Brésil : les rolezinhos ou quand les jeunes des banlieues investissent les temples de la marchandise

rolezinhos
Des groupes de jeunes de 15-20 ans se donnent des rendez-vous de masse dans les centres commerciaux du Brésil, surtout à São Paulo, mais la pratique est en train de se diffuser à travers tout le pays, pour se promener, s’amuser et chanter/danser sur des rythmes de funk ostentação, un genre dérivé du funk carioca [de Rio de Janeiro, NdT] qui exalte la consommation, les marques de luxe, l’argent et le plaisir. Ces jeunes viennent des banlieues de São Paulo, ils sont pauvres, donc, souvent, noirs.
Le 7 décembre 6 000 jeunes ont convergé au Shopping Metro Itaquera, généralement fréquenté par des familles de banlieue. Le 14 plusieurs centaines d’entre eux sont entrés en dansant et criant au Shopping International de Guarulhos, et bien qu’il n’y ait eu ni dégâts ni vols ni consommation de drogues,  la police a réprimé et en a arrêté 23 sans motifs.
En revanche, quand il s’agit de jeunes de banlieues, les propriétaires de centres commerciaux procèdent à des filtrages sous couvert de décisions judiciaires, les vendeurs ferment leurs boutiques et les clients les insultent et les traitent comme des criminels. Cela crée un climat favorable à la répression par la Police militaire, l’une des plus meurtrières du monde.
 La journaliste Eliane Brum demande : “Pourquoi la jeunesse noire de la banlieue du Grand São Paulo est-elle criminalisée ? ” (El País – Brésil 23 décembre 2013). Dans l’imaginaire national, soutient-elle, pour les jeunes pauvres, s’amuser hors des limites du ghetto et désirer des objets de consommation est quelque chose de transgressif, parce que “les centres commerciaux ont été construits pour les garder en dehors.” Pas seulement lesshopping : toute la société les laisse en dehors.
Chaque fois que ceux d’en bas bougent, se montrent, que ce soit seulement pour sortir de la périphérie en utilisant les codes mêmes de la société capitaliste, ils sont discriminés et frappés, parce qu’ils occupent des espaces qui ne sont pas les leurs. Dans ce cas, ils commettent un crime majeur : leur défi  ne consiste pas seulement à arborer sur leurs corps bruns les mêmes objets que les riches, mais aussi à vouloir occuper des espaces-temples sacrés pour les classes moyennes et supérieures .
Lorsque les périphéries bougent, elles dévoilent les relations de pouvoir qui dans la vie quotidienne sont voilées par les inerties, les croyances, les influences médiatiques, religieuses et idéologiques. La première chose qu’elles ont donné à voir, c’est la texture du pouvoir : le rôle de l’appareil répressif et de la justice comme serviteurs du capital, la manière dont le racisme et le classisme sont entrelacés et sont des axes d’oppression et d’exploitation, le rôle de la ville comme un espace de spéculation immobilière, autrement dit l’extractivisme urbain.
La deuxième chose est l’intransigeance des classes moyennes, en particulier le secteur de nouveaux consommateurs qui sont sortis de la pauvreté au cours des dernières années grâce à la croissance économique induite par les prix élevés des matières premières et les politiques de protection sociale. Il y a là un problème de génération : les jeunes qui font des rolezinhos sont les enfants de ceux qui les traitent de voleurs et les matraquent. Ils appartiennent au même secteur social, mais les uns sont reconnaissants alors que les autres veulent plus.
Nuno Guimares/Reuters

Nuno Guimares/Reuters

La troisième question nous concerne nous-mêmes. J’ai consulté un ami militant du Movimento Passe Livre [mouvement pour la gratuité des transports, NdT], qui a joué un rôle important dans les manifestations de juin dernier, pour lui demander son opinion sur ce qui se passe. Il m’a répondu agacé qu’ils sont fatigués d’être interprétés par d’autres, en particulier par des gens qui n’ont aucun lien avec les luttes mais s’érigent en analystes, établissant une relation de pouvoir coloniale, sujet-objet, dans laquelle ceux d’en bas sont toujours ravalés au second rang.

En quelques jours on a vu et entendu une rafale d’analyses prétendant expliquer ce que font les jeunes, et tombant généralement à côté de la plaque. Les discours les plus nocifs viennent de personnes et de groupes de gauche. Lors des manifestations de juin dernier, durant la Coupe confédérale, ils avaient taxé les manifestations de provocations pouvant favoriser la droite. Un calcul absurde mais efficace pour isoler et démobiliser.
En ce qui concerne les rolezinhos, ces mêmes voix prétendent que ce sont des « actions non engagées », «dépolitisées “, qu’en fin de compte ces jeunes ne cherchent qu’à s’intégrer à travers la consommation. Ici aussi joue un préjugé âgiste : l’ancienne génération (à laquelle j’appartiens) a coutume de faire des sermons aux jeunes sur ce qui est correct et ce qui ne l’est pas, avec le même air de supériorité que prenaient les cadres de partis qui nous faisaient la leçon dans les années 69 et 70.
72310484_imagefromfacebook

Liberté de déplacement dans le Brésil esclavagiste (XVIè-XIXè siècle). Liberté de déplacement dans le Brésil démocratique : “rolezinhos” au XXIè siècle

Mais ce qui semble plus grave, c’est la mythification des luttes sociales. Les ouvriers de Saint- Pétersbourg qui ont mené la révolution de 1905 et créé les premiers soviets n’étaient pas politisés par les discours et les écrits de Lénine et de Trotski, mais par des balles du tsar quand ils ont défilé vers le Palais d’Hiver pour remettre une liste de revendications, sous la direction du prêtre Gapone, qui travaillait pour la police secrète. C’est le Dimanche sanglant qui a politisé les travailleurs russes. Quelque chose de similaire s’est produit suite à la marche des femmes vers Versailles en octobre 1789, qui a marqué la fin de la monarchie.

Il règne une profonde confusion sur le rôle des idéologies et des dirigeants dans les révolutions et les processus de changement. La spontanéité pure, qui selon Gramsci n’existe pas, ne mène pas très loin, et souvent à de sanglantes défaites. Mais la “direction consciente” et externe ne garantit pas de bons résultats. Nous pouvons essayer d’apprendre ensemble, surtout quand les banlieues se mettent en mouvement et remettent en question nos vieux savoirs.

Raul Zibechi

Source : Article original en espagnol : Brasil: Cuando las periferias se mueven, La Jornada, le 24 janvier 2014. mondialisation.ca

Voir aussi : Rubrique Amérique Latine Brésil,  rubrique International, rubrique SociétéMouvement sociaux On line Banlieue en 10 questions,

BAC : Les flics mis en examen

Que fait la police en banlieue ? Qu’y fait-elle vraiment ? Sorti du folklore télévisé, on n’en savait rien ou presque. C’est le mérite de l’enquête de Didier Fassin que de nous l’apprendre. En s’intéressant aux brigades anticriminalité, en les suivant au long cours nuit et jour, cet anthropologue – qui enseigne désormais au prestigieux Institute for Advanced Studies de Princeton – a ouvert l’une des boîtes noires de la République. Son livre, appelé à devenir classique, donne à voir et à saisir, avec détails et nuances, l’une des réalités sociales et politiques les plus fantasmatiques et méconnues de la France contemporaine : la relation de la police nationale aux jeunes dits des quartiers. Au risque de nous faire peur. Car ce qui frappe d’abord, c’est l’omniprésence du racisme ordinaire. Qu’il soit possible lorsqu’on est policier de placarder une affiche électorale de Jean-Marie Le Pen sur les murs d’un commissariat ne manquera pas de désespérer, y compris les citoyens les plus indulgents à l’égard des forces de l’ordre. S’il faut absolument lire ce livre, c’est aussi qu’il ne pourrait plus être écrit aujourd’hui, la police ayant fermé la porte aux chercheurs. Comme elle est parvenue, sous Nicolas Sarkozy, à se débarrasser de sa Commission nationale de déontologie. Didier Fassin le rappelle : «L’ethnographie a partie liée avec la démocratie.» Et, dans un pays normal, son livre serait un best-seller et une contribution majeure au débat présidentiel.

Sylvain Bourmeau Libération

BAC : les flics mis en examen

Il y a d’abord ces détails, dont le symbole seul suffirait à illustrer le propos du chercheur : l’iconographie des écussons que se choisissent les policiers de la brigade anticriminalité (BAC) pour identifier leurs unités : une barre d’immeubles prise dans un viseur de fusil à Courbevoie (Hauts-de-Seine), une meute de loups devant des tours à Brunoy (Essonne) ou encore une araignée prenant dans sa toile une cité à Colombes (Hauts-de-Seine). Et il y a tout le reste. Ambiance suffocante pour celui qui s’y immerge. Durant quinze mois, entre 2005 et 2007, le sociologue Didier Fassin a suivi les policiers d’une brigade anticriminalité (non identifiée) en banlieue parisienne.

Depuis la suppression de la police de proximité en 2003 par un Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur, ces BAC – policiers en civil patrouillant en voitures banalisées – sont devenues l’un des principaux visages de la police en zones urbaines sensibles (ZUS). Dans son livre, la Force de l’ordre (Seuil), Didier Fassin en peint un affligeant tableau, succession de scènes où le ridicule et l’inutile le disputent à l’inacceptable en termes de violences et d’humiliations. Ce bilan à charge soulignant les dérives, l’inefficacité, voire la contre-productivité de cette police, rejoint le constat du récent rapport Kepel sur la banlieue ou même le dernier livre blanc sur la sécurité commandé par le ministère de l’Intérieur.

«Jungle». Au-delà, l’anthropologue propose une lecture assez inédite des mécanismes sociologiques qui se jouent au quotidien entre ces policiers et les habitants de banlieues dites «sensibles». Ou comment, vue à travers les vitres d’une voiture banalisée, une population d’administrés est perçue comme une masse menaçante, présumée coupable ou complice d’une insécurité propre aux ZUS.

L’idée, et l’intérêt de la démarche de Didier Fassin, est de s’interroger sur les ressorts de cette hostilité. De son poste d’observation, Fassin a prêté une oreille attentive au vocabulaire des policiers. Pas seulement celui des dérapages, plus ou moins contrôlés en situations tendues, mais sur celui du quotidien au travail, durant ces longues heures d’attente entre deux appels d’urgence. Trois mots en particulier reviennent en boucle dans la bouche des gardiens de la paix : la «jungle», qui désigne la cité, «sauvages» pour délinquants, et le terriblement polysémique «bâtard» employé à tout-va, en guise de «type»,«gars», «individu».

Fassin décrit aussi l’emploi moins généralisé, mais non sanctionné, d’une terminologie ouvertement raciste – «crouille», «bougnoules» -, comme l’affichage décomplexé d’opinions d’extrême droite. Il raconte le poster Le Pen placardé dans un bureau du commissariat, les tee-shirts «732» (référence aux exploits de Charles Martel) portés en intervention, à la vue des administrés. «La racialisation est un effet essentiel de la relation entre les policiers et les habitants», observe Didier Fassin.

Depuis sa création, il y a vingt ans, la brigade qu’a suivie Didier Fassin n’a compté en ses rangs que des hommes blancs. La discrimination sexuelle est justifiée par des arguments d’efficacité. La discrimination raciale par des arguments xénophobes. Cette discrimination, initialement imposée par un membre de la hiérarchie, en a entraîné une autre, naturelle : les volontaires pour intégrer ces unités correspondent à ce profil.

Quatre cinquièmes des gardiens de la paix sont issus du monde rural ou de petites villes. En arrivant, ils connaissent des quartiers les représentations sociales qui en existent, celles que véhiculent les médias : un univers dangereux. Les policiers de la brigade qu’a suivie Didier Fassin étaient pour la plupart originaires du Nord – Pas-de-Calais, fils d’ouvriers, de mineurs, d’employés ou d’agriculteurs. Au bout de plusieurs années, leur connaissance du terrain se sera finalement peu étoffée.

Préjugés. Les membres de la brigade étudiée par Fassin n’habitent pas ces cités, ce qui peut s’entendre pour des raisons de sécurité. Mais, plus surprenant, beaucoup ne vivent pas non plus en Ile-de-France, leur région d’affectation. Grâce au système de récupérations, en travaillant quatre jours d’affilée, ils partagent des appartements à plusieurs et rentrent «chez eux» le reste de la semaine.

Selon Fassin, cette double distance (origine socioculturelle et géographique) participe du sentiment d’hostilité vis-à-vis de ce monde – la banlieue – qui n’est pas le leur, confortant d’initiaux préjugés culturalistes. Mécanisme entretenu depuis une dizaine d’années par des directives politiques où la rhétorique volontiers belliqueuse («reconquérir les zones de non-droit», «déclarer la guerre à la délinquance») et truffée de références sur une identité et une cohésion nationale menacées vient valider cette idée que la population des banlieues constituerait en soi un «ennemi». A réprimer, plutôt qu’à protéger.

Alice Géraud (Libération)

 

«Etudier la police est devenu quasi impossible»

Prof de sciences sociales à Princeton (New Jersey) et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Didier Fassin a suivi, de 2005 à 2007, une BAC en banlieue parisienne. Avant d’interrompre son enquête, faute d’autorisation du ministère.

La méthode de votre enquête et la façon de la raconter constituent une démarche assez inédite pour un chercheur. Pourquoi ce choix ?

L’ethnographie, l’observation prolongée de la vie d’une collectivité humaine, fait partie des sciences sociales, mais n’avait jamais été employée en France pour étudier la police sur le terrain. Rendre compte de mon enquête a cependant été difficile. Je voulais à la fois analyser les faits de la manière la plus rigoureuse possible et permettre aux lecteurs de les appréhender en tant que citoyens. Ce qui se passe dans les quartiers me semble trop méconnu et trop important pour n’être discuté que dans le monde de la recherche.

On est frappé par l’absence d’autocensure des policiers. Comment se fait-il qu’en votre présence, ils s’adonnent à des comportements racistes, discriminatoires, voire violents ?

Ma présence a certainement modifié leurs pratiques. Les policiers me disaient parfois : «Si vous n’aviez pas été là, ça se serait plus mal passé.» Avec le temps, ils se sont habitués à ce que je sorte avec eux et ils ne se sont guère censurés, ni dans leurs mots ni dans leurs actes. Il est remarquable qu’ils aient pu considérer ce que je rapporte comme n’ayant pas besoin d’être dissimulé à un chercheur.

Ce que vous décrivez est proche de la réalité dont témoignent les jeunes des quartiers populaires. La parole du chercheur est-elle nécessaire pour attester cette réalité ?

J’ai voulu corriger la double injustice qui fait que les victimes de cette exception sécuritaire ne sont pas entendues lorsqu’elles disent ce qu’elles vivent. Je ne veux pas substituer ma parole à la leur, mais j’espère que ce que j’écris permettra de comprendre l’expérience de la police dans les banlieues. Le chercheur a une légitimité que le jeune de cité n’a pas.

Vous écrivez que cette enquête constitue aujourd’hui une «improbable aberration», tant le ministère de l’Intérieur contrôle désormais toute la recherche sur l’institution policière. Pourquoi ce verrouillage ?

Il n’a jamais été facile d’étudier la police. Mais ces dernières années, c’est devenu quasiment impossible. La moindre demande remonte jusqu’au ministre qui oppose un refus poli. En fait, la politique sécuritaire, qui s’appuie à la fois sur la croyance que la délinquance et la criminalité minent notre société (alors qu’elles sont, au moins pour les faits les plus graves, en diminution depuis cinquante ans) et sur l’idée que la police y remédie efficacement (alors qu’elle contribue à produire les problèmes dans les banlieues), suppose qu’on n’aille pas y regarder de près.

Quelles ont été les réactions dans la police ?

Je n’ai pas eu de réaction jusqu’à présent. Il est difficile d’interpréter un silence, surtout s’agissant d’une profession dont les prises de parole sont souvent sanctionnées. Une hypothèse serait une désapprobation de mes analyses. Une autre, à laquelle je veux croire, est que mes constats sont partagés par beaucoup de gardiens de la paix, d’officiers, de commissaires, frustrés du rôle que le pouvoir leur fait jouer. Si mon livre permettait de faire entendre ce mécontentement, je serais heureux d’avoir contribué à un débat sur cette exception sécuritaire qu’on a imposée sur une partie du territoire et de la population.

Dans la même période, les policiers ont été exposés par les médias, au travers d’abondants reportages. L’éloignement des chercheurs et la surmédiatisation contrôlée sont-ils liés ?

Les faits les plus graves (mort de jeunes, affrontements) sont sous les feux des médias. Pour corriger cette image, la police accepte qu’un journaliste passe une nuit avec une BAC, qu’un documentaire bienveillant soit réalisé ou qu’une fiction d’apparence réaliste soit produite, dans des conditions contrôlées. En revanche, la recherche, qui s’effectue dans la durée et de manière indépendante, est bien plus dangereuse par ce qu’elle donne à voir.

Voir aussi : Rubrique Société, Les Flics refusent d’être fliqués, Enjeux politiques des quartiers populairesMontée de la violence policière, Démocratie après les attentats d’Oslo et d’Utøya, rubrique Justice, Les dictateurs en ont rêvé Sarkozy l’a fait, Lopsi 2 Le SM dénonce un fourre tout législatif, rubrique Montpellier, Mobilisation contre l’arsenal répressif, rubrique International, Maintien de l’ordre exportation du savoir faire français, rubrique Livre L’ennemi intérieur de Mathieu Rigouste , On Line Les paparazzis de la police, Copwatch Nord-IDF,

Crise financière et émeutes de Londres : des signaux d’alarme

Le mouvement du Caire

C’est le choc des images : celles de Londres en proie aux pires émeutes de mémoire de Londonien, et celles de la Bourse et de ces visages atterrés de traders sous le choc. Qu’est-ce que ces deux scènes sans rapport apparent nous disent sur notre monde ?

La crise financière et la violence urbaine : le rapprochement est hasardeux, et pourtant, inévitable, ne serait-ce que parce que ces deux sujets se disputent la une des journaux sans qu’il soit aisé de les analyser à chaud.

Le rapprochement, pourtant, s’impose, car réduire les émeutes de Londres, comme le font de nombreux politiciens et journalistes britanniques, à de simples actes criminels, sans prendre en considération le contexte économique et social dans lequel elles se produisent, relève de l’aveuglement. Même si les scènes de pillage, la dégradation gratuite, et la violence sans but évident brouillent le sens et facilitent les analyses réductrices, comme en France en 2005, lors de l’explosion des banlieues.
« Observez et pleurez pour notre avenir »

C’est dans le Daily Telegraph, le vieux quotidien conservateur, pourtant, qu’à côté des éditoriaux « law and order », on trouve cette analyse de Mary Riddell, chroniqueuse du journal :

« Ce n’est pas une coïncidence si les pires violences que Londres a connues en plusieurs décennies se déroulent dans un contexte d’économie mondiale en train de s’effondrer.

Bien que l’épicentre de l’actuelle crise soit dans la zone euro, les gouvernements britanniques successifs se sont employés à cultiver la pauvreté, les inégalités, et l’inhumanité qui sont aujourd’hui exacerbées avec la crise financière.

L’absence de croissance de la Grande-Bretagne n’est pas un sujet de discussion ni même un argument pour accabler George Osborne [le chancelier de l’échiquier ou ministre de l’Economie et des Finances britannique, ndlr], pas plus que notre force de non-travail sans formation, démotivée et sous-éduquée, n’est une variable d’ajustement de notre bilan national.

Observez les équipes de casseurs à l’action dans les rues de nos villes, et pleurez pour notre avenir. La génération perdue s’entraîne pour la guerre. »

Excessif ? Réaction trop émotionnelle sous le coup des images des bâtiments en flamme et de l’« anarchie » qui monte, comme le titrent plusieurs quotidiens ? Toujours plus d’austérité ?

La crise sociale a bon dos pour justifier des pillages insensés, répondent les apôtres de la répression et du « Kärcher » pour régler les problèmes. Mais la répression suffirait-elle pour résoudre la question du chômage massif (en Grande-Bretagne comme dans les quartiers défavorisés de France, comme en Espagne ou en Grèce), l’absence de perspective, des budgets sociaux décroissants, de l’insécurité ?

C’est là que la crise financière et la panique actuelle entrent en jeu. La crise financière, centrée sur la question de la dette et des équilibres budgétaires, pousse tous les gouvernements européens à plus d’austérité, à des réductions de dépenses publiques, à rogner et à diluer le modèle de société bâti dans l’après-guerre.

Comme l’ont joliment exprimé les « indignados » de Madrid, « nous ne sommes pas contre le système, c’est le système qui est anti-nous »…

Ces politiques, présentées comme inévitables pour « rassurer les marchés » et mettre fin à l’« esclavage » de la dette et du déficit, sont perçues par une part croissante de la population, en Europe, comme le prix payé par les pauvres pour un système qui est devenu fou, celui de la finance-reine.

En 2008-2009, les citoyens ont assisté au sauvetage des banques qui avaient participé au système et avaient manqué d’y laisser leur peau ; en 2011, c’est à eux qu’on présente l’addition.

Les émeutes de Londres ne sont pas directement liées aux derniers épisodes de la crise financière, qu’il s’agisse des soubresauts de la zone euro ou de la dégradation de la note de la dette américaine… Mais elles font assurément partie du paysage social d’une Europe ultra-libéralisée et paupérisée (c’est en particulier vrai en Grande-Bretagne après les périodes choc de Thatcher et Blair), en train de subir des électrochocs (Irlande, Portugal, Grèce…) peut-être insupportables.

Les dirigeants politiques européens actuels, concentrés sur l’objectif prioritaire de sauver ce qui peut l’être du système monétaire et de leur crédit, comme ceux qui aspirent à diriger leurs pays demain, auraient tort de négliger les signaux qui sont envoyés par les populations. Sous la forme éminemment sympathique des « indignados » de Madrid, ou sous celle, sinistre, des émeutiers de Londres.

Pierre Haski Rue 89

 

Voir aussi Rubrique, Grande Bretagne, Nouvelle envolée du chômage chez les jeunes Espagne, Spanish révolution, Irlande les irlandais sanctionnent leur gouvernement libéral, Portugal, Crise de la dette démission du socialiste Josè Socrates, rubrique UE, Nouvelles donnes pour les mouvement sociaux, Extension du domaine de la régression,

rubrique Mouvement sociaux, Relle democratie revue de presse et Manifeste Montpellier : une ambiance électrique en ville, rubrique Société jeunesse, Jeunes esclaves modernes, rubrique Education La force de la liberté s’engouffre dans la ville, Lien externe en France reelledemocratie.com

Politique immigration, Allemagne, Le modèle multiculturel selon Merkel, L’Italie : l’avant-garde de la xénophobie, France, Le corpus nationaliste de Sarkozy, La piètre image de la France, Grande Bretagne David Cameron veut limiter l’arrivée d’étrangers, UE Jusqu’à quand la politique migratoire de l’Union européenne, va-t-elle s’appuyer sur les dictatures du sud de la Méditerranée ?,

Médias, banlieue et représentations

emeutebanlieueLa focalisation des médias sur les faits divers violents impose une représentation alarmiste aux conséquences répressives.

Quelles images avons-nous de la banlieue ? Comment vit-on dans ces quartiers difficiles, que s’y passe-t-il ? La série de reportages sur le quartier La Mosson, diffusée prochainement sur France Culture, apporte des éléments de réponse . Par la nature du travail et le temps consacré à l’enquête, c’est aussi une exception qui confirme la règle.

L’approche habituelle de la banlieue relayée par les médias prend le plus souvent des raccourcis pour désigner ces espaces comme un environnement de violence et de délinquance. A partir de faits spectaculaires, courses poursuites, voitures qui flambent… une représentation alarmiste de la jeunesse populaire s’est imposée dans les médias et dans le champ politique.

Le sujet n’est pas nouveau, dans les années 80 l’institutionnalisation du « problème des banlieues » a donné lieu à des politiques conduites dans plusieurs directions, notamment dans l’insertion professionnelle des jeunes, la réhabilitation des quartiers d’habitat dégradé et la prévention de la délinquance. Mais l’objectif de départ n’a pas été atteint. Sur fond de crise, la dégradation du cadre bâti se poursuit, la situation socio-économique des populations ne cesse de se dégrader… Et la prévention de la délinquance a été remplacée par le contrat local de sécurité qui impose sa problématique. Alors que les populations s’enfoncent dans la précarité, les pouvoirs publics instaurent la lutte contre l’insécurité, principalement contre la petite délinquance dans les quartiers pauvres. Tandis que parallèlement, la justice des mineurs s’oriente vers plus de répression.

Sur ce sujet, les discours gouvernementaux et journalistiques s’emboîtent bien souvent. Les reportages produisent une vision dramatisée et les débats glissent de la question de la laïcité à celle de l’immigration érigée en problème d’ordre national. Dans Les médias & la banlieue* la sociologue Julie Sedel s’intéresse au poids particulièrement important des médias sur la vision du monde social qu’ils donnent des plus démunis, sans omettre de signaler que le travail journalistique en banlieue est révélateur des transformations des logiques de production de l’information.

Jean-Marie Dinh

Les médias &la Banlieue, Ina Bdl éditions, 2009

Voir aussi : Rubrique Montpellier Rubrique Politique locale Petit Bard Pergola rénovation urbaine, Rubrique Médias, entretien avec Florence Aubenas , entretien avec Stéphane Bonnefoi Justice Les rois du Petit bard, Délinquance en col Blanc

Origine de la démocratie représentative

par Hélène Landemore , le 7 mars 2008 La Vie des idées, ISSN : 2105-3030.

 

La représentation trahit-elle ou accomplit-elle l’idée démocratique ? N’est-elle au fond qu’un détournement par les élites de la souveraineté populaire ou permet-elle au contraire l’émergence d’une véritable volonté démocratique ? Nadia Urbinati et Bernard Manin en débattent dans un entretien réalisé en anglais par Hélène Landemore, à New York en avril 2007, dont voici les principaux extraits.

 

Hélène Landemore : Bernard Manin et Nadia Urbinati, vous avez tous deux écrit des livres aux titres proches, respectivement Les principes du gouvernement représentatif (Calmann-Lévy, 1995) et Representative Democracy : Principles And Genealogy (University of Chicago Press, 2006). Mais la représentation n’est pas forcément démocratique et la démocratie n’est pas forcément représentative. Comment ces deux concepts se sont-ils rencontrés d’un point de vue historique ? Et quand le concept de démocratie représentative apparaît-il pour la première fois ?

N. Urbinati : Selon Gordon Wood, l’expression a été utilisée pour la première fois par Alexandre Hamilton en 1777 dans une lettre à Gouverneur Morris. La Révolution Américaine, contrairement à la Révolution française, n’a pas fait l’expérience d’un conflit dramatique entre souveraineté populaire et représentation et a sans doute fourni le premier effort décisif pour dissocier la démocratie des Modernes de celle des Anciens, c’est-à-dire la démocratie « représentative » de la démocratie « pure ». Afin de marquer la séparation et d’éviter toute confusion, les leaders américains ont préférés utiliser le terme « républicain » pour caractériser leur gouvernement populaire. En tous les cas, le terme « démocratie représentative » était utilisé de manière plus systématique au début des années 1790, en particulier par Paine, Condorcet et Sieyès. Dans les Bases de l’ordre social (1794), Sieyès opère une distinction intéressante entre deux interprétations du gouvernement représentatif, dont une seule est démocratique même si les deux sont fondées sur le principe des élections. Ces deux interprétations sont applicables à des territoires importants et fortement peuplés, mais la première consiste à faciliter « des rencontres partielles dans des localités diverses » tandis que la seconde consiste uniquement à « nommer des députés à une assemblée centrale ». Ainsi, selon Sieyès, la première ne peut résulter en une « volonté générale » unique parce qu’elle donne voix aux citoyens vivant dans les localités, semblable en cela au modèle proposé par Condorcet. Ce qui nous intéresse ici, c’est que Sieyès comprenait très bien la distinction entre différentes formes de gouvernement représentatif.

H. L. : Bernard Manin, peut-on dire que la différence tient au fait que la démocratie représentative est authentiquement démocratique alors que le gouvernement représentatif est, au fond, aristocratique ?

B. Manin : Non, ce n’est pas du tout ce que je dis. La représentation comporte bien des éléments démocratiques, en particulier, la possibilité pour tous les citoyens de demander des comptes aux représentants à la fin de leur mandat et de les congédier si leur performance au pouvoir n’est pas jugée satisfaisante. Ces éléments démocratiques sont réels et importants. Ma thèse est que la représentation ne comporte pas seulement des éléments démocratiques. La représentation est aussi un gouvernement par des élites qui ne sont pas strictement tenues de réaliser les vœux de leurs mandants. Ainsi, le gouvernement représentatif combine des éléments démocratiques et des éléments non-démocratiques. C’est pourquoi je le caractérise comme une forme de gouvernement « mixte », en m’inspirant de l’idée de constitution mixte des Anciens, qui remonte à Aristote et à Polybe. Décrire les démocraties représentatives modernes uniquement comme des systèmes dans lesquels le peuple est « souverain », ou s’autogouverne de manière « indirecte », obscurcit la nature mixte de tels systèmes. Le gouvernement représentatif n’a jamais été une forme simple de gouvernement. Il a toujours été complexe et composite. En outre, au cours des dernières décennies, des institutions qui ne faisaient pas partie de l’arrangement initial se sont implantées dans un nombre de démocraties représentatives, par exemple les cours constitutionnelles exerçant un contrôle de la constitutionnalité des lois et des agences « indépendantes » non élues. L’essor de ces institutions a rendu le caractère mixte de nos démocraties encore plus visible.

H. L. : Vous voulez dire que les Anciens ne connaissaient aucune forme de représentation ?

B. Manin : Oui, c’est ce que je dirais. Je ne crois pas qu’on puisse voir le conseil athénien [Boulè] comme un corps représentatif. Les sources identifient l’Assemblée avec « le peuple d’Athènes », mais elles n’identifient pas la Boulè et le demos, soulignant ainsi que le Conseil n’était pas perçu comme le représentant du peuple. La Boulè était simplement une magistrature collégiale.

N. Urbinati : Je suis d’accord. Le lieu de la représentation politique, c’est là où les lois sont faites. En ce sens, les érudits et leaders politiques du XVIIIe siècle reconnaissaient que les Modernes avaient introduit quelque chose que les Anciens ne connaissaient pas. Peut-être la révolution constitutionnelle anglaise du XVIIe siècle a-t-elle été une étape importante dans la construction du gouvernement représentatif. Le passage de la sélection à l’élection, ou l’institution d’une compétition ouverte pour les positions législatives, a représenté un tournant crucial dans la construction de la représentation politique. Le gouvernement représentatif exige d’être relié aux élections et d’avoir trait au pouvoir législatif.

Ces deux éléments combinés nous amènent à dire que le gouvernement représentatif est le gouvernement des Modernes.

H. L. : Quand le concept de représentation émerge-t-il ?

N. Urbinati : C’est une longue histoire. Les historiens nous disent qu’elle commence au Moyen-âge au sein de l’Eglise. Dans ce cas aussi, la question était de résoudre le problème du lien entre centre et périphérie. L’Eglise cherchait à représenter la communauté de toute la Chrétienté. La représentation était utilisée comme une manière d’unifier le peuple ou de relier le vaste corps des croyants. Au Moyen Âge fut avancée l’inscription de la règle du contrat dans la loi publique. Les communautés religieuses et laïques acceptèrent toutes deux que la décision portant sur la nomination au pouvoir soit régulée par la loi publique et, comme l’écrit Otto Gierke, cette nomination impliquait que tout pouvoir de type politique devait « représenter » la communauté tout entière. Cependant Scipione Maffei écrit dans une étude comparative et historique sur les formes républicaines de gouvernement datant de 1736 que les Romains pratiquaient [déjà] la représentation afin de donner voix aux nombreuses nations de l’empire. Il fait référence à Tacite qui, dans sa Germania, décrit les formes de représentation et les institutions parlementaires utilisées par les tribus Germaniques afin d’exprimer leurs revendications auprès du Sénat romain. La représentation était dans ce cas une manière de relier les diverses parties du vaste territoire de la république par une sorte de système fédéral.

B. Manin : Les origines de la représentation sont sans aucun doute à chercher au Moyen Âge, dans le cadre de l’Eglise et celui des villes dans leur relation au roi ou à l’empereur. L’idée était d’envoyer des délégués ayant pouvoir de lier ceux qui les envoyaient. C’est là que se trouve l’origine de la représentation. Une communauté donnée déléguait des membres ayant le pouvoir de lier ceux qui les avaient nommés. C’est le cœur de la notion de représentation. Ensuite la technique a été transférée à d’autres contextes et utilisées à d’autres fins.

N. Urbinati : Il y avait aussi des pratiques et des institutions privées, comme chez les avocats ou les juristes.

H. L. : Quel est le rôle de Hobbes dans cette histoire ?

N. Urbinati : Hobbes a utilisé la stratégie de la représentation d’une manière nouvelle et importante afin de créer l’état souverain. La représentation est pour lui un moyen de légitimer le souverain absolu tout en retirant du pouvoir au peuple, qui n’est que sujet. C’est une manière intéressante de légitimer l’autorité politique tout en ôtant du pouvoir au peuple. La représentation est une fiction qui crée le souverain absolu.

B. Manin : Hobbes articule peut-être avec une rigueur particulière l’idée d’une autorité souveraine qui agit à la place et au nom des sujets. Cependant le fait que la théorie de Hobbes soit particulièrement frappante pour nous n’est pas la preuve qu’elle ait eu un impact majeur dans les développements historiques réels. Comme Nadia et moi venons juste de le faire remarquer, les institutions et techniques représentatives précèdent largement Hobbes. Remarquons également que Hobbes ne mentionne pas du tout les élections comme méthode de désignation de l’autorité souveraine. Pour ce qui est de la représentation, il est certain que Sieyès a lu Hobbes et l’a utilisé afin d’articuler et justifier certaines de ses idées sur le gouvernement. Mais je ne crois pas que l’on puisse trouver un tel recours à Hobbes chez les Pères Fondateurs américains. Chercher des idées hobbesiennes chez les révolutionnaires américains et les fondateurs de la Constitution américaine paraît une entreprise compliquée, à tout le moins.

N. Urbinati : Skinner insiste sur le rôle de Hobbes dans la création du système représentatif dans une fonction anti-républicaine. Pourtant Hobbes n’utilise pas la représentation comme institution politique ou comme une manière de créer un gouvernement qui est relié aux opinions du peuple et est en ce sens réactif et limité. Nous devrions dissocier la représentation politique de cette tradition, qui était une manière de conférer au souverain un pouvoir absolu, pas de créer un gouvernement axé sur le consentement du peuple. Le XVIIIe siècle est plus intéressant pour observer les différentes voies empruntées par cette idée de démocratie représentative. Je pense que le cas américain est très intéressant. Les fondateurs Américains ont organisé la représentation dans la pratique plutôt que dans la théorie.

Principes de la démocratie représentative

H. L. : Vous décrivez tous les deux différents principes pour caractériser respectivement le gouvernement représentatif et la démocratie représentative. Quels sont ces principes ? En quoi et pourquoi sont-ils différents ?

B. Manin : Mon livre porte essentiellement sur la question des arrangements institutionnels concrets. J’appelle ces arrangements institutionnels principes parce qu’ils se sont avérés stables au cours du temps. Mais par principes je n’entends pas des propositions abstraites, encore moins des idéaux et des valeurs. Mon approche est positive et analytique. Une telle perspective, je l’admets, a ses limites. Je l’ai adoptée dans l’intérêt de la maniabilité du projet.

J’identifie quatre arrangements institutionnels qui sont restés inchangés depuis l’instauration des systèmes représentatifs.

1/ Ceux qui gouvernent sont choisis par des élections qui ont lieu à intervalles réguliers. Ce n’est pas simplement le fait que les gouvernants soient élus qui caractérise le gouvernement représentatif, mais le fait que les élections reviennent à intervalles réguliers. Dans sa célèbre définition de la démocratie, Schumpeter oublie de mentionner le caractère récurrent des compétitions électorales [1]. Le fait que les élections sont répétées a pourtant des conséquences capitales. Pendant qu’ils sont au pouvoir, les gouvernants ont une incitation à anticiper le jugement rétrospectif que les électeurs vont porter sur leurs actions à la fin de leur mandat. Ainsi les élections ne sélectionnent pas seulement ceux qui gouvernent, elles affectent aussi ce qu’ils font pendant qu’ils sont au pouvoir. Au terme de leur mandat, les représentants publics sont tenus de rendre des comptes aux citoyens ordinaires. Il est remarquable que dans sa définition Schumpeter ne fasse aucunement mention de l’obligation de rendre des comptes (accountability). Nous observons ici avec une clarté particulière la combinaison d’éléments démocratiques et d’éléments non démocratiques.

2/ Ceux qui sont au pouvoir disposent d’un certain degré d’indépendance dans la prise de décisions politiques pendant qu’ils sont en fonction. Ni les vœux de leurs mandants ni les programmes qu’ils leur ont proposés ne les contraignent de façon stricte. Remarquons que cet arrangement permet aux vœux des électeurs d’avoir une certaine influence sur les actions des représentants élus. Il dispose seulement que la correspondance rigoureuse entre les deux n’est pas obligatoire.

3/ Le troisième principe est ce que j’appelle « liberté de l’opinion ». Quoique les représentants aient une certaine liberté de manœuvre dans leurs actes, le peuple ou une partie du peuple conservent pour leur part le droit d’exprimer opinions et griefs, et de faire valoir à tout moment ses revendications auprès des représentants en fonction. Même Burke, l’un des opposants les plus fervents au principe du mandat impératif, insiste, dans la Troisième lettre sur une paix régicide [1796-1797] sur l’idée que le peuple garde à tout moment le droit d’exprimer ses vues et désirs « sans autorité absolue mais non sans un certain poids » (without absolute authority, but with weight). On trouve la même idée dans la dernière clause du Premier Amendement de la Constitution Américaine. Cette clause consacre le « droit des citoyens à s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour le redressement de leurs griefs ». Le gouvernement représentatif n’a jamais été un système dans lequel les citoyens élisent leurs représentants à intervalles réguliers et ensuite se tiennent cois dans l’intervalle. C’est encore un point que Schumpeter et ses successeurs n’ont pas vu [2].

4/ Le dernier principe est que les décisions publiques sont soumises à « l’épreuve de la discussion ». Dire que les décisions publiques sont soumises à « l’épreuve de la discussion » ne revient pas, et j’y insiste, à caractériser le gouvernement représentatif comme un gouvernement par la discussion. La discussion n’est pas une procédure de décision. C’est une méthode pour mettre à l’épreuve, examiner, et tester les décisions publiques. Voilà les quatre principes du gouvernement représentatif.

N. Urbinati : Aux quatre principes décrits par Bernard, que j’accepte, j’en ajouterais d’autres. Je pense que la démocratie (ou, pour le dire mieux, la transformation démocratique des institutions représentatives par le suffrage universel) introduit quelque chose d’intéressant. Par démocratie je veux dire ici le suffrage universel, incluant les adultes hommes et femmes, et aussi la spécialisation et la pluralisation de la société civile — tout ce que nous appelons aujourd’hui la société démocratique. La démocratie en ce sens large introduit deux éléments essentiels. L’un est le moment de la plaidoirie (advocacy) — qui a à voir avec le troisième des quatre points de Bernard. L’autre est celui de la représentativité. En ce qui concerne le moment de la plaidoirie, la représentation a besoin d’être corrélée avec la société civile à travers des formes associatives de politique telles que les parties ou les associations politiques, c’est-à-dire des formes agrégatives capables d’exprimer des revendications et de sonder [survey] la dimension institutionnelle tout en restant en contact avec le public. Bien entendu la plaidoirie est une forme de politique informelle, une politique faite d’influences et de jugement public plus que d’une volonté officielle. Mais c’est un aspect très important et qui souligne le fait que la représentation, ce n’est pas juste faire en sorte que les citoyens votent pour des candidats individuels. C’est aussi faire en sorte qu’ils aient une voix entre les élections. Les partis et les associations ont rendu possible cette fonction de plaidoirie.

L’autre élément est la représentativité de la représentation. La représentation n’est pas une substitution, mais une manière de s’identifier avec. Quand je vote, je fais en réalité deux choses : je sélectionne quelqu’un pour l’envoyer à l’assemblée (pour former une majorité) mais j’exprime aussi ma préférence pour quelqu’un dont les idées ou les valeurs ou les propositions sont proches des miennes. Je ne choisis pas un bureaucrate compétent ou un expert, parce que le métier d’un législateur n’est pas comme celui d’un bureaucrate ou d’un magistrat (ce métier n’est ni impartial, ni neutre, bien que faire des lois implique de passer des jugements qui ont l’intérêt général comme prémisse de départ). Je choisis quelqu’un de proche de mes propres positions, parce que j’ai des idées sur la manière dont les lois peuvent être améliorées ou changées ou sur la politique à poursuivre. Le choix d’un représentant, c’est assez comme le choix que fait un représentant qui délibère à l’Assemblée. Cette représentativité, je l’appelle voisinage d’idées et d’idéologie. La représentativité est aussi importante pour ce qu’elle fait à l’intérieur de l’assemblée, où les législateurs doivent opérer en tant que membres du cadre délibératif tout en étant en contact avec l’en dehors du Parlement. Sans ces différences d’idées entre représentants ou le pluralisme idéologique, l’Assemblée reflèterait simplement les vues personnelles des législateurs sans corrélation avec la société civile. Les représentants ne représenteraient qu’eux-mêmes. Une telle Assemblée serait une imitation de la démocratie directe (à la différence cruciale que, dans ce cas, elle s’appliquerait uniquement au petit nombre des élus).

Mais la représentation n’est pas la démocratie directe. La construction des partis et des associations est importante, je dirais même essentielle, pour le gouvernement représentatif. L’assemblée n’est pas une liste de délégués individuels, mais un corps collectif de représentants, c’est-à-dire des individus pris dans des séparations/alliances idéologiques qui participent ensemble à la prise de décisions publiques. Pour cette raison, la représentation politique est une violation complète du privé comme forme de représentation juridique. Le représentant n’est pas élu juste pour moi comme personne privée, mais pour moi comme part égale du demos, c’est à dire comme citoyen. La représentation politique est en réalité une violation de la représentation parce qu’elle exclut le mandat impératif : je ne peux pas renvoyer le représentant comme je le souhaite même lorsqu’il ou elle dit ou fait des choses que je désapprouve personnellement. Mais les partis et l’intérêt général sont liés de manière intéressante dans l’assemblée représentative et peuvent exercer un certain contrôle (informel) afin de rendre possible un mandat politique. Une analyse des partis politiques serait nécessaire à ce stade. Disons juste qu’un parti n’est pas la même chose qu’une faction, pour utiliser une expression que Machiavel est le premier à avoir formulée avec soin. Les partis sont une façon de connecter l’intérêt particulier et l’intérêt général, alors que les factions ne cherchent qu’à s’approprier l’intérêt général pour satisfaire des intérêts privés et remplacer l’un par les autres.

H.L. : Diriez-vous alors que la représentation n’est pas l’alternative inférieure (second best) à la démocratie directe ?

B. Manin : Exactement. Sur ce point, Nadia et moi sommes absolument d’accord. La démocratie représentative n’est pas la démocratie directe en moins bien. C’est un système différent. Selon moi, la démocratie, directe ou indirecte, est une forme de gouvernement simple, alors que la démocratie représentative est une forme mixte impliquant une pluralité d’éléments.

La démocratie représentative est-elle élitiste ?

H.L. : Bernard Manin, vous montrez dans votre livre un processus de démocratisation du gouvernement représentatif. On passe ainsi selon vous de la démocratie parlementaire du XVIIIe siècle à la démocratie de partis de la fin du XIXe siècle et du début XXe à la démocratie du public d’aujourd’hui. Mais au bout du compte le gouvernement représentatif, même démocratisé, est toujours un régime partiellement élitiste. C’est un régime mixte. Pour vous, Nadia Urbinati, le modèle représentatif de la démocratie n’implique pas cet élément élitiste. En ce sens la démocratie représentative peut être opposée au modèle de la démocratie « électorale », qui présente selon vous une dimension élitiste. Est-ce correct ?

N. Urbinati (riant) : Bernard est plus élitiste que moi.

B. Manin : Selon moi, les élites jouent en effet un rôle important dans le gouvernement représentatif. C’est le cas parce que les élections sélectionnent nécessairement des individus dotés de caractéristiques peu communes qui sont valorisées positivement par les électeurs. Un candidat qui ne se distinguerait pas par certains traits favorablement jugés ne pourrait pas gagner une compétition électorale. Cela dit, la méthode élective ne détermine pas le contenu particulier des caractéristiques distinctives et jugées positivement qui font que les candidats sont élus. De telles caractéristiques sont déterminées par les préférences des électeurs, c’est-à-dire par les citoyens ordinaires. Les électeurs choisissent les qualités distinctives qu’ils veulent trouver dans leurs représentants. Ces qualités peuvent consister en une quantité de choses, y compris en une capacité exceptionnelle à exprimer et à diffuser une opinion politique donnée. Même dans ce cas nous avons toujours affaire à des élites, au sens où ces personnes qui sont exceptionnellement capables de défendre une opinion possèdent un talent que n’ont pas la plupart des gens partageant la même opinion. C’est la signification que j’attache au terme « élites ».

Je ne pense pas cependant que les arguments que je viens d’avancer équivaillent à une position élitiste. L’élitisme en tant que position normative affirme qu’il est désirable que des gens qui sont objectivement supérieurs aux autres occupent des positions supérieures. Ma théorie de la représentation n’implique pas une telle position. D’abord, je ne défends pas l’idée que les élections sélectionnent des candidats objectivement supérieurs à leurs électeurs. L’argument que j’avance est que les élections sélectionnent des candidats dotés des caractéristiques subjectivement valorisées, à tort ou à raison, par les électeurs. Deuxièmement, je n’avance pas d’arguments sur la question de savoir s’il est désirable ou pas que les positions de pouvoir aillent à des personnes possédant des traits distinctifs et valorisés par leurs concitoyens. J’établis principalement qu’un tel résultat est un trait nécessaire des systèmes représentatifs. Je soutiens, il est vrai, l’idée que ces systèmes sont cohérents avec le principe normatif selon lequel le pouvoir politique doit provenir du consentement libre de ceux sur lesquels il est exercé. C’est le cas aussi longtemps que les électeurs ont la possibilité effective de choisir les traits distinctifs de leurs représentants. Mais je ne vais pas au delà de cet argument limité. Une perspective normative plus ambitieuse aurait requis un argument long et complexe étant donné le mélange étroit des dimensions égalitaires et non-égalitaires dans la représentation. J’ai décidé qu’un tel argument était au delà des limites de mon projet et de mes capacités. Ainsi, en résumé, mon argument sur les élites est positif, pas normatif. On peut très bien reconnaître l’importance de fait des élites sans pour autant prendre partie pour l’élitisme comme valeur.

H. L. : N. Urbinati, à supposer que B. Manin ait raison sur le fait que le gouvernement représentatif est, d’un point de vue descriptif et objectif, toujours partiellement élitiste, même aujourd’hui, et à supposer que vous ayez raison sur le fait que, d’un point de vue normatif, cela ne devrait pas être le cas, avons-nous alors jamais fait l’expérience de ce qu’est la vraie démocratie représentative ?

N. Urbinati : Pas exactement. Quand vous lisez le dernier chapitre du livre de B. Manin, vous lisez que l’on ne peut pas parler d’une crise de la représentation parce que la représentation a été instituée dès le début afin de contenir plutôt que réaliser la démocratie. Comment pourrions-nous exiger de nos gouvernements qu’ils agissent d’une certaine manière (démocratique), s’ils n’ont pas été conçus pour cela ? En ce sens il est futile de parler d’une « crise de la représentation. » Pourtant il y a des moments lors desquels nous sentons une déconnexion entre nous et nos représentants. Est-ce que cette tension fait partie de la signification du gouvernement représentatif ? C’est un fait qu’il y a des moments où nous sentons, ou pensons, ou écrivons que cette déconnexion existe. Pourquoi cela ? Même s’il ne peut pas être mesuré ou quantifié, ce sentiment de déconnexion, ou de violation, ou de manque de représentativité, est bien réel. Ce qui m’intéresse est la démocraticité [sic] de la représentation. S’il est vrai que la démocratie représentative a à voir avec le jugement du peuple plutôt que la volonté du peuple, alors afin d’avoir un gouvernement plus démocratique, vous avez besoin de davantage que simplement de systèmes électoraux ou de systèmes de partis. Ce qui est sûr c’est que vous avez besoin d’être attentif à la qualité des systèmes d’information (parce que le jugement est ce qui caractérise la présence du peuple dans un gouvernement indirect ou représentatif). L’information est très importante dans un système dans lequel l’aspect indirect et médié est si important, dans lequel nous recevons toutes nos données sous forme d’information pré-digérée et où rien n’est de première main ou face à face. Nous n’avons pas d’instrument pour passer un jugement compétent indépendamment des médias. Donc c’est vrai que les questions de l’argent privé dans les campagnes, de l’indépendance des médias, et du pluralisme, sont de réels problèmes parce qu’ils peuvent entraîner une violation de l’égalité de participation dans le système. Il y a donc des réformes à mener sur ces questions si nous voulons être plus en accord avec un système représentatif.

La démocratie représentative n’est certainement pas moins démocratique que la démocratie directe. Paine avait raison de dire que la démocratie représentative surpasse la démocratie directe. En démocratie directe, chaque citoyen est là pour lui-même ou elle-même, et il est difficile de créer un lien entre les individus et les institutions. Mais dans un gouvernement représentatif, le Parlement et les institutions sont toujours connectés au peuple de façon médiée. La deuxième chose que la représentation rend possible est la stabilité de la démocratie. Paine disait que la démocratie représentative est supérieure à la démocratie directe par cet aspect également. Dans la démocratie directe les assemblées sont le lieu d’une confrontation directe entre les citoyens individuels. Cela peut rapidement donner lieu à des conflits ou des situations où seule la majorité dirige sans aucune contrainte, ou bien encore une situation dans laquelle des factions et des pouvoirs forts dirigent. La médiation est un bon remède. Mais elle demande à être régulée.

J’aimerais ajouter une dernière chose sur le caractère démocratique de la représentation. La représentation dénote à la fois un pouvoir positif et actualisant et un pouvoir négatif, de contrôle. Elle assure que les citoyens peuvent compter sur un point d’appui à la fois pour faire avancer leurs revendications et résister aux tendances du pouvoir en place. En tant qu’institution remplissant une fonction législative (faisant des lois qui doivent être obéies), la représentation en démocratie moderne est intrinsèquement corrélée avec la voix [voice] comme moyen d’exercer le pouvoir et de le contrôler (la voix des citoyens et de leur représentants élus).

A l’inverse, en démocratie représentative, l’exclusion politique pour un individu se traduit principalement par le fait de n’être pas écouté parce que sa voix n’est pas comptabilisée de manière proportionnelle ou/et parce que l’individu n’est pas assez fort pour être entendu. C’est pourquoi en démocratie représentative l’inclusion dans le demos n’est pas une garantie suffisante que les inclus auront tous la même influence politique. La raison en est qu’en démocratie la participation, directe ou indirecte, est structurellement volontaire. Ceci rend compte du fait que les représentants sont des délibérateurs politiques qui, au contraire des juges, ne sont ni impartiaux ni obligés d’écouter toutes les parties. En effet, ils peuvent choisir d’ignorer les « voix » des autres à l’assemblée, même si cela peut entraîner une désapprobation morale.

Démosthène pensait que c’était vrai des citoyens démocratiques en général et se plaignait de ce que l’un des principaux problèmes de la délibération politique était que les Athéniens « n’écoutent même pas les autres » à l’assemblée. Et John Stuart Mill reconnaissait de façon explicite dans ses discours parlementaires le fossé entre voix politique (le suffrage) et influence politique (la capacité à être entendu) de sorte que, dans sa défense du suffrage politique pour les classes ouvrières, il reconnaissait que cela ne les aiderait pas beaucoup d’avoir des avocats à l’assemblée si ces avocats étaient en petit nombre. Pour cette raison, il voyait la nécessité pour les classes ouvrières d’avoir, en plus du suffrage, une voix influente et en fait de beaucoup de voix, si possible pas trop éparpillées ou isolées.

La démocratie représentative est-elle en crise ?

H. L. : B. Manin, selon N. Urbinati, vous niez qu’il y ait une crise de la représentation. D’un autre côté, vous parlez des différentes crises de la représentation comme autant d’étapes dans la métamorphose de la représentation. Donc est-ce que l’actuelle « crise de la représentation » dont parlent les médias est juste une illusion de perspective ? Juste une nouvelle métamorphose ?

B. Manin : Pour que la notion de crise soit utile à l’analyse, il faut ne l’employer que sous certaines conditions. Il faut, en particulier, que des événements ou développements attestés paraissent pour quelque raison incompatibles avec les caractères constitutifs de l’objet considéré, menaçant potentiellement sa survie. Faute d`une telle exigence, les diagnostics de crise deviennent des lieux communs de faible valeur informative. Tout changement dans un domaine donné, et en particulier toute évolution encore peu étudiée et, du coup, mal comprise, donnent alors matière à une déclaration de crise. Deux facteurs nourrissent, en outre, la prolifération des diagnostics de crise : d’une part, la propension répandue à idéaliser le passé, et d’autre part, le fait que l’annonce d’une crise dans une activité quelconque est plus susceptible d’attirer l’attention des éditeurs et des lecteurs, même académiques, que l’analyse du cours de cette activité.

Les conditions requises pour justifier le diagnostic d’une crise du système représentatif ne me paraissent pas satisfaites. Ici, les deux indicateurs les plus sérieux d’une éventuelle crise sont d’une part la baisse du taux de participation électorale, et d’autre part le relatif discrédit affectant le personnel politique. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans une discussion technique de ces indicateurs. On peut noter, toutefois, que leur analyse fait toujours l’objet de discussions parmi les spécialistes. Et surtout, les raisons pour lesquelles les développements reflétés par ces indicateurs seraient incompatibles avec la constitution du gouvernement représentatif n’apparaissent pas clairement.

Dans son étude magistrale de l’ensemble des démocraties établies, Mark Franklin montre, par exemple, que la participation électorale a baissé depuis 1945 [3]Il souligne, cependant, que cette baisse est limitée et qu’on pourrait aussi bien se demander pourquoi la participation a aussi peu changé. Sa propre théorie s’efforce de répondre aux deux questions. Mais Franklin montre surtout que cette baisse ne constitue qu’une moyenne sur l’ensemble des élections tenues dans chacun des pays. Le phénomène central est que la participation fluctue en fonction du caractère particulier de chaque élection. Le nombre des votants augmente, parfois de façon massive, lorsque l’élection est perçue comme importante et très disputée. Les récentes élections françaises en offrent une illustration spectaculaire, mais le phénomène de la fluctuation se retrouve dans toutes les démocraties. On ne voit pas pourquoi le fait que les électeurs se mobilisent surtout lorsque l’enjeu d’une élection leur paraît important et que les résultats s’annoncent serrés serait incompatible avec le fonctionnement du système représentatif.

Plusieurs travaux montrent d’autre part que les citoyens déclarant leur faible confiance dans le personnel politique ne se retirent pas dans l’apathie politique et le désintérêt. Ils sont au contraire plus susceptibles que la moyenne de s’engager dans des formes de participation politique diverses, non électorales comme électorales [4].

La viabilité du système représentatif serait sans doute menacée si les citoyens cessaient systématiquement de lui porter intérêt et de prendre part aux différentes formes d’action politique qu’il leur offre. Tel ne semble pas être le cas. Le tableau qui se dessine est plutôt celui d’un changement dans le rythme et les modalités de l’engagement politique. Rien n’indique que le système soit incapable de s’adapter à de telles évolutions. Les institutions représentatives ont déjà fait la preuve de leur adaptabilité. Que les agencements établis au XVIIIe siècle aient survécu aux dislocations sociales engendrées par la révolution industrielle, servant même à pacifier le conflit de classe et à intégrer la classe ouvrière au système politique, en fournit l’illustration la plus impressionnante. Cette capacité d’adaptation n’est pas seulement un fait d’expérience, on peut en discerner les raisons. D’une part, comme nous le notions, le système est composite, formé de plusieurs éléments entre lesquels les relations ne sont pas rigoureusement fixées. Ainsi, le dispositif confère l’autorité de décider aux élus seuls. Mais il établit aussi la liberté de manifester opinions et revendications à tout moment. Le poids que les élus doivent donner à ces manifestations n’est pas rigidement déterminé. Cette marge d’indétermination rend les ajustements possibles. D’autre part, le système rend visibles les insatisfactions qu’il engendre lui-même. Il donne aussi des incitations à y remédier du fait de la compétition électorale.

Ainsi, la liberté d’information et d’expression des opinions fait que nous avons connaissance du discrédit relatif dont les hommes politiques sont l’objet. Ceux-ci en ont connaissance également. Et la perspective de voir surgir des compétiteurs qui ne soient pas victimes de ce discrédit pousse à chercher des antidotes. Le gouvernement représentatif comporte ainsi des mécanismes d’auto-régulation et même d’auto-transformation. Compte-tenu des capacités de transformation du gouvernement représentatif, nous devrions être assez exigeants sur les critères permettant de le déclarer en crise.

H. L. : Est-ce que des émeutes en banlieue ne représentent pas un critère suffisant d’une crise de la représentation ?

B. Manin : Les émeutes dans les banlieues sont évidemment la marque d’un échec. Mais pourquoi considérer cet échec comme le signe d’une crise de la représentation ? D’abord, ces émeutes sont propres à la France et n’affectent pas toutes les démocraties représentatives. En outre il faut distinguer un système de gouvernement des politiques particulières qu’il produit dans tel ou tel domaine. La France a certainement échoué, jusqu’ici, à intégrer les habitants de ses banlieues à l’ensemble de la vie sociale, économique et politique du pays. Il ne s’ensuit pas que le système français de gouvernement soit défectueux. La conclusion est plutôt que les politiques suivies dans ce domaine n’étaient pas les bonnes. Plus largement cependant, l’éruption de désordres publics n’est pas nécessairement le pire des maux. Tout dépend de la réponse qui leur est apportée, ainsi que de leur gravité. Dans certaines limites, des désordres peuvent aussi constituer une incitation pressante à résoudre des problèmes ou des injustices particulièrement récalcitrants. Machiavel arguait déjà que les dissensions entre la plèbe et le patriciat, et les troubles qui en avaient résulté, n’avaient pas causé la ruine de Rome, mais avaient plutôt contribué à la longévité et à l’équilibre de la République en contraignant les patriciens à soulager les griefs de la plèbe.

N. Urbinati : On peut parler d’un court-circuit du système. La distance entre le pays « légal » et le pays « réel » — le signe de ce que nous percevons comme un manque d’adhésion sympathique entre institutions représentatives et citoyens — peut être une manière pour le système d’opérer une sorte d’auto-ajustement, comme une sorte d’auto-médication. Selon Machiavel, les émeutes ou, de manière plus pertinente dans son cas, les soulèvements populaires, doivent être interprétés comme une impulsion ou un stimulus poussant à la revitalisation et au changement politique. Dans les démocraties représentatives mûres d’aujourd’hui, le manque d’imagination au regard des réformes à mettre en place pour traiter les problèmes urgents peut être délétère. Ce qui selon moi est un problème urgent, c’est la « démocratie du public », cette forme modernisée de populisme. B. Manin a raison d’un point de vue descriptif de diagnostiquer le passage de la démocratie de partis à la démocratie du public. Mais est-il possible d’être purement descriptif quand on diagnostique ce phénomène ? La démocratie du public n’est-elle pas plutôt une violation du gouvernement représentatif ? Selon moi cette nouvelle forme de césarisme ou de populisme est une violation de la démocratie représentative. Une identification non critique des masses à un leader élu grâce à une campagne qu’il a manipulée avec la complicité active du système médiatique est toujours une violation des principes de la démocratie représentative. L’avènement de la démocratie du public est davantage un problème selon moi que les émeutes. C’est un déni du caractère indirect de la politique démocratique et du pluralisme politique.

Une dérive populiste ?

H. L. : Bernard, en répondant à la question de Nadia, pouvez-vous au passage évoquer la figure de Ségolène Royal et de son supposé populisme (cf. sa référence aux jurys de citoyens et autres mesures “participatives”) ?

B. Manin : Une clarification, d’abord. Je ne défends pas l’idée que les partis politiques sont obsolètes, ni en voie de le devenir. Ma formulation originelle manquait peut-être de netteté. En tout cas, l’idée n’était pas celle-là. Elle était qu’au stade de la démocratie du public les allégeances et loyautés partisanes stables sont en déclin. Elles n’ont pas disparu, certes, mais elles subissent une érosion. Un nombre croissant d’électeurs ne votent plus pour les différents partis sur la base de fidélités stables, insensibles aux conjonctures, et enracinées dans des clivages prédéterminés de classe ou de religion. Ces électeurs moins fidèles votent d’ailleurs rarement pour le parti opposé, parfois pour un parti allié, et le plus souvent oscillent entre l’abstention et le vote. Ceci ne revient pas à dire que les partis perdent leur importance. Les partis sont encore essentiels dans deux domaines. D’abord, les votes au parlement sont toujours commandés par les clivages partisans. D’autre part les partis continuent de dominer l’arène électorale. Ils se sont adaptés, sans doute, à la personnalisation du choix électoral (un autre trait de la démocratie du public). Mais cette adaptation leur a permis de maintenir une place centrale. Ce sont eux qui financent, préparent et organisent les campagnes électorales.

Vous mentionniez Ségolène Royal. Elle illustre justement le rôle prééminent des partis dans la compétition électorale en même temps que leur adaptation à la personnalisation du pouvoir. Sa personnalité a figuré au premier plan de la campagne électorale. Mais elle ne s’est pas portée à la candidature parce qu’elle avait, indépendamment, accédé au rang de célébrité dans le spectacle, la culture ou le sport. Elle a été candidate parce qu’elle a été désignée par le parti socialiste à l’issue d’une procédure choisie par sa direction. Sans doute, n’était-elle pas un des principaux leaders du parti, mais toute sa carrière, depuis plus de vingt ans, s’est faite dans et par le parti. Il y a de fortes raisons de penser qu’en choisissant une femme, n’appartenant pas au cercle des dirigeants habituels, les socialistes ont fait un choix délibéré voulant manifester par là un renouvellement. Les partis politiques ne sont assurément pas sur la voie de la disparition. Dans toutes les démocraties, ils se sont adaptés à la fois à l’érosion des fidélités partisanes stables et à la personnalisation du pouvoir.

N. Urbinati : C’est un ajout et un changement importants que tu fais, Bernard. Parce que dans ton livre, tu présentais la démocratie de partis comme un moment possible et transitoire, une variété de la démocratie représentative à un moment historique donné, le moment des partis de masse. Tu présentais aussi la démocratie du public comme l’avenir du gouvernement représentatif. Tu as même écrit que, une fois « indépendants des inclinations partisanes individuelles », les citoyens seraient plus autonomes dans leur jugement, parce que, quelles que soient leurs opinions partisanes, ils « recevraient la même information sur un sujet donné que les autres citoyens ». Je ne suis pas du tout d’accord avec cette évaluation bénigne de la démocratie du public. Je pense que c’est une forme de populisme qui non seulement ne rend pas le jugement des citoyens plus indépendant mais rend le gouvernement moins ouvert à leur contrôle et leur participation. Je suis d’accord avec ton diagnostic d’une crise des allégeances partisanes idéologiques fortes. Mais c’est la distribution des lignes partisanes qui a changé, pas le caractère idéologique des alliances et de la politique. La « démocratie du public » ne marque pas la fin des partis mais leur transformation du rôle d’instruments publiques de participation à celui d’agents privés de direction et de formation de l’opinion. En Italie, le pays qui a fait du vidéo-populisme un défi puissant au système de partis traditionnel, Silvio Berlusconi a été capable de gagner une majorité stable uniquement à partir du moment où il a créé son propre parti, endossé une identité idéologique forte, et donné à ses électeurs la certitude qu’ils appartenaient à un parti, pas seulement à une publicité télévisée.

En surface, la « démocratie du public » paraît incarner un système de représentation fluide, ouvert, indéterminé, et géré par des candidats individuels plutôt qu’un parti homologué. Une analyse plus profonde révèle cependant que ce système n’est pas moins hiérarchique, rigide, et homologué que son ancêtre, avec la différence remarquable (et négative) que, à présent, l’agent unificateur est, directement, la personne du leader et, indirectement, le pouvoir sublimé des médias. J’aimerais insister une fois encore sur le fait que sans les partis je ne peux pas imaginer aucune forme de démocratie représentative. Comme je le disais, il s’agirait d’une forme de césarisme ou de populisme ; mais ne l’appelons pas démocratie représentative. Le cas de l’Italie est important à cet égard. Mussolini était une violation évidente de la démocratie représentative. Berlusconi en est une autre aujourd’hui.

B. Manin : Je suis entièrement d’accord avec Nadia pour affirmer qu’il y a une violation de la représentation lorsqu’un leader vise à incarner seul la communauté tout entière par delà ses clivages et ses divisions, plutôt qu’une vision particulière de la communauté et du bien commun. Le césarisme transgresse assurément une norme fondamentale du gouvernement représentatif, surtout si l’aspirant à la position transcendante réussit effectivement à disqualifier ses opposants potentiels et à leur interdire l’accès à la compétition. Mais ce n’est pas ce que nous observons dans les démocraties établies. La personnalisation des campagnes électorales ne signifie pas l’abolition des différences entre les options offertes. Chaque orientation proposée prend temporairement une figure personnalisée, chaque parti s’identifie à son chef du moment, mais le résultat est que plusieurs chefs s’affrontent, de fait, dans la compétition.

N. Urbinati : Un théoricien conservateur comme Guizot mérite d’être cité sur ce sujet. Selon lui, le gouvernement représentatif désigne une société dans laquelle les intérêts pluralistes de la société civile n’entrent pas directement dans la politique mais opèrent de façon médiée. L’Italie est un exemple éloquent de pays dans lequel cette médiation est de plus en plus mince et à l’occasion disparaît presque complètement. Le chef d’une corporation privée puissante (et complètement engagée dans le monde des médias) entre dans l’arène politique et fait tout par lui-même, directement. C’est une violation de la représentation. La représentation est un système caractérisé par le fait qu’il est indirect et médié. La démocratie du public, telle qu’elle est apparue en Italie, est un régime dans lequel un intérêt corporatif crée son propre parti, ses propres médias, afin de promouvoir ses intérêts propres. La violation du principe représentatif a lieu quand la société civile entre le politique directement, de façon non médiée. Le transfert direct du social (qu’il soit économique ou religieux ou culturel) au politique est une violation manifeste de la représentation.

La représentation des minorités

H. L. : Certaines personnes [5] ont proposé de nouvelles manières d’assurer une meilleure représentativité des assemblées démocratiques, par exemple par l’introduction d’échantillonnage aléatoire ou de tirages au sort. Que pensez-vous de ces propositions ?

N. Urbinati : Je suis sceptique et critique à l’égard de ces idées, et particulièrement à l’égard de l’idée des forums délibératifs composés de citoyens sélectionnés par échantillonnage aléatoire. Ces citoyens sont en fait sélectionnés comme membres d’une classe de personnes (caractérisées par leur âge, leurs revenus ou leur sexe) comme si les individus étaient le reflet de leur groupe d’appartenance. Je ne comprends pas le but de ces pratiques.

 

H. L. : Et si le but était simplement de corriger un déséquilibre objectif, comme la sous-représentation des femmes dans les assemblées démocratiques ? L’idée est qu’un échantillonnage aléatoire produirait des assemblées dont la composition serait plus proche de la composition réelle de la population que celle produite par les systèmes représentatifs existants.

N. Urbinati : En théorie, je suis contre les quotas, pour deux raisons. D’abord, parce que les quotas représentent une violation des principes de base de la citoyenneté démocratique (liberté égale) et deuxièmement parce qu’ils représentent des mesures exceptionnelles prises pour protéger une minorité (par exemple une minorité ethnique) du risque d’être absorbée par la majorité. Mais les femmes ne sont pas une minorité à protéger. Le manque de présence représentative des femmes n’est pas le fait d’une majorité forte qui doit être contrôlée mais celui d’une majorité qui est partiale et qui n’est pas inclusive de la majorité dans son ensemble. Bien que les quotas ne soient peut-être pas la meilleure solution, il peut parfois être nécessaire de transgresser les principes quand il s’agit de redresser une injustice flagrante (c’est ce qui s’est passé avec les politiques de discrimination positive). L’absence de femmes dans les listes de candidats et au Parlement est une forme d’injustice même si elle ne contredit aucun principe constitutionnel. Comme je l’ai dit auparavant, un élément essentiel de la représentation politique est la présence informelle et indirecte par l’intermédiaire des idées et de la voix. C’est à cette dimension que nous devons prêter attention lorsque nous affirmons que les femmes devraient être présentes dans les lieux où les programmes politiques sont faits. De plus, un Parlement qui est seulement un Parlement masculin est, vu de l’extérieur, si évidemment non-représentatif ! Imaginez un pays où le Parlement serait essentiellement composé de femmes. Ne pensez-vous pas que les citoyens (les citoyens hommes) questionneraient sa représentativité et l’accuseraient d’être biaisé en faveur des femmes ? Il est vrai que puisque ce sont les idées et non les personnes qui importent pour la représentation, les femmes peuvent bien être représentées par les hommes. Et il est possible qu’augmenter le nombre de femmes au Parlement ne changerait rien à la qualité de la politique. Mais est-ce que nous savons seulement de quoi aurait l’air la politique d’un Parlement composé pour moitié de femmes ? Il est difficile de généraliser sans l’appui de l’expérience.

En tous cas, bien que je puisse m’identifier aux idées des représentants masculins, je ne doute pas que les idées sont un cocktail que les hommes et les femmes concoctent à travers leur vie sociale quotidienne. Aussi, plutôt que des quotas, je pense qu’il serait plus approprié d’adopter une politique des 50%. Chaque liste de candidats devrait être composé d’une double liste, de façon à avoir le même nombre de candidats hommes et femmes. Cela donnerait une vraie liberté de choix et on n’aurait pas besoin d’imposer des quotas.

B. Manin : Je ne suis pas hostile à l’expérimentation institutionnelle. Et la flexibilité du gouvernement représentatif permet d’introduire des dispositifs complémentaires. Quant au déséquilibre dans la composition des assemblées représentatives, il est sans doute indésirable. Mais cela ne tient pas à ce que chacune des catégories composant la population ne pourrait être convenablement représentée que par ses membres. Ce serait là le principe de la représentation-miroir contre lequel le gouvernement représentatif s’est explicitement établi, aux Etats-Unis en particulier. Ce n’est pas à l’architecte institutionnel qu’il appartient de choisir par qui doivent être représentés les femmes ou les descendants des immigrés, c’est à eux-mêmes. Le défaut tient plutôt à ce qu’un écart important, stable et se maintenant sur la longue durée entre la composition de l’assemblée et la composition de la population est un indice que certaines catégories de la population sont très probablement victimes de handicaps résistants dans l’accès à la candidature. On ne voit pas ce qui pourrait expliquer une proportion constamment minuscule de femmes dans les assemblées, sinon les obstacles, matériels ou culturels, que rencontrent les femmes désirant se porter candidates. Il y a là, comme le dit justement Nadia, une violation de l’égalité politique fondamentale.

La solution ne consiste pas à établir des quotas permanents, mais d’abord à identifier les causes de ces handicaps résistants, ensuite à y apporter remède par des mesures sociales appropriées (rendant, par exemple, la carrière politique plus compatible avec la maternité). Enfin, si l’on trouve que ces handicaps tiennent à des causes culturelles et des préjugés, on peut avoir recours à des dispositions incitatives, voire contraignantes. Mais il est préférable que ces dispositions soient temporaires (jusqu’à la disparition des préjugés), car elles contreviennent tout de même à l’égale liberté de choisir ses représentants.

Un handicap structurel méritant une attention particulière concerne cependant, non pas des catégories socio-démographiques, mais ceux que l’on appelle « les challengers » dans une élection. Dans plusieurs démocraties, les élus sortants bénéficient d’avantages divers (de ressources, en particulier) lorsqu’ils se présentent à la réélection. Les avantages des sortants font évidemment les handicaps des challengers. Une telle configuration est doublement défectueuse. D’une part, elle contrevient, comme les handicaps précédents, au principe de l’égale liberté de choisir ses représentants. D’autre part, elle entrave le renouvellement du personnel politique, contribuant ainsi à nourrir l’image d’une classe politique fermée, se perpétuant au pouvoir contre vents et marées.

Traduit de l’anglais par Hélène Landemore en collaboration avec Bernard Manin.

1] Pour Schumpeter, la démocratie se définit comme un mode de désignation, par les élections, des gouvernants .

[2] B. Manin développe ce point plus longuement dans le post-scriptum » à la traduction allemande de son livre. Voir « Publikumsdemokratie revisited. Nachwort zur deutschen Ausgabe », Kritik der repräsentativen Demokratie, Matthes & Seitz, Berlin, 2007.

[3] Voir Mark N. Franklin, Voter Turnout and the Dynamics of Electoral Competition in Established Democracies since 1945, Cambridge University Press, 2004.

[4] Voir, entre autres, Pippa Norris, Democratic Phoenix : Reinventing Political Activism, Cambridge, Cambridge University Press, 2002

[5] Par exemple James Fishkin et ses « sondages délibératifs » (deliberative polling) qui consistent à former des mini-assemblées citoyennes ou forums délibératifs à partir de tirage au sort au sein de l’ensemble de la population. Ces mini-assemblées n’ont qu’un rôle consultatif dans le modèle de Fishkin mais on pourrait envisager de créer une assemblée générale à pouvoir décisionnel constituée sur le même principe. Pour une illustration des « deliberative polling », voir le site du « Center for Deliberative Democracy ». Voir aussi l’ouvrage de Bruce Ackerman et James Fishkin, Deliberation Day (2004), qui reprend en partie les propositions de Fishkin.

Voir aussi : Rubrique Débat, rubrique Science politique,