, les principes universels que l’économiste vient de décrire sont définis très vaguement : ils présument une économie capitaliste – dans laquelle les décisions d’investissement sont le fait des agents privés et des entreprises – mais ils ne vont pas beaucoup plus loin. En réalité, ils permettent – et même, nécessitent – une incroyable variété d’arrangements institutionnels.

Nous nous tromperions associant à chaque terme abstrait (incitations, droits de propriété…) une contrepartie institutionnelle prédéterminée

L’économiste vient-il donc de délivrer une analyse néolibérale ? Nous nous tromperions en le croyant ; notre erreur consistant à associer à chaque terme abstrait – incitations, droits de propriété, politique monétaire saine – une contrepartie institutionnelle prédéterminée. Ici résident la prétention centrale et le défaut majeur du néolibéralisme : la croyance que les principes économiques de premier ordre correspondent à un ensemble unique de politiques, proche d’un agenda à la Thatcher ou à la Reagan.

Prenons les droits de propriété. Ils sont importants, en ce qu’ils permettent de distribuer les retours sur investissements. Un système optimal confierait donc les droits de propriété aux individus qui feraient le meilleur usage possible de leur actif, et offrirait au contraire une protection contre ceux qui risquent de s’approprier tous les bénéfices. Ainsi, les droits de propriété sont bénéfiques lorsqu’ils protègent les innovateurs des comportements de passagers clandestins, mais néfastes lorsqu’ils les préservent de la concurrence. En fonction du contexte, un régime légal qui fournit les incitations adéquates peut donc être tout à fait différent du régime standard de droits de propriété privée à l’américaine.

« Néolibéralisme » à la chinoise ?

Cette idée peut sembler une parenthèse sémantique sans aucun intérêt pratique, pourtant le succès économique spectaculaire de la Chine est largement lié à un bricolage institutionnel défiant toute orthodoxie. La Chine s’est tournée vers les marchés, mais elle n’a pas copié les pratiques occidentales en matière de droits de propriété. Les réformes menées dans le pays ont produit des mesures d’incitation basées sur les marchés, à travers une série d’arrangements institutionnels inédits, mieux adaptés au contexte local.

Plutôt que de passer directement, par exemple, de la propriété étatique à la propriété privée – ce qui aurait été dans tous les cas limité par la faiblesse des institutions en place – le pays s’est appuyé sur des formes mixtes de propriété. Ces dernières se sont avérées fournir aux entrepreneurs des droits de propriété plus efficaces. Les Entreprises de Bourg et de Village (EBV), qui ont constitué le fer de lance de la croissance chinoise dans les années 1980, étaient ainsi détenues collectivement et contrôlées par les gouvernements locaux. Même si ces sociétés appartenaient à l’Etat, les entrepreneurs recevaient la protection dont ils avaient besoin pour faire face au risque d’expropriation. Les gouvernements locaux étaient en effet directement intéressés aux profits des firmes et n’avaient donc aucune raison de tuer ces poules aux œufs d’or.

Qualifier les réformes chinoises de néolibérales déforme la réalité au lieu de l’éclairer

La Chine a recouru à toute une série d’innovations de ce type ; chacune traduisant des principes économiques de premier ordre en des arrangements institutionnels inhabituels. Les réformes chinoises ont notamment permis de protéger le secteur public chinois de la compétition mondiale, en établissant des zones où les entreprises étrangères pouvaient suivre des règles différentes de celles en vigueur dans le reste de l’économie. Au vu de ces écarts par rapport aux standards orthodoxes, qualifier les réformes chinoises de néolibérales – comme ont tendance à le faire certains observateurs – déforme la réalité au lieu de l’éclairer. Si nous voulions appeler cela du néolibéralisme, nous devrions certainement être plus cléments avec les idées qui sous-tendent la plus spectaculaire réduction de la pauvreté dans l’histoire.

Certains pourraient rétorquer que les innovations institutionnelles chinoises sont purement transitoires : le pays finira peut-être par converger vers un modèle d’institutions occidentales, pour soutenir sa croissance économique. Mais une telle façon de penser néglige la diversité des arrangements capitalistes qui prévalent encore dans les économies avancées, et ce malgré une relative homogénéisation de nos discours politiques.

Une feuille de route vide

Comment définir, après tout, les institutions occidentales ? Le poids du secteur public varie beaucoup selon les pays de l’OCDE, d’un tiers du PIB en Corée du Sud à près de 60 % en Finlande. En Islande, 86 % des travailleurs sont membres d’une organisation syndicale, quand ce pourcentage n’atteint que 16 % en Suisse. Aux Etats-Unis, les entreprises peuvent licencier quand bon leur semble, tandis que le droit du travail français a depuis toujours imposé aux employeurs un certain nombre d’étapes préalables. Les marchés financiers représentent aujourd’hui presque une fois et demie le PIB des Etats-Unis, tandis qu’en Allemagne, leur importance est trois fois moindre, à environ 50 % du PIB.

L’économie ne peut être réduite à une liste de principes abstraits relevant du sens commun

L’idée que l’un de ces modèles de taxation, de droit du travail, ou d’organisation financière puisse être intrinsèquement supérieur aux autres est démentie par l’alternance de périodes de prospérité et de récession qu’ont connue ces économies développées dans les récentes décennies. Les Etats-Unis ont traversé plusieurs périodes de troubles au cours desquelles ses institutions économiques ont été jugées inférieures à celles de l’Allemagne, du Japon, de la Chine et aujourd’hui probablement de l’Allemagne à nouveau. Indéniablement, des niveaux comparables de richesse et de productivité peuvent être atteints via différents modèles capitalistiques. Nous pourrions même nous avancer un peu : tous ces modèles sont encore loin d’épuiser le champ de ce qui pourrait être possible et désirable dans le futur.

L’économiste en visite de notre expérience de pensée connaît tous ces exemples, il sait que les principes qu’il a énoncés ont besoin d’être alimentés par des solutions institutionnelles avant de devenir opérationnels. Droits de propriété, d’accord, mais de quel type ? Politique monétaire saine, très bien, mais de quelle façon ? Il semble plus facile de critiquer cette liste de principes pour sa vacuité, que de la dénoncer comme un programme néolibéral.

 

Les bons économistes savent que la bonne réponse à n’importe quelle question économique est : « ça dépend »

Pour autant, ces principes ne sont pas complètement dépourvus de fond. La Chine et, plus généralement, tous les pays qui ont réussi à se développer rapidement ont démontré l’utilité de ces principes une fois adaptés au contexte local. Réciproquement, trop d’économies se sont retournées contre des dirigeants politiques qui avaient bafoué ces principes. Pas besoin de regarder plus loin que dans les régimes populistes d’Amérique latine ou communistes d’Europe de l’Est pour apprécier la pertinence d’une politique monétaire saine, d’une soutenabilité fiscale et d’incitations privées.

Bien sûr, l’économie ne peut être réduite à une liste de principes abstraits relevant du sens commun. Une large part du travail des économistes consiste à développer des modèles stylisés permettant d’expliquer comment les économies fonctionnent ; pour ensuite confronter ces modèles avec la réalité. Les économistes tendent ainsi à décrire leur travail comme un affinage progressif de leur compréhension du monde : leurs modèles sont supposés devenir de plus en plus performants à force d’être testés et révisés. En réalité, les progrès en économie se produisent différemment.

Un modèle, mais quel modèle ?

Les économistes analysent une réalité sociale qui diffère totalement du monde physique. Elle est entièrement créée par l’homme, malléable et régie par des règles qui varient dans le temps et dans l’espace. Les progrès en économie ne consistent donc pas à choisir le bon modèle ou la bonne théorie pour répondre aux questions que l’on peut se poser, mais à améliorer notre compréhension de la diversité des relations causales. Le néolibéralisme et ses remèdes habituels – toujours plus de marchés, toujours moins d’Etat – sont en fait une perversion de l’économie mainstream. Les bons économistes savent que la bonne réponse à n’importe quelle question économique est : « ça dépend ».

En économie, les nouveaux modèles supplantent rarement les anciens

Est-ce qu’une hausse du revenu minimum est néfaste à l’emploi ? Oui, si le marché du travail est concurrentiel et si les employeurs n’ont aucun contrôle sur le salaire auxquels ils doivent rémunérer les travailleurs pour les attirer ; mais pas dans le cas contraire. Est-ce que la libéralisation du commerce encourage la croissance économique ? Oui, si cela permet d’améliorer la rentabilité des industries où ont lieu l’essentiel de l’innovation et de l’investissement ; mais pas dans le cas contraire. Est-ce qu’une hausse de la dépense publique améliore l’emploi ? Oui, s’il n’y a pas de tensions dans l’économie et si les salaires n’augmentent pas ; mais pas dans le cas contraire. Est-ce qu’une situation de monopole nuit à l’innovation ? Oui et non : cela dépend d’une multitude de conditions propres au marché.

En économie, les nouveaux modèles supplantent rarement les anciens. Les modèles du marché concurrentiel1 datant d’Adam Smith ont ainsi été au fil du temps en intégrant – plus ou moins chronologiquement – les questions de monopole, d’externalités, d’économies d’échelle, d’incomplétude et d’asymétrie de l’information, de comportement irrationnel des agents et tout un tas d’autres aspects du monde réel. Malgré tout, l’ancien modèle est resté utile. Pour comprendre le fonctionnement des marchés, il est nécessaire de les visualiser à travers différents prismes à différents moments.

Un bon économiste est un bon cartographe

On trouvera peut-être dans les cartes l’analogie la plus adaptée à cette situation. Tout comme les modèles économiques, les cartes sont des représentations hautement stylisées de la réalité. Elles sont utiles justement parce qu’elles font abstraction de nombreux détails du monde réel qui pourraient en gêner la compréhension. Mais cette abstraction implique aussi que nous ayons besoin de plusieurs cartes différentes en fonction de nos besoins de déplacements. Si, par exemple, je me déplace en vélo, j’aurais besoin d’une carte qui répertorie les pistes cyclables. Si je décide de me promener à pied, je choisirais une carte indiquant les sentiers pédestres. Si une nouvelle ligne de métro est construite, j’aurais sûrement besoin d’une nouvelle carte du métro, sans pour autant devoir jeter toutes les anciennes que je possède.

Les économistes ont des difficultés avec la partie « artistique » de la discipline

Les économistes sont excellents pour réaliser des cartes, mais ils ne le sont pas assez pour choisir la plus adaptée à leurs travaux. Lorsqu’ils se retrouvent confrontés à des questions de politique économique telles que celles auxquelles a dû répondre l’économiste en visite dans ce pays inconnu ; nombre d’entre eux ont recours aux modèles de référence privilégiant le « laisser-faire ». Les réponses automatiques et l’arrogance remplacent ainsi la richesse des discussions qui peuvent avoir lieu dans une salle de séminaire. John Maynard Keynes a, une fois, défini l’économie comme « la science de penser à travers des modèles, combinée à l’art de choisir ceux qui sont pertinents ». Les économistes ont des difficultés avec la partie « artistique » de la discipline.

Ce constat peut lui aussi être illustré par une parabole : un journaliste appelle un professeur d’économie, pour lui demander si, de son point de vue, le libre-échange est une bonne chose. Le professeur lui répond avec enthousiasme par l’affirmative. Se faisant passer pour un étudiant, le journaliste assiste ensuite au séminaire d’économie internationale dispensé par le même professeur dans une université. Il y pose la même question : « le libre-échange est-il bénéfique ? ». Cette fois-ci, le professeur semble embarrassé : « Qu’entendez-vous par « bénéfique » ? Et bénéfique pour qui ? » lui demande-t-il. Il se lance alors dans une explication approfondie, pour finalement conclure sur un bilan bien plus nuancé : « si la longue liste d’hypothèses que je viens d’énumérer est satisfaite – et en supposant que nous pouvons taxer les bénéficiaires pour compenser le manque à gagner des perdants – alors le libre-échange peut potentiellement améliorer le bien-être de chacun ». S’il est d’humeur bavarde, le professeur pourrait même ajouter que l’impact du libre-échange sur la croissance de long terme d’une économie n’est pas beaucoup plus simple à déterminer, et qu’il dépend, lui aussi, de toute une liste de conditions.

Les gardiens des joyaux

Le professeur que le journaliste découvre lors de ce séminaire est donc assez différent de celui avec qui il avait pu discuter par téléphone. Lors de leur premier entretien, il s’était montré très assuré et n’avait formulé aucune réserve quant à la politique à adopter. Il n’y aurait qu’un seul et unique modèle à prendre en compte, dans le cadre du débat public du moins ; une seule réponse correcte à apporter, quel que soit le contexte économique. Etonnamment, le professeur estime que les connaissances qu’il transmet à ses étudiants ne sont pas appropriées – voire dangereuses – pour le grand public. Comment peut-on expliquer ce phénomène ?

Les fondements d’un tel comportement sont profondément enfouis dans la culture du métier d’économiste. Mais l’une des principales raisons réside dans l’ardeur mise par ces derniers à présenter les joyaux de la profession – l’efficacité des marchés, la main invisible, les avantages comparatifs – comme étant irréprochables, pour les protéger des attaques des barbares guidés par leur intérêt personnel, à savoir les protectionnistes. Malheureusement, ces économistes ont tendance à ignorer les barbares du camp adverse ; à savoir les financiers et les multinationales, dont les motivations ne sont pas plus louables et qui sont tout aussi prêts que les protectionnistes à détourner les idées néolibérales à leur propre avantage.

Les économistes qui laissent libre cours à leur enthousiasme pour les marchés libéralisés ne sont pas très fidèles à leur propre discipline

Par conséquent, la contribution des économistes au débat public est souvent biaisée dans une direction : celle qui préconise toujours plus de commerce, toujours plus de finance et toujours moins de gouvernement. C’est pour cette raison que les économistes sont perçus aujourd’hui comme des défenseurs inconditionnels du néolibéralisme, et ce alors même que l’économie dominante est loin d’être un hymne à la gloire du laisser-faire. Les économistes qui laissent libre cours à leur enthousiasme pour les marchés libéralisés ne sont en fait pas très fidèles à leur propre discipline.

Repenser la mondialisation

Comment donc penser la mondialisation si nous voulons la libérer l’emprise des pratiques néolibérales ? Nous devons commencer par comprendre le potentiel positif des marchés mondialisés. L’accès aux marchés internationaux de biens, de technologies et de capitaux a joué un rôle important dans pratiquement tous les miracles économiques de notre ère. La Chine est bien sûr le rappel le plus récent et le plus puissant de cette vérité historique ; mais ce n’est pas le seul. Des miracles similaires ont eu lieu en Corée du Sud, à Taïwan, au Japon et dans un certain nombre de pays non-asiatiques comme l’Ile Maurice. Tous ces pays ont su accepter et utiliser la mondialisation des flux plutôt que de lui tourner le dos, et ils en ont bénéficié largement.

Les défenseurs de l’ordre économique existant finissent toujours par invoquer ces exemples lorsque la mondialisation est remise en cause. Ce qu’ils oublient cependant de mentionner, c’est que la plupart de ces pays ont rejoint l’économie mondiale en violant certains principes néolibéraux. La Corée du Sud et Taïwan par exemple, ont largement subventionné leurs exportateurs, respectivement à travers le système financier et en leur accordant des avantages fiscaux. Et globalement, tous ces pays ont levé la majeure partie de leurs barrières à l’importation bien après que leur croissance économique ait décollé.

Bien des réformes pourtant interdites par la feuille de route néolibérale sont devenues monnaie courante

Mais aucun d’eux – à la seule exception du Chili de Pinochet dans les années 1980 – n’a suivi la recommandation néolibérale consistant à s’ouvrir rapidement aux importations. L’expérience néolibérale du Chili a finalement produit la pire crise économique que l’Amérique latine ait connue. Si les circonstances diffèrent selon les pays, les gouvernements ont joué, dans tous les cas, un rôle actif dans la restructuration de leur économie et l’ont protégée d’un environnement extérieur très volatil. Pourtant interdites par la feuille de route néolibérale ; les politiques industrielles, les restrictions sur les flux de capitaux et le contrôle des changes sont devenus monnaie courante.

En contraste, les pays qui se sont cantonnés au modèle de mondialisation néolibéral ont été cruellement déçus ; comme en témoigne l’exemple regrettable du Mexique. Après une série de crises macroéconomiques au milieu des années 1990, le Mexique a adopté des politiques macroéconomiques orthodoxes en libéralisant abondamment son économie, en dérégulant son système financier, en abaissant drastiquement ses barrières aux importations et en signant l’accord de libre-échange nord-américain (Alena). Ces politiques ont de fait permis une certaine stabilité macroéconomique et une hausse significative tant du commerce extérieur que de l’investissement domestique. Mais pour ce qui compte le plus — la productivité globale et la croissance économique –– l’expérience a été un échec. Depuis que le Mexique a entrepris ces réformes, sa productivité globale stagne et son économie s’est avérée être contre-performante, même au regard des standards relativement peu exigeants, de l’Amérique Latine.

Il n’y a pas de plan unique

Ces résultats ne sont pas surprenants du point de vue d’une approche économique logique. Il y a toutefois une autre manifestation de la nécessité pour les politiques économiques d’être ajustées aux défaillances auxquelles est soumis chaque marché, et taillé en fonction des spécificités nationales de chaque pays. Aucun plan ne peut convenir partout et de façon indifférente.

Comme en témoigne le manifeste de Peters (1982), la définition du néolibéralisme a considérablement évolué au cours du temps, en même temps que la connotation du terme est devenue de plus en plus radicale dans son rapport à la dérégulation, la financiarisation ou la mondialisation. Il y a cependant un fil rouge qui relie entre elles les différentes versions du néolibéralisme : il s’agit de l’importance accordée à la croissance économique. En 1982, Peters écrivait que cette insistance était justifiée, du fait du rôle essentiel que joue la croissance dans la réalisation de tous nos objectifs sociaux et politiques — la communauté, la démocratie et la prospérité. L’entreprenariat, l’investissement privé et le retrait de tous les obstacles encombrants (comme, par exemple, une régulation excessive) étaient autant d’instruments nécessaires à la croissance économique. Si un manifeste néolibéral similaire devait être écrit aujourd’hui, il avancerait sans doute le même argument.

L’erreur fatale du néolibéralisme, c’est qu’il se trompe sur ce qu’est l’économie elle-même

Toutefois, les détracteurs du néolibéralisme pointent souvent que cet accent mis sur la croissance déprécie et sacrifie d’autres valeurs sociales et politiques importantes comme l’égalité, l’inclusion sociale, la délibération démocratique ou encore la justice. Des valeurs dont la réalisation est pourtant primordiale, et qui, dans certains contextes, comptent bien plus que les autres. Elles ne peuvent cependant pas toujours – voire même jamais – être réalisées par le biais de politiques économiques technocratiques ; la politique a clairement un rôle central à jouer.

Les néolibéraux n’ont certes pas tort d’affirmer que ces précieux idéaux sont plus susceptibles d’être atteints dans une économie dynamique, solide et en expansion. Ils se trompent en revanche lorsqu’ils pensent qu’il existe une recette unique et universelle pour améliorer la performance d’une économie – une recette à laquelle ils auraient accès. L’erreur fatale du néolibéralisme, c’est qu’il se trompe sur ce qu’est l’économie elle-même. Il doit être rejeté, selon sa propre logique, pour la simple et bonne raison que c’est de la mauvaise économie.

* Dani Rodrik est professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’université Harvard. Cet article publié initialement par la Boston Review a été traduit par Aude Martin

Source : Alternatives Economiques

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La presse condamne l’annonce de Trump sur Jérusalem, qui « rompt l’équilibre international » et « ébranle le Proche-Orient »

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La décision, mercredi 6 décembre, du président américain, Donald Trump, de reconnaître unilatéralement Jérusalem comme capitale de l’Etat d’Israël a déclenché une vague de critiques de la communauté internationale et fait craindre une nouvelle Intifada au Proche-Orient. Cette vague de réprobation et ces inquiétudes occupaient de nombreuses « unes » de la presse internationale, jeudi.

 

New York Times, Washington Post, Boston Globe, Financial Times… A des degrés divers, les principaux titres de la presse américaine faisaient état de leurs préoccupations ou de leur scepticisme quant à une décision risquant « d’interrompre les efforts de paix ».

Le New York Times déplore l’isolement accru de la diplomatie américaine que traduit cette décision et souligne le risque d’un embrasement supplémentaire de la région auquel elle peut conduire : « Trump affirme que son plan pour Jérusalem est un pas en avant en direction de la paix, mais en pratique, il place le Moyen-Orient au bord de l’explosion, écrit le quotidien. La décision de Trump isole les Etats-Unis sur l’un des sujets diplomatiques les plus sensibles. »

Mais le New York Times insiste aussi, dans un autre article, sur ce que cette décision traduirait des liens du président américain avec certains de ses soutiens :

« M. Trump admet que sa décision est provocatrice. Mais comme il l’a fait en se retirant de l’accord de Paris ou en refusant de certifier l’accord avec l’Iran, il se délecte en jouant son rôle favori consistant à défier l’orthodoxie en matière de politique étrangère au nom des intérêts de ceux qui l’ont élu. »

 

« Pour Donald Trump, le statut de Jérusalem est plus un impératif politique qu’un dilemme diplomatique. Entre ses partisans [chrétiens] évangéliques et pro-israéliens (…) et des dirigeants arabes menaçant son propre plan de paix, le président s’est rangé à l’avis de ses partisans », écrit le quotidien.

Si, de prime abord, le Washington Post, dans son éditorial, veut voir « un certain bon sens » dans la décision prise par M. Trump, c’est pour, aussitôt, relever que ce dernier minimise les risques d’« un embrasement au Moyen-Orient et au-delà » et, qu’en adoptant une stratégie « peut-être efficace auprès de sa base électorale, ainsi que de nombreux Israéliens », il prend « un gros risque dans le seul but de marquer des points politiquement ».

« En pratique, le gouvernement israélien siège à Jérusalem-Ouest depuis 1949, et aucune solution impliquant la création d’un Etat palestinien ne pourra changer cela », rappelle le quotidien. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à M. Trump que cette reconnaissance n’est « ni plus ni moins que la reconnaissance d’un état de fait ». Le Washington Post nuance ensuite :

« Mais en même temps, les présidents Bill Clinton, George W Bush et Barack Obama avaient de bonnes raisons de se retenir de franchir ce pas, même si, comme M. Trump, ils avaient promis durant leur campagne de transférer l’ambassade américaine à Jérusalem. Ils ont estimé que cette étape somme toute symbolique pourrait saper la diplomatie américaine dans tout le Moyen-Orient, ainsi que leurs espoirs de trouver un arrangement entre Israéliens et Palestiniens — et potentiellement déclencher des violences, y compris contre des ressortissants Américains.

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REVUE PRESSE Moyen Orient

Dans un article intitulé « Trump n’a pas tué le processus de paix, il a juste annoncé sa mort », le quotidien israélien Haaretz estime que « la reconnaissance de Jérusalem comme capitale israélienne par les Etats-Unis a fait voler en éclats l’illusion que, si les problèmes centraux du conflit israélo-palestinien pouvaient être résolus, le conflit prendrait fin ».

Dans un autre article intitulé « Des Palestiniens expriment leur désespoir face à la décision de Donald Trump sur Jérusalem », le journaliste Nir Hasson décrit la profonde désillusion des Palestiniens de Jérusalem-Est, se sentant abandonnés de tous depuis longtemps et pour qui la déclaration de M. Trump n’est qu’une goutte d’eau de plus : « Il semble que les attentes des Palestiniens vivant à Jérusalem soient si minces que rien ne peut les choquer. »

Dans le monde arabe, les alliés de Washington sont tiraillés entre leur puissant partenaire et une opinion publique hostile à Israël. L’Egypte, l’Arabie saoudite et la Jordanie, alliés clés des Etats-Unis dans la région, qui ont établi des liens géopolitiques ou de dépendance financière avec Washington, se retrouvent dans une position délicate.

En Jordanie, pays gardien des lieux saints musulmans à Jérusalem, où le gouvernement a dénoncé la décision de M. Trump comme « une violation du droit international et de la charte des Nations unies », le quotidien anglophone Jordan Times estime que « déplacer l’ambassade américaine à Jérusalem déclencherait un bouleversement régional ».

De son côté, le journal libanais Al-Akhbar, favorable au Hezbollah, titrait en « une » jeudi « Mort à l’Amérique », d’après la traduction de Reuters, réaction la plus vive d’une presse libanaise déjà très critique envers la décision de Trump. Al-Akhbar la qualifie de « Nouveau Balfour de l’Amérique », en référence à la déclaration Balfour, par laquelle le Royaume-Uni évoquait il y a un siècle l’établissement d’un foyer national juif au Proche-Orient. Le journal écrit :

REVUE DE PRESSE Europe

 

Trump enterre-t-il le processus de paix israélo-palestinien ?

La communauté internationale a réagi avec inquiétude à la décision de Trump de reconnaître Jérusalem comme la capitale de l’Etat hébreu. Tandis que la France et la Grande-Bretagne ont sollicité une réunion extraordinaire du Conseil de sécurité des Nations unies, l’Arabie Saoudite a appelé Washington à revenir sur sa décision. Seul Israël a salué l’initiative américaine. La presse européenne redoute que le président américain ne ravive le conflit israélo-palestinien.

A l’unisson des gouvernements européens, dont beaucoup ont condamné la décision de M. Trump, de nombreux titres européens dénoncent celle-ci, pointent l’isolement de Washington et affichent leurs inquiétudes quant aux conséquences possibles.

« Trump rompt l’équilibre international », pour El Pais, en Espagne ; « Trump isolé sur Jérusalem », pour le Corriere della Sera, en Italie ; « Donald Trump ébranle le Proche-Orient », pour Le Soir, en Belgique ; « Explosion de colère après que Trump a déclaré Jérusalem capitale d’Israël », pour Le Guardian, au Royaume-Uni…

Et le quotidien britannique de s’inquiéter dans une tribune : « L’erreur de Trump sur Jérusalem est un désastre pour le monde arabe… et les Etats-Unis. (…) Maintenant, il a annoncé que son administration reconnaîtrait Jérusalem comme capitale d’Israël, faisant marche arrière sur plusieurs décennies de politique américaine. Ce nouveau pas va engendrer de multiples conséquences négatives, impossibles à anticiper pour la plupart. »

 

Un médiateur devenu pyromane

El Mundo y voit une initiative irresponsable et stupide :

«Un an passé à la tête de la superpuissance mondiale et Trump n’a toujours pas compris que sa principale responsabilité consistait à résoudre les conflits, du moins à ne pas en créer de nouveaux. Sa décision de reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël est l’une de ses pires erreurs en date ; elle pourrait raviver les conflits au Proche-Orient et renvoyer sine die la potentielle reprise des pourparlers de paix entre Israël et les Palestiniens. Au titre de puissance garante, les Etats-Unis ont toujours assuré le rôle d’arbitre et de médiateur dans le dialogue sans fin entre les deux parties. S’ils se rangent du côté de Tel-Aviv, ils perdront toute leur influence et aggraveront la situation.»

 

 

Une violation du droit international

Cette décision entérine la colonisation israélienne, estime Aftonbladet :

«La politique de colonisation réduit mètre carré par mètre carré la marge de négociation. Ceci vaut notamment pour Jérusalem, dont la partie palestinienne est étouffée par les colonies. Sans accord préalable concernant Jérusalem, une solution à deux Etats est impossible. La décision de Trump de transférer l’ambassade américaine et de reconnaître les revendications israéliennes revient à avaliser la politique de colonisation. Cela signifie que les Etats-Unis acceptent et entérinent des violations du droit international. Dans le pire des cas, l’initiative entraînera un regain de violence ; dans tous les cas, l’étiolement d’une lueur d’espoir déjà faible et la perte d’influence des Etats-Unis dans la région.»

 

 

Trump alimente le terrorisme

La décision de Trump fait le jeu des islamistes, déplore Tages-Anzeiger :

«La situation risque de s’envenimer, comme si cette région en crise ne souffrait pas déjà assez. Les Palestiniens ont annoncé ‘trois jours de colère’, le Hamas a menacé de commettre des attentats. … Si l’on assiste à un nouveau soulèvement palestinien, le processus de paix ne sera plus bloqué, il sera tout simplement mort. Au profit de Daech, d’Al-Qaida et de tous les terrorismes islamistes. Jérusalem, al-Quds pour les Arabes, est la troisième ville sainte après La Mecque et Médine, surtout pour les sunnites. De même que l’interdiction d’entrée sur le territoire américain visant les musulmans, le déménagement de l’ambassade américaine est ‘instrumentalisable’ à souhait par la propagande. Ce qui aurait aussi des conséquences pour l’Europe. Une fois de plus, Trump hypothèque la sécurité internationale. »

 

 

Une bonne décision

Die Welt est favorable à l’initiative américaine :

«Les Israéliens avaient construit leurs bâtiments gouvernementaux alors que la ville était encore divisée et alors qu’ils n’en occupaient que la partie occidentale – la partie Est étant à l’époque contrôlée par la Jordanie. Le statut de Jérusalem en tant que capitale israélienne est donc plus ancien que la guerre des Six jours de 1967, au cours de laquelle Israël avait également conquis l’Est de la ville. Un tel acte de reconnaissance ne préempte d’aucune façon le résultat des négociations de paix entre Israël et les Palestiniens. Rien n’empêche les Palestiniens de faire de Jérusalem-Est leur capitale, dans la mesure où les deux parties s’entendent sur cette solution.»

 


Washington galvaude son leadership

Le quotidien Yeni ?afak craint que cette décision n’attise d’autres conflits :

«Le monde islamique est très en colère contre le gouvernement américain. … L’idée d’un transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem n’est pas nouvelle, et ce ne sera pas la dernière décision de ce type dans le cadre de la politique palestinienne du gouvernement Trump. Il ne serait pas surprenant non plus que l’on se mette bientôt à envisager des négociations sur une ‘solution à un Etat’. La crise se poursuit dans la région, elle s’institutionnalise. On veut manifestement mettre en œuvre au Proche-Orient la stratégie du ‘chaos créatif’, comme l’avaient nommée la ministre des Affaires étrangères de George W. Bush [Condoleezza] Rice et les penseurs néoconservateurs. Mais ce ‘chaos créatif’ se mue lentement en incendie qui cerne les Etats-Unis et menace de consumer leur hégémonie internationale.»


Un front uni contre l’Iran ?

Si le monde arabe tolérait la décision de Trump, alors il n’y aurait plus d’obstacle à une alliance contre Téhéran, juge Lucia Annunziata, rédactrice en chef du portail Huffington Post Italia :

«Le gouvernement israélien est convaincu qu’après ces ultimes années de guerres intestines dans le monde arabe, une bonne partie de l’opinion publique estime désormais qu’Israël est en fin de compte un bon allié, ne serait-ce que dans une perspective utilitaire, pour relever les défis du terrorisme et de l’Iran. Et donc qu’une nouvelle partition incluant Jérusalem est possible, transformant l’Etat hébreu en nouvel atout dans la région. Avec l’appui, peut-être, du prince héritier saoudien, le réformiste Ben Salmane, qui partage aujourd’hui avec Israël la volonté et la nécessité de mettre un frein à l’Iran, au nom de la revanche sunnite contre les chiites, quel que soit le prix à payer.»

 

 

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La France Boude la cérémonie du prix Nobel de la Paix !

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Depuis le 7 Juillet 2017, la France exprime son profond désaccord avec l’adoption à l’ONU du Traité d’interdiction des armes nucléaires, le TIAN. C’est un choix de vision diplomatique. Mais refuser d’envoyer un ambassadeur de premier rang à la cérémonie du prix Nobel de la Paix, c’est une erreur sans nom !

Le 10 décembre, le Comité Nobel norvégien va attribuer le prix Nobel de la paix à la campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (ICAN). Ce collectif d’associations recevra ce prix pour son travail de sensibilisation sur les conséquences humanitaires catastrophiques de toute utilisation d’armes nucléaires ainsi que pour son initiative inédite visant à obtenir l’interdiction de ces armes au moyen d’un traité.

Il est de coutume que la France, (comme les britanniques et les Etats-Unis) envoie un ambassadeur de haut rang, pour représenter le président de la république. Or cette année, Paris (avec Washington et Londres) a officiellement annoncé que cela ne sera pas le cas, un « simple » chargé d’affaire sera présent.

C’est une faute grave et démontre chez les acteurs de la politique étrangère de ces 3 Etats à quel point ils sont dans un aveuglement complet :

  • Une faute à l’égard du Comité Nobel et vis-à-vis de tous les récipiendaires de ce prix ; Ce comité qui, il ya tout juste 100 ans attribuait cette récompense au Comité Internationale de la Croix Rouge.
  • Une faute de rang et d’honneur. La France qui se dit promouvoir le multilatéralisme (discours du président Macron à l’ONU), protectrice des Droits de l’homme, respectueuse de la démocratie remet tous simplement en cause ses fondements.
  • Une faute dans le cadre de la crise nord-coréenne. Car, que signifie ce message. Il faut avoir et conserver des armes nucléaires ? Face cela, il est facile d’imaginer la réaction nord-coréenne dans une future réunion de l’ONU…
  • Une faute vis-à-vis de ses propres engagements réalisés à de multiples reprises en faveur du désarmement nucléaire à travers des traités internationaux et des résolutions du Conseil de sécurité. En effet, cet acte est bien une protestation contre une ONG qui travaille pour promouvoir le désarmement nucléaire.
  • Une faute vis-à-vis des 122 Etats à travers la planète qui ont adopté en juillet le Traité d’interdiction des armes nucléaires. Comment ces Etats vont-ils pouvoir croire les diplomates français qu’ils sont en faveur du désarmement, si ils boudent la cérémonie du prix Nobel !

La France joue depuis 2013 le jeu de la chaise vide. Après avoir été absente des trois conférences (2013 et 2014) intergouvernementales sur les conséquences humanitaires des armes nucléaires ; des Groupes de travail de l’ONU sur le désarmement nucléaires (2013 et 2016) ; de la négociation du traité d’interdiction (mars, juin, juillet 2017) ; Elle ne sera donc pas (vraiment) présente ce 10 décembre.

A ceux qui s’interrogent pourquoi la France perd de son influence dans le monde, la réponse se trouve dans ces absences, le non respect de ces engagements et ce message d’un autre âge que le Président Macron et son ministre des affaires étrangères Le Drian viennent d’envoyer ….

Jean-Marie Collin

Source : Blog Defense et Géopolitique 03/12/2017

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