- 1 Nous considérerons ici le système d’information au sens défendu dans la définition de B. Guyot (200 (…)
1Le système d’information1, dans l’organisation contemporaine, participe à la réorganisation du travail, notamment autour de la production des écrits, ce qui correspond à un bouleversement notable pour certaines catégories de personnel. Ces formes organisationnelles contemporaines – caractérisées par de nouvelles interrelations, une réorganisation des processus autour du produit et une importance croissante des systèmes d’informations qui acquièrent un rôle de plus en plus structurant et stratégique – connaissent des reconfigurations permanentes, au croisement de leurs transformations internes et de celles de leur environnement (Roux, 2003 ; Mayère, 2001). Les problématiques liées soulignent le rôle de la communication dans les processus de reconfiguration des entreprises et des organisations (Le Moënne, 2000) et amènent à examiner de façon simultanée les dimensions techniques, organisationnelles et humaines dans les processus de reconfiguration.
2Les évolutions en cours se caractérisent principalement par une diversification et un rapprochement des productions informationnelles avec des outils de moins en moins périphériques et de plus en plus imbriqués. Dans ce cadre, nous interrogerons les enjeux relationnels (que ce soit entre les utilisateurs, ou entre les utilisateurs et les concepteurs), enjeux qui se renouvellent dans cette situation à travers les dynamiques à l’œuvre dans la réflexivité du triptyque concepteurs-utilisateurs-outils.
- 2 Cf. Roux, 2003 et 2006 ; Boutary et Roux, 2005.
3Notre travail de recherche s’appuie sur une étude qualitative construite sur la méthode des cas2. Cette méthode, considérée comme une stratégie de recherche à part entière (Yin, 1990 ; Hlady-Rispal, 2000), permet une démarche de contextualisation et de compréhension qui s’inscrit dans la durée. En tant que méta-méthode, elle nous a permis de mobiliser de manière concomitante des observations in situ, des entretiens semi-directifs et une collecte de documents (journaux d’entreprise, procédures, formulaires) qui nous ont permis de recueillir un matériau riche auprès de trois organisations (Taram, Elecindustrie et Paramed) caractérisées par un système d’information et/ou un projet novateur (projet de télétravail, co-conception distante, entreprise sans bureaux) sur une durée de trois ans.
4Lorsqu’on considère, dans les organisations, ce qui est désigné comme « le développement de la production collective d’informations », on constate qu’il consiste avant tout en un accroissement du nombre des écrits au travail et en une diversification des situations et des conditions de production et de circulation des informations. Ce constat nous a conduit à interroger d’une part ce qui était en jeu dans ces différentes situations de production (Roux, 2003) et à questionner d’autre part les logiques et modalités selon lesquelles les systèmes d’information étaient mobilisés pour ces productions. Dans le cadre de ce second questionnement, l’approche par les usages, considérée par Chambat (1994, p. 263) comme un « carrefour, [qui] peut […] être l’occasion de confrontations entre les disciplines qui se partagent le champ de la communication. », pouvait constituer le cadre théorique le plus adapté pour cette recherche. Nous avons cherché à explorer cette approche ainsi que d’autres courants qui à la fois prolongent et discutent ses apports3. En effet, si les travaux théoriquement ancrés dans la sociologie des usages prennent en compte l’utilisateur, c’est avant tout en tant qu’usager mettant en pratique une technologie conçue par des tiers. Or dans les entreprises observées, les utilisateurs cherchent à acquérir de nouvelles compétences y compris en tenant un rôle plus grand dans la conception des outils – alors que les organisations, via le système d’information tendent à cadrer de plus en plus précisément le travail de chacun. L’approche par les usages n’est donc pas suffisamment dynamique si l’on veut prendre en compte les interactions qui existent entre les concepteurs, les outils et les utilisateurs. Il ne s’agit pas d’analyser ici les tensions telles qu’elles prennent forme entre concepteurs et utilisateurs mais de considérer avant tout les transformations des systèmes et activités d’information et de communication. Nous avons cherché à mettre en place un cadre d’analyse capable de rendre compte des dynamiques qui existent entre outils, utilisateurs et concepteurs. Ce sont donc les questionnements concernant les logiques et les modalités de mobilisation des systèmes d’information dans le cadre de la production collective d’informations qui constituent ici le noyau de notre approche. Ce type d’approche nécessite de mettre en avant les interactions qui naissent entre les systèmes d’information pensés par les concepteurs d’une part, et les systèmes d’information tels qu’ils sont perçus par les utilisateurs d’autre part (1). Cela nous amène à considérer la réflexivité à l’œuvre entre organisations en projet, organisations en action et pratiques, par le biais des processus d’appropriation (2).
5« […] conçue comme un processus social qui inclut l’interaction réciproque entre les acteurs humains et les caractéristiques structurelles des organisations. » (Mayère, 2003), la théorie de la structuration nous semble proposer une approche intéressante permettant de prendre en compte le temps et l’espace comme dimensions intrinsèques du cadre d’analyse, ce qui aide à penser un processus dynamique, inscrit dans la durée. Élaborée par Giddens au fil de ses nombreux travaux (1976, 1987, 1994 notamment), elle vise à articuler la sociologie des structures sociales et la sociologie de l’action en appréhendant les structures sociales sous l’angle du mouvement et de la compétence de l’acteur.
- 4 La notion de contexte désigne l’activité même qui implique à la fois des individus et des artefacts (…)
6Le cadre théorique développé par Giddens s’est construit en relation avec différents courants d’analyse et notamment les théories de l’activité et de l’action située. Toutefois, en s’attachant à étudier des situations particulières, contingentes, ces modèles achoppent à décrire des situations stables ou récurrentes (Nardi, 2001). Cela constitue une limite importante car si le contexte4 est effectivement pris en compte, c’est de façon extrême, en renvoyant à sa singularité, ce qui ne permet plus de « modéliser » quelque situation que ce soit (chaque situation étant un cas particulier). La théorie structurationiste réintroduit la notion de contexte sans pour autant ramener tout contexte à une situation particulière. Par ailleurs, à l’inverse de l’approche de l’action située, les artefacts n’y sont pas considérés comme des boîtes noires, déconnectées de l’usage.
7La théorie de la structuration a pour objectif l’analyse de l’action sociale à travers trois dimensions qui sont la structure, les interactions et les modalités de structuration qui les lient. « L’étude de la structuration des systèmes sociaux est celle des modes par lesquels ces systèmes, qui s’ancrent dans les activités d’acteurs compétents, situés dans le temps et dans l’espace et faisant usage des règles et des ressources dans une diversité de contextes d’action, sont produits et reproduits dans l’interaction de ces acteurs, et par elle » (Giddens, 1987). Le cadre d’analyse proposé (figure 1) nous permet de mobiliser les termes originaux de Giddens tout en tenant compte explicitement de notions (structure en projet et structure en action) développées dans les travaux d’auteurs ayant mobilisé la théorie de la structuration (notamment Orlikowski, 2000 ; Poole et Sanctis, 1989 ; Groleau, 2002).
8La structure, notion centrale dans ce cadre, est considérée comme un ensemble de règles et de ressources. Les règles ont généralement deux dimensions : une dimension constitutive d’une part et une dimensions régulatrice d’autre part. Les règles constitutives permettent d’« expliquer » alors que les règles régulatrices permettront d’« organiser ». Ainsi, dans une organisation, la règle constitutive va expliciter le travail à faire, les tâches nécessaires à la réalisation de ce travail et les règles régulatrices, sous forme de procédures par exemple, viendront organiser le travail. Les ressources sont soit des ressources d’autorité qui vont permettre la coordination des agents humains, soit des ressources d’allocation, qui ont trait au monde matériel.
- 5 « C’est pourquoi les règles sont, quelque soit le moment, ce que les pratiques en ont fait » (Tradu (…)
9Giddens conçoit les structures à la fois comme le média et le résultat de l’action, elles donnent forme et façonnent la vie sociale en même temps qu’elles sont façonnées en retour : « […] les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois le médium et le résultat des pratiques qu’elles organisent de façon récursive. » (Giddens, 1987). C’est seulement lorsque des outils sont mobilisés régulièrement que l’on peut dire qu’ils structurent l’action et deviennent ainsi des règles et des ressources dans la constitution de pratiques sociales récurrentes. « That is why the rule is, at any given time, what the practice has made it5 » (Taylor, 1993, p. 57-58). C’est pourquoi on peut dire que les structures sont en projet, en construction, plutôt que prédéfinies. On pourra donc appréhender simultanément d’une part des structures dites « en projet », c’est-à-dire les objectifs généraux et les comportements promus par les concepteurs, les décideurs (il s’agit là de la dimension structurelle évoquée dans les travaux de Giddens) ; et d’autre part des structures dites « en action », à travers leur mise en œuvre et les pratiques des utilisateurs (autrement dit les systèmes sociaux, caractérisés par des relations variées entre acteurs, reproduites et organisées en tant que pratiques sociales (Giddens, 1987 ; Houzé, 2000). Si on considère les systèmes d’information comme des structures faites de règles et de ressources, ces structures particulières sont appropriées par les utilisateurs à travers leur usage (d’une procédure, d’un outil informatisé, d’une information).
- 6 Les modalités de structuration sont étroitement imbriquées et ne sont analysées séparément dans la (…)
10Nous distinguerons donc dans le haut du schéma ces deux dimensions, liées de manière réflexive par les modalités de structuration6, modalités qui régissent la continuité ou la mutation des structures, et par conséquent la reproduction (ou non) des systèmes sociaux. Afin d’aborder la complexité et la dynamique de l’information dans l’organisation, nous allons donc observer de manière concomitante et simultanée les dimensions structurelles et sociales qui – selon notre angle d’approche – opèrent à des degrés divers.
11La dimension structurelle est plus particulièrement agissante dans les structures dites « en projet ». Il s’agira donc de saisir dans notre observation les systèmes d’information et/ou les formes organisationnelles telles qu’elles sont présentées par les concepteurs, les leaders de projet ou les utilisateurs à travers les procédures, les normes, les outils, les objectifs et les modalités d’organisation spécifiques mises en place dans le cadre d’un projet (figure 2).
12Le système social est quant à lui un lieu d’interaction entre communication, pouvoir et sanctions. En tant que tel, il est central s’agissant des structures en action, c’est-à-dire des pratiques (figure 3). On observera alors ce qui se joue dans ces interactions. En l’occurrence, nous avons observé les pratiques en matière de production d’information pour questionner à la fois l’autonomie, le contrôle, la responsabilisation, la traçabilité intriqués dans un même processus complexe.
13Chez Paramed, entreprise sans bureaux, nous avons observé le réseau commercial tel qu’il fonctionne dans ses dimensions de circulation et de régulation de l’information, la finalité étant d’améliorer l’efficacité économique de l’activité et certains aspects du rapport concurrentiel. Les outils mis en place par la direction informatique de l’entreprise visent à appuyer le réseau commercial, dans la recherche d’adaptation des produits et services aux attentes du client, par le biais de retours d’informations des responsables de secteur vers le siège à partir de formulaires préformatés. À ces informations recueillies sur le terrain par la force de vente, s’ajoutent les informations saisies au siège dans un ERP.
14Les relations intra organisationnelles, structurées de façon relativement traditionnelle au début de notre observation (avec une demande d’informations ascendantes forte et relativement peu de retour aux commerciaux qui constituent la base de l’organisation, et ce en dépit des outils de communication mis en place) ont évolué vers un système permettant une information en retour plus importante auprès des commerciaux et des capacités de traitement améliorées, ce que mettent en scène les propos ci-dessous de façon quelque peu magnifiée :
15« Ce qu’on cherche à faire avec notre relation-client, c’est d’analyser la valeur de ce client, d’analyser ses besoins, ses préférences, de segmenter notre clientèle et pour nous, déterminer une meilleure stratégie. […] Et puis de là, vous allez pouvoir déterminer comment vous allez prendre soin de votre client. […] Çà commence avec un petit peu d’informations et plus vous avez d’informations, plus vous allez en fournir à votre force de vente, plus lui va approfondir et c’est un perpétuel auto-enrichissement. » [Directeur informatique (2) – Paramed – 2000].
16« L’une des volontés du groupe, c’est d’améliorer l’information, qu’elle soit interne ou externe. C’est l’un des gros objectifs de l’entreprise. » [Directeur régional – Paramed Sud Est -1999].
- 7 « Je le remplis parce qu’il le faut mais il ne m’apporte rien. Je fais ça dans mes temps d’attente, (…)
17Toutefois si on s’attache à la perception des responsables de secteur, l’outil de gestion de l’activité commerciale a plutôt un caractère de surveillance d’où résultent les réticences de saisie7, même si les directions n’affichent pas explicitement leur caractère de contrôle.
- 8 Le suivi que nous avons effectué de la société Paramed sur cinq ans, nous a en effet conduit à renc (…)
18Dans l’étude de ce terrain, nous avons donc pris en compte simultanément d’une part la dimension structurelle, l’organisation en projet, à travers les discours des acteurs, porteurs du projet ou utilisateurs ; et d’autre part la dimension sociale, l’organisation en action, à travers les pratiques en observant notamment les productions d’informations. Or on constate que les pratiques des utilisateurs ne répondent que partiellement aux exigences de production dont il est question dans le discours managérial. Le dispositif informationnel tel que nous avons pu l’observer a été le résultat d’ajustements et de refus d’utilisation, sources de crises au sein du service informatique8. Le système d’information toutefois continue d’évoluer dans le même esprit mais n’éclate pas : la structuration agit comme dynamique permanente d’ajustement entre les deux dimensions du même phénomène. Autrement dit, les pratiques (qui découlent des perceptions que les utilisateurs ont du discours managérial) contribuent, à travers la structuration, à l’évolution du système d’information dans une dynamique réflexive. La réflexivité (ou « contrôle réflexif de l’action ») est inhérente à l’action humaine : « Elle participe du fondement même de la reproduction du système de telle sorte que la pensée et l’action se réfractent constamment l’une sur l’autre. […] La réflexivité de la vie sociale moderne, c’est l’examen et la révision constante des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère ainsi constitutivement leur caractère. » (Giddens, 1994, p. 44-45). La réflexivité se distingue donc de la rétroactivité (équivalent à un feedback et donc s’inscrivant dans une temporalité asynchrone) par la simultanéité des actions.
19La structuration se caractérise par deux dimensions : les modalités de structuration d’une part, et les formes d’appropriation d’autre part. Rappelons ici quelles sont les modalités de structuration définies par Giddens : nous avons d’une part les systèmes d’interprétation (ou négociation, construction de sens) qui nécessitent l’usage de connaissances partagées par les individus ; d’autre part, l’appropriation dépend de la façon dont les ressources seront mobilisées. On distinguera deux types de ressources : les ressources dites d’allocation d’une part, et les ressources dites d’autorité d’autre part. Les ressources d’allocation font référence aux capacités qui permettent d’agir sur des biens, des matériels, alors que les ressources d’autorité font référence aux capacités de contrôler les actions ou les individus. « [Les ressources d’allocation] comprennent l’environnement et les artefacts physiques. [Elles] dérivent de l’emprise des humains sur la nature. […] [Les ressources d’autorité] dérivent de la capacité de contrôler les activités des êtres humains. [Elles] résultent de l’emprise qu’ont certains acteurs sur d’autres acteurs » (Giddens, 1987, p. 443). Enfin, les normes constituent des repères que les individus peuvent choisir de respecter ou non. Giddens apporte une précision importante au sujet de la modalité de structuration par les normes : « Les sanctions et les normes sont l’expression d’asymétries structurelles de domination, et les relations de ceux ou celles qui y sont subordonnés peuvent exprimer bien autre chose que l’engagement prétendument engendré par ces normes » (Giddens, 1987, p. 80). Ces deux derniers points, essentiels dans la théorie de la structuration, nous permettent d’abandonner la dichotomie traditionnellement adoptée entre le prescrit et le réel, de considérer les éventuels « écarts » comme partie intégrante des processus d’appropriation, et le changement comme un état normal de l’usage.
20Comme nous l’avons précisé plus haut, ces trois modalités de structuration ne peuvent être envisagées séparément hors d’un contexte analytique, elles sont en effet imbriquées dans toute interaction. Ainsi, l’exercice de pouvoir peut s’exprimer à travers un ordre donné et peut tout à fait s’exercer à travers un acte de communication tout en étant légitimé par les pratiques de l’organisation. Sont donc en interaction les structures de domination, de signification et de légitimation dans une même action. (Houzé, 2000). Parce qu’elle est complexe, l’approche par les modalités de structuration ne permet toutefois pas une opérationnalisation du modèle.
21Si Giddens (1979) parle des modalités de structuration, Poole et DeSanctis (1989) proposent de mettre en équivalence cette notion avec celle d’appropriation. L’appropriation est la façon dont un groupe utilise, adapte et reproduit une structure. L’approche par les processus d’appropriation fait référence aux dimensions collectives et subjectives, ainsi qu’aux dimensions cognitives et empiriques (acquisition des savoirs, savoir-faire, habileté pratique) (Perriault, 1989 ; Vitalis, 1994). L’appropriation est définie comme un processus, comme l’acte de se constituer en soi. L’usager y est envisagé comme un acteur. Les formes d’appropriation font référence entre autre aux comportements des acteurs à l’égard des structures émergentes. Les travaux à cet égard sont extrêmement épars et il s’agissait donc au cours de nos travaux de cerner les grands traits qui permettraient de caractériser les formes d’appropriation9. Dans ce cadre, un usage n’est que rarement stabilisé ; nous soulignons donc à nouveau le fait qu’il est nécessaire de considérer la structuration comme l’état normal de l’usage, et le fait d’ancrer ce cadre d’analyse dans un environnement tel que les dispositifs informationnels est important car cela vient conforter, voire renforcer, certaines dimensions de la théorie structurationiste. En effet, nous avons considéré le dispositif comme un environnement de mise en cohérence, d’intermédiation, entre des éléments de nature hétérogène (Roux, 2004) ; environnement dans lequel les individus, porteurs d’une intentionnalité propre, s’adaptent. C’est bien dans ce cadre que s’effectue la structuration, cadre qui de plus ne nie pas la compétence et les desseins des acteurs.
22Les structures en projet – en l’occurrence les systèmes d’information ainsi que les formes organisationnelles qui leur sont associées – sont dotées d’un ensemble de propriétés assignées par les concepteurs, les développeurs et les décideurs pour satisfaire aux fonctions attendues, pour remplir un objectif. Mais ces propriétés peuvent être mobilisées différemment de leur usage attendu, leur utilisation n’est pas inhérente ou prédéterminée par les concepteurs : l’intention des concepteurs ne peut circonscrire la façon dont les individus vont utiliser la structure (qu’il s’agisse d’artefacts ou de règles). Les utilisateurs peuvent emprunter les chemins inscrits, ignorer des propriétés, en inventer de nouvelles (en remplacement ou en complément). Selon Orlikowski (1992), nous n’utilisons généralement au mieux que 25 % des fonctionnalités (p. 407) car nous focalisons sur les éléments dont nous avons réellement besoin dans le cadre de notre activité. D’autre part, les individus sont influencés par leurs peurs, les tâches à accomplir, les opportunités ; elles-mêmes influencées par leurs interprétations, le contexte, et formées par les intentions et les pratiques (collaboration, résolution de problèmes, préservation d’un statut, amélioration de l’efficacité, apprentissage, improvisation, etc.). Ces pratiques ne sont pas pré-établies dans les structures émergentes mais se révèlent dans les interactions que les utilisateurs ont avec les structures, interactions souvent influencées par les intérêts personnels et collectifs. Ainsi, tout usage repose sur une forme d’appropriation et comporte de facto une dimension cognitive et empirique, dans la mesure où l’appropriation se construit dans la relation de l’usager avec l’outil. C’est pourquoi des outils peuvent trouver des applications multiples, même si on repère des applications dominantes qui peuvent correspondre aux usages attendus.
- 10 « On a de plus en plus besoin de se couvrir parce que le métier devient tellement éparpillé… L’avan (…)
23Ainsi, chez Paramed, le service informatique a proposé de mettre en place non plus un logiciel spécifique à la gestion de l’activité mais un logiciel permettant aux responsables de secteur de faire également leur analyse de données à partir des chiffres saisis, et des chiffres envoyés par le siège. Si l’outil varie dans sa forme, intrinsèquement, il demeure le même, seul le discours managérial autour de l’outil a été modifié. L’objectif est que les responsables de secteur ne se sentent pas (uniquement) surveillés à travers le système. Quoi qu’il en soit, le travailleur ne peut échapper à cette production qui, si elle le cadre, lui permet également de se protéger, voire de s’approprier l’outil à d’autres fins. Le système d’information, s’il est a priori conçu pour permettre l’action, permet également à l’individu de se couvrir par rapport au travail effectué, d’écarter une mise en doute de ses compétences (Davezie, 1993). Ainsi, chez Paramed, les utilisateurs du système d’information prennent peu à peu conscience que si ce dernier répond à des tâches de contrôle de leur travail, c’est également pour eux un moyen de mémoriser un certain nombre d’informations10, d’utiliser le système d’information pour prouver (Vacher, 2003). L’un des responsables de secteur rencontrés nous rapportait ainsi une anecdote concernant un de ses collègues qui avait rencontré quelques problèmes avec un chirurgien. Ce dernier avait appelé la direction pour signaler que le responsable de secteur ne lui avait pas présenté tel ou tel produit. Or grâce au logiciel de gestion de l’activité, il a été possible de vérifier que tel jour, le responsable de secteur était passé pour présenter les produits en question. Dans la mesure où la date de la saisie des données est définie par le système informatique, il était impossible de mettre en cause le responsable de secteur. Dans un tout autre registre, un responsable de secteur a utilisé les informations saisies concernant ses ventes pour négocier ses objectifs annuels ainsi que la réévaluation de son salaire.
24Cette approche nous a permis d’appréhender la dynamique et la complexité de ce qui se joue dans l’évolution des systèmes d’information et des activités d’information en observant conjointement les discours, les perceptions et les pratiques qui s’entremêlent dans différentes logiques d’acteurs (généralement les concepteurs, les managers versus les utilisateurs). La production d’informations porteuses d’intentionnalités différenciées (validation, traçabilité, contrôle, aide à la décision), s’insère dans le système d’information, le transformant en lieu d’observation des travaux et contributions de chacun. Les pratiques des utilisateurs permettent de restaurer une part d’autonomie relative dès lors qu’ils se sont appropriés le système d’information dans ses différentes composantes (outils et contextes).
25À travers ce type d’approche, on s’aperçoit que la conception de systèmes d’information efficaces ne s’accompagne pas toujours d’une démarche visant à mettre en adéquation ledit système et les perceptions qu’en ont les utilisateurs. Mais à vrai dire, est-ce vraiment un but en soi ? Le tout n’est-il pas que ces logiques des concepteurs et des utilisateurs interagissent de façon efficace ? Vouloir les faire coïncider revient souvent à contraindre l’une par l’autre. Une modalité fréquemment évoquée, former les utilisateurs, repose souvent sur l’objectif implicite visant à les acculturer aux logiques techniques (par la formation) ou organisationnelles (par la responsabilisation des personnels) pour qu’ils s’y conforment plus aisément. Or, si l’on se réfère au cadre d’analyse structurationiste, peu importe que les structures en projet correspondent aux structures en action dès lors que l’adéquation entre ces deux ensembles s’opère au travers des processus d’appropriation. Ce qui manque donc bien souvent dans les façons de faire observées, c’est l’acceptation de cette non adéquation et des façons de faire singulières qui permettent aux artefacts de fonctionner. C’est donc là que se joue l’enjeu de la réflexivité du tryptique concepteurs-utilisateurs-outils.
Fig. 1 : Observation des processus d’appropriation : cadre d’analyse.
Fig. 2 : Structure en projet (détails).
Fig. 3 : Structure en action (détails).
Source : © Presses universitaires François-Rabelais, 2008