SFR va disparaître au profit d’Altice

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Le milliardaire français Patrick Drahi va créer une marque unique, Altice, pour tous ses actifs dont l’opérateur télécoms français SFR pour mieux poursuivre sa politique d’acquisitions et de chasse aux coûts.

Seuls les médias (BFM, RMC, Libération, L’Express, i24 news …) et les marques Red en France, Mocho, Uzo et Sapo au Portugal et Next TV en Israël vont garder leurs noms lors de cette transformation devant être opérée d’ici fin juin 2018, a annoncé mardi à New York l’entreprise.

Ce changement est censé refléter la présence mondiale de l’entreprise et lui donner une meilleure visibilité à l’international au moment où elle prépare l’introduction à Wall Street de ses activités américaines, appelées à générer à moyen terme la moitié des revenus.
« Altice entre aujourd’hui dans une nouvelle ère suivant notre transformation en un leader mondial des télécoms, des contenus et de la publicité », a déclaré le directeur général, Michel Combes.

SFR (société française de radiotéléphone), créée en 1987 par la Compagnie générale des eaux rebaptisée depuis Vivendi et rachetée en 2014 par Patrick Drahi, va devenir Altice. Son célèbre carré rouge sera remplacé par un « a » représentant un chemin, nouveau logo du groupe Altice.

Ce changement de nom permettrait de faire oublier les critiques liées à la qualité du réseau de SFR: selon l’association française des utilisateurs de télécoms, plus de la moitié des plaintes déposées contre un opérateur en 2016 ciblaient SFR.
La holding financière Altice va se fondre dans le nouveau groupe, tandis que Teads, jeune pousse en compétition avec Facebook et Google dans la pub vidéo en ligne, va maintenir son identité propre.L’impact sur les clients devrait être limité au départ mais Altice prévoit d’améliorer, simplifier et étoffer ses offres commerciales.

« Nous allons fournir réseaux, médias, informations, sport, divertissement (…) services et plateformes pour aider nos clients à transformer leurs rêves en réalité », a déclaré Patrick Drahi dans un discours prononcé à Bethpage, à l’est de Manhattan.

En mettant ses actifs sous une bannière unique, le dirigeant espère faire d’importantes économies d’échelle, en réduisant les coûts marketing et de création. Le nombre des agences pub va passer de dix à une.

 

Emplois pas affectés

Altice assure que cette transformation ne devrait pas avoir d’impact sur l’emploi.
Créée à Luxembourg en 2001, la société s’est développée à grande vitesse à partir de 2002, principalement grâce à des prises de participations dans des entreprises et des acquisitions (Numericable, SFR, Cablevision, Suddenlink, Portugal Telecom, Hot) dans différents secteurs allant du câble à la production de contenus en passant par les télécoms, les médias, la publicité vidéo en ligne et l’analyse des mégadonnées.

Le groupe, présent dans sept pays (France, Israël, Etats-Unis, Portugal, Suisse, Luxembourg et République dominicaine), dans les Caraïbes (Guyane, Martinique, Guadeloupe) et à La Réunion, a également acquis d’importants droits sportifs tels que la diffusion exclusive de la prestigieuse Ligue des champions de football de 2018 à 2021 en France.< L’an dernier, Altice, dont la colossale dette de 50 milliards d’euros soulève des questions sur la solidité de son modèle basé sur l’endettement, a réalisé un chiffre d’affaires de 23,52 milliards d’euros.

Le changement de nom s’inscrit dans la stratégie de convergence entre les réseaux, les télécoms, les médias et les contenus voulue par Patrick Drahi. Altice entend proposer des produits similaires sur tous ses marchés et envisage ainsi de lancer prochainement aux Etats-Unis une « Box », produit inexistant sur ce marché.

Il devrait s’accompagner de la modification des adresses internet des salariés et aura des conséquences cosmétiques sur l’organigramme.

L’ex-banquier d’affaires Dexter Goei conserve la présidence du conseil d’administration et la direction des activités américaines. Michel Combes reste le directeur général du groupe, tandis que le patron de SFR devient le dirigeant d’Altice France, idem pour les responsables des activités par pays. Alain Weil va, lui, devenir le patron d’Altice Médias.

Le chantier apparaît colossal au vu des multiples cultures et métiers qui coexistent au sein du groupe, même si Altice envisage d’encourager les passerelles. Il avait fallu près de dix ans à France Télécom par exemple pour finalement réunir en 2013 toutes ses activités sous la bannière Orange.

Source : AFP 23/05/2017

Voir aussi : Rubrique Economie, rubrique Médias,

Systèmes et activités d’information : les enjeux du triptyque concepteurs-utilisateurs-outils

Evolution Systèmes et activités d’information : les enjeux de la réflexivité du triptyque concepteurs-utilisateurs-outils

Par Angélique Roux

Le système d’information, dans l’organisation contemporaine, participe à la réorganisation du travail, notamment autour de la production des écrits, ce qui correspond à un bouleversement notable pour certaines catégories de personnel. Dans ce cadre, nous interrogeons les enjeux relationnels qui se renouvellent dans cette situation à travers les dynamiques à l’œuvre dans la réflexivité du triptyque concepteurs-utilisateurs-outils. À travers un cadre d’analyse spécifique, construit sur la théorie de la structuration, nous appréhenderons la dynamique et la complexité de ce qui se joue dans l’évolution des systèmes d’information et des activités d’information en observant conjointement les discours, les perceptions et les pratiques qui s’entremêlent dans différentes logiques d’acteurs. La production d’informations porteuses d’intentionnalités différenciées s’insère dans le système d’information, le transformant en lieu d’observation des travaux et contributions de chacun. Les pratiques des utilisateurs permettent de restaurer une part d’autonomie relative dès lors qu’ils se sont appropriés le système d’information dans ses différentes composantes.

Texte intégral

  • 1 Nous considérerons ici le système d’information au sens défendu dans la définition de B. Guyot (200 (…)

1Le système d’information1, dans l’organisation contemporaine, participe à la réorganisation du travail, notamment autour de la production des écrits, ce qui correspond à un bouleversement notable pour certaines catégories de personnel. Ces formes organisationnelles contemporaines – caractérisées par de nouvelles interrelations, une réorganisation des processus autour du produit et une importance croissante des systèmes d’informations qui acquièrent un rôle de plus en plus structurant et stratégique – connaissent des reconfigurations permanentes, au croisement de leurs transformations internes et de celles de leur environnement (Roux, 2003 ; Mayère, 2001). Les problématiques liées soulignent le rôle de la communication dans les processus de reconfiguration des entreprises et des organisations (Le Moënne, 2000) et amènent à examiner de façon simultanée les dimensions techniques, organisationnelles et humaines dans les processus de reconfiguration.

2Les évolutions en cours se caractérisent principalement par une diversification et un rapprochement des productions informationnelles avec des outils de moins en moins périphériques et de plus en plus imbriqués. Dans ce cadre, nous interrogerons les enjeux relationnels (que ce soit entre les utilisateurs, ou entre les utilisateurs et les concepteurs), enjeux qui se renouvellent dans cette situation à travers les dynamiques à l’œuvre dans la réflexivité du triptyque concepteurs-utilisateurs-outils.

  • 2 Cf. Roux, 2003 et 2006 ; Boutary et Roux, 2005.

3Notre travail de recherche s’appuie sur une étude qualitative construite sur la méthode des cas2. Cette méthode, considérée comme une stratégie de recherche à part entière (Yin, 1990 ; Hlady-Rispal, 2000), permet une démarche de contextualisation et de compréhension qui s’inscrit dans la durée. En tant que méta-méthode, elle nous a permis de mobiliser de manière concomitante des observations in situ, des entretiens semi-directifs et une collecte de documents (journaux d’entreprise, procédures, formulaires) qui nous ont permis de recueillir un matériau riche auprès de trois organisations (Taram, Elecindustrie et Paramed) caractérisées par un système d’information et/ou un projet novateur (projet de télétravail, co-conception distante, entreprise sans bureaux) sur une durée de trois ans.

  • 3 Cf. Roux, 2003.

4Lorsqu’on considère, dans les organisations, ce qui est désigné comme « le développement de la production collective d’informations », on constate qu’il consiste avant tout en un accroissement du nombre des écrits au travail et en une diversification des situations et des conditions de production et de circulation des informations. Ce constat nous a conduit à interroger d’une part ce qui était en jeu dans ces différentes situations de production (Roux, 2003) et à questionner d’autre part les logiques et modalités selon lesquelles les systèmes d’information étaient mobilisés pour ces productions. Dans le cadre de ce second questionnement, l’approche par les usages, considérée par Chambat (1994, p. 263) comme un « carrefour, [qui] peut […] être l’occasion de confrontations entre les disciplines qui se partagent le champ de la communication. », pouvait constituer le cadre théorique le plus adapté pour cette recherche. Nous avons cherché à explorer cette approche ainsi que d’autres courants qui à la fois prolongent et discutent ses apports3. En effet, si les travaux théoriquement ancrés dans la sociologie des usages prennent en compte l’utilisateur, c’est avant tout en tant qu’usager mettant en pratique une technologie conçue par des tiers. Or dans les entreprises observées, les utilisateurs cherchent à acquérir de nouvelles compétences y compris en tenant un rôle plus grand dans la conception des outils – alors que les organisations, via le système d’information tendent à cadrer de plus en plus précisément le travail de chacun. L’approche par les usages n’est donc pas suffisamment dynamique si l’on veut prendre en compte les interactions qui existent entre les concepteurs, les outils et les utilisateurs. Il ne s’agit pas d’analyser ici les tensions telles qu’elles prennent forme entre concepteurs et utilisateurs mais de considérer avant tout les transformations des systèmes et activités d’information et de communication. Nous avons cherché à mettre en place un cadre d’analyse capable de rendre compte des dynamiques qui existent entre outils, utilisateurs et concepteurs. Ce sont donc les questionnements concernant les logiques et les modalités de mobilisation des systèmes d’information dans le cadre de la production collective d’informations qui constituent ici le noyau de notre approche. Ce type d’approche nécessite de mettre en avant les interactions qui naissent entre les systèmes d’information pensés par les concepteurs d’une part, et les systèmes d’information tels qu’ils sont perçus par les utilisateurs d’autre part (1). Cela nous amène à considérer la réflexivité à l’œuvre entre organisations en projet, organisations en action et pratiques, par le biais des processus d’appropriation (2).

I. DYNAMIQUE ET COMPLEXITÉ DES INTERACTIONS DANS LE COUPLE CONCEPTION-PRATIQUES : UNE APPROCHE PAR LA THÉORIE DE LA STRUCTURATION

5« […] conçue comme un processus social qui inclut l’interaction réciproque entre les acteurs humains et les caractéristiques structurelles des organisations. » (Mayère, 2003), la théorie de la structuration nous semble proposer une approche intéressante permettant de prendre en compte le temps et l’espace comme dimensions intrinsèques du cadre d’analyse, ce qui aide à penser un processus dynamique, inscrit dans la durée. Élaborée par Giddens au fil de ses nombreux travaux (1976, 1987, 1994 notamment), elle vise à articuler la sociologie des structures sociales et la sociologie de l’action en appréhendant les structures sociales sous l’angle du mouvement et de la compétence de l’acteur.

  • 4 La notion de contexte désigne l’activité même qui implique à la fois des individus et des artefacts (…)

6Le cadre théorique développé par Giddens s’est construit en relation avec différents courants d’analyse et notamment les théories de l’activité et de l’action située. Toutefois, en s’attachant à étudier des situations particulières, contingentes, ces modèles achoppent à décrire des situations stables ou récurrentes (Nardi, 2001). Cela constitue une limite importante car si le contexte4 est effectivement pris en compte, c’est de façon extrême, en renvoyant à sa singularité, ce qui ne permet plus de « modéliser » quelque situation que ce soit (chaque situation étant un cas particulier). La théorie structurationiste réintroduit la notion de contexte sans pour autant ramener tout contexte à une situation particulière. Par ailleurs, à l’inverse de l’approche de l’action située, les artefacts n’y sont pas considérés comme des boîtes noires, déconnectées de l’usage.

7La théorie de la structuration a pour objectif l’analyse de l’action sociale à travers trois dimensions qui sont la structure, les interactions et les modalités de structuration qui les lient. « L’étude de la structuration des systèmes sociaux est celle des modes par lesquels ces systèmes, qui s’ancrent dans les activités d’acteurs compétents, situés dans le temps et dans l’espace et faisant usage des règles et des ressources dans une diversité de contextes d’action, sont produits et reproduits dans l’interaction de ces acteurs, et par elle » (Giddens, 1987). Le cadre d’analyse proposé (figure 1) nous permet de mobiliser les termes originaux de Giddens tout en tenant compte explicitement de notions (structure en projet et structure en action) développées dans les travaux d’auteurs ayant mobilisé la théorie de la structuration (notamment Orlikowski, 2000 ; Poole et Sanctis, 1989 ; Groleau, 2002).

8La structure, notion centrale dans ce cadre, est considérée comme un ensemble de règles et de ressources. Les règles ont généralement deux dimensions : une dimension constitutive d’une part et une dimensions régulatrice d’autre part. Les règles constitutives permettent d’« expliquer » alors que les règles régulatrices permettront d’« organiser ». Ainsi, dans une organisation, la règle constitutive va expliciter le travail à faire, les tâches nécessaires à la réalisation de ce travail et les règles régulatrices, sous forme de procédures par exemple, viendront organiser le travail. Les ressources sont soit des ressources d’autorité qui vont permettre la coordination des agents humains, soit des ressources d’allocation, qui ont trait au monde matériel.

  • 5 « C’est pourquoi les règles sont, quelque soit le moment, ce que les pratiques en ont fait » (Tradu (…)

9Giddens conçoit les structures à la fois comme le média et le résultat de l’action, elles donnent forme et façonnent la vie sociale en même temps qu’elles sont façonnées en retour : « […] les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois le médium et le résultat des pratiques qu’elles organisent de façon récursive. » (Giddens, 1987). C’est seulement lorsque des outils sont mobilisés régulièrement que l’on peut dire qu’ils structurent l’action et deviennent ainsi des règles et des ressources dans la constitution de pratiques sociales récurrentes. « That is why the rule is, at any given time, what the practice has made it5 » (Taylor, 1993, p. 57-58). C’est pourquoi on peut dire que les structures sont en projet, en construction, plutôt que prédéfinies. On pourra donc appréhender simultanément d’une part des structures dites « en projet », c’est-à-dire les objectifs généraux et les comportements promus par les concepteurs, les décideurs (il s’agit là de la dimension structurelle évoquée dans les travaux de Giddens) ; et d’autre part des structures dites « en action », à travers leur mise en œuvre et les pratiques des utilisateurs (autrement dit les systèmes sociaux, caractérisés par des relations variées entre acteurs, reproduites et organisées en tant que pratiques sociales (Giddens, 1987 ; Houzé, 2000). Si on considère les systèmes d’information comme des structures faites de règles et de ressources, ces structures particulières sont appropriées par les utilisateurs à travers leur usage (d’une procédure, d’un outil informatisé, d’une information).

  • 6 Les modalités de structuration sont étroitement imbriquées et ne sont analysées séparément dans la (…)

10Nous distinguerons donc dans le haut du schéma ces deux dimensions, liées de manière réflexive par les modalités de structuration6, modalités qui régissent la continuité ou la mutation des structures, et par conséquent la reproduction (ou non) des systèmes sociaux. Afin d’aborder la complexité et la dynamique de l’information dans l’organisation, nous allons donc observer de manière concomitante et simultanée les dimensions structurelles et sociales qui – selon notre angle d’approche – opèrent à des degrés divers.

11La dimension structurelle est plus particulièrement agissante dans les structures dites « en projet ». Il s’agira donc de saisir dans notre observation les systèmes d’information et/ou les formes organisationnelles telles qu’elles sont présentées par les concepteurs, les leaders de projet ou les utilisateurs à travers les procédures, les normes, les outils, les objectifs et les modalités d’organisation spécifiques mises en place dans le cadre d’un projet (figure 2).

12Le système social est quant à lui un lieu d’interaction entre communication, pouvoir et sanctions. En tant que tel, il est central s’agissant des structures en action, c’est-à-dire des pratiques (figure 3). On observera alors ce qui se joue dans ces interactions. En l’occurrence, nous avons observé les pratiques en matière de production d’information pour questionner à la fois l’autonomie, le contrôle, la responsabilisation, la traçabilité intriqués dans un même processus complexe.

13Chez Paramed, entreprise sans bureaux, nous avons observé le réseau commercial tel qu’il fonctionne dans ses dimensions de circulation et de régulation de l’information, la finalité étant d’améliorer l’efficacité économique de l’activité et certains aspects du rapport concurrentiel. Les outils mis en place par la direction informatique de l’entreprise visent à appuyer le réseau commercial, dans la recherche d’adaptation des produits et services aux attentes du client, par le biais de retours d’informations des responsables de secteur vers le siège à partir de formulaires préformatés. À ces informations recueillies sur le terrain par la force de vente, s’ajoutent les informations saisies au siège dans un ERP.

14Les relations intra organisationnelles, structurées de façon relativement traditionnelle au début de notre observation (avec une demande d’informations ascendantes forte et relativement peu de retour aux commerciaux qui constituent la base de l’organisation, et ce en dépit des outils de communication mis en place) ont évolué vers un système permettant une information en retour plus importante auprès des commerciaux et des capacités de traitement améliorées, ce que mettent en scène les propos ci-dessous de façon quelque peu magnifiée :

15« Ce qu’on cherche à faire avec notre relation-client, c’est d’analyser la valeur de ce client, d’analyser ses besoins, ses préférences, de segmenter notre clientèle et pour nous, déterminer une meilleure stratégie. […] Et puis de là, vous allez pouvoir déterminer comment vous allez prendre soin de votre client. […] Çà commence avec un petit peu d’informations et plus vous avez d’informations, plus vous allez en fournir à votre force de vente, plus lui va approfondir et c’est un perpétuel auto-enrichissement. » [Directeur informatique (2) – Paramed – 2000].

16« L’une des volontés du groupe, c’est d’améliorer l’information, qu’elle soit interne ou externe. C’est l’un des gros objectifs de l’entreprise. » [Directeur régional – Paramed Sud Est -1999].

  • 7 « Je le remplis parce qu’il le faut mais il ne m’apporte rien. Je fais ça dans mes temps d’attente, (…)

17Toutefois si on s’attache à la perception des responsables de secteur, l’outil de gestion de l’activité commerciale a plutôt un caractère de surveillance d’où résultent les réticences de saisie7, même si les directions n’affichent pas explicitement leur caractère de contrôle.

  • 8 Le suivi que nous avons effectué de la société Paramed sur cinq ans, nous a en effet conduit à renc (…)

18Dans l’étude de ce terrain, nous avons donc pris en compte simultanément d’une part la dimension structurelle, l’organisation en projet, à travers les discours des acteurs, porteurs du projet ou utilisateurs ; et d’autre part la dimension sociale, l’organisation en action, à travers les pratiques en observant notamment les productions d’informations. Or on constate que les pratiques des utilisateurs ne répondent que partiellement aux exigences de production dont il est question dans le discours managérial. Le dispositif informationnel tel que nous avons pu l’observer a été le résultat d’ajustements et de refus d’utilisation, sources de crises au sein du service informatique8. Le système d’information toutefois continue d’évoluer dans le même esprit mais n’éclate pas : la structuration agit comme dynamique permanente d’ajustement entre les deux dimensions du même phénomène. Autrement dit, les pratiques (qui découlent des perceptions que les utilisateurs ont du discours managérial) contribuent, à travers la structuration, à l’évolution du système d’information dans une dynamique réflexive. La réflexivité (ou « contrôle réflexif de l’action ») est inhérente à l’action humaine : « Elle participe du fondement même de la reproduction du système de telle sorte que la pensée et l’action se réfractent constamment l’une sur l’autre. […] La réflexivité de la vie sociale moderne, c’est l’examen et la révision constante des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère ainsi constitutivement leur caractère. » (Giddens, 1994, p. 44-45). La réflexivité se distingue donc de la rétroactivité (équivalent à un feedback et donc s’inscrivant dans une temporalité asynchrone) par la simultanéité des actions.

19La structuration se caractérise par deux dimensions : les modalités de structuration d’une part, et les formes d’appropriation d’autre part. Rappelons ici quelles sont les modalités de structuration définies par Giddens : nous avons d’une part les systèmes d’interprétation (ou négociation, construction de sens) qui nécessitent l’usage de connaissances partagées par les individus ; d’autre part, l’appropriation dépend de la façon dont les ressources seront mobilisées. On distinguera deux types de ressources : les ressources dites d’allocation d’une part, et les ressources dites d’autorité d’autre part. Les ressources d’allocation font référence aux capacités qui permettent d’agir sur des biens, des matériels, alors que les ressources d’autorité font référence aux capacités de contrôler les actions ou les individus. « [Les ressources d’allocation] comprennent l’environnement et les artefacts physiques. [Elles] dérivent de l’emprise des humains sur la nature. […] [Les ressources d’autorité] dérivent de la capacité de contrôler les activités des êtres humains. [Elles] résultent de l’emprise qu’ont certains acteurs sur d’autres acteurs » (Giddens, 1987, p. 443). Enfin, les normes constituent des repères que les individus peuvent choisir de respecter ou non. Giddens apporte une précision importante au sujet de la modalité de structuration par les normes : « Les sanctions et les normes sont l’expression d’asymétries structurelles de domination, et les relations de ceux ou celles qui y sont subordonnés peuvent exprimer bien autre chose que l’engagement prétendument engendré par ces normes » (Giddens, 1987, p. 80). Ces deux derniers points, essentiels dans la théorie de la structuration, nous permettent d’abandonner la dichotomie traditionnellement adoptée entre le prescrit et le réel, de considérer les éventuels « écarts » comme partie intégrante des processus d’appropriation, et le changement comme un état normal de l’usage.

20Comme nous l’avons précisé plus haut, ces trois modalités de structuration ne peuvent être envisagées séparément hors d’un contexte analytique, elles sont en effet imbriquées dans toute interaction. Ainsi, l’exercice de pouvoir peut s’exprimer à travers un ordre donné et peut tout à fait s’exercer à travers un acte de communication tout en étant légitimé par les pratiques de l’organisation. Sont donc en interaction les structures de domination, de signification et de légitimation dans une même action. (Houzé, 2000). Parce qu’elle est complexe, l’approche par les modalités de structuration ne permet toutefois pas une opérationnalisation du modèle.

II. LES PROCESSUS D’APPROPRIATION : ENTRE MODALITÉ DE STRUCTURATION ET PROCÉDURE D’AJUSTEMENT MUTUEL

  • 9 Cf. Roux, 2003.

21Si Giddens (1979) parle des modalités de structuration, Poole et DeSanctis (1989) proposent de mettre en équivalence cette notion avec celle d’appropriation. L’appropriation est la façon dont un groupe utilise, adapte et reproduit une structure. L’approche par les processus d’appropriation fait référence aux dimensions collectives et subjectives, ainsi qu’aux dimensions cognitives et empiriques (acquisition des savoirs, savoir-faire, habileté pratique) (Perriault, 1989 ; Vitalis, 1994). L’appropriation est définie comme un processus, comme l’acte de se constituer en soi. L’usager y est envisagé comme un acteur. Les formes d’appropriation font référence entre autre aux comportements des acteurs à l’égard des structures émergentes. Les travaux à cet égard sont extrêmement épars et il s’agissait donc au cours de nos travaux de cerner les grands traits qui permettraient de caractériser les formes d’appropriation9. Dans ce cadre, un usage n’est que rarement stabilisé ; nous soulignons donc à nouveau le fait qu’il est nécessaire de considérer la structuration comme l’état normal de l’usage, et le fait d’ancrer ce cadre d’analyse dans un environnement tel que les dispositifs informationnels est important car cela vient conforter, voire renforcer, certaines dimensions de la théorie structurationiste. En effet, nous avons considéré le dispositif comme un environnement de mise en cohérence, d’intermédiation, entre des éléments de nature hétérogène (Roux, 2004) ; environnement dans lequel les individus, porteurs d’une intentionnalité propre, s’adaptent. C’est bien dans ce cadre que s’effectue la structuration, cadre qui de plus ne nie pas la compétence et les desseins des acteurs.

22Les structures en projet – en l’occurrence les systèmes d’information ainsi que les formes organisationnelles qui leur sont associées – sont dotées d’un ensemble de propriétés assignées par les concepteurs, les développeurs et les décideurs pour satisfaire aux fonctions attendues, pour remplir un objectif. Mais ces propriétés peuvent être mobilisées différemment de leur usage attendu, leur utilisation n’est pas inhérente ou prédéterminée par les concepteurs : l’intention des concepteurs ne peut circonscrire la façon dont les individus vont utiliser la structure (qu’il s’agisse d’artefacts ou de règles). Les utilisateurs peuvent emprunter les chemins inscrits, ignorer des propriétés, en inventer de nouvelles (en remplacement ou en complément). Selon Orlikowski (1992), nous n’utilisons généralement au mieux que 25 % des fonctionnalités (p. 407) car nous focalisons sur les éléments dont nous avons réellement besoin dans le cadre de notre activité. D’autre part, les individus sont influencés par leurs peurs, les tâches à accomplir, les opportunités ; elles-mêmes influencées par leurs interprétations, le contexte, et formées par les intentions et les pratiques (collaboration, résolution de problèmes, préservation d’un statut, amélioration de l’efficacité, apprentissage, improvisation, etc.). Ces pratiques ne sont pas pré-établies dans les structures émergentes mais se révèlent dans les interactions que les utilisateurs ont avec les structures, interactions souvent influencées par les intérêts personnels et collectifs. Ainsi, tout usage repose sur une forme d’appropriation et comporte de facto une dimension cognitive et empirique, dans la mesure où l’appropriation se construit dans la relation de l’usager avec l’outil. C’est pourquoi des outils peuvent trouver des applications multiples, même si on repère des applications dominantes qui peuvent correspondre aux usages attendus.

  • 10 « On a de plus en plus besoin de se couvrir parce que le métier devient tellement éparpillé… L’avan (…)

23Ainsi, chez Paramed, le service informatique a proposé de mettre en place non plus un logiciel spécifique à la gestion de l’activité mais un logiciel permettant aux responsables de secteur de faire également leur analyse de données à partir des chiffres saisis, et des chiffres envoyés par le siège. Si l’outil varie dans sa forme, intrinsèquement, il demeure le même, seul le discours managérial autour de l’outil a été modifié. L’objectif est que les responsables de secteur ne se sentent pas (uniquement) surveillés à travers le système. Quoi qu’il en soit, le travailleur ne peut échapper à cette production qui, si elle le cadre, lui permet également de se protéger, voire de s’approprier l’outil à d’autres fins. Le système d’information, s’il est a priori conçu pour permettre l’action, permet également à l’individu de se couvrir par rapport au travail effectué, d’écarter une mise en doute de ses compétences (Davezie, 1993). Ainsi, chez Paramed, les utilisateurs du système d’information prennent peu à peu conscience que si ce dernier répond à des tâches de contrôle de leur travail, c’est également pour eux un moyen de mémoriser un certain nombre d’informations10, d’utiliser le système d’information pour prouver (Vacher, 2003). L’un des responsables de secteur rencontrés nous rapportait ainsi une anecdote concernant un de ses collègues qui avait rencontré quelques problèmes avec un chirurgien. Ce dernier avait appelé la direction pour signaler que le responsable de secteur ne lui avait pas présenté tel ou tel produit. Or grâce au logiciel de gestion de l’activité, il a été possible de vérifier que tel jour, le responsable de secteur était passé pour présenter les produits en question. Dans la mesure où la date de la saisie des données est définie par le système informatique, il était impossible de mettre en cause le responsable de secteur. Dans un tout autre registre, un responsable de secteur a utilisé les informations saisies concernant ses ventes pour négocier ses objectifs annuels ainsi que la réévaluation de son salaire.

24Cette approche nous a permis d’appréhender la dynamique et la complexité de ce qui se joue dans l’évolution des systèmes d’information et des activités d’information en observant conjointement les discours, les perceptions et les pratiques qui s’entremêlent dans différentes logiques d’acteurs (généralement les concepteurs, les managers versus les utilisateurs). La production d’informations porteuses d’intentionnalités différenciées (validation, traçabilité, contrôle, aide à la décision), s’insère dans le système d’information, le transformant en lieu d’observation des travaux et contributions de chacun. Les pratiques des utilisateurs permettent de restaurer une part d’autonomie relative dès lors qu’ils se sont appropriés le système d’information dans ses différentes composantes (outils et contextes).

25À travers ce type d’approche, on s’aperçoit que la conception de systèmes d’information efficaces ne s’accompagne pas toujours d’une démarche visant à mettre en adéquation ledit système et les perceptions qu’en ont les utilisateurs. Mais à vrai dire, est-ce vraiment un but en soi ? Le tout n’est-il pas que ces logiques des concepteurs et des utilisateurs interagissent de façon efficace ? Vouloir les faire coïncider revient souvent à contraindre l’une par l’autre. Une modalité fréquemment évoquée, former les utilisateurs, repose souvent sur l’objectif implicite visant à les acculturer aux logiques techniques (par la formation) ou organisationnelles (par la responsabilisation des personnels) pour qu’ils s’y conforment plus aisément. Or, si l’on se réfère au cadre d’analyse structurationiste, peu importe que les structures en projet correspondent aux structures en action dès lors que l’adéquation entre ces deux ensembles s’opère au travers des processus d’appropriation. Ce qui manque donc bien souvent dans les façons de faire observées, c’est l’acceptation de cette non adéquation et des façons de faire singulières qui permettent aux artefacts de fonctionner. C’est donc là que se joue l’enjeu de la réflexivité du tryptique concepteurs-utilisateurs-outils.

Fig. 1 : Observation des processus d’appropriation : cadre d’analyse.

Fig. 2 : Structure en projet (détails).

Fig. 3 : Structure en action (détails).

 

Source : © Presses universitaires François-Rabelais, 2008

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Voir aussi : Rubrique Document, rubrique Economie, rubrique Education, rubrique Société, travail, rubrique Science,

Les enseignants aux bons soins du patronat

 Johanna Jaeger. — « b/w », 2013 Johanna Jaeger / Schwarz Contemporary, Berlin


Johanna Jaeger. — « b/w », 2013
Johanna Jaeger / Schwarz Contemporary, Berlin

Petits-fours et embrigadement

En septembre dernier, « Le Monde diplomatique » publiait un « Manuel d’économie critique » présentant, de façon pédagogique et accessible, son traitement des programmes de première et terminale en sciences économiques et sociales. Depuis longtemps, d’autres s’y intéressent également. Notamment le patronat, qui ne ménage pas ses efforts pour sensibiliser les enseignants aux vertus de l’entreprise.

 

 « Chers collègues, les inscriptions aux Entretiens Enseignants-Entreprises [EEE] sont ouvertes. »

Ce n’est pas tous les jours que les professeurs de sciences économiques et sociales (SES) et de gestion d’Île-de-France reçoivent une missive de leur hiérarchie. Lorsque, en juin 2016, ils découvrent un courriel de leur inspectrice d’académie, ils n’en retardent pas la lecture.

Les EEE « auront lieu les jeudi 25 et vendredi 26 août 2016 sur le thème “L’Europe dans tous ses États : un impératif de réussite !”. (…) Comme vous le constaterez en consultant le programme, des intervenants très variés participeront aux échanges, qui promettent d’être de haute tenue ».

Aux côtés de M. Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, on entendrait notamment Mme Élisabeth Guigou, présidente socialiste de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, ainsi que MM. Hubert Védrine, ancien ministre socialiste des affaires étrangères et membre du Conseil d’État, Pascal Lamy, ancien commissaire européen au commerce, cinquième directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et Denis Kessler, président-directeur général (PDG) du groupe de réassurance Scor, ancien vice-président du Mouvement des entreprises de France (Medef).

Qui avait pu rassembler un tel aréopage ? Selon le courriel de l’inspectrice, la rencontre avait été « organisée, préparée et animée par une équipe de professeurs de SES, d’histoire-géographie et d’économie-gestion ». En réalité, les EEE ont été créés en 2003 par l’Institut de l’entreprise, un think tank réunissant certaines des plus grandes sociétés françaises, dont le site Internet proclame la mission : « mettre en avant le rôle et l’utilité de l’entreprise dans la vie économique et sociale ». Le courriel de l’inspection précisait néanmoins que cette université d’été s’inscrivait dans le « plan national de formation » que le ministère de l’éducation nationale réserve à ses personnels. Autrement dit, les rencontres seraient en grande partie financées par l’État, qui prendrait en charge les frais d’inscription et de transport (à hauteur de 130 euros) ainsi que l’hébergement en pension complète des participants.

« Slow dating » avec des DRH

L’inspection académique de Versailles avait mis en ligne un diaporama (1) présentant l’événement comme « le rendez-vous d’été pour préparer sa rentrée ». En guise d’illustration, la photographie d’un amphithéâtre bondé — image dont nous allions découvrir qu’elle exagérait quelque peu l’intérêt des enseignants pour ce type de rencontres. Au menu, des intervenants « très enthousiasmants » et un « “slow dating” avec des DRH », c’est-à-dire la possibilité d’échanger avec des directeurs des ressources humaines de grandes sociétés comme on rencontre des partenaires amoureux potentiels lors d’une séance de speed dating — mais en prenant tout son temps. Comment résister ?

Quand, le jour J, nous pénétrons enfin dans l’immense amphithéâtre rouge de l’École polytechnique, c’est la déception : nous sommes à peine trois cents dans cette salle capable d’accueillir mille personnes. La perspective d’un week-end tous frais payés à côtoyer la crème de la crème du patronat français n’a visiblement pas fasciné les enseignants.

Côté invités, en revanche, tout le monde a répondu présent. Outre les têtes d’affiche annoncées, une dizaine de grands dirigeants de sociétés du CAC 40, une demi-douzaine de DRH d’entreprises prestigieuses (Mazars, Veolia, Orange, Sanofi, Capgemini, etc.), ainsi que plusieurs hauts fonctionnaires en poste, dont certains issus de la Commission européenne, également partenaire des EEE. Un seul syndicaliste : M. Yvan Ricordeau, membre du bureau national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT).

M. Xavier Huillard, président de l’Institut de l’entreprise et PDG de Vinci, introduit la rencontre. Séduit par le « modèle américain », il se félicite des efforts de la France pour s’en approcher, notamment à travers « le resserrement des liens entre le monde enseignant et l’entreprise », une évolution qui produira « le meilleur pour la France ». À condition que chacun y travaille. Comment ? En défendant le « projet européen ». M. Huillard invite les enseignants à s’engager : « Votre rôle dans cette lutte urgente contre l’euroscepticisme est très important : faire en sorte que ces jeunes générations en attente d’Europe ne finissent pas par basculer dans la désillusion. » Mais les enseignants ne seront pas seuls : « En complément de votre action, l’entreprise a une contribution majeure à apporter pour défendre et illustrer les bienfaits de l’Europe, qui n’est pas seulement un projet économique, mais bel et bien un projet politique, un projet de société. » Lequel ? Il faudra le déduire des mérites de Bruxelles célébrés à la tribune. Ainsi, son intervention auprès de la Grèce aurait, selon le directeur du Trésor à la Commission, M. Benjamin Angel, démontré la capacité de l’Union à la « solidarité » (2).

Les organisateurs invitent alors à la tribune M. Jean-Marc Huart. Comment le « chef du service de l’instruction publique et de l’action pédagogique au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche » va-t-il réagir aux propos d’un chef d’entreprise qui vient de fixer la feuille de route des enseignants de SES et de gestion ? Sans le moindre accroc. Mieux : le fonctionnaire se félicite du partenariat « quotidien » liant son ministère à l’Institut de l’entreprise.

Prix du manager public de l’année en 1992, M. Huart confie d’abord un « vrai plaisir personnel » à participer à ces journées. Puis il enfile sa casquette officielle : « Je tiens, au nom de la direction de l’éducation nationale, au nom de la ministre, à saluer la solidité de cette collaboration. » Le lien avec l’entreprise, affirme-t-il, « est une priorité du ministère », car « l’école ne peut rien faire sans les entreprises ».

Soucieux de ne pas présenter aux enseignants le seul point de vue des organisations patronales sur l’entreprise, le ministère avait-il cherché à compléter ce discours par le biais d’autres partenariats, avec des syndicats, par exemple ? Pour en savoir plus, nous contactons M. Huart. La question le surprend un peu : « Alors… Par exemple… Alors… On a, avec le monde économique, un certain nombre d’autres partenariats. Par exemple, la Semaine école-entreprise. » Partenariat avec un syndicat ? Non, « avec le Medef ». « On a également un partenariat avec l’Esper, qui représente l’économie sociale et solidaire. » Oui, mais un syndicat ? « On n’a pas de partenariat spécifique avec la CGT [Confédération générale du travail] ou avec la CFDT comme on en a avec le monde patronal, concède le haut fonctionnaire. Mais les syndicats ne sont absolument pas absents. » Comment sont-ils présents ? « À travers la gestion paritaire des organismes de pilotage des branches professionnelles. » Sur un plateau de la balance, un haut fonctionnaire, membre enthousiaste du comité de pilotage des EEE ; sur l’autre, le fonctionnement routinier des structures chargées de la formation professionnelle.

Ce « deux poids, deux mesures » agace depuis longtemps les organisations de salariés. « De notre côté, on a droit à une heure de formation syndicale par mois, nous explique Mme Mathilde Hibert, du syndicat SUD Éducation. Et quand on se plaint de la façon dont l’école fait les yeux doux aux patrons, on s’entend répondre : “Il faut bien préparer les enfants au monde de l’entreprise ! Vous, vous ne créez que des chômeurs”, comme nous l’a répliqué l’ancien directeur de l’académie de Paris, Claude Michelet, il y a deux ans. »

« L’école ne peut rien faire sans les entreprises » ? Les entreprises semblent convaincues de la réciproque. Interventions répétées sur le contenu des programmes, lobbying à l’Assemblée : elles ne ménagent aucun effort pour tenter de séduire le corps enseignant. Problème : celui-ci demeure conscient de sa responsabilité politique et jaloux de son indépendance. Ainsi, l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses) dénonce la transformation du ministère de l’éducation nationale en « relais de la propagande d’un lobby patronal (3)  ». La solution imaginée par l’Institut de l’entreprise ? Redoubler de sollicitude.

Serveurs en livrée, entrecôtes obèses, petits-fours, desserts exquis : les repas de l’EEE sont à la hauteur des goûts les plus exigeants. Après de longues heures à écouter des propos un peu monotones de la part d’intervenants aussi prompts à exalter la créativité et l’innovation, l’entrain renaît.

En déambulant dans le hall, on découvre les stands d’organisations comme Entreprendre pour apprendre (EPA), qui aide les enseignants à créer des minientreprises « porteuses de projets » avec un comité de direction constitué d’élèves. On nous explique que la démarche ne se limite pas à distiller l’esprit d’entreprise dans les établissements scolaires : elle dynamise la classe, motive les élèves, les prépare au marché du travail et offre un moyen de lutter contre l’échec scolaire. Rien ne suggère que l’enthousiasme est feint.

Seule fausse note : l’absence de dernière minute de Mme Najat Vallaud-Belkacem, pour cause d’« incompatibilité d’emploi du temps ». La décision de la ministre de l’éducation de rendre optionnel l’enseignement de la « loi » de l’offre et de la demande (4) en classe de seconde venait de provoquer l’ire du Medef. « Ce projet d’appauvrissement du programme contredit totalement le discours louable de la ministre en faveur d’un rapprochement de l’école et de l’entreprise, s’était indignée l’organisation patronale. Tout doit être fait au contraire pour insuffler l’esprit et le goût d’entreprendre le plus tôt possible (5).  » La ministre aurait-elle préféré ne pas rencontrer ses détracteurs ?

De retour dans l’amphithéâtre, on retrouve la préoccupation des intervenants pour l’Europe. Une Europe menacée par « la recrudescence de la menace terroriste, la montée des populismes et des discours protectionnistes », selon M. Huillard, qui met tous ces « dangers » sur un pied d’égalité. « L’euro a tenu cinq promesses sur six », clame néanmoins M. Philippe Trainar, chef économiste chez Scor et ancien conseiller de M. Édouard Balladur. Son unique échec ? L’Europe politique. Car le Vieux Continent souffrirait d’un excès de démocratie. L’eurodéputée Sylvie Goulard s’en amuse : « Il n’est pas possible que les Parlements nationaux verrouillent toutes les décisions ! Que fait la Commission ? Shame on you [honte à vous]  ! », lance-t-elle aux représentants de l’institution présents dans la salle, avant de leur décocher un sourire malicieux. « On se tire une balle dans le pied à estimer que tout doit être validé par les Parlements nationaux ! Vous, les profs, vous savez que c’est difficile de convaincre (…), parce qu’à un moment il faut vendre quelque chose de difficile. Vous imaginez si vous deviez organiser vos interros sur le même principe ? “Ah non, madame, on ne fait pas d’interro, on décide de manière participative !” Je pense bien sûr que les politiques doivent écouter les gens ; mais, à un moment donné, il y a un effort à faire. »

Le salaire minimum, « une absurdité »

« Faire un effort » ? Agnès Bénassy-Quéré, membre du Cercle des économistes et présidente déléguée du Conseil d’analyse économique, y invite également la France, en lui suggérant de supprimer le salaire minimum, « une absurdité en Europe ». Enhardie par la présence de M. Peter Hartz, artisan d’une dérégulation du marché du travail en Allemagne à travers une série de lois qui portent son nom, l’ancienne ministre du commerce extérieur des Pays-Bas — et présidente de la branche française de l’institution financière ING — Karien Van Gennip renchérit : « Faites les réformes en France, s’il vous plaît ! » Tonnerre d’applaudissements à la tribune… et dans la salle.

Les enseignants n’auront pas voix au chapitre. Ceux qui participent jouent le rôle peu gratifiant de présentateurs cantonnés aux introductions générales et aux résumés de biographies. Les intervenants ne cherchent même pas à dissimuler leur proximité : le tutoiement semble de mise, les prénoms connus de tous. M. Pascal Lamy confesse : « Pour une fois, je suis d’accord avec Hubert [Védrine], que j’ai trouvé étonnamment optimiste par rapport aux débats que nous avons régulièrement, en toute amitié bien entendu. » Le ton est tour à tour taquin et flagorneur, léger et complice. Les désaccords ne portent que sur des nuances, dans un camaïeu dont nul ne vient gâter l’harmonie.

Président de la Fédération française de l’assurance et du pôle International et Europe du Medef, M. Bernard Spitz enfonce le clou en invitant les professeurs « à remettre l’entreprise au centre », non seulement « en ce qui concerne le contenu des programmes », mais également pour le « financement ». « La volonté première de ces rencontres, c’est la transposition au sein des classes du vaste travail réalisé ici en lien avec les entreprises », conclut de son côté M. Huart. Qui ajoute : « Vous avez aussi un rôle de transmission des documents auprès de vos collègues ! »

De retour dans leurs lycées, des professeurs parisiens reçoivent un nouveau courriel de leur inspectrice : « Chère ou cher collègue, une journée nationale “Enseignants de SES en entreprise” est organisée le 19 octobre dans le cadre du partenariat entre le ministère de l’éducation nationale et l’Institut de l’entreprise. (…) Pour participer à cette journée, je vous remercie de m’indiquer par retour de mel la ou les entreprises dans laquelle ou lesquelles vous souhaiteriez vous rendre. Le nombre de places est limité. »

Renaud Lambert & Sylvain Leder

(1) « Entretiens Enseignants-Entreprises 2016 », www.creg.ac-versailles.fr

(2) Lire Yanis Varoufakis, « Leur seul objectif était de nous humilier », Le Monde diplomatique, août 2015.

(3) Communiqué de l’Apses, 1er septembre 2015.

(4) Pour une critique de ladite « loi », lire le Manuel d’économie critique du Monde diplomatique, 2016, en kiosques.

(5) « Programme d’économie de seconde : halte à la braderie ! », communiqué du Medef, 30 juin 2016.

Source Le Monde Diplomatique Novembre 2016

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«Panama Papers» : la France se réjouit à bon compte

Francois Hollande et le ministre des Finances Michel Sapin, le 22 janvier 2016, à l'Elysée. Photo Jacques Demarthon. AFP

Francois Hollande et le ministre des Finances Michel Sapin, le 22 janvier 2016, à l’Elysée. Photo Jacques Demarthon. AFP

François Hollande a promis des sanctions pour les fraudeurs et réitéré sa volonté de protéger les lanceurs d’alerte. Façon de faire oublier que le gouvernement n’est plus à la pointe du combat en matière de lutte contre l’évasion fiscale.

Un millier de Français pris dans les rets du nouveau et vaste scandale d’évasion fiscale, voilà qui ne pouvait pas laisser l’exécutif indifférent. François Hollande, qui avait fait de la «République exemplaire» un marqueur de sa campagne, n’a d’ailleurs laissé planer aucun doute sur ses intentions vis-à-vis des fraudeurs avérés. «Je peux vous assurer qu’à mesure que les informations seront connues, toutes les enquêtes seront diligentées, toutes les procédures seront instruites et les procès auront éventuellement lieu», a insisté le chef de l’Etat. Et de se féliciter de ces révélations, synonymes de futures «nouvelles rentrées fiscales» pour l’Etat.

 Une manne inespérée

C’est un fait. Depuis l’éclatement en 2012 du scandale UBS, banque suisse convaincue d’abriter des comptes bancaires non déclarés en pagaille, les autorités françaises ont durci le ton. En juin 2014, la signature d’une révision de la convention franco-suisse contre la double imposition a ainsi facilité le travail d’enquête du fisc français sur toutes les opérations à compter du 1er janvier 2010. De quoi semer la panique chez les contribuables indélicats et initier un ample mouvement de rapatriement de fonds. D’autant qu’une circulaire de 2013 permet de régulariser sans poursuite pénale les rapatriements volontaires. A la clé, une manne inespérée pour les finances publiques. En 2016, le rapatriement des avoirs détenus par des Français à l’étranger devrait ainsi rapporter 2,4 milliards d’euros à l’Etat, après 2,65 milliards d’euros en 2015 et 1,9 milliard d’euros en 2014… On comprend mieux que François Hollande qualifie de «bonne nouvelle» le scandale panaméen, adressant au passage ses «remerciements» aux lanceurs d’alerte. Un geste élyséen qui ne va pas sans arrière-pensée. Pour le chef de l’Etat, c’était en effet l’occasion de rappeler qu’en la matière le gouvernement ne se payait pas de mots : la loi Sapin sur la lutte anticorruption présenté fin mars en conseil des ministres organise en effet une meilleure protection de ces «lanceurs d’alerte».

Toutefois, la France pratique en la matière le deux poids, deux mesures. Inflexible avec les écarts des particuliers, elle semble beaucoup plus accommodante avec ceux des grandes entreprises. Fin 2014, le scandale LuxLeaks avait pourtant révélé l’importance du dumping fiscal pratiqué par certains membres de l’UE, à commencer par le Luxembourg, au détriment de ses voisins. En toute impunité, faute de transparence sur l’importance et la localisation des profits des entreprises, pays par pays.

Clair-obscur

Première à avoir réclamé et mis en œuvre la transparence sur la localisation des profits des banques, la France s’est cette fois faite discrète. Ainsi, le gouvernement ne s’est pas montré très allant sur l’extension de la mesure aux sociétés non financières, comme sur son approfondissement, refusant, par exemple, la transparence totale sur la localisation des profits pays par pays. Pour Bercy, pas question de prendre une initiative isolée risquant de porter atteinte à la compétitivité des entreprises françaises. «A moins d’une réciprocité très large, la publication de telles informations pourraient mettre nos sociétés en difficulté vis-à-vis de leurs concurrentes», avait ainsi fait valoir mi-décembre le ministre des Finances, Michel Sapin.

Les avancées, quand il y en a, se négocient donc désormais au niveau international ou européen. C’est notamment le cas du projet de directive, inspiré par l’OCDE, et présenté fin janvier par le commissaire européen Pierre Moscovici. Toutefois, même une fois votée, cette directive n’instaure de transparence sur les données des grandes entreprises qu’entre administrations fiscales des membres de l’Union. Un clair-obscur qui pourrait autoriser encore pas mal de dérives.

Nathalie Raulin

Source Libération 04/04/2016

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Mentir au travail, par Duarte Rolo

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Duarte Rolo : «Dans les centres d’appels, les salariés expérimentent la trahison de soi»

Pour le psychologue clinicien, qui a enquêté dans des call centers, la tromperie généralisée, devenue une pratique managériale, génère non seulement «des formes de souffrances assez graves» pour les employés, mais aussi une rupture de confiance avec les clients.

Comment les salariés réagissent-ils à un environnement de travail basé partiellement sur le mensonge ? Psychologue clinicien, docteur en psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers, Duarte Rolo a enquêté avec Stéphane Le Lay pendant plusieurs années dans des centres d’appels téléphoniques. Il en publie les conclusions dans un livre qui vient de sortir, Mentir au travail.

Comment en être venu à étudier le mensonge dans ce centre d’appels ?

J’ai été alerté par une déléguée du personnel inquiète de la multiplication des manifestations de mal-être dans son entreprise : crises de larmes, recrudescence des arrêts maladies, notamment pour dépression, accident cardio-vasculaire. Très vite, les discussions se sont focalisées sur «les chiffres», en fait les indicateurs de performance qui rythment le travail des opérateurs. Pour y répondre, les salariés avaient l’impression de désobéir aux règles de leur métier, de pratiquer des ventes forcées, de devoir duper le client. Ce que notre enquête a montré, c’est qu’aujourd’hui, dans certaines situations, les salariés sont confrontés à l’injonction de mentir. Au risque de générer des formes de souffrances assez graves.

Comment en sont-ils arrivés là ?

Dans beaucoup d’entreprises – comme à La Poste, France Télécom ou EDF -, le cœur du métier des centres d’appels a changé. Alors que les conseillers devaient à l’origine répondre à une réclamation du client, créer une relation de confiance pour les fidéliser, ils se transforment aujourd’hui en vendeurs soumis à des objectifs commerciaux. Si le service marketing a lancé une campagne commerciale autour des Blackberry par exemple, ils doivent vendre le plus possible de ces téléphones, tant pis si le papi qui appelle ce jour-là ne verra pas ses touches parce qu’elles sont trop petites pour ses yeux fatigués. L’entreprise où j’ai enquêté organise régulièrement des challenges qui récompensent celui qui vendra le plus en lui offrant une pause PlayStation. L’infantilisation évite à beaucoup de se poser des questions sur leurs méthodes.

C’est selon vous un mensonge d’un type nouveau…

Ici, ce ne sont plus les salariés qui prennent l’initiative de mentir, mais l’organisation qui les y pousse. Dans les centres d’appels, l’injonction au mensonge est parfois explicite : on se présente sous un faux prénom – souvent un prénom francisé pour rassurer les clients français. Il y a aussi toute une série de mensonges explicitement demandés par la hiérarchie, mais sous forme d’euphémisme : «On va omettre de donner cette information aux clients», «on va minimiser». Mais ce sont surtout les méthodes d’évaluation comme le benchmarking – établir un étalon de performance pour dresser des classements entre salariés sur lesquels sont indexées les primes – qui imposent aux salariés de mentir pour vendre plus. Quand ils voient que la réclamation de tel client va être trop longue à régler, certains leur raccrochent au nez pour que l’appel soit rebasculé sur le poste d’un collègue. Les contraintes organisationnelles font du mensonge une pratique nécessaire et banale.

Dans une entreprise, quelles conséquences peuvent avoir ce mensonge ?

Le problème, c’est qu’on ne peut plus faire confiance à personne. On sait que si untel est un bon vendeur, c’est qu’il ment bien, et qu’il peut donc nous mentir à nous aussi. De gros conflits se trament sur la plateforme entre les salariés qui acceptent de jouer le jeu et ce

ux qui refusent,«killers» contre «fonctionnaires», comme ils s’appellent. Les conseillères m’ont aussi décrit une évolution dans l’attitude des clients. Alors qu’ils appelaient autrefois avec une certaine bonhomie, ils sont désormais plus méfiants, refusant les conseils des conseillers, réclamant systématiquement un geste commercial. Les conseillers décrivent une évolution en miroir : des salariés qui profitent des clients, qui à leur tour veulent profiter des salariés.

Le mensonge rend-il malade ?

Les salariés qui souffrent de cette situation ne sont ni plus idéalistes ni plus moraux que les autres. Mais ils ont l’impression de trahir leur éthique personnelle et professionnelle. Le mensonge prend alors une dimension de conflit psychique : les conseillers expérimentent la trahison de soi. Ce mensonge imposé par l’organisation du travail amène à se conduire d’une manière qu’on désapprouve : c’est ce qu’on appelle la souffrance éthique. Certains vont tenter de l’oublier en se jetant dans une frénésie de travail. D’autres résistent à l’injonction à mentir. D’autres, encore, peuvent ressentir une haine de soi, jusqu’au dégoût, qui peut amener au suicide. C’est ce qui est arrivé à l’un des conseillers du centre d’appels où j’enquêtais. Il s’est suicidé alors qu’il avait sa déléguée du personnel au bout du fil.

Source : Libération, le 23 septembre 2015.

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